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Trotsky et l’analyse de l’URSS

L’URSS vue de gauche

PUF, p. 58-, 1982


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Un autre Marx. Après les marxismes (2001).



Trotsky en tant qu’analyste de l’URSS n’a pas bonne presse, même si La révolution trahie fait partie des références obligatoires à toute étude sérieuse de la vie politique et de la société soviétiques. On lui reproche volontiers de ne pas avoir pris le recul nécessaire par rapport à sa propre action, notamment son engagement dans la Révolution d’Octobre et dans les développements post-révolutionnaires en Union soviétique. On porte en particulier à son débit d’avoir interprété le stalinisme comme une déformation temporaire du cours révolutionnaire. Pour beaucoup de commentateurs, Trotsky n’aurait vu dans le stalinisme qu’une excroissance parasitaire sur un corps sain, une superstructure bureaucratique sur des fondements restés prolétariens. La redécouverte par les théoriciens eurocommunistes du Trotsky, critique de la bureaucratie stalinienne, n’est d’ailleurs pas faite pour écarter cette interprétation, puisque ces derniers voient effectivement dans le leader de l’opposition de gauche, puis de la IVe Internationale, un partisan des conceptions de la déformation (voir par exemple Santiago Carillo). On ajoutera, pour compléter le tableau, que certains des écrits des trotskystes d’aujourd’hui vont dans le même sens et contribuent à répandre cette vue dans un public assez large.

Or, un examen attentif et non prévenu des écrits de Trotsky sur l’URSS conduit à des conclusions opposées à ces idées largement reçues. Certes, Trotsky sous-estime fréquemment la force et l’impact du stalinisme (point sur lequel on reviendra par la suite), on peut même trouver çà et là des déclarations qui vont dans le sens des conceptions de la déformation. Le plus souvent, on est toutefois confronté à un Trotsky qui a parfaitement conscience de la complexité des problèmes qu’il doit traiter. Il insiste lui-même, et à plusieurs reprises, sur le caractère provisoire de ses analyses, sur les difficultés qu’on rencontre pour comprendre une réalité déroutante et inattendue, sur les dangers qu’il y aurait à vouloir plaquer des schémas ou des catégories rigides sur des phénomènes très mouvants. Dans La révolution trahie [1], la définition qu’il donne de la nature sociale de I’URSS est on ne peut plus prudente, elle exclut, comme il le dit lui même, les catégories sociales achevées comme le capitalisme (y compris « le capitalisme d’Etat ») et le socialisme.

Cela ne l’empêche pourtant pas de donner des indications précises et suggestives sur la façon d’aborder l’étude de l’URSS [2]. La première est de considérer la société soviétique comme une formation sociale en transition, dans laquelle les relations ne sont pas cristallisées de façon définitive. La Révolution d’Octobre à détruit dans certaines de leurs caractéristiques essentielles les rapports sociaux de production capitalistes, mais elle n’a pu instaurer comme par un coup de baguette magique des rapports qu’on pourrait qualifier directement de socialistes. Dans une telle formation, le retour en arrière comme la marche en avant restent possibles, on ne saurait donc parler à son propos de mode de production constitué, voire même de rapports de production véritablement nouveaux. Comme le note Trotsky lui-même dans La révolution trahie, la propriété d’Etat n’est pas une garantie de l’évolution de la société dans un sens socialiste, même si son extension démontre que les formes bourgeoises d’appropriation sont en voie de dépérissement. La deuxième indication de poids souligne le fait que la transition vers l’établissement de nouveaux rapports sociaux est bloquée par la domination de la bureaucratie. Qu’on s’entende bien ! En disant cela Trotsky n’oppose pas une norme socialiste idéale à une mauvaise réalité quotidienne, il cherche à saisir le mode de fonctionnement des mécanismes sociaux et plus particulièrement les résistances à la socialisation des relations de production. Dans ses traits fondamentaux, la division sociale du travail de l’URSS est pour lui analogue à la division du travail capitaliste. C’est la bureaucratie qui détermine les conditions dans lesquelles est produit le surtravail, c’est elle aussi qui décide en dernier ressort de son utilisation et de sa répartition entre les couches privilégiées de la société. De ce point de vue, il lui paraît capital que les normes bourgeoises de répartition et de travail (le droit bourgeois) s’imposent sans partage dans la société soviétique à partir de la victoire du stalinisme, car cela ne peut pas ne pas réagir sur les rapports de production eux-mêmes. Ils ne sont plus capitalistes, puisque les moyens de production ont cessé d’être des capitaux qui se concurrencent, mais en même temps ils ne sont pas socialistes, puisque les travailleurs ne travaillent pas pour eux-mêmes et une société réconciliée. Les normes bourgeoises (échange inégal d’équivalents, égalité formelle dans un cadre hiérarchisé) ne peuvent en effet se reproduire que si les inégalités sociales sont inscrites dans la production, entre autres dans la position subordonnée des travailleurs dans les entreprises et dans les processus de planification. Il est caractéristique, selon Trotsky, que la société soviétique, qu’on prétend celle du socialisme victorieux, soit marquée par la récurrence des phénomènes de valorisation, et par la résurgence de la loi de la valeur [3] niée abstraitement par les planificateurs. La concurrence entre les individus y est acharnée, dans un climat général de pénurie, et chacun se trouve soumis dans son activité comme dans sa personne à des processus d’appréciation qui le mesurent à l’aune de sa position sociale et des richesses qu’il peut acquérir. On consomme des marchandises (des valeurs) proportionnellement à la part du fonds de consommation à laquelle on a droit en conformité avec la place que l’on occupe dans la hiérarchie du salariat d’Etat. Il en résulte que la répartition du travail social entre les différentes branches de l’économie ne peut s’opérer en fonction de décisions démocratiques, collectivement assumées, mais s’opère largement en fonction de critères de rentabilité congruents avec la polarisation en couches sociales inégales. Pour reproduire ou élargir les moyens de production bureaucratiquement contrôlés, il faut extraire du surtravail des ouvriers en dépossédant ces derniers de leur force collective dans la production, en les soumettant à un despotisme d’entreprise parallèle à celui du capital, en les obligeant à des prestations de travail mesurées individuellement et différenciées plus ou moins abstraitement. Dans ce cadre, la planification ne peut jouer de rôle véritablement unificateur, puisqu’elle entend maintenir le travail dans la dispersion et l’atomisation tout en centralisant de façon autoritaire la définition des objectifs de production et les structures de décision.

Tout cela trouve son prolongement en même temps que son fondement dans l’extrême hiérarchisation et bureaucratisation de l’Etat dit soviétique dont la caractéristique essentielle et d’exproprier politiquement le prolétariat afin de gérer la société en son nom. La classe ouvrière doit en effet être impuissante politiquement et organisationnellement pour que puisse fonctionner cette société hybride, ce mixte de division sociale du travail héritée du capitalisme, de formes de propriété dues à une révolution et de principes bureaucratiques - centralisés - d’organisation économique ; ou encore ce mélange sans harmonie de planification par en haut et de la loi de la valeur. Autrement dit, l’Etat pénètre tous les pores de la société, pour imposer des normes bourgeoises dans un contexte marqué précisément par la désarticulation/désagrégation des rapports bourgeois capitalistes. Il lui faut en fait être omniprésent pour suppléer la disparition de nombre d’automatismes sociaux propres au capitalisme. Cet « Etat bourgeois sans bourgeoisie » pour reprendre la terminologie de Lénine [4], se trouve ainsi conduit à pousser jusqu’à la caricature certains traits de l’Etat bourgeois qu’il affirme dépasser ; méfiance systématique à l’égard des masses, crainte des processus démocratiques, etc.

En Union soviétique, on ne tolère aucune expression spontanée du prolétariat, censé pourtant être la classe dirigeante, on lui dicte au contraire ce qu’il doit chaque instant penser. On n’y tolère pas non plus les procédures démocratiques, on leur substitue à tous les niveaux des procédures de cooptation et des mécanismes d’acclamation plébiscitaire. Comme le constate Trotsky, l’Etat s’avance avec la prétention d’être la société tout entière et avec l’ambition d’avoir mis fin pratiquement à la lutte des classes et aux conflits sociaux (sans pourtant avoir mis fin à leur existence). La politique ne serait plus, en ce sens, résolution des affrontements, mais sage gestion des tâches économiques, voire pédagogie de la révolution culturelle (pour la formation de l’homme nouveau). Mais le conflit chassé par la porte rentre par toutes les fenêtres à la fois, sous la forme de méthodes terroristes de gouvernement et de réactions hystériques du pouvoir face aux plus légères mises en question de son autorité. L’Union soviétique à l’époque de Staline ne connaît qu’une normalité de façade qui dissimule très mal une atmosphère de purge permanente. L’Etat hypertrophié se trouve entraîné dans une sorte de fuite en avant pour empecher le redéploiement des classes et fractions de classe dominées et maintenir sa propre unité (c’est-à-dire celle de la bureaucratie). Il doit se comporter comme une immense machine à conditionner les réactions capillaires des groupes et des individus, à détruire les connexions et les liaisons qui peuvent s’établir entre eux, hors de son contrôle. La société comme l’Etat sont constamment soumis à des processus de réorganisation, parce qu’ils sont constamment en proie à la désorganisation bureaucratique des relations sociales immédiates. La toute-puissance apparente de l’Etat n’est en somme que la rançon de son impuissance à donner des fondements stables à ces rapports sociaux hybrides auxquels il lie son sort. La bureaucratie est obligée de se conduire comme la plus brutale et la plus menacée des classes dominantes, parce qu’elle n’arrive pas à se constituer comme classe dominante solidement ancrée dans les rapports de production.

On a beaucoup reproché à Trotsky de ne pas avoir voulu aller plus loin dans son analyse et de s’être en quelque sorte arrêté à mi chemin en refusant de définir la bureaucratie soviétique comme une classe dominante (dont elle a à peu près toutes les caractéristiques). On a cru y découvrir une inconséquence, une sorte de reflet de son propre rôle dans la bureaucratisation du régime soviétique des premières années. Mais c’est ne pas voir que l’analyse de Trotsky n’est pas l’analyse d’un « socialisme national » en vase clos auquel il aurait procédé en faisant abstraction des rapports de classes à l’échelle internationale. Tout au contraire, sa conception de la bureaucratie est étayée par des développements très minutieux sur le rôle qu’elle assume par rapport à la bourgeoisie et au prolétariat au niveau mondial. Trotsky constate d’abord que le « socialisme national soviétique, malgré ses tendances à l’autarcie, est bien incapable de se soustraire à la division internationale du travail et à la force d’attraction du marché mondial. Cela veut dire en particulier que les proportions de l’évolution économique interne de l’Union soviétique ne sont pas indépendantes des mouvements de l’accumulation du capital à l’échelle internationale. Il en résulte, aux yeux de Trotsky, que le règne de la bureaucratie se situe dans le cadre de la dominance de la bourgeoisie à l’échelle de la planète. Après avoir exproprié le prolétariat russe, la bureaucratie ne peut en effet se faire l’agent de la révolution socialiste, de son extension rapide à d’autres pays. Elle s’attache au contraire à un statu quo planétaire qui lui garantit que les forces de la classe ouvrière d’Union soviétique ne pourront se joindre à celles de la classe ouvrière internationale. Elle s’acharne d’ailleurs à cloisonner nationalement le mouvement communiste et à substituer à l’internationalisme qui était le sien à l’origine une obéissance inconditionnelle à la direction soviétique. On ne peut donc s’étonner d’entendre Trotsky affirmer que la victoire de la bureaucratie en Union soviétique est la première étape de la restauration bourgeoise. Pourtant, il ne manque pas de souligner simultanément que la bureaucratie est capable d’utiliser les difficultés du capitalisme dans ses zones de faiblesse, c’est-à dire dans les maillons faibles de la chaîne impérialiste, pour défendre ou améliorer ses positions. La bureaucratie soviétique ne peut, en ce sens, être identifiée purement et simplement à un serviteur zélé de la bourgeoisie internationale. Elle jouit en fait d’une autonomie relative, car elle exploite les tendances à la dissolution des rapports capitalistes pour se faire accepter par les capitalistes eux-mêmes comme un partenaire susceptible d’endiguer les remises en question révolutionnaires. Faute de mieux, c’est-à-dire faute d’une restauration complète des relations sociales qui leur conviennent vraiment, les différentes couches de la classe dominante bourgeoise sont conduites à s’accommoder d’une sorte de double qui canalise la force de la classe ouvrière dans des secteurs stratégiques, mais peut aussi faire jouer cette force contre des intérêts bourgeois de première grandeur. Comme le voit très bien Trotsky, la bureaucratie soviétique est caractérisée par ce qu’on pourrait appeler une duplicité objective, par les substitutions de rôles qui lui permettent d’exister comme une quasi-classe, parmi les classes du monde contemporain. Pour exproprier le prolétariat soviétique, la bureaucratie doit se substituer à la bourgeoisie comme puissance de domination et d’oppression, mais en même temps, pour empêcher la restauration des relations capitalistes, elle doit utiliser le combat anticapitaliste du prolétariat et en faire un moyen de pression pour obtenir en sa faveur un espace de tolérance. La bureaucratie n’est jamais vraiment elle-même dans ses différentes activités, plus précisément il lui faut toujours agir en lieu et place de groupes sociaux dont elle se différencie par les intérêts et les assises dans la société.

C’est ce jeu particulier de la bureaucratie dans la lutte des classes internationale, son louvoiement entre les classes qui s’affrontent, mais aussi son adossement à la bourgeoisie mondialement dominante qui porte Trotsky à lui dénier tout rôle historique à longue portée et à parler de sa putréfaction précoce. La bureaucratie peut se lancer dans une politique d’industrialisation à marche forcée et de production à outrance, par rapport à la bourgeoisie elle n’amorce pas un développement qualitativement supérieur des forces productives. Les forts taux de croissance de l’économie soviétique sont, en effet, achetés au prix d’un énorme gaspillage et d’une stagnation du niveau de vie de masses populaires. Ils pèsent particulièrement lourd sur la classe ouvrière qui voit se reproduire contre elle des formes nouvelles d’esclavage salarié. En d’autres termes, cela signifie qu’il y a toujours asservissement des forces productives humaines et donc domination de la production pour la production. De ce point de vue, l’activisme et le volontarisme de la bureaucratie ne sont pas la preuve d’une dynamique sociale irrésistible, ils témoignent au contraire d’un piétinement sur place et de la nécessité de rééquilibrer sans cesse un « socialisme national » aux fondements fragiles. Pourtant cette incapacité à créer un ordre social véritablement nouveau ne signifie pas que le poids de la bureaucratie serait négligeable à l’échelle de la planète. En raison de sa mainmise sur le mouvement communiste international et de la captation des aspirations révolutionnaires d’un secteur très important du prolétariat, elle est, de fait, en mesure d’influer considérablement sur le cours de la lutte des classes en faisant sans cesse dériver ce dernier vers des affrontements sans issues positives ou vers des formes nouvelles de collaboration de classe. Pour Trotsky, l’incrustation parasitaire de la bureaucratie dans la lutte des classes de toute une série de pays accentue à l’extrême la crise de direction politique dont souffre le mouvement ouvrier et, pour tout dire, sa désorientation stratégique. Il n’y a plus de cumulation des expériences, de passage au crible des erreurs tactiques commises face à l’adversaire de classe, mais reproduction aveugle de ce qui ne devrait pas être reproduit, marche vers l’échec au nom d’une perception supérieure des lois du combat politique de classe. Les effets négatifs du réformisme sont prolongés, voire amplifiés par ceux du stalinisme et de ses orientations profondément contre-révolutionnaires. Toutes les démarches de la lutte des classes sont obscurcies, coupées les unes des autres, de leur passé comme de leurs conséquences possibles dans un futur autre qu’immédiat ; elles ne se trouvent plus replacées dans des enchaînements dialectiques, mais absolutisées en fonction de leur valeur tactique dans l’instant. La ligne générale des organisations communistes, censée être le fruit d’une élaboration scientifique, ne connaît en réalité que les problèmes posés à court terme et les rapports de force momentanés. Les pratiques politiques imposées par la bureaucratie stalinienne dans le mouvement ouvrier sont, sous le couvert de l’intransigeance et du refus des concessions à l’adversaire, une façon de pousser jusqu’à la caricature certaines pratiques bourgeoises, notamment la disjonction entre le but proclamé et l’objectif effectivement recherché, la dénonciation sans nuances (voire par les moyens de la calomnie) de tout ce qui dérange ce que l’on est en train de mettre au point. Pour toutes ces raisons, la politique des PC stalinisés ne peut avoir pour effet que de brider l’initiative autonome des travailleurs et la détourner de l’auto-organisation. La classe ouvrière n’est pas appelée, à travers l’action, à prendre elle-même son sort entre ses mains, mais à faire confiance à des directions prétendument infaillibles qu’elle n’a plus qu’à suivre. Le paternalisme, et avec lui la passivité des masses, se trouve ainsi réintroduit systématiquement par l’intermédiaire d’orientations pseudo-révolutionnaires qui ne peuvent prospérer que sur la toile de fond de la perte de mémoire, de l’oubli des acquis révolutionnaires les plus récents et de la mise à l’écart de tout ce qui dérange les dispositifs bureaucratiques. Sous la tutelle stalinienne, le mouvement ouvrier cesse d’être une création continue, la mise à jour de nouvelles possibilités d’intervention pour se transformer peu à peu en une grande machine qui cherche surtout à se perpétuer.

Il s’ensuit que la lutte de classe est comme décapitée du côté ouvrier. Elle ne cesse, sans doute, de progresser en profondeur et en étendue, de se ramifier en fonction des progrès de l’industrialisation dans une grande partie du monde, mais elle n’arrive pas à prendre la mesure de l’adversaire et des obstacles qu’elle doit surmonter pour transformer les relations sociales. Elle avance à tâtons, pour ne pas dire à l’aveuglette, parce que ceux qui font office de guides ne font que la canaliser suivant leurs intérêts particularistes. En se substituant aux directions qui pourraient surgir des luttes, voire en dévoyant les cadres forgés dans celles-ci, la bureaucratie stalinienne fait reculer l’élément conscient dans les affrontements, dans une phase où il est particulièrement indispensable (de par l’ébranlement de la société bourgeoise). Elle refoule, ou contient par des instruments divers, toutes les pulsions qui naissent de la résistance ouvrière à l’exploitation, elle leur enlève, sinon leur mordant, du moins leur force de subversion par rapport au jeu politique de type parlementaire et élitiste. En d’autres termes, elle permet à la lutte des classes qui vient d’en haut de disposer de moyens inespérés dans des situations difficiles et de repartir à l’offensive alors qu’on pourrait la croire acculée à la défensive. Elle introduit par là une dynamique régressive, c’est-à dire de très importants facteurs de stagnation et de retour en arrière, dans un contexte général d’avancée des luttes sociales. La crise de l’ordre bourgeois, ses tendances à la dissolution se trouvent ainsi transportées à l’intérieur du mouvement ouvrier par ceux-là mêmes qui prétendent monopoliser la conscience révolutionnaire et se disent les dépositaires du socialisme scientifique. Le réformisme, ébranlé par les ondes de choc de la Révolution d’Octobre, retrouve, dans ce cadre, une nouvelle jeunesse, en se délimitant du sectarisme et du dogmatisme staliniens à peu de frais et en voyant ses pratiques opportunistes confortées par celles des partis communistes officiels. Réformisme et stalinisme se combattent, se concurrencent avec acharnement un peu partout, mais en même temps joignent leurs efforts pour étouffer les tendances à l’auto-organisation de la lutte ouvrière et pervertir le discours révolutionnaire. L’expansion du mouvement ouvrier organisé est, de façon inextricable, source à la fois du renforcement et de l’affaiblissement de la lutte des classes. Elle donne aux travailleurs le sentiment de leur force tout en leur ôtant largement les moyens de l’utiliser efficacement contre les tentatives d’en veloppement des Etats bourgeois. Pour Trotsky, il ne fait pas de doute que les partis ouvriers dominants comme les syndicats véhiculent à l’intérieur de la classe ouvrière les habitudes et les thèmes de la politique bourgeoise. Les travailleurs sont, en ce sens, enfermés dans une sorte de cercle vicieux et voués à des mouvements désordonnés pour en sortir tant que dure la conjonction du réformisme et du stalinisme au niveau idéologique et organisationnel. De ce point de vue, il n’est pas exagéré de dire que l’extraordinaire avancée du mouvement ouvrier consécutive à la fondation de la IIIe Internationale se solde quelques années plus tard par une stérilisation de la majeure partie de l’avant-garde communiste, par sa transformation en une force d’intégration au nouvel ordre international. Il est vrai que tout cela ne se fait pas sans contradictions, que les partis communistes ne s’intègrent jamais directement et complètement aux Etats bourgeois auxquels ils sont confrontés, mais cela n’empêche pas qu’en matière de stratégie et de tactique les organisations ouvrières se situent en deçà de la période d’Octobre (1917-1923), voire en deçà de ce qui était acquis pour les secteurs en pointe de la IIe Internationale avant 1914.

Limites et fin de la bureaucratie

A la fin des années 30, Trotsky est intimement persuadé pourtant que ce développement inégal et combiné du processus révolutionnaire caractérisé notamment par l’avancée difficile des pays dits arriérés et par le retard relatif des pays dits développés doit céder la place à plus ou moins brève échéance à une tout autre dynamique caractérisée, elle, par la mise en question de tous les carcans bureaucratiques imposés à la lutte des classes. A ses yeux, la poussée révolutionnaire même souterraine est suffisamment forte, la crise de l’ordre bourgeois suffisamment profonde, pour que la crise de la direction prolétarien ne soit résolue dans des délais relativement brefs. Ces pronostics optimistes (malgré les défaites subies en Allemagne, en France et en Espagne) sont évidemment fondés sur l’idée que l’emprise bureaucratique en URSS comme dans les partis communistes est fragile, parce qu’elle est minée par la crise de l’ordre capitaliste international, entre autres, par l’incapacité de ce dernier à développer les forces productives. La bureaucratie stalinienne dans sa défense du statu quo s’appuie, qu’elle le veuille ou non, sur un partenaire/adversaire, la bourgeoisie, qui sent souvent le terrain se dérober sous ses pieds et ne peut par conséquent être attaché sans réserve audit statu quo.

L’articulation des rapports de classe à l’échelle internationale est par suite en déséquilibre permanent et un conflit mondial où l’URSS sera certainement entrainée se dessine à l’horizon. Une redistribution majeure des cartes est, en fait, inévitable dans une partie qui est loin d’être terminée et ne se présente pas à l’avantage de la bureaucratie soviétique. Celle-ci, en effet, après les grands procès et l’épuration massive de l’Armée rouge, n’est guère capable d’organiser efficacement la défense du pays, essentiellement parce que ses rapports aux masses se sont détériorés. Cela donne des chances non négligeables aux révolutionnaires tant en URSS que dans le reste du monde, car ils sont seuls susceptibles de s’opposer de façon conséquente à l’impérialisme, à ses tentations de restaurer l’ordre capitaliste dans l’ancienne Russie comme à sa recherche destructrice d’un nouveau partage du monde. Une nouvelle vague révolutionnaire, beaucoup plus ample que celle consécutive à la Première Guerre mondiale, est, selon toute vraisemblance, en gestation dans les affrontements apparemment désordonnés du monde d’après la crise économique de 1929. Il est même raisonnable d’espérer que la lutte pour le socialisme fera, à l’échelle internationale, un bond en avant décisif dans l’aire du « socialisme national » bureaucratiquement bloqué comme dans l’aire du capitalisme le plus développé. Trotsky n’est d’ailleurs pas loin de penser que les forteresses de l’impérialisme seront plus fortement secouées que les zones périphériques du capitalisme et que le mélange du soulèvement antibureaucratique en URSS avec la poussée vers l’auto-organisation de la classe ouvrière hautement concentrée d’Occident aura des effets hautement subversifs sur une grande partie de la planète. C’est un communisme politiquement rénové, idéologiquement renouvelé et aiguillonné par de nouvelles perspectives, qui affrontera les différentes fractions de la classe dominante acculées à la défensive sur le plan stratégique. Il conservera encore largement les traits d’un mouvement tourné vers un socialisme aux couleurs imprécises pour les masses, vers un avenir mal connu d’elles, mais il sera de plus en plus l’expression d’un prolétariat arrivé à maturité, riche de son sens de la solidarité et de l’organisation collective, ainsi que de l’expérience accumulée, donc proche du socialisme à venir dans sa réalité quotidienne et dans sa visée concrète des rapports sociaux à construire. Il est vrai que Trotsky, dans Défense du marxisme, n’exclut pas l’éventualité de nouvelles défaites de la classe ouvrière et d’une régression sociale généralisée sous les coups du capital et de la bureaucratie. L’hypothèse, toutefois, est considérée par lui comme très peu probable, voire comme une hypothèse d’école destinée à mieux faire ressortir la très grande vraisemblance d’une victoire prolétarienne dans une série de pays à l’influence décisive.

Dans ses pronostics, Trotsky écarte, par conséquent, l’idée qu’il puisse y avoir reproduction sur une échelle élargie de la situation qui se cristallise dans les années 20 ; collaboration conflictuelle entre la bourgeoisie et la bureaucratie pour contenir les tendances à la mise en question de l’ordre social international. C’est pourtant ce qui va se produire dans un contexte paradoxal de montée retenue des mouvements révolutionnaires et de réorganisation générale du capitalisme. Dans les zones périphériques de l’aire bourgeoise (Yougoslavie, Chine, etc.), on voit poindre des processus révolutionnaires de grande ampleur, mais leur dynamique s’enlise dans le bureaucratisme en raison de l’empreinte du stalinisme sur les partis qui les dirigent. Pour reprendre le vocabulaire trotskyste, il y a permanence de la révolution, dépassement des objectifs démocratiques vers des objectifs socialistes, mais en même temps la dislocation/désagrégation des rapports anciens se fait largement par le haut, dans l’étouffement des initiatives de base. Les nouvelles révolutions socialistes sont à la fois inachevées et bureaucratiquement bloquées dans leur progression. Dans les métropoles impérialistes, les luttes ouvrières connaissent un essor indéniable et atteignent même dans certains pays des sommets inégalés (aux Etats-Unis et en Europe par exemple). Leur tranchant politique reste néanmoins très limité par les effets des orientations ultra-opportunistes des partis communistes. Il n’est même pas exagéré de dire que les poussées venant du mouvement ouvrier sont utilisées par certaines fractions du capital pour jeter les bases d’une politique sociale d’encadrement et d’intégration des travailleurs combinant l’assistance, la redistribution des revenus à l’intérieur du groupe des salariés avec une contractualisation régulée par l’Etat des relations de travail. Le capitalisme profite, de cette manière, de la prédominance des forces staliniennes et réformistes sur le mouvement ouvrier pour créer les conditions d’une longue période de prospérité. La bourgeoisie internationale doit, sans doute, s’accommoder pour cela d’une expansion territoriale de la bureaucratie (Europe de l’Est) et de l’installation de nouveaux régimes bureaucratiques, mais cela n’est pas contradictoire avec la restructuration de l’ordre mondial (de Yalta à San Francisco en passant par Bretton Woods). La politique d’endiguement et de guerre froide, qui succède à l’étrange alliance contre l’Axe, met de toute façon des limites très étroites aux possibilités d’expansion de la bureaucratie et des partis placés sous son influence. Les tendances totalitaires à l’oeuvre dans les régimes de l’Est sont même utilisées pour redonner une nouvelle vigueur aux idéologies bourgeoises de la libre entreprise et de la démocratie restreinte. L’extension de la zone géographique dominée directement ou indirectement par la bureaucratie soviétique sert en quelque sorte d’aiguillon à une croissance intensive sans précédent de l’accumulation et des relations capitalistes, à une progression de l’emprise des rapports marchands-capitalistes sur la majeure partie du globe. Dans leur association et leurs affrontements, le capital et la bureaucratie n’arrêtent pas du tout le développement des forces productives, malgré les énormes gaspillages qu’ils suscitent et les destructions qu’ils multiplient un peu partout. Les années du deuxième après-guerre sont au contraire marquées par une croissance très rapide, quantitativement et qualitativement, des forces productives humaines, c’est-à dire de la classe ouvrière et des classes moyennes salariées dans une grande partie du monde. Pour les travailleurs, il n’y a pas, comme le pensait Trotsky en 1938-1939, blocage de leur situation et de leur condition, mais bien bouleversement incessant, transformation des méthodes de l’exploitation qu’ils subissent, augmentation parfois rapide des niveaux de vie, modification de leurs rapports à l’organisation du travail, etc. Il n’y a pas, il ne peut y avoir en ce sens de dynamique révolutionnaire qui serait mue, dans les métropoles impérialistes, par des tendances à la stagnation économique et sociale, ou qui résulterait des rigidités de la gestion bourgeoise (et bureaucratique). La thèse de Trotsky sur le retard de la conscience ouvrière par rapport au murissement, voire au pourrissement des conditions objectives de la révolution se trouve par là même largement invalidée, pour ne pas dire directement controuvée. Les défaites, les reculs du mouvement révolutionnaire après octobre 1917 sont à l’origine de bien des épreuves (notamment, le nazisme), mais sont aussi à l’origine d’une reviviscence de la dynamique capitaliste (éventualité que Trotsky avait envisagée dans les années 20 et qu’il se refuse à prendre en compte pour les années 30).

Sur l’actualité de Trotsky

C’est pourquoi il apparaît difficile aujourd’hui de reprendre telles quelles les analyses de Trotsky pour traiter du « socialisme réellement existant ». On ne peut nier que celui-ci ait eu raison contre les théoriciens du collectivisme bureaucratique (l’URSS en tant que nouvelle société d’exploitation appelée à supplanter le capitalisme). On admettra aussi qu’il a largement eu raison contre ceux qui faisaient du système soviétique une simple modulation du capitalisme (capitalisme d’Etat ou capitalisme bureaucratique). Les économies planifiées des pays de l’Est, malgré toutes les concessions qu’elles peuvent faire aux mécanismes de marché, ne réintroduisent ni la pluralité, ni la concurrence des capitaux, et les thèses propagées au cours des années 60 sur le rapprochement progressif des systèmes sociaux n’ont à l’heure actuelle plus guère de défenseurs. Cela ne doit pourtant pas conduire à répéter que la bureaucratie est une excroissance parasitaire ou que son ancrage dans la société contemporaine est tout à fait limité. L’Union soviétique a déjà largement dépassé son soixantième anniversaire, et les régimes des démocraties populaires ont maintenant plus de trente ans d’âge, ce qui exclut que l’on puisse parler d’un état de choses provisoire. Il s’agit bien plutôt de régimes qui concourent à l’unification du monde, notamment à son insertion dans des réseaux étatiques, en comblant les failles ou les béances laissées ouvertes par le capitalisme. De ce point de vue, il est loisible de faire un rapprochement avec les différents « socialismes » (arabes par exemple) dans les pays dits sous-développés, même si les Etats qui président à leurs destinées ne trouvent pas leur origine dans une destruction/dislocation des rapports capitalistes, mais dans une structuration nouvelle des rapports bourgeois à partir de l’intervention de l’Etat. Dans les deux cas, l’activisme de la bureaucratie (qu’elle soit d’origine ouvrière ou militaire) supplée l’initiative privée, supprimée ou défaillante. Ainsi que l’a bien montré Rudolf Bahro [5], la planification bureaucratique apparaît et se donne dans un tel contexte comme une méthode d’industrialisation et de modernisation qui doit permettre d’obtenir des résultats comparables à ceux des pays capitalistes les plus développés. Dans son fond, elle n’a d’autre modèle que la dynamique capitaliste : production pour la production, accumulation de richesses, polarisation de la société entre couches profondément inégales du point de vue des fonctions dans la production et des revenus. Elle ne peut, certes, jouer sur les mêmes incitations à produire au niveau des individus, mais elle s’empresse de pallier ces insuffisances par un volontarisme politique qui définit ses objectifs économiques en fonction des résultats atteints ou susceptibles d’être atteints par les grandes métropoles impérialistes. Le monde du « socialisme réellement existant » ne poursuit ainsi aucun projet véritablement original de « construction du communisme », il ne fait en réalité qu’imiter la société capitaliste dans un certain nombre de ses caractéristiques les plus essentielles, particulièrement au niveau du mode de vie et des relations hiérarchiques-inégalitaires dans le travail. Il joue sans imagination sur un certain nombre des avantages dont il bénéficie par rapport au capitalisme, suppression du chômage, limitation de la concurrence-compétition entre les individus, plus grande sécurité du lendemain pour une partie importante de la population, en vue de faire accepter ses déficiences les plus évidentes, absence de libertés politiques, réglementations tatillonnes dans la vie quotidienne, vie collective bureaucratisée. C’est dire qu’il ne fait que donner corps à une variante sociale particulièrement médiocre des rapports dominants (on peut se reporter à ce sujet aux ouvrages d’A. Zinoviev [6]) où les tendances à la stagnation et au conservatisme sont particulièrement marquées. Le salariat d’Etat assure tant bien que mal à chacun de quoi vivre, mais il perpétue tous les aspects oppressifs de la division sociale du travail, en les poussant parfois jusqu’à la caricature (voir, par exemple, la persistance de formes très rétrogrades de travail aux pièces). Les pays du « socialisme réellement existant », à la vérité, ne rompent pas avec la religion du travail, bien au contraire, ils lui dressent de nouveaux autels et portent le culte de l’ascétisme au travail et du travail-réalisation de soi-même à des pointes extrêmes (voir les débauches de décorations et de récompenses pour les « héros du travail »). Ils sont, à cet égard, dans le prolongement de tendances qui se sont manifestées avec force dès les débuts du mouvement ouvrier ; notamment la tendance à concevoir la libération du travail comme une reconnaissance de son rôle social et de sa portée éthique, tout comme ils se trouvent dans le prolongement des tendances à la bureaucratisation apparues dans les organisations ouvrières. Encore une fois, on ne peut les considérer comme des formations sociales qui dérogeraient aux normes les plus effectives du monde actuel, tant du fait de leur soumission à la division internationale du travail et de leur participation à l’équilibre instable des relations de classe, que du fait de leurs liens multiples avec un mouvement ouvrier largement subordonné à l’Etat dans les pays capitalistes. Il est significatif que les pays les plus avancés du « socialisme réellement existant », comme la République démocratique d’Allemagne (RDA) et la Hongrie, présentent, du point de vue des politiques sociales, des analogies frappantes avec les pays de Welfare State.

Ce « socialisme réellement existant » participe, en somme, d’un monde de la circularité. D’un côté, il apparaît sinon comme l’aboutissement logique, du moins comme un prolongement possible de ce qu’est le mouvement ouvrier des pays capitalistes ; d’un autre côté, il s’affirme comme la négation même des aspirations à un autre mode d’organisation sociale et de vie, présentes dans la résistance à l’oppression et à l’exploitation. Il est l’autre face du même, la répétition sur un autre registre de ce qu’il prétend dépasser. Il est à la fois un régime social différent et un repoussoir commode qui permet à la bourgeoisie de justifier sa propre existence, une opposition qui ne tranche pas véritablement avec le monde auquel elle s’oppose. Il s’alimente par tous les pores de cet autre lui-même qu’est le capitalisme en le désignant comme l’ennemi qu’il ne faut jamais oublier, mais aussi comme l’adversaire sur lequel il faut se conformer. Alexandre Zinoviev n’a pas tort qui se gausse de tous ceux qui ne veulent voir dans le régime soviétique actuel qu’une aberration passagère, qu’une sorte d’intermède avant un retour à l’ordre habituel des choses. Le « socialisme réellement existant » fait partie de la « normalité » d’aujourd’hui, de l’équilibre qui résulte des nombreux déséquilibres des rapports mondiaux. Il n’est, certes, pas erroné de souligner l’extrême sensibilité en même temps que la rigidité hypertendue des systèmes des pays de l’Est (régime de parti unique, proscription des débats non dirigés, etc.), mais cela n’exclut pas toute forme de plasticité, toute capacité d’adaptation à un environnement changeant. Dans le temps comme dans l’espace, les rapports bureaucratiques connaissent des variations non négligeables, tant au niveau économique qu’au niveau de la production idéologique. On ne peut nier, par exemple, que le rôle et les modalités d’intervention de l’appareil répressif ont connu d’importantes modifications depuis la disparition de Staline. On ne peut non plus ignorer que sont peu à peu apparus des automatismes sociaux, se substituant dans certains domaines à de pures et simples relations de commandement/subordination (on peut penser aux activités de valorisation des individus, de classement des groupes sur l’échelle sociale, de compétition pour échapper aux positions les plus basses du point de vue matériel et du point de vue du prestige). Cela signifie en d’autres termes que la reproduction des rapports bureaucratiques se fraie la voie à travers des oppositions qui ne sont pas seulement celles de la bureaucratie et des sans-pouvoirs, mais aussi des oppositions à l’intérieur des groupes dominés et entre eux. Il en résulte que le déblocage de la transition vers le socialisme ne peut se présenter comme une simple reprise d’un mouvement révolutionnaire interrompu, comme une remise sur la bonne voie d’un véhicule qui a dévié de sa route ou, pour parler à la manière de Trotsky, comme une révolution politique qui remet en place un dispositif soviétiste perturbé et dénaturé par les circonstances et le parasitisme bureaucratique. Il ne s’agit pas seulement de faire revivre un élan révolutionnaire qui s’est enlisé, il s’agit de redonner des fondations solides à l’activité de transformation de la société en la faisant repartir des contradictions cumulées du capitalisme et du « socialisme réellement existant », tout en brisant la circularité de la reproduction des rapports sociaux de production à l’échelle mondiale. Le processus révolutionnaire ne peut se contenter de reprendre les choses dans l’état où elles étaient avant l’apparition du stalinisme, il doit s’enrichir de toutes les contradictions qui se sont développées avec l’insertion du « socialisme réellement existant » dans les rapports capitalistes dominants.

De ce point de vue, la thématique trotskyste de l’Etat ouvrier dégénéré, qui affirme que la classe ouvrière a toujours une sorte de contrôle indirect ou de droit de veto sur les orientations du régime soviétique, notamment en matière de rapports de propriété, est trompeuse ou équivoque. Elle tend, en effet, à réduire les contradictions à une opposition-polarisation politique entre une couche usurpatrice, la bureaucratie parasitaire, et un prolétariat en train de récupérer des forces momentanément perdues. La question principale, dans cette perspective, est de faire revivre l’idéologie d’Octobre, en résolvant par là une crise de désorientation provisoire du prolétariat. Les caractéristiques concrètes des affrontements de classe dans le « socialisme réellement existant » se trouvent ainsi ignorées ou minimisées et aplaties. Tout est perçu comme s’il suffisait de rétablir la démocratie soviétique des premiers mois de la Révolution d’Octobre pour conjurer définitivement le péril de la restauration du capitalisme et donner une vigueur nouvelle au mouvement révolutionnaire à l’échelle internationale. En réalité, l’antagonisme entre la classe ouvrière et la bureaucratie comme tenant lieu de bourgeoisie et comme quasi-classe dominante ne peut être interprété de façon simpliste, tout au contraire, il faut le lire suivant des lignes complexes qui épousent des oppositions multiples et susceptibles de se conjuguer dans des conditions imprévues. Il faut d’abord considérer que la bureaucratie se trouve avec la classe ouvrière dans une relation de dédoublement substitution, qu’il lui faut de façon permanente ré-activer pour la rendre opératoire. La bureaucratie doit sans cesse recruter et coopter des travailleurs pour rendre plausible sa prétention à les représenter, voire à les incarner dans les processus politiques. Elle doit faire comme si elle entendait se nier elle-même en organisant systématiquement la montée dans ses propres rangs d’éléments dynamiques de la classe ouvrière. Cela peut prendre parfois des aspects caricaturaux, par exemple, lorsqu’il s’agit d’établir les critères d’entrée à l’université ou de classer les agents de l’administration en fonction de leur origine sociale supposée. Mais on saisit tout de suite la rationalité de cette relation de dédoublement-substitution, quand on voit qu’elle a pour but non seulement de légitimer la bureaucratie et d’en faire prétendument une sorte de détachement de la classe ouvrière, mais surtout qu’elle a pour objet de rendre les travailleurs incapables de trouver leur propre identité. La bureaucratie doit apparaître comme un reflet du monde ouvrier, comme un double idéel débarrassé des scories de l’empirie, qui sait mieux que les ouvriers concrètement situés quels sont leurs intérêts historiques. Les travailleurs sont ainsi censés mener une existence double, une existence en tant qu’individus concernés par le quotidien et toutes ses tentations égoïstes, et une existence par prétérition où les bureaucrates du parti les rendent autres qu’ils ne sont, c’est-à-dire en font les soldats idéalisés de l’armée du communisme. Pour cela, il faut, bien sûr, que la classe ouvrière soit dépouillée de ses capacités critiques d’interprétation et de transformation du monde, et que, en particulier, elle ne puisse plus entretenir de rapport vivant avec le marxisme en tant que théorie qui cherche à élucider le fonctionnement de la société. Le marxisme doit, sinon devenir intangible, du moins devenir inaccessible aux expériences profondes des travailleurs, aux allées et venues de leurs pratiques dans le monde de la politique et du travail, il doit devenir la chasse gardée de la bureaucratie, le garant de son rôle hégémonique dans la société. Cette expropriation idéologique, qui transforme la théorie de Marx en son contraire, a pour corollaire inévitable une ré-interprétation destruction du passé du mouvement ouvrier qui n’a plus le droit d’être autre chose que préparation du présent bureaucratique, dans une sorte de téléologie grossière de l’histoire qui traite les faits selon les besoins du moment. La classe ouvrière ne doit donc plus avoir de mémoire collective, de traditions vivantes que les luttes du présent se chargent sans cesse de réévaluer. Il lui est seulement demandé de regarder fascinée ce qu’on lui dit être la seule réalité, sa propre réalité transcendée. Il est évident qu’une telle relation de possession-dépossession ne peut se reproduire que si elle est parachevée par l’atomisation organisationnelle de la classe ouvrière, par une atomisation qui sera poussée beaucoup plus loin que dans les pays capitalistes. Les travailleurs, dans leur existence quotidienne, doivent être dépouillés au maximum de leurs possibilités d’action autonome, ils doivent être enserrés dans des réseaux organisationnels multiples et pénétrants (de la brigade de travail aux sociétés sportives en passant par les syndicats) qui leur sont extérieurs et se voient attribuer le monopole de l’expression et des manifestations ouvrières. L’utopie bureaucratique veut que la classe ouvrière n’ait pas son être en elle-même, que sa conscience fonctionne hors d’elle par l’entremise de fondés de pouvoir qui entendent ne pas avoir de comptes à rendre : « le pour-soi » n’a plus à dépendre de son « en-soi » pour se référer au vocabulaire employé par Marx dans Misère de la philosophie.

La duplicité bureaucratique ne peut cependant pas gommer ou oblitérer complètement la réalité ouvrière, et cela d’autant moins que le pouvoir a besoin en permanence de la participation des travailleurs, en particulier au niveau de la production. Les ouvriers ne sont dominants que dans l’imaginaire, mais le surtravail qu’il s’agit de leur soutirer est, lui, une réalité bien tangible (en produits divers, services, etc.). Le paradoxe de la situation veut, par conséquent, que les travailleurs soient magnifiés abstraitement, bien que niés dans leur existence collective concrète, et qu’ils soient en même temps invités à user de plus en plus productivement leurs capacités de travail, voire à s’enthousiasmer pour un Etat prolétarien (ou du peuple tout entier) qui s’élève au-dessus d’eux comme une puissance étrangère. Les régimes de l’Est ne négligent d’ailleurs rien au niveau du rituel et du symbolique pour obtenir cette participation, à travers la mise en valeur de travailleurs exemplaires, à travers les différentes cérémonies du culte du travail, à travers les fastes de la pseudo-démocratie politique. Ils ne répugnent pas non plus à jouer plus classiquement sur le sentiment national, sur l’identification aux héros militaires ou du monde de la science. Ils s’appuient également sur ce qu’on pourrait appeler des formes atténuées ou secondes de la participation, l’adhésion passive et résignée au paternalisme d’Etat, à la sécurité vitale qu’on trouve dans la soumission à l’autorité. Mais rien de tout cela n’est vraiment suffisant pour mobiliser les énergies en profondeur, pour aligner l’activité des travailleurs sur le volontarisme et l’activisme bureaucratiques, pour les soumettre inconditionnellement à la discipline d’une planification qui a pour but, entre autres, de reproduire leur impuissance sociale. La bureaucratie, bien sûr, n’hésite pas à recourir aux méthodes éprouvées de la bourgeoisie, notamment à ce qu’elle appelle l’intéressement matériel, et qui entend combiner l’appât du gain et la coercition industrielle, la carotte des primes ou avantages matériels et le bâton des normes de production à observer. Mais ce type d’incitations à produire fonctionne forcément beaucoup moins bien que dans le cadre capitaliste. Il faut d’abord voir que le salaire, rémunération de la force de travail, n’est pas la partie variable d’un capital, c’est-à-dire n’est pas directement fonction de la rentabilité des moyens de production au niveau de l’entreprise. Il est, en fait, une quote-part, fixée plus ou moins arbitrairement, du fonds de consommation de la société. En ce sens, il apparaît moins comme la rémunération d’un travail fourni [7] (simple ou complexe), mesurable et évaluable en termes d’efficience économique, que comme l’attribution d’un pouvoir d’achat qui tient compte de la position sociale de l’intéressé. Cela est d’autant plus vrai que les traitements de l’immense armée des agents supérieurs de l’Etat et de l’économie ne sont pas eux-mêmes commensurables aux résultats des entreprises et de l’économie planifiée alors que le profit des capitalistes est, lui, nettement lié à la rentabilité des entreprises. Le recours à des primes individuelles et collectives qu’on distribue suivant les résultats obtenus dans l’exécution du plan au niveau microéconomique n’est en fait qu’un palliatif, puisque le calcul économique effectué dans l’entreprise est largement arbitraire (c’est-à-dire dépendant de décisions politiques globales). On peut d’ailleurs ajouter à cela que les rapports entre le centre planificateur et les unités de production, placés sous le signe de la méfiance et de la dissimulation, de l’injonction et de la désobéissance passive, de la présomption du sommet et de la résistance systématique de la base, ne peuvent donner lieu au dialogue nécessaire à une circulation satisfaisante de l’information économique. Il faut voir en second lieu qu’à la distribution de rémunérations nominalement plus élevées aux producteurs directs ne correspondent absolument pas des possibilités équivalentes de consommation (au-delà des problèmes d’ajustements conjoncturels de l’offre et de la demande). Une partie importante des produits de consommation est, en effet, réservée, en tout état de cause, aux couches privilégiées de la société, et se trouve soustraite de mille façons aux mécanismes de la distribution par le marché. En même temps, les capacités de production de l’économie sont unilatéralement orientées vers la production de biens de production, aussi bien pour des raisons de concurrence économico-militaire avec les pays occidentaux que pour justifier le rôle de la bureaucratie, censée accélérer l’industrialisation et la croissance.

C’est bien pourquoi les différentes formes de l’« intéressement matériel » et de l’ « émulation » socialiste ne peuvent véritablement attacher les producteurs directs (et tous ceux qui contribuent à créer du surtravail) à ce qui constitue leur activité de travailleurs. Les sociétés du « socialisme réellement existant » qui se veulent des civilisations du travail sont, en fait, des sociétés marquées par une crise ouverte ou latente des rapports de travail. Des couches très nombreuses d’ouvriers travaillent, comme on le sait, le moins possible, et adoptent une attitude, la plupart du temps, négative à l’égard des moyens de production possédés par l’Etat. Elles manifestent ainsi qu’il ne leur est pas possible de se réaliser dans et par le travail, contrairement à ce qu’affirme la propagande officielle, et qu’il n’y a certainement pas insertion harmonieuse des intérêts privés dans l’intérêt dit collectif pour la majeure partie des participants à la production. Le désintérêt pour le travail voire la fuite devant lui démontrent très clairement que le bien de la communauté, dont font état les planificateurs, est assimilé à une puissance étrangère, à un ensemble d’objectifs normatifs, qui, parce qu’ils ne peuvent être discutés dans les collectivités concrètes, n’ont pas de pertinence pour ceux qui portent la production sur leurs épaules. Quant à l’intérêt privé, comme on l’a vu, il est trop mal reconnu ou récompensé au niveau des couches inférieures de la société, il est en même temps trop étalé et identifié à l’arbitraire bureaucratique au niveau des couches supérieures, pour avoir un effet d’intégration. A la limite, il n’est pas erroné d’avancer que cette mi-reconnaissance ou mi-méconnaissance du privé dans un contexte de distorsions bureaucratiques du collectif est un facteur capital de démoralisation et de distension des liens sociaux. A la rigidité et au formalisme du pouvoir font pendant l’évasion vers la vie privée et un laisser-aller général dans les différents domaines de la vie sociale. Aussi, on ne peut s’étonner de ce que la lenteur de la progression de la productivité du travail soit le problème majeur de l’économie soviétique et que le progrès technique ait tant de mal à se frayer son chemin dans presque tous les pays du « socialisme réellement existant ». Il est, certes, indéniable que, dans les années 60 et 70, la dynamique des planifications bureaucratiques a été suffisante pour assurer une élévation relativement régulière du niveau de vie, mais les difficultés se sont multipliées (retard de l’agriculture, efficacité décroissante des investissements), bien avant qu’on ne remarque un net ralentissement de la croissance. Aujourd’hui, il apparaît avec netteté que les économies des pays de l’Est ont beaucoup de mal à surmonter leur crise de langueur et les effets induits de la prostration prolongée de la plupart des économies occidentales. L’amélioration de la condition matérielle des masses tend à devenir de plus en plus aléatoire, sinon impossible, dans un climat général de morosité et de scepticisme. Les idéologies de la délégation (de la substitution de la bureaucratie au prolétariat) et de la planification comme maîtrise de plus en plus grande des processus économiques se trouvent par là profondément discréditées. Les individus ne ressentent pas seulement la distance qui sépare leur expérience quotidienne des thèmes abstraits de l’idéologie dominante, ils commencent à mettre en doute le bien-fondé de ses prétentions à dire les règles rationnelles d’une bonne gestion de l’économie et de la société. Cela veut dire que l’ordre social bureaucratique n’est plus seulement saisi comme un système pesant, à tendances totalitaires, mais aussi comme une sorte de désordre établi qui se manifeste de façon de plus en plus irrationnelle. Les membres des couches opprimées et exploitées de la société acquièrent peu à peu la possibilité de comprendre le caractère insupportable de la double pratique de la vie sociale qu’on veut leur faire admettre, la soumission au fétiche du travail, au fétiche de l’édification du communisme d’un côté, l’expérience de la désagrégation sociale et de la compétition pour une satisfaction chichement mesurée des besoins d’un autre côté. Dans une telle conjoncture, ils ne peuvent qu’être particulièrement sensibles à la double morale de la couche dominante, à ses proclamations d’ascétisme révolutionnaire démenties par des moeurs de satrapes, ce qui ne peut manquer de les conduire à se poser la question de la bureaucratie en tant que bureaucratie dirigeante et par voie de conséquence la question de leur propre identité dans les rapports qu’ils entretiennent avec le système du pouvoir et de l’économie. A dire vrai, la sécurité médiocre qu’assure le « socialisme réellement existant » ne suffit plus à étouffer ou amortir la lutte des classes qui vient d’en bas, quand la crise des rapports de travail met à nu le modus operandi de la société et grippe les mécanismes de l’hégémonie politico-idéologique de la bureaucratie.

Il s’en faut, toutefois, de beaucoup pour que la recherche d’une nouvelle identité puisse s’opérer chez les travailleurs de façon simple, c’est-à-dire sur le mode d’une prise de conscience sans problème. Les prolétaires du socialisme réel » doivent d’abord se débarrasser du « marxisme-léninisme », cet idiome qui prétend être le leur et mythifie leur réalité présente et passée. Mais, pour ce faire, ils ne disposent pas immédiatement d’instruments de rechange éprouvés sur le plan culturel, c’est-à-dire susceptibles d’interpréter efficacement ce qui les environne. La réappropriation par la classe ouvrière de sa propre autonomie culturelle se présente bien plutôt comme une sorte de glissement de terrain idéologique, suivi d’une activité plus ou moins fébrile de bricolage et de rafistolage à partir d’éléments épars, de vestiges du passé qui ont échappé au grand naufrage du stalinisme et à sa politique de la table rase. Il n’y a pas et il ne peut y avoir résurgence, comme par miracle, des conceptions prédominantes dans le mouvement ouvrier du début du siècle, mais maturation lente, entrecoupée parfois de retours en arrière, de vues nouvelles sur le monde et la vie en société. Comme les événements de Pologne le montrent [le développement du syndicat Solidarnosc en 1980-1981, NdE], la marche vers l’affirmation sociale et politique des salariés d’Etat peut emprunter les voies des idéologies religieuses et se référer à certains de leurs aspects populistes. Dans un tel cadre, on ne doit pas s’attendre à ce que la perception ouvrière de la société dépasse, spontanément et rapidement, l’idée d’une société dichotomique (« eux » et « nous », « haut » et « bas »), idée qui fait l’impasse sur le rôle et l’importance des couches qui se trouvent dans des positions ambiguës, en particulier l’intelligentsia culturelle et technique. Les différenciations de groupes et de fractions de classe qui épousent une division du travail social particulièrement complexe se donnent le plus souvent pour naturelles et incontournables, parce que soi-disant déterminées sur le plan technique ou technologique. La bureaucratie présente elle même ses pratiques comme dictées ou justifiées par la « révolution scientifique et technique » en se servant des illusions des niveaux intermédiaires de la hiérarchie sociale, des croyances en la neutralité du progrès économique qu’elles peuvent véhiculer. Aussi faut-il une assez grande accumulation d’expériences et de luttes politiques pour que les travailleurs puissent acquérir la conviction que, au bout de leur résistance à l’oppression et de leur aspiration à l’autonomie dans le quotidien, il y a la nécessité d’une réorganisation complète de la société. Il ne peut donc apparaître de programme de transformation sociale radicale sans que se développent des tendances à l’auto-organisation et à la solidarité qui surmontent l’atomisation et la dispersion ouvrières face à la bureaucratie en même temps que l’abandon à l’événement et les différentes formes du fatalisme ou de la résignation [8]. Les travailleurs dans les pays du « socialisme réellement existant » ne peuvent bouleverser les données du jeu social qu’en adoptant des attitudes tout à fait critiques par rapport aux activités qu’on leur impose. Ce n’est pas, en effet, en recherchant une meilleure valorisation du travail, c’est-à-dire un aménagement des rapports de travail existants, mais bien en déplaçant les dispositifs et les agencements du travail social, qu’ils peuvent conquérir leur cohésion et porter un regard neuf sur l’organisation de la société. Autrement dit, les travailleurs en voie d’association ne peuvent s’accommoder de la domination du travail abstrait, d’un travail qui n’est qu’à moitié socialisé et comme à contrecoeur par la planification bureaucratique (du point de vue de sa formation, de son allocation entre les différentes branches de la production et du point de vue de son utilisation). Ils ne peuvent, en fait, se réconcilier avec la polarisation de la vie autour d’une prestation de travail effectuée dans les conditions de la dépendance individuelle et collective, de l’hétéronomie quasi permanente, pour des résultats très décevants par rapport aux contraintes endurées. Cela signifie que la libération des forces productives, matérielles comme humaines, passe par une réhabilitation des activités situées hors de la production, et par l’influence positive que ces dernières pourraient exercer sur les activités économiques proprement dites.

Sans doute, est-on encore loin de cette dé-fétichisation du travail dans des sociétés où les pénuries matérielles restent très importantes, mais certaines évolutions récentes en URSS et dans les pays socialistes de l’Est vont indéniablement dans ce sens. Les aspirations à la réduction de la durée du travail, l’attrait exercé par certains aspects du mode de vie occidental, les comportements de fuite devant de nombreuses tâches ou fonctions dans la production, tout cela montre que les esprits sont en train de changer, et s’ouvrent à des interrogations sur le sens de la vie de travail, c’est-à-dire sur le sens d’une vie qui resterait centrée sur la mise en valeur, dans des conditions sociales inégales, de la force de travail. De plus en plus nombreux sont, de fait, ceux qui ne voient plus de lien absolument nécessaire entre la prestation de travail dépendant et bureaucratiquement socialisé, et l’amélioration des conditions de vie. Il leur semble de moins en moins acceptable de s’en remettre aux conditionnements technocratiques autoritaires du travail et d’en attendre des résultats conformes aux besoins individuels les plus profonds. Cela signifie en clair que l’arbitraire social à l’oeuvre dans la mesure et la quantification du travail fourni par les uns et par les autres devient de plus en plus sensible et prégnant et ne peut manquer de mettre en question les modes traditionnels d’évaluation des activités humaines. Comme le montre l’apparition à l’Est de thèmes écologiques et d’interrogations sur les finalités de la production sociale, c’est la production pour la production qui se trouve contestée, c’est-à-dire quant au fond la subordination des forces productives humaines au mouvement devenu autonome et incontrôlable des forces productives matérielles. Le laisser-aller, l’indifférence des ouvriers sous le « socialisme réellement existant » sont autant de formes de protestation qui en appellent plus ou moins confusément à d’autres développements des activités humaines et de la production elle-même. De ce point de vue, il y a convergence, au moins embryonnaire, avec les manifestations de rejet du travail dépendant qu’on observe dans les pays capitalistes. Il y a, par conséquent, possibilité de jonction entre les salariés exploités et dominés de ces deux grandes zones du monde d’aujourd’hui. Les différences dans les situations et dans les problèmes à affronter sautent naturellement aux yeux ; à l’Est, on en est encore à convoiter des libertés démocratiques dont jouissent depuis longtemps, et avec plus ou moins de latitude, les travailleurs des pays occidentaux. Mais ces différences ne doivent pas cacher quelques ressemblances essentielles : dans les deux cas, les travailleurs sont confrontés à des régulations étatiques envahissantes (beaucoup plus marquées à l’Est, il est vrai), dans les deux cas ils ont tendance à désinvestir les structures politiques et les rapports de travail en limitant leur présence à ce qui est strictement indispensable. Au-delà des oppositions et des variations, ils doivent faire face, en réalité, aux mêmes problèmes sociaux fondamentaux, notamment à celui de la perte de sens des activités individuelles dominées par le travail abstrait dans un contexte où les relations collectives se manifestent comme une réalité contraignante et extérieure. La socialisation des activités de production qui rend la prestation individuelle difficilement commensurable à l’efficacité réelle et potentielle des dispositifs automatisés et informatisés de la production fait, en effet, ressortir ou tend à faire ressortir le caractère archaïque et dépassé d’une organisation sociale fondée sur l’exploitation de la force de travail d’individus atomisés, systématiquement séparés et opposés les uns aux autres. Les capitalistes comme la bureaucratie en s’appropriant les forces sociales et les puissances intellectuelles de la production, en imposant leur point de vue particulariste à la coopération sociale tentent interminablement de revenir en arrière pour essayer de faire entrer la socialisation dans l’habit trop étroit des rapports de privatisation, de compétition ou de domination. Capitalisme et « socialisme réellement existant » ne peuvent ainsi sortir d’un état de crise permanent, et cela, même en l’absence de mises en question ouvertes et de confrontations majeures.

Il n’est, par suite, pas trop aventuré d’affirmer que la circularité de la reproduction du capitalisme et du « socialisme réellement existant », se confortant dans et par leurs oppositions relatives, est en train de s’ouvrir progressivement. L’éclosion de luttes sociales et politiques qui lézardent les façades totalitaires à l’Est a pour effet d’atteindre très profondément le mythe de la toute-puissance bureaucratique. Les révoltes ouvrières de Pologne et de Roumanie, au cours de ces dix dernières années, ont, en particulier, fait entrer le « socialisme réellement existant » dans l’ordinaire de la contradiction, dans le domaine des affrontements récurrents et des équilibres précaires. Il apparaît de moins en moins justifié de soumettre les pays de l’Est à des traitements fondamentalement différents de ceux qu’on utilise pour analyser et comprendre les pays capitalistes. Le « socialisme réellement existant » qui, pour un temps, avait semblé faire dévier et stagner les tendances à la contestation radicale du monde contemporain, est au contraire en train de leur donner une nouvelle vigueur. Certes, les nostalgies du passé et l’attirance du présent capitaliste ne sont pas absentes dans les batailles livrées aujourd’hui à l’Est, mais il est tout de même très significatif qu’on n’y observe aucun mouvement vraiment notable en faveur du retour au capitalisme, et que les aspirations à une société postcapitaliste, pleinement socialiste, y soient constamment présentes. C’est une nouvelle dialectique des processus révolutionnaires qui s’annonce et laisse présager des développements inattendus. Elle ne correspondra par conséquent pas à celle que Trotsky espérait et appelait de ses voeux ; elle bouleversera beaucoup plus complètement qu’il ne le prévoyait le vieux mouvement ouvrier fondé sur le culte du travail et du pouvoir. Pourtant, elle ne pourra l’ignorer en totalité dans la mesure où il a beaucoup fait pour maintenir la mémoire collective et la continuité historique du mouvement révolutionnaire. Il faudra lui savoir gré d’avoir, entre autres, saisi ce que pouvait avoir de transitoire la glaciation stalinienne, et d’avoir, par anticipation, montré les signes d’un autre avenir. Dans les analyses qu’il a faites de l’URSS, Trotsky est indéniablement prisonnier d’un marxisme de facture classique, marqué par la IIe et la IIIe Internationale et trop pressé de dire le sens de l’histoire que nous vivons, mais on peut dire en même temps qu’il est presque malgré lui, tendu vers une histoire autre, vers une autre pratique du marxisme, plus riche d’étonnements et d’interrogations.


Source : exemplaire personnel d’Un autre Marx





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(1934-2004)




[1Cf. le recueil De la révolution, qui réunit le Cours nouveau, La révolution defigurée, La révolution permanente et La révolution mahie. Le passage auquel il est fait allusion se trouve p. 606 in Léon Trotsky, De la revolution, Paris, Editions de Minuit, 1963, 654 p.

[2Pour comprendre les conceptions de Trotsky, on se référera aux Ecrits, 1928 1940, t. I. L’exil. Staline théoricien, la défense de l’URSS, Paris, Marcel Rivière, 1958. On consultera également le t. 4 des Oeuvres, 1933-1940. Le t. 4, Paris, EDI, 1979, contient en particulier l’article « La bureaucratie stalinienne et l’assassinat de Kirov » (pp. 300-323). Il faut enfin se reporter au recueil posthume Défense du marxisme, Paris, EDI 1972, qui contient les articles polémiques contre les partisans (Shachtman, Burnham) de la théorie du collectivisme bureaucratique comme nouveau mode de production.

[3Cf. à ce sujet N. Boukharine E. Preobrajensky, L. Trotsky, Le débat soviétique par la loi de la valeur, Paris, François Maspero, 1972.

[4Dans L’Etat et la révolution.

[5Rudolf Bahro, L’alternative, Paris, Stock, 1979.

[6Et plus particulièrement à A. Zinoviev, Le communisme comme réalité, Lausanne, Paris, Fayard, L’Age d’Homme, 1980.

[7Les théoriciens des pays de l’Est font constamment référence au travail fourni comme critère de distribution, mais ils ne disent pas, de façon convaincante, comment on peut le mesurer sur une base purement économique en tant que réalité individuelle. On peut trouver une bonne mise au point sur les problèmes de la valeur dans les pays de l’Est dans Renate Damus, Entscheidungsstrukturen und Funkionsprobleme in der DDR-Wirtschaft, Frankfurt, Suhrkamp, 1973.

[8On peut trouver des aperçus programmatiques intéressants dans Petr Uhl, Le socialisme emprisonné, Paris, Stock, 1980.