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Pour continuer mai 1968

Les Temps modernes

n° 266-267, p. 265-295, août-septembre 1968


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Les Mensonges de l’Etat (1979).



En régime capitaliste, la civilisation, la liberté et la richesse font penser à un richard empiffré de nourriture qui pourrit tout vif et ne laisse pas vivre ce qui est jeune. Mais ce qui est jeune grandit et prendra le dessus quoi qu’il arrive.
LÉNINE

Toute révolution marque un tournant brusque dans la vie d’énormes masses populaires. Tant que ce tournant n’est pas arrivé à maturité aucune révolution véritable ne saurait se produire. Et, de même que chaque tournant dans la vie d’un homme est pour lui plein d’enseignements, lui fait vivre et sentir quantité de choses, de même la révolution donne au peuple entier, en peu de temps, les leçons les plus substantielles et les plus précieuses.
Pendant la révolution, des millions et des dizaines de millions d’hommes apprennent chaque semaine plus qu’en une année de vie ordinaire somnolente. Car lors d’un brusque tournant dans la vie de tout un peuple, on aperçoit avec une netteté particulière les fins que poursuivent les différentes classes sociales, les forces dont elles disposent et leurs moyens d’action.
LÉNINE

Le mouvement révolutionnaire de mai-juin 1968, quoi qu’en pensent ceux qui ne veulent y voir qu’une parenthèse, n’a pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Bien des indices avaient montré que les choses ne tournaient pas rond dans cette France bourgeoise si contente d’elle-même. L’insatisfaction des paysans, la révolte des jeunes travailleurs, la crise universitaire étaient commentées presque quotidiennement par la grande presse ou la radio-télévision. Bien sûr, l’inquiétude ne régnait pas parmi nos classes dirigeantes, et la gauche traditionnelle avait surtout les yeux fixés sur l’objectif 1972. Mais tous les observateurs lucides savaient que le mécontentement, comme l’on dit pudiquement, ne devait pas être pris à la légère, même si les gouvernements pensaient y faire face avec les moyens habituels.

Il reste alors à comprendre pourquoi ces divers mécontentements ont fini par constituer un mélange explosif en ce mois de mai 1968, c’est-à-dire ont cumulé leurs effets pour mettre en danger le régime gaulliste. Si l’on ne veut pas se résigner à une explication purement événementielle, il faut évidemment se rapporter à l’évolution des rapports entre les classes et des rapports entre le pouvoir et les dominés, ce qui exige en particulier que l’on saisisse le rôle et l’action du pouvoir gaulliste dans ce contexte sociale et politique.

Il y a une explication, séduisante dans sa simplicité, qu’il faut rejeter tout de suite : celle qui fait du régime gaulliste l’expression directe des monopoles ou qui, en d’autres termes, identifie le pouvoir économique des grandes concentrations capitalistes avec le pouvoir politique. Cette explication conduirait à attribuer mécaniquement les événements de mai à une dégradation des conditions de vie des masses, elle-même due à la « malfaisance » des monopoles au pouvoir. Comme l’a déjà noté Nicos Poulantzas dans son livre Pouvoir politique et classes sociales (Maspero, 1968), le caractère faussement radical de cette thèse qui postule la fusion en un mécanisme unique de l’activité des monopoles et de l’activité gouvernementale, peut cacher l’opportunisme le plus plat. En effet, dans cette optique, il suffit de mettre hors d’état de nuire quelques monopoleurs (par quelques nationalisations par exemple) pour permettre l’établissement d’une démocratie véritable. Tout le problème des rapports de production capitalistes, de leur ancrage dans le contexte social est ainsi esquivé, et par voie de conséquence, tout le problème des structures de classe de la société actuelle. En outre, cette thèse ne peut conduire qu’à une sous-estimation de l’action politique et des rapports de force politiques entre les classes et interdit de comprendre la spécificité du régime politique en place depuis 1958 en tant que résultante d’une constellation précise de relations politiques et économiques entre les différentes couches de la société, et de rapports d’alliance et d’oppositions.

Le régime gaulliste est né de la crise de la IVe République. Il a mis fin à un équilibre politico-social devenu beaucoup trop instable, pour en instaurer un autre, plus solide et plus satisfaisant pour la classe dominante. En effet le bloc au pouvoir sous la IVe République, fondé pendant très longtemps sur une alliance du type troisième force au niveau électoral, donnait des signes de désagrégation sous l’impact des crises coloniales. Déjà la première guerre d’Indochine n’avait pu être liquidée qu’au prix d’entorses sérieuses aux règles de formation habituelles des coalitions gouvernementales : ainsi le gouvernement Mendès- France avait dû lancer des appels à l’opinion par-dessus la tête du Parlement. La crise algérienne amplifia encore le processus en mettant en lumière l’incapacité du bloc au pouvoir à définir une politique cohérente eh à l’imposer aux couches qui lui étaient alliées. Le Front républicain de 1955-1956, qui n’était pratiquement qu’une tentative de rajeunissement de la troisième force, se révéla tout aussi impuissant, à la fois parce que sa base était plus restreinte (opposition des poujadistes, du M.R.P., des gaullistes), et parce que les forces qui y étaient représentées n’étaient pas prêtes à assumer les risques d’une politique de désengagement en Algérie. En recourant à la démagogie nationaliste, c’est- à-dire en rendant encore plus difficile la définition d’une politique algérienne adaptée à la situation, le gouvernement Mollet ne fit qu’aggraver cette impasse. Les partis dominants de la IVe République ne pouvaient que s’enfoncer un peu plus dans la paralysie afin de ne pas heurter leur électorat depuis longtemps habitué à considérer que tous les problèmes pouvaient être résolus par la voie des marchandages et des compromis entre leaders parlementaires, sans que rien d’essentiel ne soit changé à l’équilibre des forces. Mais justement sous la IVe République finissante, les crises ministérielles ne pouvaient plus remplir les mêmes fonctions qu’auparavant, c’est-à-dire concilier des intérêts divergents (pas trop !) par de nouveaux dosages ministériels, tout en donnant aux masses dominées l’impression qu’on était prêt à tenir compte de leur avis. Face à la gravité du problème algérien, les crises ministérielles, malgré la permanence d’un rituel, ne maîtrisaient plus rien et apparaissaient de plus en plus comme des comédies qui n’amusaient plus personne. L’archaïsme d’un système politique fondé sur une opinion publique petite-bourgeoise, l’inadaptation de partis faiblement structurés et largement dominés par des notabilités locales, les difficultés de sélection du personnel politique dirigeant à partir de la concurrence d’organisations faiblement disciplinées, tout cela se révélait au grand jour au cours des premiers mois de 1958. Il fallait trouver un nouvel équilibre politique, ne serait-ce que pour faire face aux problèmes économiques posés par la guerre d’Algérie dans un contexte de libération des échanges.

Plusieurs voies étaient possibles théoriquement. La première dans le cadre de la IVe République, aurait consisté à rechercher un accord avec le P.C.F., tout à fait prêt, comme l’avait montré le vote des pouvoirs spéciaux à Mollet-Lacoste en mars 1956, à consentir de nombreuses entorses à ses principes proclamés. Mais cette voie recélait trop d’inconnues et d’inconvénients pour les forces dirigeantes de la IVe République (nécessité de concessions plus grandes à la classe ouvrière, difficultés avec les alliés occidentaux, difficultés pour poursuivre la guerre en Algérie, abandon de l’anti-communisme comme moyen de gouvernement) pour qu’elles s’y rallient en l’absence de pressions suffisantes des masses, comme en 1944-1946. Une autre voie, celle de la dictature militaire, avait encore moins d’attrait, pour les milieux dirigeants français. D’une part, elle risquait de susciter une très vive résistance et de sortir le mouvement ouvrier de la léthargie où il était plongé depuis 1949 ; d’autre part, elle aurait supprimé pratiquement toute liberté de manœuvre sur le problème algérien. En réalité, seule la troisième voie, celle de l’appel à de Gaulle, était susceptible de recueillir suffisamment d’assentiments dans les différentes fractions de la classe dominante. De Gaulle, en effet, bénéficiait d’une légende forgée en grande partie par la gauche, au cours de la période de la Résistance, qui lui permettait de se présenter comme une figure nationale au-dessus des partis, voire au-dessus des classes, alors que sa principale préoccupation, au cours de la période 1944-1945, avait été de sauvegarder la société de classe française et son État. Il disposait aussi d’une équipe politique de rechange, relativement éprouvée par son passage dans les gouvernements de Londres, d’Alger et des débuts de la IVe République, et ses conceptions du régime politique souhaitable, exposées dès 1946, n’avaient rien que de très rassurant : suffisamment autoritaires pour écarter les pressions incohérentes des partis politiques traditionnels, suffisamment souples pour garantir un minimum de liberté d’expression et de réunion. En bref, de Gaulle semblait garantir que la liquidation de la guerre d’Algérie ne se ferait pas au milieu de désordres et de soubresauts susceptibles d’ébranler l’ordre économique et social préservé en 1944-1945.

Tout cela est démontré « a posteriori » par le fait que de Gaulle, loin d’être prisonnier des « treize complots du 13 mai », put se prévaloir, au moment où éclata la crise finale de la IVe République, de soutiens allant de la gauche à la droite. Il est vrai qu’on a pu attribuer cette ambiguïté apparente du futur chef de la Ve République à la prudence et au machiavélisme d’un homme politique instruit par l’expérience. Mais encore faut-il expliquer pourquoi on accepta du général de Gaulle cette duplicité qui, chez tout autre, serait apparue purement et simplement comme de l’opportunisme ou, pis, comme un refus de choisir. C’est qu’en fait, on attendait de lui dans les divers milieux dirigeants, politiques, économiques, journalistiques, qu’il ne se fixât pas, afin de pouvoir rallier les courants politiques les plus divers, et surtout afin d’habituer l’opinion publique à remettre les problèmes entre les mains d’un sauveur suprême. Sous le coup de semonce d’Alger, la IVe République s’est sabordée en mai 1958, précisément afin de permettre au nouveau régime d’arriver par tâtonnements successifs à régler aux moindres frais (pour l’ordre social capitaliste) la guerre d’Algérie. Au-delà même du texte de la Constitution de 1958, tous les traits fondamentaux du régime gaulliste, et très précisément sa pratique constitutionnelle, étaient par conséquent inscrits dans les conditions de sa formation ; caractère plébiscitaire, personnalisation, existence d’un domaine réservé, abaissement des partis. Il était en effet normal que, dans de telles circonstances, le Parlement perde pratiquement ses fonctions les plus importantes (contrôle des factions au pouvoir, arbitrage entre elles) et se voie privé d’un certain nombre de ses moyens d’action (impuissance des commissions, vote bloqué, etc.). Par voie de conséquence, il était non moins normal que les partis du centre et de la droite perdent eux aussi une partie de leurs fonctions (sélection de la partie de la classe dominante destinée à exercer le pouvoir, organisation de l’expression politique de la classe dominante, domination de l’opinion publique). Même l’U.N.R. le parti le plus fortement représenté à l’Assemblée nationale depuis 1958, n’a jamais eu vraiment son mot à dire sur la formation des gouvernements, bien qu’à l’occasion elle ait pu pousser en avant tel ou tel de ses membres pour un ministère ou un secrétariat d’État. En réalité, la formulation de la politique à suivre par le gouvernement, la désignation des hommes politiques ou des haut fonctionnaires appelés à diriger les différents secteurs du gouvernement, reposaient entre les mains d’un cercle très restreint qui se trouvait élargi et modifié par cooptations successives ou par des interventions discrétionnaires du président de la République en tant qu’arbitre. Il est évident que dans un tel contexte, où les différents courants du gaullisme ne pouvaient être qu’amorphe et sans visage politique précis, où la représentation politique réduite à la portion congrue ne pouvait donner aux masses l’illusion d’exercer un quelconque contrôle sûr le pouvoir, l’élite dirigeante devait rechercher le « consensus », c’est-à-dire l’acceptation des masses, par d’autres moyens. De là, l’importance accordée dès les premiers moments du régime à la « démocratie directe » télévisée, à la rhétorique nationale couplée avec les refrains sur la troisième voie entre capitalisme et socialisme, à un syncrétisme primaire (de Jeanne d’Arc à la Libération de 1944, en passant par la Royauté et la Révolution française). L’homme providentiel installé au pouvoir, devait apparaître, en fonction de cette technique de manipulation, comme l’interprète privilégié de tous les Français. A ce sujet, il faut remarquer qu’on a accordé trop peu d’attention au rôle intérieur qu’assumait et assume toujours dans le système la politique étrangère gaulliste ; présenter l’image d’un monde en proie au désordre et aux périls, dans lequel la France, grâce à la sagesse de son guide, échappe aux plus graves dangers (guerre du Viêt-nam, dévaluation de la livre, totalitarisme, etc.). Tout cela — autant que le souci de défendre les positions de l’impérialisme français — explique les voyages à grand spectacle, les discours grandiloquents dont nous sommes abreuvés depuis plus de dix ans. Naturellement, cette pseudo-proximité entre le guide et les masses avait et a pour rançon inévitable la distance entre le pouvoir sacralisé et le simple particulier : le guide-interprète de tous les Français ne peut être accessible à la critique du simple citoyen et le pouvoir ne s’abaisse pas (en théorie) à justifier ses décisions face à tel ou tel groupe (ce qui n’exclut pas dans les coulisses des marchandages sordides).

L’équilibre de ce système plébiscitaire était pour une très large part lié au maintien des masses populaires dans un état de désorganisation politique qui les mette dans l’incapacité de saisir les mécanismes auxquels on les soumettait. C’est dire que l’équilibre du système dépendait essentiellement du mouvement ouvrier et plus précisément des organisations à idéologie socialiste. Si elles n’avaient pas joué le jeu, si à chaque pas elles avaient montré le sens véritable des proclamations et des actes du pouvoir gaulliste, l’aura plébiscitaire qui lui était absolument nécessaire n’aurait pas tenu longtemps et tout l’équilibre politique de 1958 aurait été remis en question. Mais pour cela il aurait fallu en premier lieu que ces organisations assumassent la lutte pour l’indépendance de, l’Algérie, ce à quoi elles avaient renoncé bien avant mai 1958, et en second lieu qu’elles étendissent la lutte contre le gaullisme au terrain extra-parlementaire et extra-électoral, alors que toutes leurs actions depuis 1945 étaient restées dans le cadre du plus pur légalisme. Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’histoire de la Ve République après 1958 a été celle de l’adaptation progressive de la S.F.I.O. et du P.C.F. aux règles de fonctionnement du système politique gaulliste, malgré la violence des dénonciations verbales quant au « pouvoir personnel » et au « coup d’Etat permanent ». Après la fin de la guerre d’Algérie, entre 1962 . et 1965, le processus commencé au cours des années précédentes (la S.F.I.O. à l’avant-garde de la Ve République) ne fît que s’accentuer avec la tentative Defferre (M. X.), avec l’acceptation par le P.C.F. de traits essentiels de la Constitution de la Ve République (il ne s’agit plus de la condamner en bloc, mais de la réformer). En fait, à partir de 1962 (les élections législatives), les deux principales organisations de gauche admettent progressivement que le régime peut se transformer par le moyen d’une victoire électorale de la gauche qui, subrepticement et presque par la bande, introduirait des éléments essentiels de parlementarisme. Implicitement, les schémas d’un Duverger sur une bi-polarisation proche du bi-partisme, se trouvent ainsi admis et le duel entre De Gaulle et Mitterrand — c’est-à-dire un combat à fleuret moucheté entre un général réactionnaire et un politicien opportuniste — est élevé à la hauteur d’un événement historique, malgré son caractère dérisoire.

On pouvait certes se prévaloir, dans les milieux de gauche, de la mise en ballottage du chef de l’État en décembre 1965, pour proclamer que cette tactique de l’adaptation progressive était payante. Mais le résultat des élections législatives de mars 1967 est venu montrer quelque temps après qu’il ne fallait pas prendre ses désirs pour des réalités. Les « jeunes loups » gaullistes réussissaient des percées dans de vieilles citadelles de gauche (en Corrèze, par exemple) et arrivaient par là à substituer à un clientélisme électoral d’origine radicale un clientélisme plus « moderne », fondé sur le chantage au développement (si vous ne votez pas bien, vous n’obtiendrez rien des crédits qui peuvent être affectés à la planification régionale). Les vieux réservoirs « républicains » commençaient à s’épuiser sans que les résultats obtenus dans les zones urbaines suffisent à laisser espérer à brève échéance un raz de marée anti-plébiscitaire. C’est pourquoi après mars 1967 on pouvait s’interroger sur le renouvellement que « l’unité de la gauche » était en train d’introduire dans la vie politique française. A cet égard, la tentative de rénovation de la vieille social-démocratie par la constitution d’une fédération, la F.G.D.S. est on ne peut plus significative. Dans ses composantes, seule la Convention des Institutions républicaines pouvait prétendre représenter un peu de sang neuf, mais à y regarder de plus près, force était bien de constater que les clubs, regroupant des membres des classes moyennes impressionnés par les thèmes de l’idéologie néocapitaliste (société de consommation, croissance, disparition progressive de la lutte des classes), étaient eux-mêmes une manifestation cancéreuse de la crise des partis de la gauche traditionnelle et qu’on ne pouvait attendre d’eux une vigoureuse impulsion socialiste, anticapitaliste et anti-autoritaire. En fait, l’ardeur brouillonne des conventionnels n’empêcha pas le moins du monde Guy Mollet d’exercer une influence décisive sur l’organisation en formation ; elle servit tout au plus à consolider la position personnelle de François Mitterrand et à renforcer le courant de la S.F.I.O. favorable à une collaboration relativement poussée avec les communistes. Rien de tout cela n’était susceptible d’éveiller l’enthousiasme des masses auxquelles la gauche n’offrait en définitive, comme perspective de lutte contre le régime, que les hypothétiques élections de 1972.

Cette tendance à l’acceptation graduelle des règles de fonctionnement et d’équilibre du régime se retrouvait également dans le camp syndical. Sous la IVe République, le mouvement syndical s’était largement habitué à obtenir des concessions en matière de salaires en exerçant des pressions plus ou moins directes sur les partis, les parlementaires et les gouvernements, au gré des circonstances. Cette façon d’agir était en grande partie dictée par l’affaiblissement du mouvement consécutif à la scission et par la conscience que les dirigeants des différentes centrales avaient de la fragilité de l’implantation syndicale dans les entreprises ; mais il est clair que ce recours privilégié au marchandage avec les politiques, en devenant une habitude, ne poussait pas à rechercher des remèdes aux maux dont souffrait l’activité revendicative. Les grandes grèves d’août 1953 s’enlisèrent ainsi dans un appel à un Parlement en vacances qui ne fut naturellement pas convoqué, et le gouvernement le plus discrédité de la IVe République, celui de M. Laniel, resta tranquillement en place. C’est dire qu’en s’engageant dans ce jeu de pression et de collaboration avec les partis dominants de la IVe République, les centrales syndicales s’interdisaient d’exploiter les grandes vagues spontanées d’action ouvrière pour ne pas mettre en danger leurs liens avec les puissants du système. Gela explique que les syndicats furent particulièrement atteints par lav chute de la IVe République. Le nouveau pouvoir, libéré pratiquement de tout contrôle parlementaire, était beaucoup moins sensible aux pressions des centrales et, pour lui arracher des concessions, les syndicats étaient forcés d’envisager des affrontements sérieux, voire des épreuves de force, particulièrement pour les salariés du secteur public. Par là, l’action syndicale prenait virtuellement une dimension politique essentielle. Toute épreuve de force avec un régime pour qui ne jouait pas la soupape des crises ministérielles, ne pouvait en effet se terminer que par deux issues : ou la défaite des syndicats ou une crise de régime à implications révolutionnaires. Les deux grandes centrales, la C.G.T. et la C.F.T.C., devenue C.F.D.T. par la suite, n’étaient naturellement pas prêtes à assumer de tels risques, comme le montra le combat désespéré et solitaire des mineurs en 1963 (la solidarité ne fut que financière). Elles ne surent que trouver des moyens termes entre les luttes dispersées et les grèves généralisées : les journées nationales d’action, aux résultats décevants. Réduites ainsi à la défensive, elles durent successivement accepter toutes les initiatives du pouvoir, lois anti-grèves, politique de stabilisation, procédure Toutée, ordonnances sur la Sécurité sociale, etc. Il est vrai que la relative prospérité économique du pays permettait bon an, mal an, d’obtenir des augmentations de salaires (surtout pour les ouvriers qualifiés), parce que l’offre de force de travail était souvent inférieure à la demande sur le marché. Pourtant cela ne pouvait dissimuler le fait que les salaires français prenaient peu à peu beaucoup de retard par rapport aux pays du marché commun, malgré une progression très rapide de la productivité du travail en France, et qu’en particulier les fonctionnaires et de nombreux agents du secteur public voyaient leur situation se dégrader par rapport aux autres couches salariées. Aussi ne faut-il pas s’étonner si le syndicalisme était traversé par un profond malaise et si d’une façon ou d’une autre, les dirigeants cherchaient à compenser la stagnation de la lutte revendicative par la recherche d’un dépassement du régime gaulliste, c’est-à-dire par la recherche d’un régime plus favorable au syndicalisme. Mais comme ils n’étaient ni décidés, ni préparés à lutter directement pour le renversement du régime, en prolongeant sur le plan politique leur activité syndicale quotidienne, leur seule possibilité était d’appuyer la coalition P.C.F.-F.G.D.S., en escomptant que l’addition de deux impuissances constituerait une force suffisante pour les aider à sortir du purgatoire.

Face à une orientation aussi modérée de l’opposition de gauche qui entretenait de façon permanente le désintérêt des masses pour une action politique suivie et qui, en outre, les empêchait de percevoir les possibilités d’affrontements existant en dehors des périodes électorales, le pouvoir gaulliste ne pouvait être incité aux concessions ou aux précautions. Les promesses d’association, de participation pouvaient se multiplier au cours des ans, elles ne changeaient rien à la tendance du régime à prendre ses mesures avec la plus grande brutalité si les sondages d’opinion n’étaient pas trop inquiétants. Puisque les corps intermédiaires étaient discrédités, point n’était besoin de se soucier de leur avis, point n’était besoin de se soucier de leurs particularismes. Sans doute, en matière économique et sociale, le gouvernement tenait-il compte des indicateurs que lui fournissait la marche de l’économie, sans doute tenait-il compte en politique étrangère et européenne des rapports de force, mais n’étant obligé de rechercher qu’un acquiescement inarticulé, de surface, il ne pouvait saisir la portée des mouvements les plus profonds qui se dessinaient dans les différentes couches de la société. Son parti, l’U.N.R., privé de concurrents sérieux, habitué à gagner les élections grâce à l’action plébiscitaire du général de Gaulle, ne pouvait lui être de ce point de vue d’un grand secours. Simple clique de prébendiers, formée en majeure partie d’analphabètes politiques, l’U.N.R., en fait, n’était pas capable d’informer le pouvoir et encore moins de défendre de façon convaincante les différents aspects de la politique du régime après la fin de la guerre d’Algérie. Il s’ensuivait que le pouvoir pouvait poursuivre sa « concertation » avec les puissances dominantes de la vie économique sans qu’aucune confrontation publique soit venue l’instruire des limites sociales à ne pas dépasser et des répercussions possibles. L’élément de rationalité, l’aiguillon que procure à l’État capitaliste une opposition vigoureuse, faisait presque complètement défaut, et il devenait de plus en plus difficile de tester les aptitudes des hommes à faire face à des situations difficiles ou exceptionnelles. C’est pourquoi, malgré ses prétentions à la prévision et à la prospective, le régime gaulliste a été dans beaucoup de domaines de la vie étatique un régime du laisser-aller qui se fiait largement aux automatismes bureaucratiques et tolérait de ce fait les intrigues de clique autour des décisions à prendre. Mais pour introduire des réformés, le pouvoir ne se départissait pas d’une sérénité, difficile à distinguer de l’insouciance. Ainsi, la réforme Fouchet de l’enseignement supérieur fut mise en œuvre sans préparation suffisante et sans rechercher jusqu’au bout son objectif initial : l’adaptation de l’enseignement aux besoins de l’industrie capitaliste. Ainsi le sous-développement régional fut-il combattu par la création de préfets régionaux et par des incitations fiscales à l’investissement, c’est-à-dire sans que soient affrontés sérieusement les problèmes d’infrastructure, de communications, d’habitat, etc. On peut également constater que les projets d’association capital, travail (essai de création d’un « capitalisme populaire ») et les essais de rationalisation de la structure juridique des entreprises (loi Capitant) n’ont connu que des débuts d’exécution caractérisés par leur dilettantisme. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant si l’on songe que l’autoritarisme gaulliste, en s’appuyant de plus en plus sur les vieilles structures bureaucratiques, ne pouvait que se conformer de plus en plus à la routine bureaucratique d’origine napoléonienne et respecter dans le monde industriel capitaliste les vieilles structures de direction, tout à fait parallèles aux hiérarchies bureaucratiques publiques. De ce point de vue, le gaullisme, loin d’être un facteur de rénovation pour le capitalisme français, c’est-à-dire un facteur « d’américanisation », a sans cesse reproduit dans sa politique économique et sociale, même lorsqu’elle apparaissait plus systématique, plus cohérente que celle de la IVe République, les archaïsmes du capitalisme français. Le pouvoir gaulliste a favorisé la concentration, mais pas autant que le gouvernement travailliste de M. Wilson, il a utilisé les méthodes de programmation économique globale héritées de la IVe République, mais sans audace et sans imagination face à ses concurrents européens. A la tête d’un secteur économique public non négligeable, il a géré celui-ci de façon parfaitement malthusienne, renonçant aussi bien à dénationaliser certaines entreprises publiques qu’à en développer d’autres dans les secteurs en difficultés. En fait, dans un climat d’expansion économique et de bouleversement des processus de production, le gaullisme a maintenu, voire aggravé comme élément de sclérose du développement capitaliste, le vieux centralisme à la française, obtus, sordide et parasitaire. C’est dire qu’il a permis que se superposent aux contradictions spécifiques du capitalisme monopolistique le plus développé, les contradictions suscitées par un centralisme bureaucratique vétuste, et qu’il a rendu plus aiguë la contradiction fondamentale entre les rapports de production et les forces productives. Le mélange d’archaïsme et de modernisme qui le caractérisait et le caractérise toujours n’a pas été un facteur d’équilibre ; il a au contraire été un facteur de déséquilibre prononcé, malgré les chantres de la mesure française (il vaudrait mieux dire médiocrité) face aux exagérations anglo-saxonnes.

Sous le régime gaulliste, en effet, les forces productives essentielles, c’est-à-dire les hommes intégrés au processus de production, ne pouvaient pas ne pas se sentir brimés d’une façon ou d’une autre. L’apologétique officielle leur vantait les bienfaits de la croissance économique, la prospérité des Français, mais ils s’apercevaient, sans avoir besoin pour cela d’être des experts, que | l’expansion multipliait les déséquilibres régionaux ou sectoriels, qu’elle entraînait des difficultés nouvelles pour la majorité de la | population. Ainsi, pour soutenir l’expansion, toujours menacée selon les déclarations des ministres, demandait-on à une grande partie des salariés de renoncer par avance à une partie de ce qui avait été promis auparavant, c’est-à-dire de continuer à être mal logés pour un prix plus élevé, de payer plus d’impôts sur le revenu, de vivre dans des villes de plus en plus congestionnées. Qui plus est, à partir de 1965, le plein emploi de la force de travail — présenté depuis des années par les économistes comme une chose assurée par le néo-capitalisme — devenait, malgré la longueur ,de la durée du travail dans la plupart des industries, de plus en plus difficile à maintenir. Le spectre du chômage apparaissait de nouveau et menaçait particulièrement les travailleurs d’âge mur, les jeunes, les femmes et, fait nouveau, les techniciens et les ingénieurs. La force de travail, le travail salarié se sentaient de plus en plus traités comme des instruments de production manipulables au gré de la conjoncture par le patronat et le gouvernement et non comme des partenaires du capital ou des consommateurs souverains. Cette perception diffuse n’allait pas évidemment jusqu’à la compréhension du rôle de force productive décisive joué par la force de travail. Comme Marx l’a noté dans les Grundrisse : « L’association des travailleurs, la coopération et la division du travail, ces conditions fondamentales de la productivité du travail, apparaissent comme forces productives du capital, de même que toutes les forces productives qui déterminent l’intensité et l’extension pratique du travail. Aussi, la force collective et le caractère social du travail sont-ils la force collective du capital. Il en est de même de la science, de la division du travail et de l’échange qu’implique cette division des tâches. Toutes les puissances sociales de la production sont des forces productives du capital, et lui-même apparait donc comme le sujet de celles-ci. » Mais deux séries de phénomènes venaient rendre le malaise des travailleurs plus profond. En premier lieu,- l’inefficacité relative de la protestation politique ou syndicale qui rendait d’autant plus apparente la nature répressive de l’organisation industrielle capitaliste et du système étatique qui la coiffait en garantissant sa sécurité. Il pouvait en résulter un sentiment d’impuissance et de résignation, mais aussi, chez les jeunes en particulier, un fort sentiment de révolte qui ne demandait qu’à s’extérioriser. En second lieu, la transformation progressive de la science en force productive directe, et par suite sa soumission croissante à la domination du capital, introduisait des éléments de crise dans la gestion capitaliste. Les chercheurs, les techniciens, les ingénieurs de plus en plus dépossédés des privilèges qui pouvaient être les leurs il y a encore quelques années (même si leurs revenus restent beaucoup plus élevés que ceux des ouvriers spécialisés) et dépourvu la plupart du temps de toute autorité déléguée par le patronat, ont commencé à mettre en question la hiérarchie des entreprises et, pour être plus précis, à mettre en question les sommets de cette hiérarchie. En effet, les critères financiers de la gestion des entreprises ainsi que les relations de celles-ci avec l’économie dans son ensemble commençaient à être perçus comme irrationnels par ce secteur du travail salarié qui, potentiellement au moins, était en mesure de retourner contre les capitalistes les techniques modernes de production. En outre, cette partie de la force de travail qui avait bénéficié d’une formation intellectuelle, ne manquait pas de se rendre compte qu’au sein même du « management » des divergences sérieuses se faisaient jour entre les partisans de l’autoritarisme traditionnel et les partisans de méthodes plus modernes de direction. Si l’on ajoute à cela le fait qu’au bas de la hiérarchie les jeunes travailleurs issus de l’enseignement professionnel et technique étaient aussi à même de juger le caractère suranné de l’organisation du travail et de la production par rapport aux possibilités qu’ils étaient capables de découvrir, on aura une| idée de la profondeur de la crise qui couvait dans la grande industrie capitaliste. Le malaise universitaire lui-même reflétait d’autre part largement la crise latente de l’industrie capitaliste ; la tentative de créer des usines du savoir parcellaire (la « multiversity » américaine) se heurtait, comme dans les usines, aux vieilles hiérarchies, en l’occurence le mandarinat d’origine napoléonienne. Aussi une crise de la religion de l’efficience capitaliste, de sa capacité à résoudre tous le$ problèmes était-elle sensible dans une grande partie du monde des travailleurs à la veille des événements de mai 1968.

Il ne manquait en fait qu’un élément catalyseur pour que l’opposition plus ou moins passive se transformât en opposition agissante. Or, il fut fourni par un type nouveau de politisation qui, au premier abord, pouvait apparaître marginal et secondaire : la politisation opérée par une nouvelle extrême-gauche. Celle-ci se rassembla surtout à propos de la guerre du Vietnam, en insufflant une nouvelle vigueur à des courants oppositionnels plus ou moins récents, mais contrairement à ce que beaucoup voulaient croire pour se rassurer à bon marché, la lutte pour la solidarité avec le peuple vietnamien n’éloignait pas par on ne sait quel exotisme facile des problèmes propres à la France ou à l’Europe occidentale. Parlant récemment à la chambre des députés italienne de la résistance sans cesse plus vigoureuse du mouvement ouvrier italien à la social-démocratisation préconisée par Pietro Nenni, Lelio Basso déclarait à juste titre : « Je crois qu’à la racine de ce phénomène il y a la résistance victorieuse du peuple vietnamien qui a bouleversé tous les calculs de la rationalité occidentale et a ébranlé la pyramide hiérarchique qui a précisément à son sommet l’impérialisme américain. Qu’un peuple de paysans pauvres ait défait la plus grande puissance impérialiste, que la volonté inflexible de conserver sa propre liberté ait eu raison des armes les plus modernes, des techniques les plus avancées, des calculateurs électroniques, est un fait révolutionnaire qui a remis tout en discussion. » Effectivement, les prises de position en faveur d’une lutte conséquente aux côtés du peuple vietnamien traduisaient une prise de conscience, morale à ses débuts, mais très vite politique, de la nature de l’impérialisme, c’est-à-dire du capitalisme occidental. Au fur et à mesure que progressait l’escalade américaine, l’opposition à l’agression se durcissait et’ devenait en fait une opposition à l’ensemble du système économique et social qui permettait un tel assaut contre un peuple conscient de ses intérêts. En même temps les succès du F.N.L. révélaient la fragilité ou tout au moins la vulnérabilité des grandes métropoles impérialistes et par conséquent incitaient tous ceux qui se sentaient liés à la lutte du peuple vietnamien à rechercher le défaut de la cuirasse au sein même des « citadelles du bien être. » En bref, l’affaire du Viêt-nam était l’occasion d’une perception en grande partie renouvelée du marxisme, par le refus de ses formes les plus quiétistes et les plus sclérosées. Il était certes facile de se gausser des divisions ou de l’irréalisme apparent des organisations de cette nouvelle extrême-gauche, de souligner les bases sociales étroites de leur recrutement (étudiants et intellectuels en grande majorité, quelques travailleurs salariés en minorité), mais certains faits auraient dû donner à réfléchir : à partir de la fin de 1966 le Comité Vietnam National (regroupant des militants du P.S.U., de la J.C.R., des communistes oppositionnels, etc.) et un peu après les comités Vietnam de base sous influence maoïste réussirent à animer un travail de masse contre l’agression américaine, et, fait capital, à redonner l’habitude des manifestations de rue (voir la manifestation C.V.N.-U.N.E.F. du 21 février 1968) à une extrême- gauche qui en avait perdu l’habitude depuis la fin de la guerre d’Algérie. Il s’agissait sans doute là de l’action de minorités, mais de minorités suffisamment fortes pour pousser la C.G.T. et le P.C.F. à suivre en partie leur exemple. N’est-il pas significatif que la C.G.T. ait organisé pour la première fois depuis bien des années une manifestation de masse pour le Ier mai 1968 ?

Il faut bien voir en outre que cet engagement pour le Viêt-nam — saisi comme le centre des contradictions mondiales et comme révélateur de la nature véritable du capitalisme — conduisait beaucoup de militants à regarder d’un œil nouveau la réalité sociale à laquelle ils étaient confrontés, c’est-à-dire à critiquer leur propre pratique politique pour lui donner plus de dynamisme. Cela explique que des efforts de renouvellement théorique portant en particulier sur le problème de la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés, aient commencé à porter leurs
fruits. L’évolution du P.S.U., très longtemps tenté par une alliance privilégiée avec la social-démocratie, voire par une intégration à la F.G.D.S., symbolisait bien ce changement de climat. En juin 1967, à son congrès national, il refusait toute association avec la F.G.D.S., quelques mois plus tard en mars 1968 lors d’un conseil national consacré aux luttes sociales, il situait l’essentiel de son action dans un cadre extra-parlementaire. Il y avait donc à la veille de l’explosion étudiante de Nanterre et de la Sorbonne, un ensemble de courants politiques relativement implantés, susceptibles de fournir un minimum d’encadrement idéologique et politique. En d’autres termes, grâce à l’U.N.E.F., au S.N.E. Sup., au P.S.U. et aux groupes révolutionnaires maintenant interdits, les étudiants eurent la possibilité de formuler leur révolte en termes politiques et d’étendre à toute la société la critique qu’ils faisaient de leur situation d’étudiants. Le passage brusque de beaucoup d’étudiants de l’apathie la plus morne à la recherche d’une issue révolutionnaire n’aurait pas été pensable sans l’intervention permanente de ce secteur de l’extrême-gauche. Il y avait bien évidemment des positions très diverses, des orientations parfois divergentes dans ce qu’on a appelé le mouvement de mai, allant d’un ouvriérisme primaire à une exaltation sans nuance du rôle de la jeunesse. Mais a-t-on assez réfléchi au fait que malgré toutes ses défaillances, que malgré l’action inévitable dans de pareilles circonstances d’éléments douteux, le mouvement, dans son ensemble, a commis très peu d’erreurs. Il a clairement compris dès le 11 mai et surtout après le 13 mai que la question du régime et du pouvoir était posée. Il a non seulement recherché la jonction entre étudiants et travailleurs, mais il s’est préoccupé très vite de politiser la grève, de l’amplifier par des comités de quartier ou d’usine. Il a tenté de paralyser le pouvoir et d’émousser ses réactions. Puis lorsqu’après le 30 mai la contre- offensive bourgeoise s’est précisée, il a tout fait pour défendre les travailleurs qui ne voulaient pas terminer la grève sans avoir obtenu satisfaction pour certaines de leurs revendications les plus importantes. D’autre part, dans sa grande masse, au début du mois de juin, il s’est rendu compte très vite que les manifestations de rue massives avaient épuisé leurs effets politiques positifs et qu’il fallait passer à une autre phase de l’action (consolidation des liens établis entre étudiants et travailleurs, consolidation des comités de quartier et des comités de base dans les usines).

Pourtant, il est évident en même temps, que les organisations qui ont constitué l’aile marchante du mouvement de mai, si elles n’ont pas commis les erreurs aventuristes que les « théoriciens » du P.C.F. leur imputent, n’ont pu assumer véritablement le rôle de direction de l’action politique de masse. Elles ont pu dans une certaine mesure canaliser et organiser les manifestations de rue, s’opposer aux mots d’ordre erronnés (Allons prendre l’Élysée !), mais en aucun cas elles n’ont pu contrôler et diriger le processus politique entre le 14 et le 30 mai. La progression du mouvement de masse s’est opérée très largement de façon spontanée par l’entrée successive de nouvelles couches dans la grève et par la dégradation consécutive des positions de pouvoir, sans que la conscience des travailleurs en lutte parvienne jusqu’à une compréhension globale du mouvement et de ses implications. Certes, il serait faux de croire qu’au cours de la grève n’ait pas surgi dans la grande masse l’idée qu’il fallait « changer les choses ». Un témoin qu’on ne peut suspecter de « gauchisme », Aimé Halbeher, secrétaire général du syndicat C.G.T. Renault, dit à ce sujet : « Je sais que chez une bonne partie des travailleurs, les plus conscients, il y avait l’idée que l’on pouvait aller beaucoup plus loin. Us avaient une confiance très grande dans l’issue et à partir de là, dans un changement de pouvoir, dans l’instauration d’un gouvernement populaire, parce qu’ils présentaient des revendications qui, effectivement, mettaient en cause la nature du pouvoir. » Même si l’on admet que toutes les entreprises ne se trouvaient pas au niveau de Renault Billancourt (il y en avait aussi de plus avancées), on est en tout cas bien forcé de constater qu’après le rejet des accords de Grenelle, la majorité des travailleurs attendaient plus ou moins confusément, un changement de régime. Le problème est, bien sûr, qu’ils ne savaient pas très bien comment devait se faire ce changement. L’aspiration au pouvoir restait en somme inarticulée, oscillant entre une conception vaguement légaliste et une conception sommaire d’une prise de pouvoir extra-légale ; ce qui n’excluait pas chez certains travailleurs l’arrière-pensée que, s’il n’y avait pas de changement de régime, il serait toujours possible d’améliorer un peu sa situation. Tout cela pesait sur la classe ouvrière, diminuait son esprit offensif, la maintenait dans un état d’incertitude préjudiciable à ses capacités de réactions politiques face à l’événement. Il est fort probable que sans la contre-attaque gaulliste du 30 mai, la radicalisation des travailleurs se serait poursuivie et que le dépassement des organisations syndicales serait devenu une réalité. Mais, précisément, ce danger est une des raisons qui a poussé le général de Gaulle à choisir ce moment là pour offrir par les élections une porte de sortie honorable au P.C.F. et à la F.G.D.S.

Face à cette spontanéité indécise des masses, dont le point de départ avait été quelque temps après le 13 mai l’idée tout à fait élémentaire que le recul du pouvoir donnait enfin l’occasion de commencer une lutte plus efficace que lés journées nationales d’action ou les grèves partielles, la nouvelle extrême-gauche de mai 1968 ne pût forger les instruments d’illumination de la réalité, de fusion entre le spontané et la conscience politique nécessaire qui auraient permis de pousser le mouvement de masse plus loin dans son affrontement avec le pouvoir. Si l’on fait abstraction de sa faiblesse numérique et de sa composition sociale, la faiblesse de cette nouvelle extrême-gauche — il faut le reconnaître — a été essentiellement d’ordre politique. Elle a hésité dans la question du pouvoir entre une interprétation simpliste de mots d’ordre comme « le pouvoir est dans la rue », la recherche d’un Kérenski (par exemple Cohn-Bendit disant qu’on pouvait se servir de Mitterrand) et la tentative d’instaurer des pouvoirs de fait (dans les entreprises, à l’échelon local et régional) opposés à l’État capitaliste (double pouvoir). On ne peut pas dire non plus qu’elle ait su poser sans équivoque le problème de la violence, hésitant là aussi entre la surestimation des manifestations de rue comme moyen de désagrégation de l’appareil répressif et la surestimation des possibilités du pouvoir gaulliste. Dans ce domaine le défaut le plus grave tint, toutefois, à l’insuffisance de l’éclairage politique du problème, c’est-à-dire à l’insuffisance de la dénonciation de la violence permanente exercée dans la société capitaliste sur tous les exploités. Par là, la légitimité de l’autodéfense des étudiants et des ouvriers et surtout la légitimité et la nécessité de l’organisation systématique à l’échelon national de cette auto-défense, se trouvait estompée aux yeux de nombreux militants. On comprend ainsi que les problèmes tactiques de l’emploi de la force, de sa gradation en fonction de l’évolution des rapports politiques dans le cadre d’une stratégie offensive (vers la prise du pouvoir) aient été largement ignorés au profit d’une sorte de religion de la provocation symbolique (extension abusive à toute la société d’une technique efficace surtout dans le monde universitaire). Si l’on voulait être tout à fait juste, il faudrait, naturellement faire des distinctions entre les différentes organisations à propos de ces questions d’orientation, les unes ayant certainement fait preuve de plus de sens politique que d’autres, mais ce qui nous intéresse ici, c’est la résultante globale de leur action sur le degré de politisation des masses étudiantes et ouvrières. Elle n’a certainement pas été négative : à travers les tracts, les communiqués, les journaux, les meetings des organisations, quelquefois même à travers des compte-rendus de presse pourtant déformants, des centaines de milliers de travailleurs et d’étudiants ont renoué avec des traditions révolutionnaires oubliées, ont reçu des outils intellectuels pour analyser leur propre expérience au cours des mois de mai et juin, mais il faut se garder de croire que d’ores et déjà est formée une avant-garde sûre d’elle-même, cohérente dans ses jugements et la formulation de ses objectifs. Il ne s’agit encore que d’un début qui lui-même reflète tant le caractère inachevé, interrompu, du processus révolutionnaire de mai 1968, que le caractère embryonnaire, incomplet, contradictoire de la direction politique qui a essayé de faire face aux événements. La Révolution avortée de mai 1968, très profonde par ses implications dans l’inconscient collectif des masses, par les énergies qu’elle a libérées dans de nombreuses couches de la société, par l’ébranlement qu’elle a suscité dans les nouvelles et les anciennes structures hiérarchiques, a été en définitive marquée par une sorte de rachitisme politique tant au niveau de la base active qu’au niveau de son sommet. Cela ne lui enlève rien de son caractère exemplaire, de son importance comme point de référence pour l’activité révolutionnaire future, mais il faut se garder d’idéaliser tous ses traits et d’en faire un modèle à reproduire fidèlement. Pas plus que la Révolution de 1917 (février et octobre) n’a été une répétition de la Révolution de 1905, la Révolution socialiste en France ne peut être une répétition de mai 1968. Une progression politique ou plus exactement une rupture avec les pratiques politiques des différentes organisations est nécessaire afin que les conditions du succès soient réunies. Il est indispensable en particulier que la réception plus ou moins instinctive des courants marxistes oppositionnels par les étudiants, par les techniciens, par les jeunes ouvriers se transforme en une assimilation créatrice du marxisme (ce qui présuppose une clarification idéologique assez rapide dans le mouvement de mai). A cet égard, il est capital que les positions théoriques et politiques du courant révolutionnaire qui est en train de se dégager en France, n’en restent pas au stade de la critique abstraite, générale du P.C.F. (révisionnisme, social démocratisation), mais soient telles qu’elles érodent quotidiennement le conservatisme de l’appareil du P.C.F. et son influence Sur les masses.

C’est pourquoi il est important, sinon décisif de saisir toute la dimension des problèmes posés par le communisme français dans toute sa spécificité c’est-à-dire sans se contenter de le définir comme stalinien, mais en tenant compte des modalités de sa construction et de son insertion dans le contexte politique et social français. Le P.C.F., contrairement aux partis frères d’Allemagne ou d’Italie, n’eut pas à affronter des situations révolutionnaires ou contre- révolutionnaires au cours de ses premières années d’existence. Majoritaire au sein du mouvement ouvrier, lors de la scission de Tours, il devint peu à peu minoritaire à cause de son incapacité à faire preuve d’initiative dans les premières années du premier après-guerre. Sa direction jusqu’en 1923, représentait une version à peine rajeunie de la direction du parti socialiste d’avant 1914, aussi bien dans son idéologie que dans ses méthodes d’organisation. Elle n’imaginait pas une pratique politique sensiblement différente de celle de la plupart de ses membres (de L.-O. Frossard à Marcel Cachin) au cours des premières années du siècle : action essentiellement parlementaire et électorale, même si elle s’accompagnait de discours enflammés sur la Révolution d’octobre ou de dénonciations extrêmement violentes de l’ordre social défendu par la IIIe République. L’aile gauche du parti, plus prolétarienne dans sa composition et surtout plus proche effectivement d’une orientation authentiquement révolutionnaire, n’avait pas suffisamment de poids par elle-même pour s’imposer. Il lui fallut faire appel constamment à la direction de l’Internationale communiste afin de défendre ses positions à la tête du parti. C’est ce qui explique qu’elle soit devenue beaucoup plus tôt et beaucoup plus complètement qu’en Allemagne et qu’en Italie, c’est-à-dire dès 1924, dépendante de la direction soviétique de l’Internationale communiste. La gauche, en fait, se fit l’interprète sans originalité de la politique définie par les fractions dominantes du P.C.U.S. Ne possédant pas les traditions politiques originales des courants dirigeants du P.C. allemand (de Brandler à Ruth Fischer) ou du P.C. italien (de Bordiga à Gramsci), mais quelques réminiscences de l’anarcho-syndicalisme comme seul bagage théorique, elle n’offrit qu’une résistance très limitée à la pénétration des conceptions très biaisées par les affaires russes, de Zinoviev, puis de Staline. La lutte des classes en France n’était plus observée qu’à travers des lunettes fabriquées à Moscou. Entre 1927 et 1930 par exemple, la politique du P.C.F. fut largement polarisée autour d’un hypothétique danger de guerre entre les principaux pays capitalistes et l’U.R.S.S. La répression s’abattit lourdement sur le parti en accentuant encore un peu plus l’isolement que lui valut% Je caractère abstrait, détaché de la réalité sociale de ses mots d’ordre, et le rendit par suite encore un peu plus dépendant de l’aide politique de l’Internationale (prestige, réputation révolutionnaire de l’U.R.S.S.). Dans ces conditions, il était à peu près impossible que le parti se révélât capable de résoudre les problèmes fondamentaux d’alors : réussir une politique de front unique pour gagner de larges masses aux conceptions communistes, définir une stratégie pour la prise du pouvoir. Il pouvait tout au plus essayer de tirer le meilleur parti de l’orientation décidée par le Komintern. Après que les pratiques les plus absurdes et les plus néfastes, telles que grèves et manifestations décidées arbitrairement, eurent été abandonnées (condamnation du groupe Barbé-Celor avec l’accord du comité exécutif de l’Internationale on 1930), le P.C.F. retrouva un certain équilibre sous la direction de Thorez par une ligne à deux volets : d’une part une extrême attention portée aux revendications immédiates des ouvriers et des milieux populaires (salaires, allocations de chômage, sou du soldat) qui permettait en particulier aux syndicalistes de la C.G.T.U. de conserver un minimum de lien avec les masses, d’autre part une dénonciation rituelle et incantatoire du social- fascisme de la S.F.I.O. présentée comme le principal, sinon comme le seul obstacle devant la Révolution prolétarienne et qui devait fournir aux militants l’explication de l’immobilité relative du parti malgré son activisme débordant [1]. Ce mélange d’économisme et de politique-fiction ne poussait naturellement pas à la recherche théorique, à l’analyse en profondeur de la société capitalistes française ou à la mise en question de l’hégémonie intellectuelle et politique de la bourgeoisie ; il avait plutôt pour résultat de ; stopper le processus de politisation des membres du parti, amorcé par le premier pas qui les avait fait adhérer, en le déviant vers une vision appauvrie, dichotomique de l’action à mener : d’uni côté la petite cohorte des, bons, appartenant à l’organisation et prédestinée à représenter les masses, de l’autre, la vaste catégorie des « obstacles » qu’on exorcise. L’esprit révolutionnaire des militants, leur dévouement indéniable à la cause communiste se transformaient ainsi en une sorte d’attentisme messianique, en un esprit de discipline inconditionnelle. Les chemins de l’avenir étant obscurs, l’essentiel était de suivre sans ratiocinations inopportunes les dirigeants confirmés par toute l’Internationale.

Apparemment les choses auraient dû changer avec le pacte d’unité avec la S.F.I.O. en 1934 — devenu inévitable après la catastrophe de 1933 en Allemagne et la montée du fascisme en France. Effectivement le P.C.F. abandonna beaucoup de ses positions les plus sectaires (théorie du social-fascisme, refus du front unique au sommet, etc.) et même fit d’énormes concessions politiques (sous l’impulsion de Staline) par rapport à ses positions affirmées au début de 1934. En 1935 il acceptait la défense nationale de la patrie capitaliste et tentait avec succès de s’allier avec les radicaux et les socialistes au sein du Rassemblement populaire, où il joua un rôle très modérateur par rapport à certains socialistes, partisans de réformes radicales. Allant à vrai dire au delà de tout ce que pouvaient espérer les observateurs qui le disaient rallié à une politique « responsable », il fit tout pour limiter les effets du mouvement de masse de juin 1936 et pour que se terminent les grèves avec occupation d’usines. A Marceau Pivert, membre de la direction du parti socialiste, qui affirmait au vu de la force manifestée par la classe ouvrière que « Tout était possible », Maurice Thorez répliquait [2] : « Si le but maintenant est d’obtenir satisfaction pour les revendications de caractère économique tout en élevant progressivement le mouvement des masses dans sa conscience et son organisation, alors il faut savoir terminer dès que sa satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées, mais si l’on à obtenu la victoire sur les plus essentielles et les plus importantes des revendications... Nous ne devons pas risquer que se disloque la cohésion des masses, la cohésion du Front populaire. Nous ne devons pas permettre que l’on puisse isoler la classe ouvrière. » Et si le P.C.F. ne participait pas au gouvernement Léon Blum, il ne fallait pas attribuer cette abstention à une volonté systématique de critiquer ses partenaires pour profiter de leurs difficultés. Dans un rapport présenté le 25 mai 1936 à Ivry devant le comité central de son parti, Thorez mit à ce sujet les points sur les i pour bien montrer qu’il ne poursuivait pas des objectifs trop avancés : « Quand nous avons dit : front unique à tout prix, nous savions que c’était la condition pour obtenir une modification du rapport des forces en France au bénéfice de la classe ouvrière et des forces de la démocratie. La présence des communistes dans le gouvernement, dans les conditions actuelles, ne peut être que prétexte à l’affolement, à la campagne de panique. » En août et septembre 1936, alors que les difficultés augmentaient tant pour la coalition du front populaire qu’au sein de cette coalition, le P.C.F., par la voix de Maurice Thorez, proposait la transformation du Front populaire en un front plus large, le front français. Parmi de nombreux textes citons cet extrait d’un discours prononcé le 2 septembre 1936 [3] : « Ce qui est vrai, c’est que nous nous refusons, surtout en considérant l’horreur des événements d’Espagne, à accepter la perspective de deux blocs dressés irréductiblement l’un contre l’autre et aboutissant à une guerre civile, dans des conditions qui seraient pour notre pays encore plus redoutables que pour l’Espagne, ne serait-ce qu’en raison des menaces d’Hitler. Ce qui est vrai c’est que nous estimons qu’on peut et qu’on doit encore gagner des hommes à la cause de la liberté et de la paix, car enfin combien de voix ont obtenu les partis du front populaire aux dernières élections ? Un peu plus de cinq millions. Et combien de voix pour les groupements adversaires du front populaire ? Un peu moins de cinq millions. Moi, communiste, vous voudriez que je dise que ces cinq millions sont tous des fascistes, des traitres au pays ; vous voudriez qu’en présence de ces cinq millions où se comptent en majorité paysans et ouvriers, nous abandonnions la politique d’unité qui fait l’honneur de notre Parti communiste ? Nous qui avons lutté pour l’unité entre socialistes et communistes, qui avons lutté pour l’union avec les radicaux, les républicains, les démocrates, vous voulez que nous disions : « C’est fini dans cette voie de l’union ? »

Il était difficile pour un parti comme le P.C.F. de mettre en pratique une politique plus directement destinée à amadouer la bourgeoisie française et à limiter l’action de la classe ouvrière. Mais il ne manqua pas d’hommes politiques à l’extrême gauche comme à droite pour l’apprécier à sa juste mesure, elle ne fut pas vécue comme telle (tentative d’arrangement opportuniste avec les démocraties occidentales) par l’immense majorité des militants et des cadres communistes — et naturellement encore moins par les électeurs du parti. Tout en acceptant une politique qui se distinguait assez mal de la politique réformiste traditionnelle la direction du parti ne la présentait pas et ne la concevait pas selon les canons du réformisme traditionnel. Outre que la défense des revendications économiques était popularisée en opposition aux réformes de structure et comme seule politique réaliste par rapport à la recherche illusoire de l’aménagement de l’organisation économique et sociale de la France d’alors, la direction du parti prenait soin d’affirmer à ses militants que l’affrontement de la période de front populaire n’était pas un affrontement pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière, mais que l’idée de la lutte révolutionnaire n’était pas abandonnée. Simplement, une étape imprévue, l’étape de la lutte contre le fascisme et pour la consolidation de la démocratie bourgeoise, s’insérait avant l’étape de la lutte pour le socialisme. Ainsi se trouvaient conciliés une pratique opportuniste et un révolutionnarisme dogmatique destiné à préserver la cohésion interne de l’organisation et la continuité de son groupe dirigeant. Le « préalable » anti-fasciste venait en quelque sorte remplacer « l’obstacle » social-démocrate pour justifier le fait que le P.C.F. ne se fixait pas comme objectif la prise du pouvoir, tout en prétendant monopoliser l’esprit révolutionnaire.

Au cours de la période de résistance, on retrouve le même type de schéma explicatif : le P.C.F. est un parti révolutionnaire, mais il faut reconquérir l’indépendance du pays, chasser les collaborateurs, organiser la démocratie politique, avant de songer au socialisme. Pourtant l’épisode du tripartisme après la libération contredit apparemment cette conception, puisque les communistes participèrent au pouvoir et furent avec leurs partenaires socialistes et M.R.P. les artisans d’un certain nombre de réformes (nationalisations, statut de la fonction publique, etc.) en même temps que, sur le plan théorique, ils en arrivaient à définir la collaboration gouvernementale avec une fraction de la classe dominante comme l’aube d’une « démocratie nouvelle » transcendant la démocratie bourgeoise et l’État capitaliste. Mais, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que si la différence entre « démocratie nouvelle » et démocratie n’était pas très claire et si la frontière entre ces deux formes de société était assez mal tracée, les dirigeants communistes repoussaient au delà du présent immédiat la lutte pour la réalisation de la démocratie socialiste. Ils pouvaient par conséquent exciper de tâches non encore accomplies pour maintenir la nécessité du « parti marxiste-léniniste » et de ce fait entretenir une distinction avec l’idéologie social- démocrate (blumiste par exemple). Le départ des communistes du gouvernement en 1947 scella très vite le sort des élucubrations sur la « démocratie nouvelle », sans pour autant entraîner une révision de la conception du combat politique qu’avaient les principaux dirigeants du P.C.F. Tout au long de la période dite de guerre froide, l’objectif fixé ne fut autre que la reconquête de l’indépendance nationale contre l’impérialisme américain et ses vassaux français. Pour cela il fallut rechercher l’alliance des « bourgeois patriotes » et de toutes les couches opposées à la vassalisation par le capital américain. Il va de soi qu’une telle orientation ne pouvait être révolutionnaire, même si elle conduisait parfois à des affrontements sévères avec le pouvoir (en 1952 par exemple) et à des entreprises plus ou moins aventuristes.

Depuis le XXe Congrès du P.C. de l’U.R.S.S., et surtout depuis l’avènement du gaullisme en 1958, une autre orientation s’est peu à peu imposée. Selon celle-ci, il s’agit d’abattre le pouvoir des monopoles et d’instaurer une démocratie véritable qui ne sera pas encore la démocratie socialiste mais lui ouvrira la voie. La thématique est donc très voisine de celle des années 1945-1946 ; mais développée dans un contexte différent, marqué en particulier par une évolution prononcée de la social-démocratie vers la droite, elle concède au nouveau climat post-stalinien la pluralité des partis pour le passage au socialisme, le bien fondé des réformes de structure et la voie parlementaire au socialisme. Toutefois de là à conclure que le P.C.F. est devenu tout simplement un parti social démocrate, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Le P.C.F. se veut toujours le parti de la classe ouvrière, le pour-soi de la classe en soi, il prétend toujours au rôle dirigeant dans le mouvement ouvrier en tant que détachement de l’armée internationale qu’est censé constituer le « camp socialiste ». En effet les liens qui le rattachent aux pays non-capitalistes de l’Europe, qu’elles que soient d’ailleurs les difficultés internes de ceux-ci, garantissent apparemment qu’il poursuit effectivement la recherche d’un régime économique et social différent. Il n’a plus à proprement parler de modèle « ne varietur » à fournir à ceux qui suivent son orientation, mais tout au moins des « expériences » qui, imparfaites soient-elles à première vue, indiquent quand même qu’il peut exister un système social différent du système capitaliste. Par rapport à la social-démocratie qui n’a d’autres références possibles que la Scandinavie, le P.C.F. a ainsi la faculté de montrer qu’il espère des transformations beaucoup plus radicales, beaucoup plus complètes de l’ordre social existant. Certes, la supériorité du « camp socialiste » est sujette à caution. Elle n’est certainement plus militaire (si elle l’a jamais été), elle n’est pas non plus évidente sur le plan économique (s’il s’agit de dépasser le niveau de vie des principales puissances occidentales par tête d’habitant), mais elle semble évidente quant au mode d’organisation social (produire pour le profit n’est plus le premier impératif). Aussi Waldeck-Rochet peut-il définir ce qu’est « un révolutionnaire à notre époque » en montrant que le P.C.F. ne réduit pas son activité à la recherche de la réintégration du P.C.F. dans la vie politique française la plus routinière (sous la Ve République), mais vise tout de même un au-delà plausible du capitalisme, même si cet au-delà ne semble guère accessible dans un avenir immédiat. Si abstrait soit-il dans l’esprit de la plupart des militants, il a du moins l’aspect concret et irréfutable de ce qui existe déjà sur le même continent. C’est dire que le parti peut toujours jouer sur l’action raisonnable dans le présent et sur un futur qualitativement différent (révolutionnaire !) quoique très hypothétique.

Si l’on fait par conséquent le bilan de la politisation apportée par le P.C.F. aux masses populaires françaises, force est bien de constater qu’elle n’a été que partielle, voire ambiguë. Elle a certainement développé la conscience des oppositions de classe, de l’hétérogénéité des modes de vie et des valeurs propres à la vie quotidienne, de la distance entre les classes supérieures et inférieures à la société. Mais elle n’a pas élevé ces oppositions au niveau où elles révèlent des contradictions irréductibles entre deux modes de production différents, entre deux politiques inconciliables et incommensurables. Grâce au P.C.F., le socialisme est devenu l’espérance de millions d’hommes dans notre pays (progrès décisif par rapport au premier avant-guerre), malheureusement, il ^’est pas pour autant devenu une tâche délimitée, repérable qu’oft assume en fonction des antagonismes présents, mais tout au plus une sorte de projection dans le futur des solutions qu’on n’ose élaborer ou préconiser concrètement avec une précision ou une clarté suffisantes au milieu des difficultés suscitées par le capitalisme. En réalité, la classe ouvrière française ne fut pas habitude par le P.C.F. à raisonner en termes de rapports de force réels : il y avait toujours une étape préparatoire à quelque chose, qui évitait de pousser jusqu’au bout les affrontements de classe, qui permettait de fermer les yeux sur les desseins que pouvaient nourrir les différentes fractions de la classe dominante. Les réactions de la petite bourgeoisie, des classes moyennes étaient ou bien idéalisées (c’est-à-dire conçues comme très proches de celles des masses populaires), ou bien au contraire décrites en des termes très pessimistes (pas d’extrémisme sous peine de les pousser dans les bras du fascisme) en fonction non de la dynamique des relations entre les classes, mais en fonction de rapports parlementaires ou diplomatiques éphémères. Il en résultait que les travailleurs français ne pouvaient ainsi acquérir l’habitude de jauger sainement leurs alliés et leurs adversaires. Dans ce domaine, les déclarations enflammées dont les partis français de notables ont toujours été si prodigues, prenaient plus d’importance que les actes (l’analyse du parti radical comme parti progressiste à l’époque du front populaire). Les rapports de force n’étaient pas appréciés dans leur réalité évolutive, mais dans une perspective statique, un peu comme si la fluidité des positions acquises n’était pas la règle jusqu’à la victoire définitive. En fait, les travailleurs français ne furent pas préparés à lutter pour l’essentiel, c’est-à-dire pour le pouvoir. Le parti qui les représentait tendait au contraire à les mettre en état de tutelle idéologique et politique, à se faire déléguer par eux la dure tâche de l’affrontement avec la bourgeoisie. De cette façon s’instauraient entre le parti et la classe des rapports fort éloignés des rapports prévus par Marx entre une avant-garde révolutionnaire et une masse de plus en plus consciente des difficultés à surmonter pour abattre l’exploitation ; capitaliste. Le parti s’enfonçait dans les manœuvres de sommet et les manipulations bureaucratiques tandis que les masses ne sortaient qu’à demi et par intermittence de la passivité que leur impose le système capitaliste. Dans ce contexte, considéré naturellement comme normal par les dirigeants communistes, toute| irruption des masses sur la scène politique en dehors des formes « éprouvées » de mobilisation ne pouvait et ne peut apparaître qu’irrationnelle ou bien encore ne peuvent et ne peut qu’être le fruit de manœuvres obscures. Malgré son caractère ridicule la théorie du complot gaullistes-gauchistes, développée par Waldeck-Rochet dans son analyse du mouvement de mai, était tout à fait dans la logique de ce mode de penser et d’agir.

Une telle analyse n’absout certainement pas le P.C.F., mais elle montre que le processus de social-démocratisation qu’il subit depuis des années n’est ni simple, ni rectiligne. Pour conserver sa position de parti dominant dans le mouvement ouvrier français, acquise historiquement contre la social-démocratie classique, il doit maintenir un minimum d’originalité par rapport à ses partenaires, d’où la définition perpétuellement recommencée d’une orthodoxie « révolutionnaire ». Pour conserver la confiance de ses cadres, de ses militants, de ses sympathisants qui dans leur majorité ne sont pas encore réconciliés avec l’idée d’un simple aménagement du capitalisme, il lui faut continuer à polémiquer contre le réformisme. Cela implique que pour obtenir sa « réintégration dans la vie politique française » (c’est-à-dire son acceptation par la bourgeoisie), il lui faut admettre d’être tiraillé, écartelé entre les concessions à faire pour prouver sa bonne volonté aux « démocrates et autres républicains », et les concessions à ne pas faire pour conserver ses liens avec le secteur anti-capitaliste de l’opinion. La contradiction qui n’est encore que lancinante, peut à la longue devenir insupportable, et il est vraisemblable alors que la majorité des dirigeants communistes tombera du mauvais côté ; mais son existence même permet aux forces révolutionnaires de réagir et d’intervenir pour transformer la social-démocratisation lente en suite ininterrompue de crises. Mais, attention ! S’il est une chose importante que cette analyse apprend aussi, c’est bien qu’il ne s’agit pas de prendre pour modèle telle ou telle période passée du communisme français : avant Staline ou sous Thorez avant 1956. La matrice des erreurs et des fautes du P.C.F. réside dans les rapports qu’il commença, à entretenir avec les masses et avec l’activité politique au cours même de sa période de formation et de rupture avec les conceptions du socialisme français de 1905-1914. La critique du P.C.F. ne peut donc être qu’une véritable reconstruction de la politique du mouvement ouvrier français, en même temps qu’une redéfinition des rapports entre avant-garde politique et masses.

On en revient par là aux suites possibles du mouvement de mai 1968, au renouvellement qu’il est susceptible de produire au sein du mouvement ouvrier français. Si l’on peut résumer le problème en une formule, disons qu’il s’agit de savoir si, à partir du niveau de lutte atteint en mai-juin dernier, se créeront peu à peu de véritables forces productives révolutionnaires non-intégrables par la société capitaliste. En se reproduisant en tant que système le système capitaliste reproduit en même temps les hommes en tant que supports des rapports de production, c’est-à-dire en tant qu’individus dissociés par une socialisation soumise aux impératifs de l’accumulation du capital. Ainsi, en vendant l’usage de leur force de travail aux fonctionnaires du capital, les salariés se soumettent individuellement au despotisme capitaliste et par là abandonnent leur force collective (la coopération, les connaissances technologiques, etc.) aux dirigeants des entreprises. Sans doute est-il justifié de dire que ces supports sont des supports branlants, la servitude sous le capital (l’esclavage salarié disait Marx) n’est jamais en permanence et totalement acceptée par les exploités qui lui résistent de manières très diverses (depuis la révolte individuelle jusqu’à la lutte syndicale la plus élémentaire). Mais cette résistance, dans la mesure où elle ne libère pas les forces collectives des travailleurs de la soumission au capital, ne leur en donne pas véritablement la possession, ne fait que pousser le système dans son ensemble vers un nouveau point d’équilibre. En d’autres termes, la contradiction entre rapports de production et forces productives se manifeste comme un ensemble de données qui coexistent plus ou moins bien, mais font partie de la normalité. Pour que cette contradiction soit portée à son point d’incandescence, il faut que la résistance des ouvriers, des techniciens, des ingénieurs à l’exploitation capitaliste s’attaque aux centres de gravité du système social et en particulier à son sous-système politique, indispensable pour reproduire l’impuissance, l’atomisation et la dissociation des individus qui composent la classe dominée. Pour devenir un facteur actif de désagrégation de la société capitaliste, les forces productives doivent en fait être des agents conscients de non-reproduction et elles ne le peuvent qu’en se libérant de l’automatisme technologique où l’on veut les enfermer. Cela veut dire en clair que, contrairement à certaines conceptions sommaires de l’auto-gestion (voire de la co-gestion), la lutte pour la récupération de la force collective des travailleurs ne peut rester enfermée dans l’entreprise, qu’elle a besoin tant de l’éclairage de la théorie scientifique que de la mise en question par la politique de l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie, Entre la lutte économique et la lutte politique du mouvement ouvrier, il ne doit pas y avoir de séparation fétichiste, mais complémentarité, réciprocité et fécondation mutuelle, de même qu’il doit y avoir complémentarité et réciprocité entre masses et avant-garde politique. Sans ces liaisons intimes (la politique est un concentré d’économique, disait déjà Lénine), il n’y a pas de progression de la théorie révolutionnaire, ni non plus de pratique révolutionnaire par conséquent pas de processus de libération des forces productives, c’est-à-dire d’organisation du prolétariat moderne.

Cette conception de la pratique révolutionnaire permet d’écarter ce qu’on peut appeler la politique du citoyen (la politique de la souveraineté populaire imaginaire) aussi bien que le plat trade- unionisme à la Bergeron, mais elle a une implication encore plus décisive. La crise révolutionnaire n’est pas un phénomène que l’on attend, n’est pas d’origine essentiellement économique, elle est bien plus la traduction d’un ébranlement des rapports sociaux de production préparé par une usure de l’hégémonie politique et culturelle coiffant le système qui rend de plus en plus difficile la reproduction de ce système dans son ensemble. Cette crise peut donc être produite consciemment, recherchée consciemment par l’action conjointe des masses et de l’avant-garde politique en vue de désagréger le bloc au pouvoir et ses alliances. Pour cela, bien sûr, la lutte revendicative et surtout la lutte des travailleurs pour le contrôle des éléments du rapport de travail dans les entreprises (embauche, licenciement, organisation du travail, formes du salaire) sont capitales — elles mettent en échec la politique économique du capital et du pouvoir, donc la politique capitaliste tout court — mais à condition que ces luttes, si modestes qu’elles semblent au départ, soient conçues comme partie intégrante d’une lutte globale pour le pouvoir et à condition que chaque succès soit exploité. De même les mots d’ordre de réformes de structure anti-capitalistes doivent être compris non comme des mots d’ordre correspondant à une succession d’étapes dans la transformation graduelle du capitalisme, mais comme autant de thèmes réalistes de mobilisation politique qui préparent les masses à comprendre la nécessité de la lutte pour le pouvoir. Il s’agit d’une stratégie où destruction de l’hégémonie bourgeoise et construction de la forée collective prolétarienne vont de pair.

Dans cet esprit, la réponse à la question « Que faire maintenant ? » est très simple dans son principe, bien que compliquée dans ses modalités d’application. Il faut que le régime gaulliste qui, plus que jamais est incapable d’organiser une vie politique sérieuse, différenciée, ou de nouer des alliances stables avec des courants politiques structurés, il faut que ce régime se casse les dents sur sa répression et sa participation. S’il échoue sur ces deux faces de sa politique, il entrera de nouveau en crise. Le combat peut être long et difficile — le problème maintenant n’est pas de fixer des délais — mais s’il est conçu comme un combat pour le pouvoir, il peut être gagné tout en accouchant des regroupements politiques nécessaires dans le mouvement ouvrier français.

Jean-Marie VINCENT


Source : exemplaire personnel





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Voir à ce sujet le livre II, t. II, des Œuvres de Maurice Thorez (juin 1931-février 1932).

[2Voir le livre III du t. XII des Œuvres de Maurice Thorez (mai-octobre 1936, p. 48).

[3Idem, p. 196.