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Science et idéologie un siècle après le Capital

En partant du Capital

Anthropos, p. 267-296, 1968




Il y a cinquante ans, Antonio Gramsci publiait un article intitulé « La Révolution contre le Capital », dans lequel il écrivait avec une fougue juvénile [1] : « La Révolution d’Octobre est la révolution contre le Capital de Karl Marx. En Russie le Capital de Marx était le livre des bourgeois plutôt que celui des prolétaires. Il était la démonstration et la nécessité fatale que se formât une bourgeoisie, que commençât une ère capitaliste, que s’instaurât une civilisation de type occidental avant que le prolétariat puisse penser à ses intérêts, à ses revendications de classe, à sa révolution. Les faits ont dépassé les idéologies... Les bolcheviques renient Marx, ils affirment grâce à leur action, grâce aux conquêtes réalisées que les canons du matérialisme historique ne sont pas des choses aussi rigides que l’on pouvait penser et que l’on a pensé. » Bien entendu, cette attaque du révolutionnaire Antonio Gramsci n’était pas une attaque contre l’oeuvre de Marx en général, mais une mise en accusation des conceptions positivistes qui prédominaient dans la deuxième internationale. Ignorant alors tout des controverses scientifiques d’un Lénine ou d’un Trotski [2] sur le développement du capitalisme en Russie, sur l’incapacité de la bourgeoisie russe à mener à bien les tâches de la révolution démocratique bourgeoise, il voyait dans le bolchevisme, pour l’essentiel, un rejet du fatalisme et de la passivité de la social-démocratie. Conformément d’ailleurs à cette interprétation il préconisait une conception volontariste du marxisme, d’un marxisme continuateur selon ses propres termes « de la pensée idéaliste italienne et allemande » [3].

Gramsci, il est vrai, a plus tard sérieusement modifié ses vues sur le matérialisme historique, mais on peut dire que son mot d’ordre « La Révolution contre le Capital » exprimait à l’époque avec une netteté sans pareille ce que beaucoup de révolutionnaires pensaient et ressentaient. Il suffit de se référer à certains aspects du Lukacs de Geschichte und Klassenbewusstsein, au groupe « Communisme », aux positions du parti ouvrier communiste allemand (K.A.P.D.), au courant bordighiste en Italie [4], et même aux conceptions officielles du P.C. allemand en 1924 (dirigé alors par Ruth Fischer et Arkadi Maslow) pour mesurer à quel point le problème central de cette époque pour beaucoup de communistes, sinon le seul, était celui de la création d’une phalange volontariste, d’un parti sujet a priori de l’Histoire, et cela au détriment de l’étude et de l’utilisation des contradictions réelles de la société capitaliste. Très évidemment cet accent volontariste avait besoin d’une justification théorique que la plupart des activistes révolutionnaires trouvaient dans une conception apocalyptique de l’alternative d’Engels : socialisme ou barbarie. En d’autres termes les communistes volontaristes partaient du postulat que les affrontements violents de l’après-guerre étaient le signe d’une crise, en tout état de cause, irrémédiable du capitalisme européen et que la formation de partis révolutionnaires, dégagés de toute influence réformiste, devait suffire à faire basculer le vieux monde dans le nouveau. En quelque sorte l’attente messianique se substituait à l’attente passive du Kautskysme, la perspective eschatologique à la perspective quiétiste.

Cent ans après la parution du premier livre du Capital, il est urgent, au-delà de tous les commentaires qui ont pu s’ajouter à cette oeuvre, de s’interroger sur son sens, sur son bien-fondé, sur son actualité pour l’entreprise révolutionnaire. Peut-on y retrouver les instruments conceptuels susceptibles d’éclairer le présent capitaliste et l’action révolutionnaire ? Telles sont les principales questions que l’on peut se poser aujourd’hui au vu des échecs et des déviations des organisations se réclamant du communisme et du marxisme. Il ne s’agit naturellement pas d’examiner chacune des propositions du Capital pour en déterminer la validité, mais de tester la fécondité de la problématique scientifique de l’oeuvre maîtresse de Marx.

Il serait sans doute intéressant et fructueux de reconstruire tout l’itinéraire intellectuel de Marx, de ses oeuvres de jeunesse au Capital, pour cerner au plus près la signification précise des concepts qu’il emploie dans sa période de maturité, mais un tel examen dépasserait les limites de cet article. Il suffit ici de partir de la constatation que Marx se fixait explicitement pour tâche la critique de l’économie politique bourgeoise et la fondation d’une nouvelle science, la science de la société capitaliste et qu’il n’avait donc pas pour objectif la constitution d’une ontologie ou d’une anthropologie générale.

Effectivement les deux éléments, critique de l’économie politique et fondation d’une nouvelle science se conditionnant réciproquement, apparaissent inséparables dans les analyses du Capital ou dans les travaux préparatoires à celui-ci. La critique de l’économie politique est la condition de nouvelles découvertes scientifiques et la nouvelle science en formation est la condition d’une critique pertinente de l’économie politique. Il y a apparemment un cercle vicieux, mais tout s’éclaire si l’on sait que pour Marx les difficultés internes de l’économie politique en tant qu’expression de la progressive universalisation des rapports de production capitalistes rendent possibles des aperçus nouveaux, des déplacements de problématiques par rapport au naturalisme naïf et spontané des premiers économistes. Critique et fondation scientifique ne se font pas face, ne se confrontent pas comme des éléments hétérogènes, mais comme moments d’un même mouvement d’acquisition des connaissances. Pour Marx, en effet, la connaissance scientifique ne procède pas par la voie de l’induction baconienne c’est-à-dire par accumulation d’observations et par généralisations successives, mais par un va et vient entre les connaissances anciennes et les problèmes soulevés par la pratique sociale.

Il faut donc bien voir que la critique de l’économie politique, si elle est bien une critique de l’idéologie, n’est pas chez Marx une critique des idéologies au sens où l’entend la sociologie de la connaissance mannheimienne [5]. La critique de l’idéologie dans le Capital n’est pas au premier chef la mise au jour des jugements de valeur implicites dans telle ou telle théorie ou la mise en évidence de liaisons fonctionnelles entre base et superstructure, bien que ces deux aspects ne soient pas absents des analyses du Marx de la maturité, elle est surtout repérage et délimitation d’une structure fondamentale de la conscience dans la société : celle qui s’exprime dans le fétichisme de la marchandise. En d’autres termes Marx saisit l’idéologie comme une structure spécifique de la société capitaliste, comme la manifestation des obstacles objectivement déterminés qui s’opposent à la saisie scientifique des rapports de production. Pour lui l’idéologie est soumission au mouvement spontané de la société bourgeoise, ainsi que subordination à l’échange universel d’équivalents ; elle est à la fois le reflet et la condition de la réification des rapports de production et des rapports interindividuels. Dans un passage remarquable des Grundrisse il écrit [6] : « La circulation, c’est le mouvement qui fait apparaître l’aliénation universelle comme l’appropriation générale, et vice-versa. Bien que tout ce mouvement apparaisse comme un processus social et que ses différentes phases semblent résulter de la volonté consciente et des buts particuliers des individus, il n’en est pas moins vrai que l’ensemble de ce procès se développe comme un enchaînement objectif et spontané : il résulte, certes, de l’action réciproque d’individus conscients, mais il ne dépend pas de leur conscience et ne leur est pas soumis dans son ensemble. Les heurts entre les individus créent une puissance sociale étrangère qui les domine : leur interaction crée un procès et une puissance indépendants d’eux. Etant une totalité du procès social, la circulation représente la première forme dans laquelle non seulement le rapport social, mais encore tout le mouvement de la société ont une forme indépendante des individus (comme par exemple dans la pièce de monnaie, ou dans la valeur d’échange). Si cette relation sociale, indépendante des individus, apparaît comme une puissance naturelle, comme le fruit du hasard ou de toute autre cause, c’est qu’au départ, l’individu social n’est pas libre. La circulation, première totalité parmi les catégories économiques est bien faite pour illustrer cela ».

Marx ne réduit donc pas l’idéologie à une simple expression des rapports de production, mais montre comment la conscience sociale est prisonnière de ces rapports de production et devient idéologie en voyant son horizon se fermer. En ce sens l’idéologie n’est pas directement le produit des intérêts des classes sociales, et elle n’est pas non plus auto-justification, elle est une sorte de myopie spontanée dans le contexte de l’économie marchande la plus développée, l’économie capitaliste [7]. La critique de l’économie politique, par suite, n’est pas une critique des intentions ou des valeurs sous-jacentes aux analyses des économistes classiques, mais pour l’essentiel une critique de la limitation à l’étude du donné et des manifestations phénoménales. Dans le Capital il écrit à ce sujet [8] : « L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de valeur, quoique d’une manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais demandée pourquoi le travail se représente dans la valeur et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui se manifestent au premier coup d’oeil, qu’elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui, paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le travail productif lui-même. Rien d’étonnant qu’elle traite les formes de production sociale qui ont précédé la production bourgeoise, comme les Pères de l’Eglise, traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme. »

L’économie politique n’est pas une science véritable ou est une science idéologique non parce qu’elle ne saisit pas la réalité, mais parce qu’elle ne prend pas assez ses distances par rapport à cette réalité. Ses catégories, ses concepts ne sont pas faux. Bien au contraire, ils sont inscrits au coeur des rapports de production comme le remarque Marx [9] : « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels. » Mais, ces concepts et ces catégories, pris dans leurs enchaînements, ne pénètrent pas les mystères de la forme valeur et surtout n’empêchent pas la théorie économique bourgeoise de tomber dans les pièges conjugués du subjectivisme et de l’objectivisme. Comme le dit Marx dans le tome III du Capital les conditions sociales de la production sont prises pour des choses et les conditions matérielles de la production sont comprises comme étant la résultante de l’action arbitraire des individus. Ainsi l’école marginaliste transforme la forme valeur en une sorte de psycho-physiologie comparée des besoins, tout en cherchant à réduire l’accumulation capitaliste à une sorte de combinatoire des avantages et désavantages de l’entrepreneur privé. Dans les deux cas une sorte de naturalisme d’origine biologique ou psychologique se substitue à l’étude complexe des rapports sociaux et des rapports entre les hommes d’une part, et leur environnement technique et naturel d’autre part.

L’économie politique bourgeoise est, si l’on veut, dotée de lunettes déformantes qui ne l’empêchent certes pas de voir, mais l’empêchent de pénétrer jusqu’au soubassement des formes phénoménales. En ne dépassant guère les représentations spontanées des agents de la production et de l’échange il lui est à peu près impossible de mettre en lumière les liaisons entre l’apparence et l’essence, soit qu’elle ne prenne les phénomènes que pour des signes d’essences mystérieuses situées hors du champ de l’analyse économique, soit qu’elle s’en tienne aux apparences. Chez Marx, au contraire, les rapports entre apparence et essence qui ne sont pas ceux décrits par Hegel dans sa Logique, sont des rapports analysables entre le mouvement visible des phénomènes et les forces réelles qui sont à l’origine de ces phénomènes et en expliquent le mouvement. C’est seulement en déchirant le voile qui enveloppe le monde de la marchandise, qu’on a la possibilité de découvrir les lois du mouvement du mode de production capitaliste et qu’on peut saisir les variations des phénomènes comme le développement des contradictions de ce même mode de production. L’essence est sans doute cachée, mais sa nature n’a rien de mystérieux à partir du moment où l’obstacle de la mystique fétichiste de la marchandise est levé. Dans le Capital Marx a pu ainsi montrer que la rente et le profit trouvaient leur origine dans la plus-value et que le système des prix s’expliquait en tant qu’expression phénoménale de la loi de la valeur dans une économie capitaliste. En effet, les marchandises ne s’échangent pas à leur valeur, parce qu’elles ne s’échangent pas comme de simples marchandises, mais comme des produits de capitaux qui représentent autant de titres au partage de la masse de la plus-value. La loi de l’économie de la force de travail, de l’économie du travail nécessaire pour augmenter la part du surtravail, n’est pas abolie par cette transformation des rapports marchands originaires. Bien au contraire, elle pénètre toutes les activités économiques et les prix dans leurs diverses oscillations, dans leurs déviations par rapport à la valeur manifestent leur liaison nécessaire au temps de travail socialement nécessaire. Même si la valeur n’est pas une grandeur concrètement mesurable à l’échelle micro-économique ou macro-économique, elle n’est pas seulement une hypothèse ou un fait logique comme le voulaient Sombart et Conrad Schmidt, mais un élément moteur du système [10].

De même toutes les difficultés touchant à la détermination de la valeur du travail, difficultés que ni Adam Smith, ni Ricardo ne sont parvenus à résoudre, disparaissent lorsqu’on ne cherche plus la valeur du travail, mais la valeur de la force de travail. C’est d’ailleurs ce à quoi tendaient implicitement les analyses les plus intéressantes de l’école classique [11] : « A son insu elle changeait ainsi de terrain, écrit Marx dans le Capital, en substituant à la valeur du travail, jusque là l’objet apparent de ses recherches, la valeur de la force de travail, force qui n’existe que dans la personnalité du travailleur et se distingue de sa fonction, le travail, tout comme une machine se distingue de ses opérations. La marche de l’analyse avait forcément conduit non seulement des prix de marché du travail à son prix nécessaire ou à sa valeur, mais avait fait résoudre la soi-disant valeur du travail en valeur de la force de travail, de sorte que celle-là ne devait être traitée désormais que comme forme phénoménale de celle-ci. Le résultat auquel l’analyse aboutissait était donc, non de résoudre le problème tel qu’il se présente au point de départ, mais d’en changer entièrement les termes ».

Mais l’économie politique classique était incapable de saisir totalement ce changement de terrain ou ce déplacement de la problématique, car il lui aurait fallu dépasser l’horizon du mode de production capitaliste. Il serait certes faux de croire que les plus grands penseurs de l’économie politique se soumettaient directement aux intérêts de la bourgeoisie et se refusaient consciemment à pousser plus loin leurs investigations. Dans les Théories de la plus-value, Marx montre au contraire que la grandeur de Ricardo contre ses adversaires sentimentaux (Sismondi par exemple) est d’avoir vu dans le mode de production capitaliste le mode le plus favorable pour le développement des forces productives et pour un développement supérieur de l’individualité et en fonction de ce point de vue d’avoir défendu au besoin contre la bourgeoisie la progression des rapports de production capitalistes [12]. Chez lui comme chez Smith on trouve souvent cette honnêteté scientifique qui ne craint ni les contradictions qui reflètent le réel, ni les conséquences des connaissances nouvelles. Mais en même temps tout leur monde intellectuel s’insérait dans un cadre bourgeois et ne les immunisait pas contre les tentations à la vulgarisation des catégories économiques, c’est-à-dire à leur limitation à la description de surface. Smith lui-même selon Marx n’était pas exempt de ce défaut, de ce grossier empirisme qui veut ignorer les contradictions du réel et se sublime en mythifiant les représentations les plus immédiatement conformes à l’organisation mentale du chercheur tout en laissant de côté, comme secondaires, certains aspects gênants, aberrants de la réalité.

Cette tendance à la constitution d’une économie vulgaire que Marx discerne déjà chez les économistes qu’il admire le plus est la traduction des limites de classe de l’économie politique. A partir du moment où le souci de la cohérence formelle du système des catégories l’emporte sur la volonté de pénétrer la réalité en s’empêtrant au besoin dans des solutions contradictoires, dans des formulations équivoques, il est en effet inévitable que le fétichisme de la marchandise se transpose en une sorte de mysticisme des formes catégoriales. Les abstractions de l’économie politique, pleines d’un contenu non explicité, semblent former une science rigoureuse, autonome, sûre de sa méthode, mais expriment en fait une réalité mutilée, partiellement gommée. Cela prédispose les économistes à succomber à la pression de la classe dominante, à opposer aux critiques de l’économie politique faites d’un point de vue socialiste une fin de non recevoir, voire à se débarrasser des catégories les plus riches (valeur, travail, etc.) pour se cantonner à celles qui font de l’économie une discipline traitant d’un ordre naturel.

Tant dans le Capital que dans les Théories de la plus-value, Marx montre d’ailleurs que la lutte des classes exerce une influence considérable sur l’économie politique et que la dissolution de l’école ricardienne amorcée chez James Mill par une tentative de codification qui faisait disparaître « l’engrais » des contradictions et des erreurs du maître, s’est trouvée accélérée chez les épigones (Mac Culloch par exemple) à la suite du passage au premier plan de l’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat alors que l’opposition entre la bourgeoisie et l’aristocratie foncière devenait elle tout à fait secondaire. Contraints par la situation de faire un choix, c’est-à-dire d’aller au bout des conséquences révolutionnaires de la pensée de Ricardo ou alors de faire de l’économie politique un pilier de la défense de l’ordre bourgeois, en particulier contre le marxisme, ou dans le meilleur des cas un brouet éclectique cherchant à concilier l’économie politique du capital avec les réclamations du prolétariat.

Il ressort par conséquent de cet examen que Marx traite le problème de l’idéologie selon une formule triple, idéologie-vulgarisation-apologétique qui dépasse l’affirmation tautologique du conditionnement social des idées ou l’affirmation d’un déterminisme économique, ou d’ordre biologique tout en évitant le relativisme (la critique de l’idéologie étant aussi conçue comme une idéologie). L’économie ou la politique vulgaires, apologétiques, qui constituent ce que l’on appelle communément l’idéologie sont saisis comme des conséquences possibles du niveau plus fondamental du fétichisme de la marchandise (la matrice de l’idéologie), comme la pente que tendent à suivre les intellectuels sous la pression des antagonismes sociaux et des liens qui les relient aux classes dominantes. On peut naturellement objecter à cette conception que la découverte, puis la définition de l’idéologie supposent des observateurs échappant au fétichisme de la marchandise et à la fascination de la réification, ce qui n’est même pas le cas des travailleurs puisque selon Marx lui-même ils ne pénètrent pas spontanément le rapport travail nécessaire — surtravail [13] : « On comprend maintenant l’immense importance que possède dans la pratique ce changement de forme qui fait apparaître la rétribution de la force de travail comme salaire du travail, le prix de la force comme le prix de sa fonction. Cette forme qui n’exprime que les apparences du travail salarié, rend invisible le rapport réel entre le capital et travail et en montre précisément le contraire : c’est d’elle que dérivent toutes les représentations juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la production capitaliste, toutes les illusions libérales et tous les faux-fuyants apologétiques de l’économie vulgaire. » Faut-il alors s’en remettre à une minorité d’intellectuels sans attaches sociales précises, un peu à la manière de Mannheim ? Non, car Marx a montré que ses découvertes avaient été rendues possibles par la conjonction de deux séries de phénomènes, la révolte spontanée de la classe ouvrière, ou plus exactement sa résistance à l’exploitation capitaliste d’une part, les contradictions et les problèmes d’une science en train de se constituer (l’économie politique) d’autre part. En d’autres termes, des intellectuels, des chercheurs en rupture avec l’ordre existant en tant qu’individus (et quelle que soit par ailleurs leur origine sociale) pouvaient arriver à déchiffrer les mystères de la marchandise et du couple valeur d’usage — valeur d’échange à un certain stade de développement du capitalisme et pouvaient ensuite arriver à saisir le sens et le fondement de leur entreprise en la replaçant dans le domaine de la dialectique rapports de production – forces productives. Bien entendu, le refus de se limiter à l’horizon bourgeois avait, il y a plus d’un siècle, des sources morales (l’infidélité de la bourgeoisie aux idéaux de la Révolution de 1789), mais celles-ci ne faisaient que traduire la contradiction entre les principes affirmées de la démocratie bourgeoise et la réalité du fonctionnement du système politique et social, c’est-à-dire exprimaient de façon immédiate la révolte des forces productives (les capacités de contrôle des processus techniques et sociaux développés par les hommes à partir de la production) contre les rapports de production. Pour passer de la critique moralisante postulant une socialité naturelle de l’homme à récupérer, le « Gattungswesen » des Manuscrits de 1844, l’homme social de Max Adler, [14] à une critique scientifique, il fallait certes franchir un pas décisif, celui de l’analyse des contradictions de la socialisation capitaliste et de la découverte des possibilités objectives de solution de ces contradictions. Mais il est évident qu’Engels ou Lénine se référant à la philosophie classique allemande comme à une des sources du marxisme avaient tout à fait raison de ne pas sous-estimer l’impulsion qu’elle donne à la critique scientifique du capitalisme (la réalisation, le dépassement de la philosophie).

Cette conception que Marx se faisait de l’idéologie, cette façon qu’il avait de préciser le mode spécifique de liaison entre base et superstructure est aujourd’hui soumise, il est vrai, à une critique radicale venant des propagateurs de la thèse de « la fin des idéologies ». Dans la civilisation technicienne il n’y aurait plus que des problèmes particuliers à découvrir pragmatiquement ; la science n’aurait plus à se poser le problème d’un autre type d’organisation sociale, mais à produire une technologie poussée pour améliorer peu à peu les conditions de vie ou d’existence dans le cadre du même système. Finalement le marxisme ne serait qu’une sorte de sociologie spéculative, héritière des grands systèmes métaphysiques du XIXe siècle et non cette nouvelle science de la société qu’il prétend être. Sa prétention à saisir des totalités serait en fait tout à fait non scientifique.

L’aspect apologétique de certaines des affirmations des partisans de « la fin des idéologies » est suffisamment apparent pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’attarder à les réfuter. Mais il apparaît que la conception d’une science sociale (économie, sociologie, etc.) limitée dans sa problématique, et progressant graduellement vers la constitution d’un ensemble de propositions universellement admise n’est pas sans exercer un fort attrait sur tout une série de penseurs se réclamant du marxisme. Ainsi Oskar Lange dans son Economie politique [15] reconnaît que l’économi[e] bourgeoise contemporaine apporte une contribution importante, non idéologique à l’édifice en train de se construire dans le domaine des sciences sociales. Il indique, certes, que cette contribution est fragmentaire et demande à être replacée dans un contexte marxiste. Toutefois, on peut se demander si l’économie politique marxiste et la praxéologie dont il est le défenseur présentent des différences fondamentales avec les apports partiels d’économistes comme Domar, Tinbergen, Samuelson, Hicks, etc. Dans son livre Rationalité et irrationalité en économie [16] Maurice Godelier a déjà montré que Lange avait tendance à confondre la rationalité (la logique interne) de tout système social avec la rationalité capitaliste en privilégiant la maximisation des fins individuelles. Il en résulte que pour lui l’irrationalité du système capitaliste tient moins à la contradiction entre forces productives et rapports de production qu’à l’absence d’une structure hiérarchisée des fins ou à l’absence d’une intégration ordonnée des fins des entreprises [17], sans qu’il s’aperçoive qu’un capitalisme d’Etat pur (tel qu’il a été défini par Engels et Boukharine) correspondait tout à fait à ce critère de la hiérarchie des fins (et des moyens). A l’origine de cette erreur de Lange il y a, nous semble-t-il une conception idéologique de l’économie politique, et de la science de la société. Au début de son traité il écrit en effet [18] : « L’économie politique, ou encore l’économie sociale est la science des lois sociales régissant la production et la distribution des moyens matériels servant à satisfaire les besoins humains. » C’est-à-dire qu’il part d’une science économique transhistorique (elle-même définie a priori), applicable à tous les modes de production, même si elle est encore incomplètement appliquée aux modes non capitalistes de production. Il est ainsi amené, malgré ses précautions et ses rappels des textes de Marx sur les lois du mouvement d’une formation sociale à surestimer les lois générales et transhistoriques de la production (chez lui, lois techniques et de bilan ou lois des propriétés communes à plusieurs modes de production). Dans le même esprit il s’oppose à la thèse de Rosa Luxembourg et Boukharine sur la disparition de l’économie politique en régime socialiste. On peut, sans doute, penser que Rosa Luxembourg et Boukharine ont voulu brûler les étapes, mais il est clair que Marx lui-même envisageait un dépérissement de l’économie politique parallèle au dépérissement graduel des catégories marchandes dans la société de transition vers le socialisme. Ce point n’est pas secondaire, car en suivant Lange on arrive à une conception de la planification socialiste qui se refuse à poser consciemment la question du dépérissement du rôle de la loi de la valeur et par voie de conséquence celle du dépérissement de l’Etat. On peut en outre constater que Lange est conduit par son point de départ transhistorique à une sorte d’historicisme linéaire, plaqué sur la fixité, quand il se préoccupe de l’évolution des catégories et des comportements économiques. De ce fait il passe à côté d’une découverte très importante de Marx : le mode capitaliste de production ne peut être compris, si on ne saisit pas son opposition, sa différence spécifique avec le passé (les modes de production antérieurs) lui-même éclairé par la formulation des lois particulières du mode de production capitaliste [19]. Les concepts qui traduisent la réalité du capitalisme n’ont pas à être historicisés par surcroît, ils doivent en tant qu’abstractions scientifiques chargées d’un contenu déterminé exprimer l’historicité du système. Il faut bien voir enfin que la conception de l’économie politique développée par Lange empêche de saisir l’articulation entre économie politique et science globale de la société capitaliste dans la mesure où il met l’accent sur la production en général et non sur la production de marchandises. L’économie politique se caractérise chez Lange par son auto-suffisance, par le fait que les rapports entre l’activité économique et les autres activités sociales ne constituent pas un problème, puisque les catégories économiques sont identifiées à des abstractions scientifiques non problématiques. Pour lui la fétichisation tient simplement au caractère spontané des lois économiques, alors que Marx y voyait aussi un renversement du subjectif et de l’objectif. Le comportement des hommes, leur psychologie sociale au sein des relations sociales de la production capitaliste sont ainsi éclairés de façon déformante : Lange est incité à voir dans l’individualisme, dans l’égoïsme bourgeois le fruit d’une absence de conscience du fonctionnement de l’économie plutôt que la conséquence du rôle de support des rapports de production assumé par les hommes et les groupes de la société capitaliste.

On doit reconnaître, il est vrai, que Lange en adoptant les positions qui étaient les siennes n’a pas eu pour but explicite de rechercher un rapprochement à tout prix avec les positions des économistes bourgeois de son temps. Son but était au contraire de redonner force et vigueur à l’économie marxiste en réagissant contre le dogmatisme de la période stalinienne. Il avait effectivement raison de montrer que l’histoire de l’économie politique depuis la dissolution de l’école ricardienne (1830) n’était pas celle d’une décadence continue conduisant à la rupture de tout lien entre économie bourgeoise et réalité profonde du capitalisme. Comme il l’a montré lui-même dans son traité, différents courants n’ont cessé de se partager la pensée économique bourgeoise depuis cette époque, courants dont certains influencés par la résistance des classes moyennes au capitalisme monopolistique ne manquaient pas de vivacité dans leurs critiques contre le système. Il faut de même reconnaître avec lui que les besoins pratiques naissant du fonctionnement même de l’économie capitaliste s’opposaient à une liquidation complète de l’économie politique. Mais la question qu’il aurait dû se poser et qu’en fait il ne s’est pas posée est celle-ci : « L’économique bourgeoise contemporaine en fonction des exigences de la reproduction élargie du capital peut certainement dépasser, sous plusieurs aspects, le stade de l’apologétique, mais peut elle pour autant aller au-delà de l’idéologie ? ». En effet en se posant sérieusement cette question, il aurait certainement évité de rechercher le dépassement de l’apologétique stalinienne dans une sorte de synthèse éclectique et instable entre la critique marxiste de l’économie politique et l’économique de la croissance.

En même temps il aurait découvert dans ce même dogmatisme stalinien plus qu’un subjectivisme bureaucratique lié au culte de la personnalité, plus qu’une déviation déjà rectifiée ou facilement rectifiable, l’expression idéale d’un processus de restauration bourgeoise partielle (sous la forme d’un socialisme d’Etat qui entrave le plein épanouissement des nouveaux rapports de production) dont les formes apologétiques extrêmes ne sont possibles que par la soumission de la conscience sociale à l’idéologie, c’est-à-dire à un fétichisme qui subjectivise des rapports objectifs (la conception volontariste de la planification) et objectivise des rapports subjectifs (l’infaillibilité des dirigeants et du parti). Le retour au « réalisme » qui s’est opéré progressivement depuis la mort de Staline, l’abandon des formes les plus grossières de l’apologétique (l’opposition science bourgeoise - science prolétarienne par exemple), le droit de cité accordé à des disciplines comme la sociologie et la psychologie sociale, vu sous cet angle, ne doivent pas faire illusion. La plupart des pays post-capitalistes restent marqués par la circularité idéologique - vulgarisation - apologétique - idéologie, qui elle même ne fait que refléter la reproduction des formations socialistes d’Etat en tant que combinaisons spécifiques de rapports socialistes et de rapports capitalistes, de processus socialement contrôlés et de processus marchands. Aussi le dialogue entre l’Est et l’Ouest, les formes nouvelles de la lutte « idéologique » entre l’Est et l’Ouest doivent-ils être considérés non comme la manifestation d’une offensive marxiste, mais plutôt comme la conséquence du rejet des aspects les plus irrationnels du stalinisme et d’une adaptation des pays de l’Est à l’extension des relations économiques et culturelles avec l’Occident capitaliste. De ce point de vue il n’y a pas de fin des idéologies, mais confrontation dans les limites de l’idéologie [20]. Il existe une autre conception de ce problème, qui apparemment opposée à la théorie de la fin de l’idéologie la rejoint pourtant, sur des points essentiels ; c’est celle de la toute puissance de l’idéologie qu’Herbert Marcuse a brillamment illustrée dans son One dimensional man [21]. Pour lui la société capitaliste contemporaine se caractérise par le perfectionnement incessant des formes et des moyens de domination, en d’autres termes par la progression de la technologie de la domination. La croissance de la productivité de l’appareil de production permet de prédéterminer et de satisfaire la plupart des besoins : par voie de conséquence la manipulation technologique arrive largement à faire intérioriser par les individus les valeurs nécessaires à la conservation de la société. Les différentes formes de non-conformisme elles-mêmes sont tolérées parce qu’elles concourent à l’équilibre du système en absorbant les forces centrifuges. La sphère privée de l’autonomie succombe à la fascination du loisir hétéronome. Les individus finissent en quelque sorte par s’identifier au destin qui leur est imposé par l’appareil répressif de la société : personne et fonction ne semblent plus faire qu’un malgré les tensions latentes qui subsistent. La tolérance, la fin de la conscience malheureuse, le dépérissement des phénomènes de sublimation qui pour la pensée critique devraient marquer autant d’étapes de l’émancipation humaine, apparaissent comme des instruments de la technologie répressive. L’opposition disparaît peu à peu en tant que force effective tandis que la Raison se fait rationalité opérationnelle d’un système pourtant irrationnel face à ses propres exigences originelles. La tension entre culture et civilisation caractéristique de la société capitaliste jusqu’à la deuxième guerre mondiale tend à s’estomper [22] : la culture en tant que refuge de la liberté s’intègre à la civilisation matérielle du donné et de l’instant. Le langage et la pensée se soumettent au statu quo de façon pragmatique : les sciences sociales devenues des sciences du comportement (behavioral sciences) limitent étroitement leurs champs d’investigation et la philosophie elle-même cherche à se débarrasser de l’aspect normatif des concepts généraux qui marquait encore les philosophies classiques. L’a priori technologique universellement accepté aboutit au développement d’une pensée à une dimension, c’est-à-dire qui n’entretient plus la perspective d’un changement radical. A l’Est comme à l’Ouest les formes du pouvoir ne répondent pas à la nécessité de libérer les hommes, de pacifier leur être et leur existence, mais au contraire expriment toujours la domination de l’homme sur l’homme. Dans leur opposition même les deux types de systèmes répressifs s’apportent un appui mutuel contre les oppositions internes. Le pluralisme du monde d’aujourd’hui ne peut cacher ses tendances totalitaires. La fausse conscience est devenue la véritable conscience, l’idéologie est devenue réalité : elle est intégrée à l’appareil de production.

Cette analyse d’Herbert Marcuse est sans conteste une des plus radicales et une des plus conséquentes dans la lignée de ce que les Allemands appellent « Kulturkritik ». Elle ne se laisse pas berner par des consolations et des illusions faciles. Son pessimisme cependant n’est pas dicté par la volonté de faire une sorte d’apologétique indirecte de la société capitaliste. Marcuse reste un adversaire irréductible de l’exploitation capitaliste et par la sévérité de son diagnostic ne fait que chercher à aiguiller l’attention sur les seules bases réelles selon lui de la mise en question du système : la nudité du refus abstrait (la forme pure de la protestation contre la complicité), l’opposition marginale des oubliés et des méprisés de la société (les exploités et les persécutés d’autres races et d’autres couleurs, les sans travail et ceux qui sont incapables de travailler, nous dit Marcuse). Le prolétariat est devenu à sa façon un soutien du mode d’existence dominant et l’impetus révolutionnaire ne se trouve plus que dans certains cercles intellectuels et surtout parmi les peuples exploités du tiers monde. La chance que la convergence de ces deux forces puisse empêcher la marche vers la barbarie n’est pas très grande, mais elle doit être courue. C’est la seule chose que l’on puisse dire avec certitude.

Il serait vain de vouloir critiquer une telle analyse en bagatellisant certaines données sur lesquelles s’appuie Marcuse : l’intégration relative de la classe ouvrière dans les pays occidentaux, les difficultés des processus révolutionnaires, la crise de la pensée révolutionnaire. On pourrait bien entendu leur donner une interprétation différente en déplaçant les accents et les significations, mais il faudrait alors justifier théoriquement cette différence d’interprétation, c’est à-dire contester dans ses principes mêmes l’analyse de Marcuse. C’est par conséquent au niveau théorique et méthodologique que doit se placer la controverse.

La théorie critique de Marcuse, comme le remarquent plusieurs auteurs du volume The Critical Spirit [23] est plus hégélienne que marxiste : elle est l’élucidation des conditions de réalisation de la raison et de la liberté dans la société. Pour cela elle se transforme en matérialisme historique et doit s’incarner dans le prolétariat en tant qu’expression de la négativité (négation pratique de la négation capitaliste de l’humain). En s’emparant du prolétariat la théorie critique en fait une classe sujet de l’histoire qui dissipe les projections imaginaires, les nuages idéologiques en obéissant à ses propres aspirations à la libération du besoin et de la domination. Théorie et praxis se rejoignent ainsi tout au cours d’un processus historique. Le tragique de la situation contemporaine est que cette jonction progressive a fait place à la disjonction. La théorie critique garde sa validité, en tant que tension de la normativité avec la réalité, mais l’agent de la transformation historique est devenu muet. L’aliénation, l’idéologie ont à ce point progressé sous le coup de fouet de la rationalité technologique qu’elles sont maintenant partie intégrante des rapports de production et non plus simplement leur reflet déformé. Le concept d’aliénation lui-même devient problématique, nous dit Marcuse, quand l’individu trouve de la satisfaction dans le destin ou l’existence qui lui sont imposés. Il ne reste plus alors que l’opposition abrupte entre Théorie critique et Réalité [24].

Mais les problèmes étaient-ils bien posés ? On ne peut pas se départir de l’impression que Marcuse est resté prisonnier de son point de départ : le dépassement du capitalisme serait le fruit du travail de sape de l’incarnation concrète de la Raison. Déjà dans une critique d’Idéologie et Utopie de Mannheim parue en 1929 [25] il se refusait à considérer la théorie comme relevant de l’examen scientifique, une théorie historique comme le marxisme ne pouvant être traitée comme une science pure. Il ajoutait également que ce n’était pas la nécessité axiologiquement neutre de l’évolution historique qui faisait de l’action révolutionnaire du prolétariat la Vérité, mais la supériorité évidente de l’ordre vital (Lebensordnung) socialiste. Il ignorait par conséquent tout le sens que Marx avait donné à son entreprise : la constitution d’une nouvelle science qui ne sacrifie pas au naturalisme bourgeois, mais soit en même temps une théorie du changement historique. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Marcuse n’aperçoit pas toute la fécondité de la théorie du fétichisme et de l’idéologie du Marx de la maturité, mais est conduit à une opposition simple théorie critique-idéologie. Est idéologie tout ce qui ne maintient pas une tension éthique et critique avec le monde de la domination, de l’oppression et de l’exploitation, tout ce qui ne dépasse pas le niveau de la donnée empirique et de la facticité. De même il faut comprendre que la situation du travailleur est déterminée par une réduction de son activité à la seule dimension de la nécessité (celle de la production et de la reproduction matérielles), par l’amputation de la dimension de la liberté (celle de la prévision et de la conscience). La praxis libre est par suite la réunification en une praxis unitaire de ces deux modalités de l’existence (Daseinsweisen) [26]. De façon évidente ces deux volets de la théorie critique selon Marcuse (idéologie et aliénation) font appel à un fondement essentialiste, tout à fait conforme d’ailleurs à la nature historiciste de cette même théorie. L’histoire contemporaine n’est plus en fait que l’histoire de la réalisation complète et libre de l’homme total — ou de son échec. Si la négativité du prolétariat, de ces travailleurs « aliénés » qui n’ont que leurs chaînes à perdre fait défaut, si la récupération de la dimension amputée n’est plus saisie comme une tâche, effectivement la fluidité du domaine idéologique (largement transparent pour les consciences critiques) cède la place à la solidité du domaine de la rationalité technologique, de la manipulation des hommes transformée en production et en reproduction intégrées à l’accumulation capitaliste.

La logique de Marx n’est toutefois pas celle-là.

Pour Marx l’idéologie est un phénomène objectif qui traduit un certain type de relations des hommes entre eux et à leurs produits et s’exprime en une certaine configuration de la conscience sociale, mais en aucun cas, comme nous l’avons déjà indiqué, ce rapport objectif n’est assimilable aux rapports de la production. A la suite de la pénétration de plus en plus profonde du mode de production capitaliste dans les différentes formations économiques et sociales, à la suite de la soumission des nouveaux secteurs de l’activité sociale aux rapports de production capitalistes (art, littérature, loisirs, etc.) il y a certes progression du fétichisme et des phénomènes de réification, mais il faut être prisonnier d’une conception philosophico-historique de l’idéologie pour penser que celle-ci devient une sorte de puissance étrangère sur laquelle vient se briser la critique rationnelle. L’idéologie n’est effectivement pas le fruit de l’enchevêtrement des actions humaines, ou si l’on veut, le point de rencontre imprévu d’actions individuelles, intentionnelles à leur point de départ, mais débouchant sur des résultats tout à fait non voulus ou non désirés. En réalité l’idéologie n’est pas l’irrationalité des moyens prenant les dessus sur les fins, de la technologie se substituant à la réflexion sur les objectifs fondamentaux de l’activité sociale, elle est une des manifestations du rôle de support des rapports de production capitalistes assumé par les hommes. On peut donc admettre que son poids se fait plus lourd sans pour autant en conclure qu’elle devient inexpugnable.

Il est vrai que selon Marx la critique rationnelle de l’idéologie n’est pas le fait de la négativité prolétarienne et que dans ses œuvres de la maturité il n’attendait pas que la classe ouvrière de par sa « révolte contre l’aliénation du travail » démasque en pratique l’idéologie dominante. Pour lui l’ouvrier succombait comme les autres supports des rapports de production (les bourgeois entre autres) au fétichisme de la marchandise, d’une manière sans doute spécifique, mais qui empêchait néanmoins que la conscience ouvrière même sous sa forme la plus extrême (la conscience possible de Lukacs) déchiffre le mystère de la société. Dans les Grundrisse par exemple il écrit [27] : « La force de travail vivante est propriétaire d’elle-même et dispose dans l’échange de ses propres forces. Des personnes se font face. Formellement leur rapport est libre et égal, comme celui de tout échangiste. Il s’avère que c’est là une illusion et une mystification : on le constate dès que l’on quitte la sphère strictement économique. Ce que le libre ouvrier vend, ce n’est jamais qu’une portion déterminée de ses forces : l’ensemble de la force de travail domine chacune de ses dépenses particulières. Il vend son activité particulière à un capitaliste particulier, auquel il fait face comme individu indépendant, mais il est clair que tel n’est pas son véritable rapport avec le capital proprement dit, c’est-à-dire avec la classe des capitalistes. Néanmoins, en ce qui concerne sa personne particulière et réelle, il voit s’ouvrir devant lui un vaste champ pour le choix et l’arbitraire, bref pour une liberté formelle. » Attention ! Le terme liberté formelle ne doit pas mener à des conclusions hâtives. Le caractère formel de la liberté de vendre la force de travail ne signifie pas son inexistence, mais a trait à la limitation de son champ d’application ainsi qu’aux conditions mêmes de la naissance transparentes de la réalité de l’exploitation (le rapport de surtravail au travail nécessaire), même lorsque le travailleur salarié s’oppose subjectivement aux effets des rapports de production capitaliste. Bien au contraire, l’ouvrier tend spontanément à une amélioration des conditions de vente de sa force de travail et par là même cherche à se reproduire comme salarié, support des rapports de production capitaliste. En tant qu’élément des forces productives sociales il se heurte objectivement aux rapports de production et se trouve certainement réceptif à une conception révolutionnaire, mais encore faut-il que cette conception lui vienne d’une réflexion scientifique sur le mode de production capitaliste, sur ses différents niveaux et leurs modes d’articulation et sur les conditions du dépassement de ce mode de production. L’attitude révolutionnaire de la classe ouvrière dépend donc de la théorie scientifique de la société capitaliste. Si la théorie cesse de se développer, de s’adapter aux mouvements incessants de la société capitaliste, la reproduction spontanée des rapports capitalistes par les travailleurs ne peut manquer d’influer sur leur conscience et leur pratique politiques. Si fort soit-il l’héritage constitué par des idéaux socialistes depuis longtemps implantés dans les esprits ne peut suffire à soutenir l’action révolutionnaire. Il n’y a pas un travail aliéné, une scission de l’être qui produisent immédiatement un projet élaboré de rejet de l’exploitation capitaliste. Il y a bien plus une séparation des travailleurs des moyens de production, une autonomisation des rapports de production par rapport à ceux qui les mettent en branle, qui contribuent à créer la contradiction entre forces productives et rapports de production.

Pour se convaincre que telle est bien la conception de Marx, on peut se reporter aux indications qu’il donne dans le Capital sur le développement des contradictions du capitalisme. Loin d’avoir défendu l’idée d’un écroulement du système sous le seul poids de ses contradictions économiques (extrapolation hâtive à partir de la loi générale de l’accumulation capitaliste ou à partir de la baisse tendancielle du taux de profit) il a au contraire montré que la contradiction fondamentale (forces productives-rapports de production) devait se manifester à tous les niveaux de la pratique sociale (économique, politique, théorique). En outre il a clairement laissé entendre que cette contradiction fondamentale et toutes les contradictions secondaires qui en découlent, ne pouvaient parvenir au point d’éclatement que si la théorie scientifique et l’action révolutionnaire — comme pointe de l’avancée des forces productives — bouleversaient le mode d’articulation et de correspondance des différents niveaux de la pratique en mettant fin en particulier à la séparation fétichiste des différents modes d’activité sociale, c’est à-dire en mettant fin aux liaisons et aux correspondances spontanées.

Sans cette intervention consciente qui ne peut se situer dans l’immédiateté des relations sociales, les contradictions persistent mais selon le mot de Marx, elles ne font que se déployer, sous la forme phénoménale et se reproduire à une plus grande échelle [28]. Parmi tant d’autres passages, voici ce qu’il dit dans les Grundrisse [29] : « Le capital ressent toute limite comme une entrave et la surmonte idéalement, mais il ne l’a pas pour autant surmontée en réalité : comme chacune de ces limites est en opposition avec la démesure inhérente au capital, sa production se meut dans des contradictions constamment surmontées, mais tout aussi constamment recrées. Il y a plus. L’universalité à laquelle il tend inlassablement trouve des limites dans sa propre nature qui, à un certain niveau de son évolution, révèlent qu’il est lui-même l’entrave la plus grande à cette tendance, et le poussent donc à sa propre abolition. » On peut par conséquent considérer que le déploiement des contradictions au niveau économique ou au niveau politique joue le rôle de révélateur, mais d’un révélateur pour qui sait l’interpréter scientifiquement et découvrir les lois du mouvement de ce déplacement. Par elles-mêmes les contradictions sont muettes, tout au moins tant que la spontanéité des praxis individuelles ou des groupes n’est pas secouée, brisée par la théorie révolutionnaire mise en pratique systématiquement.

En ce sens rien n’est plus faux que de reprocher à la nouvelle science de la société capitaliste développée par Marx d’ignorer le rôle des hommes. Marx au contraire à travers sa théorie scientifique indique les voies et les moyens à utiliser pour que les hommes (la classe révolutionnaire) ne soient plus réduits à leur rôle de support des rapports de production. Mais le processus révolutionnaire selon lui n’est pas un simple dévoilement, une illumination brusque de la conscience des exploités à partir de l’expérience des relations entre capital et travail au stade de la production. Le processus révolutionnaire qui mène à la prise du pouvoir est un processus complexe qui n’a aucun caractère d’irrésistibilité ou d’automaticité en dehors d’une progression de la connaissance scientifique des contradictions du système capitaliste et en dehors de l’utilisation systématique de cette connaissance.
Dans cette perspective la question de l’affaiblissement de l’impétus révolutionnaire dans les pays capitalistes hautement développés peut trouver sa réponse. Ce n’est pas un déterminisme « sociologique » quelconque qui est responsable de cet enlisement [30]. Tous les discours sur la société technicienne, sur la société de consommation, même s’ils saisissent les nouvelles formes phénoménales du capitalisme passent à côté du problème fondamental : celui du retour à Marx, celui du développement de la théorie scientifique de la société capitaliste et des sociétés de transition entre le capitalisme et le socialisme post-capitaliste, en un mot le problème de la lutte contre l’idéologie et l’apologétique au sein du marxisme. Cette tâche que la crise du stalinisme a mise à l’ordre du jour depuis plusieurs années n’a rien d’académique. Elle suppose en fait une critique scientifique sans faiblesse des théories développées par le « marxisme officiel » de provenance stalinienne qui ne font que refléter les pratiques de formations sociales où l’épanouissement des rapports de production socialistes est entravé, c’est-à-dire révolutionnaire depuis la fin des années 20. Elle suppose aussi une critique scientifique (non volontariste) des partis (communistes ou socialistes de gauche) qui restent attachés aux idéaux socialistes. C’est à cette condition que le processus révolutionnaire mondial verra converger la lutte des travailleurs des pays capitalistes développés avec la lutte de libération nationale et sociale des exploités des zones sous contrôle colonial.

Jean-Marie VINCENT.


Source : exemplaire personnel





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Giansiro Ferrata « 2.000 pagine di Gramsci », Milan, 1964. Tome I, p. 265.

[2On a très souvent tendance en Occident, à considérer la révolution d’Octobre comme un coup d’Etat en surestimant le rôle de l’organisation bolchevique, c’est-à dire en sous-estimant la préparation théorique et politique de la Révolution. Or celle-ci n’est pas pensable sans l’élaboration progressive de son programme (les thèses d’avril) à travers les polémiques sur les forces sociales motrices des transformations de la Russie (bourgeoisie, paysannerie, prolétariat), sans les affrontements idéologiques (populisme, menchevisme, bolchevisme) et sans la mise en évidence de la loi du développement inégal et combiné (combinaison originale en Russie du capitalisme le plus avancé avec des formes pré-capitalistes).

[3Idem.

[4Voir le combat de Gramsci contre le bordighisme.

[5On peut trouver une critique particulièrement efficace de Mannheim dans Max Horkheimer « Ein neuer Ideologiebegriff ? » in « Archiv für die Geschichte des Sozia lismus und der Arbeiterbewegung » 15. Jahrgang 1930, pp. 33 56, reproduit partiellement dans Kurt Lenk « Ideologie », Neuwied, 1961, pp. 236-256.

[6Voir la traduction française - Karl Marx « Fondements de la critique de l’économie politique », Editions Anthropos, Paris, 1967, tome I, p. 137.

[7Il n’est nul besoin d’imaginer que l’idéologie est absolument cohérente et qu’elle ne connaît pas des variantes suivant les niveaux de la pratique sociale auxquels elle s’applique, ni non plus suivant les points de vue (place dans les rapports de production) des acteurs sociaux.

[8Voir Karl Marx le Capital, Livre I, tome I, Editions sociales, Paris, 1950, pp. 91-92.

[9Idem, p. 88.

[10Ces quelques remarques ne prétendent pas épuiser le problème. Elles partent de l’idée que le fameux problème de la transformation est un faux problème. Les prix, prix de production, prix de marché, ne sont pas des formes modifiées des valeurs (surtout pas des valeurs individuelles), mais des formes phénoménales autonomes qui à travers la concurrence expriment la loi de la valeur et ses contradictions. Sur ce point voir Jean-Claude Michaud, « Teoria e storia nel Capitale di Marx, Milan, 1960, pp. 47-62.

[11Voir le Capital, Livre I, tome II, Editions sociales, Paris, 1951, p. 211.

[12Voir « Theorien über den Mehrwert », tome II, Berlin, 1961, p. 107.

[13Voir le Capital, Livre I, tome II, p. 211.

[14Voir le « Lehrbuch der materialistischen Geschichts auffassung », réédité récemment en trois volumes à Vienne.

[15Voir Oskar Lange « Economie politique », tome premier : Problèmes généraux, Paris-Varsovie, 1962.

[16Paris, 1966, pp. 21-28.

[17Lange, op. cité pp. 204-205.

[18Idem, p. 1.

[19Les concepts du Capital même lorsqu’ils sont analytiques et fonctionnels traduisent l’historicité du mode de production capitaliste. La théorie du Capital est unité du continu et du discontinu, du synchronique et du diachronique.

[20Dans son livre « Economics and Ideology and other Essays Studies in the development of economic thought », Londres, 1967, l’économiste britannique Ronald L. Meek a fait une intéressante confrontation des positions de Schumpeter, de Joan Robinson pour en montrer les aspects communs « non idéologiques ». Mais il fait justement ressortir l’aspect idéologique commun. Voir pp. 196-224.

[21Voir l’édition allemande « Der eindimensionale Mensch » Studien zur Ideologie der fortgeschrittenen In dustriegesellschaft - Neuwied, Berlin, 1967, 2e édition.

[22Voir l’article « Bemerkungen zu einer Neubestim mung der Kultur » dans « Kultur und Gesellschaft », tome II, Frankfurt am Main, 1965, pp. 147-171.

[23Voir « The critical spirit », Boston, 1967. Essais en l’honneur d’Herbert Marcuse.

[24On peut trouver la position de Marcuse sur la théorie critique dans son article « Philosophie und kritische Theorie » maintenant dans « Kultur und Gesellschaft », tome I, pp. 102-127.

[25« Zur Wahrheitsproblematik der soziologischen Methode » maintenant dans Kurt Lenk « Ideologie », op. cit. pp. 209-217.

[26Voir l’essai « Uber die philosophischen Grundlagen des wirtschaftswissenschaftlichen Arbeitsbegriffs » dans Kultur and Gesellschaft, tome II, op. cit. pp. 7-48.

[27« Fondements de la critique de l’économie politique », op. cit. pp. 428-429.

[28Voir le chapitre 15 du Livre III du Capital.

[29« Fondements de la critique de l’économie politique », op. cit. p. 367.

[30Il est assez intéressant de noter que dans la littérature sociologique on trouve de nombreuses études qui vont à l’encontre des vues les plus simplificatives sur la civilisation de masses. Ainsi dans l’ouvrage collectif « Culture and social character », New York, 1962, sous la direction de S.M. Lipset et de L. Lowenthal la plupart des auteurs montrent que le caractère hétéronome défini par D. Riesman dans « la Foule solitaire » n’est pas dominant, comme on le pense généralement, dans la société américaine. L’hétéronomie apparaît comme un trait favorisé par le développement capitaliste, mais qui n’est produit que dans des circonstances bien particulières.