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Réflexions provisoires sur la révolution de mai 1968

Les Temps modernes

n° 265, p. 105-110, juillet 1968




Il est encore trop tôt pour vouloir tirer toutes les mouvement révolutionnaire que la France vient de connaître et connaît encore au moment même où ces lignes sont écrites. Non pas que la prudence académique soit de mise en une telle matière, mais il faut bien convenir qu’au vu du caractère encore fragmentaire des données dont on dispose, des erreurs d’appréciation et d’analyse sont possibles et presque inévitables.

Pourtant un certain nombre de conclusions s’imposent avec force, à tous ceux qui sont prêts à reconnaître le caractère révolutionnaire de la période et n’entendent pas réduire le mouvement à une poussée de fièvre due à la maladresse des uns ou à l’irresponsabilité des autres. La soudaineté de la crise ne doit pas cacher sa profondeur, ne doit pas cacher en particulier le fait que les couches inférieures plus ou moins confusément ne voulaient plus de l’ancien régime et que les couches supérieures ne pouvaient plus, à partir du 10 mai, gouverner comme avant — pour paraphraser le Lénine de La maladie infantile du communisme. Toute la société fut secouée du haut en bas, comme elle ne l’avait pas été depuis la période de la Libération en 1944. Les dix millions de grévistes n’aspiraient pas seulement à une amélioration de leur condition matérielle, mais mettaient en question le despotisme patronal ou l’autoritarisme de l’organisation de la vie professionnelle. C’était manifestement le sens des revendications portant sur le pouvoir ouvrier et le droit syndical, même si elles étaient souvent mal formulées ou trop vagues dans leur contour dans de nombreuses entreprises. Dans les secteurs les plus en pointe, particulièrement celui de l’électronique, les travailleurs en grève allaient même jusqu’à condamner toutes les formes de la gestion capitaliste (hiérarchie, critères d’organisation) comme autant de formes autoritaires, néfastes pour le progrès techniques et pour le plein épanouissement des forces productives humaines.

Le mouvement ne fut pas seulement plus ample dans le mouvement ouvrier qu’en juin 1936, il entraîna aussi dans la lutte une partie considérable des mensuels, c’est-à-dire une bonne partie de ce secteur « tertiaire », dont une certaine sociologie voulait faire un élément fondamental de la stabilité capitaliste. Sans doute les cadres furent-ils dans de nombreuses branches à la remorque du mouvement, voire même hostiles, mais les agents techniques, les techniciens ou les employés furent fréquemment des éléments dynamiques dans les affrontements avec le patronat et le gouvernement. Il apparaissait ainsi possible qu’en continuant à se développer le mouvement d’occupation des lieux de travail englobât peu à peu l’immense majorité des salariés du pays et fît ainsi la démonstration que les tenants conscients du régime capitaliste n’étaient plus qu’une minorité.

Ce phénomène n’a, bien entendu, rien de fortuit. Le travail intellectuel, longtemps réservé à des privilégiés du système capitaliste en tant que travail de commandement et de surveillance de la force de travail ou en tant que production des différences culturelles, s’est largement transformé. Pour une part il est devenu un travail subordonné soumis au despotisme du capital et producteur de plus-value. Il s’ensuit évidemment que pèse sur toute une série de techniciens et d’ingénieurs la même incertitude ou tout au moins une incertitude analogue à celle qui pèse sur les ouvriers manuels de la grande industrie. Une bonne partie des gens qui ont suivi un enseignement supérieur ne font plus carrière comme autrefois, mais doivent se soumettre aux aléas du marché du travail comme le font depuis déjà longtemps la grande masse des ouvriers spécialisés et des ouvriers professionnels. Cette prolétarisation des « nouvelles classes moyennes » apparaît d’autant plus intolérable qu’au niveau des entreprises les plus modernes, les couches supérieures de la hiérarchie capitalistes sont saisies comme parasitaires et superflues. Ouvriers, techniciens, ingénieurs et chercheurs des bureaux d’études se sentent capables de gérer les entreprises sans avoir à se soumettre aux fondés de pouvoir du capital et à leurs critères étroits de rentabilité.

Cette évolution du travail intellectuel dans le domaine de la production explique largement le caractère original de la révolte étudiante et l’écho qu’elle a pu trouver chez une grande partie des salariés, malgré le mur de méfiance qui continue à séparer le monde des étudiants et le monde des travailleurs. Les étudiants, en effet, n’ont pas affronté les autorités universitaires, puis policières pour le simple de faire la preuve de leur « extrémisme » juvénile. C’est en tant que futurs travailleurs soumis déjà dans l’Université à certaines manifestations de la division du travail capitaliste (se reporter à ce sujet aux effets de la réforme de l’enseignement supérieur) et promis plus tard aux rôles de rouages anonymes de l’appareil de production (ou pour une petite minorité de « chiens de garde » de l’ordre capitaliste) que les étudiants se sont soulevés aussi massivement. L’écho qu’ont rencontré parmi eux les mots d’ordre anticapitalistes et révolutionnaires s’explique ainsi aisément, de même que leurs efforts constants pour mettre en question l’ensemble du système et pour établir une liaison étroite avec les travailleurs en lutte. La persévérance des comités d’action étudiants, l’aide qu’ils apportèrent aux grévistes, en particulier lors de l’occupation par les forces de police de l’usine Renault de Flins témoignaient clairement d’une profonde prise de conscience politique. Il faut certes se garder de croire que la politisation actuelle du monde étudiant est en tout état de cause irréversible et peut être maintenue au niveau atteint au mois de mai. L’amertume de la défaite, la déception ressentie par beaucoup devant l’attitude adoptée par les grandes organisations ouvrières peuvent rejeter un grand nombre d’étudiants vers l’apolitisme. Mais, selon toute vraisemblance, une forte minorité maintiendra l’esprit révolutionnaire du mouvement de mai.

On peut se demander alors pourquoi la révolution de mai n’a pas abouti. La réponse est évidemment que le mouvement n’avait pas suffisamment conscience de sa force et des moyens dont il disposait pour affronter le pouvoir en place. Les organisations syndicales et politiques, prédominantes dans le mouvement ouvrier, ne lui tracèrent jamais une perspective politique claire et mobilisatrice. Le P.C.F. fit référence à un « gouvernement populaire et d’union démocratique » assez tardivement au mois de mai, en donnant à ce mot d’ordre une coloration légaliste et parlementaire et en admettant implicitement le thème des élections générales lancé par la F.G.D.S. L’appel à la formation d’un « gouvernement provisoire » lancé par François Mitterrand, puis appuyé par Pierre Mendès-France, est très significatif de ce contexte. Il ne constituait en aucun cas un appel au renversement du régime gaulliste, mais postulait une sorte de transmission de pouvoir à l’amiable (démission du général de Gaulle et de Georges Pompidou) dans un climat d’union nationale pour éviter le pire à l’ordre capitaliste (Le Figaro lui-même fut un instant tenté par une opération de ce genre). Le gouvernement envisagé devait être un gouvernement. gauche ou d’union démocratique, mais en même temps, gouvernement appuyé par la quasi-totalité du pays. Rien de précis n’était envisagé pour prendre en charge les revendications essentielles des travailleurs, ni pour leur demander de renforcer l’organisation de la grève, ni bien entendu pour leur demander de créer leurs propres organes de pouvoir à l’échelon des entreprises et des localités. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le discours du 30 mai du général de Gaulle ait tout de suite entraîné une retraite précipitée des partisans du « gouvernement provisoire ». Ils n’avaient pas l’intention de se battre pour faire chuter le gouvernement en place et c’est au fond avec un soupir de soulagement qu’ils ont accepté les élections législatives de juin 1968.

Cette acceptation sans condition de la « solution politique » gaulliste, de même que l’absence de réactions à la manifestation de l’Étoile ne pouvaient pas ne pas avoir une influence démoralisante sur le mouvement de masse. Les secteurs les plus avancés devaient inévitablement avoir le sentiment d’être trahis, alors que les secteurs les moins avancés, ceux venus le plus tard à la lutte, ne pouvaient manquer de croire qu’un engagement plus profond n’était pas nécessaire. En outre, force est bien de constater que la virulence des attaques du P.C.F. contre les « gauchistes », les « aventuristes », tendait à obscurcir le problème du pouvoir aux yeux des masses et à accréditer l’idée que le mouvement de mai, en dehors de son aspect revendicatif, était lourd « d’anarchie et de violences gratuites », c’est-à-dire ne pouvait être porteur de solutions politiques positives. La violence défensive des étudiants, des travailleurs menacés par les C.R.S., les tentatives faites dans certaines régions (Loire-Atlantique) pour paralyser le pouvoir gaulliste n’ont pas été, de ce fait, popularisées, expliquées et étendues à d’autres secteurs. De même la violence permanente, organisée, provocatrice du gouvernement n’a pas été dénoncée de façon systématique et il n’a pas été montré comment différentes formes de mobilisation de masse pouvaient lui répondre. En bref, le problème de ; la violence révolutionnaire n’a pas été éclairé politiquement.

L’échec du mouvement de mai 1968, en définitive, doit être attribué à l’impréparation politique des secteurs les plus combatifs et de la grande masse des travailleurs. Si tout au cours des événements la direction du P.C.F. a pu maintenir tant bien que mal son orientation légaliste, si la direction de la C.G.T., suivie par celle de la C.F.D.T., a pu reconnaître le gouvernement Pompidou comme un interlocuteur valable au cours des négociations de Grenelle, c’est bien sûr parce que les travailleurs ne saisissaient pas heure par heure la dynamique de la situation, ne percevaient pas véritablement les changements dans les rapports de force entre le mouvement révolutionnaire et l’État capitaliste. Certes, la spontanéité des étudiants et des ouvriers qui occupaient leurs lieux de travail donna des résultats magnifiques, mais parce que la spontanéité des masses est en partie le résultat des leçons et des expériences accumulées antérieurement, elle ne pouvait suppléer l’absence d’une avant-garde, sûre d’elle-même et assez implantée dans les masses pour se faire entendre à chaque pas. En d’autres termes, l’état des relations entre masses et organisations ou encore l’état des relations entre résistance quotidienne à l’exploitation capitaliste et transposition de cette résistance au niveau politique empêchait que la situation révolutionnaire soit exploitée à fond.

Tout cela explique le fait paradoxal à première vue qu’un mouvement d’une telle puissance ne se soit pas traduit par l’instauration d’une dualité de pouvoirs (si ce n’est dans le monde universitaire). Les comités de grève n’ont pas coordonné et centralisé leur action à l’échelon national, les comités d’action locaux, à de rares exceptions près, ne se sont pas imposés contre les autorités en place. A aucun moment le pouvoir gaulliste n’a eu en face de lui un pouvoir de fait au niveau des entreprises et des localités capables de contre-carrer ses initiatives. A aucun moment les forces de répression n’ont trouvé en face d’elles des forces organisées nationalement de l’auto-défense étudiante et ouvrière susceptibles de les empêcher d’agir et de les désarmer. C’est dire qu’à aucun moment il n’a été possible de porter l’estocade finale et de lancer un appel à l’insurrection. Aujourd’hui certains s’emparent de l’inexistence d’une situation insurrectionnelle au sens le plus strict du terme pour en conclure que les organisations révolutionnaires dissoutes, que le P.S.U. ont eu tort de pousser leurs mots d’ordre dans la direction de la dualité de pouvoir. Ils oublient simplement que seule une lutte de classe menée jusqu’aux limites du possible permet de déchirer les voiles idéologiques et de briser les formes les plus rétrogrades de la conscience politique des masses.

Or, c’est justement dans la mesure où les étudiants, où les travailleurs dans de nombreux secteurs sont allés très loin dans l’affrontement avec le gouvernement et le patronat que le problème de la préparation politique de la prochaine étape peut être posé concrètement et avec de grandes chances de succès. A la suite des événements de mai et juin, la crédibilité de la stratégie des voies parlementaires et pacifiques au socialisme préconisée par le P.C.F. a beaucoup diminué dans de larges secteurs ouvriers pour ne pas parler du milieu étudiant. Il existe par conséquent des bases réelles pour des regroupements autour d’une stratégie révolutionnaire. Cela ne se fera pas sans polémiques, sans difficultés, ou sans ruptures. Les affrontements théoriques et politiques au sein du mouvement de mai 1968 sont même inévitables et en fait souhaitables à condition que le sectarisme soit banni entre ceux qui se sont battus côte à côte.
La révolution de mai 1968 est une révolution socialiste manquée, mais elle aura été la répétition générale de la révolution socialiste victorieuse si une forte minorité d’étudiants, de travailleurs et de militants sait tirer dès à présent les leçons de la défaite, et si ce faisant ils convainquent une grande partie des masses que le socialisme est à l’ordre du jour.

Jean-Marie Vincent

24 juin 1968


Source : exemplaire personnel





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