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Introduction

La Postérité de l’école de Francfort

avec Alain Blanc - p. 11-17, Syllepse, 2004




Corollaire, non absolument causal, de sa longévité, l’Ecole de Francfort est un continent. Le lecteur français. notamment grâce à la ténacité de certains directeurs de collection au premier rang desquels figure Miguel Abensour, a maintenant accès à une bonne partie des textes écrits par ceux qui en assurèrent la fondation rigoureuse (Max Horkheimer, Theodor Adomo) ou en perpétuèrent certains aspects, voire en les modifiant (Herbert Marcuse, Jürgen Habermas) ou qui d’une manière ou d’une autre, en croisèrent le chemin ou y apportèrent une contribution plus ou moins durable ou officielle (Walter Benjamin, Erich Fromm). D’autres travaux restent néanmoins à découvrir (Friedrich Pollock, Léo Lowenthal).
Si l’École de Francfort est ce continent, il est logique, notamment en fonction des courants intellectuels, des contextes et spécificités nationaux que tel auteur ou tel pays ait retenu tel ou tel des cléments qui la constitue. Toutefois, au fil de ces pages, le lecteur retrouvera ou découvrira nombre d’aspects ayant contribué à construire la spécificité de ce qu’il est convenu d’appeler l’Ecole de Francfort : la place, théoriquement fondée, de la sociologie, l’importance capitale de la psychanalyse, le dialogue critique avec d’une part les fondateurs de la philosophie classique (Emmanuel Kant, Georges Hegel) et d’autre port le marxisme en général et la pensée de Karl Marx en particulier, les liens entre la théorie et la pratique et la difficulté de penser les termes de la praxis, contemporaine notamment, la place de la technique dam les sociétés capitalistes, la réalité et la profondeur de l’antisémitisme et du racisme, la crise de l’individu, la résistance des œuvres d’art et des pratiques sociales critiques mises en perspective avec la négation déterminée de l’ordre existant, ce point d’appui théorique sans lequel il ne peut y avoir de potentiel de changement substantiel comme garant de la promesse de bonheur...
Bien qu’en leurs débuts et jusqu’aux années 1970, les travaux d’Habermas aient été perçus comme si situant dans la continuité de l’École de Francfort, son évolution ultérieure, marquée par la raison communicationnelle, semble l’en avoir éloigné. Il est donc cohérent que dans les contributions, qui sont rapidement présentées ci-après, ses travaux, mondialement connus, apparaissent dans certaines d’entre elles, comme point d’ancrage de nombreux débats contemporains.
Jean-Marie Vincent rappelle l’importante place occupée par la sociologie dans l’œuvre d’Adomo. Ce dernier, dans ses écrits sur la musique et surtout par l’intermédiaire de la recherche sur la personnalité autoritaire, va faire œuvre de sociologue Usant de méthodes quantitatives et qualitatives, il souligne le caractère social des préjugés dont des lors l’explication ne relève plus de la seule psychologie, mais qui résulte des agressions propres aux rapports sociaux qui peuvent ainsi susciter et encourager des projections phobiques, la haine de l’autre et de l’intérieur. De retour en Allemagne, Ador- no cherche a analyser, sous la matérialité des relations sociales, les effets de l’Etat providence, ce qui n’empêche pas la permanence de l’abstraction de l’échange et du fétichisme de la marchandise et ce qui ne laisse guère d’autres choix aux individus que de s’adapter et de se réfugier dans l’irrationalité. Dans les textes théoriques des années 1960. Adomo propose une conception allusive du changement social comme refus de se plier au négatif des rapports sociaux et une remise en question de la prédominance du collectif sur l’individu Dans ce cadre, la sociologie doit, pour lui. viser à déconstruire le faux rapport entre pratique et théorie, seul moyen théorique permettant à l’individu d’échapper à l’activisme et à la vulgate marxiste et de s’ouvrir à d’autres perspectives de libération
Pierre V. Ziam s’attache à construire les différences et continuités existant entre Adomo et Jean-François Lyotard. Alors que le premier d’une part subordonne le Laid et le Sublime au Beau et d’autre part conçoit le sujet comme menacé par lu négativité créatrice, le second tourne le Sublime contre le Beau et à l’instar d’autres discours post-modernes, a quitté la problématique du sujet. Si la pensée de Lyotard a des affinités avec celle d’Adomo, elle s’en distingue néanmoins, et notoirement, car elle abandonne l’utopie adornienne d’un Beau négatif et d’une subjectivité réconciliée. Associé à la force destructrice du Sublime, l’inhumain de Lyotard lui permet de sortir de la modernité centrée sur le sujet. Lyotard serait un héritier postmoderne d’Adomo et de Benjamin.
Henri Leroux s’appuyant sur les derniers travaux de Michel foucault, montre la proximité existant entre le philosophe français et l’École de Francfort. Mais alors que l’Ecole a su relier Lumières et despotisme, raison et dissolution du sujet, Foucault a préféré mettre l’accent sur des micro-mécanismes, des dispositifs, des réseaux de contingences étayant une structure non hypostasiée. En conséquence, Foucault n’absolutise pas l’histoire et l’étau de la domination peut être desserré par des sujets reformulés, déviants et créant de nouvelles formes de gouvernementalités de soi. Loin de la préservation de ce qu’il reste encore du sujet, Foucault plaide pour un rapport plus incisif au monde dès lors conçu comme moins déterminé.
Ewa Bogalska Martin, analysant les travaux d’Horkheimer et d’Habermas, construit la continuité et les différences existant entre les deux représentants de deux générations confrontées à des problèmes et contextes sociaux différents, le nazisme et les sociétés totalitaires pour le premier, les sociétés démocratiques pour le second qui connut l’effondrement du bloc soviétique. Pour Horkheimer, la raison étant totalitaire, il convient en transformant les mythes en réalité de s’en libérer et d’introduire une morale dans le monde. Habermas, qui reprend certains aspects de la Théorie critique, la distance par rapport a la raison instrumentale notamment, essaie de fonder, ici et maintenant, les termes d’un monde nouveau caractérisé par une intercompréhension mutuelle favorisant la création d’un espace républicain dont le programme est celui des droits de l’homme : dans les démocraties, Habermas ne doute pas que Prométhée ait du travail pour en réaliser le contenu.
Paul-Laurent Assoun cerne l’appropriation de la psychanalyse par l’École de Francfort. Il note que d’une part Sigmund Freud, au même titre que Marx, Hegel et Kant, a été considéré comme une puissance formatrice de la Théorie critique ; il souligne d’autre part la distance fondatrice de la psychanalyse vis-à-vis de l’idéalisme allemand ; pour la psychanalyse, il y a donc antipathie, distance entre tout rationalisme et la Théorie critique. Il revient à Fromm, dans les études sur l’autorité et la famille, de tisser des liens entre individu et totalité et de proposer une approche psycho-sociologique complémentaire aux théorisations philosophiques et politiques. Mais si Francfort a fait un si bon accueil à Vienne c’est surtout pour deux raisons ; le noyau de la Théorie critique étant la récusation de la théorie de l’identité, cette conception est conciliable avec l’hypothèse de l’inconscient elle aussi non identitaire ; parce que le freudisme, avec la dynamique Éros/Thanatos et la théorie de la libido, s’oppose aux néo-freudisme culturaliste américain. Pour la Théorie critique, et quoi qu’en ait pensé Habermas qui s’en distingue, la psychanalyse en tant que discipline de l’inconscient, participe à la production de la vérité d’un sujet non identitaire.
Florent Gaudez, soucieux d’apporter sa contribution à une sociologie des œuvres d’art, s’appuie sur le tout dernier texte public par Marcuse, La Dimension esthétique, texte par ailleurs injustement oublié. Si Marcuse est d’accord avec Marx pour situer l’œuvre dans son contexte social et politique, il s’en distingue en insistant sur le potentiel politique de la forme et l’autonomie relative de l’art vis-à-vis des rapports sociaux. Marcuse propose ainsi le concept de sublimation esthétique qui permet de définir l’œuvre d’art comme force dissidente et qui peut être révolutionnaire parce qu’elle renvoie à elle-même en tant que contenu devenu forme. Si la sociologie de l’art doit cerner les conditions sociales de production des œuvres, l’auteur, en s’appuyant sur Marcuse, indique qu’en outre l’œuvre, par exemple littéraire, dynamise la relation intersubjective entre les lecteurs et le texte : le texte n’est pas neutre
Alain Blanc centre sa contribution sur les principales conceptions de Marcuse qu’il présente à partir des ouvrages majeurs du philosophe publiés pendant les années I960. Il insiste plus particulièrement sur la théorisation marcusienne d’une sorte de troisième voie, entre soumission inacceptable et impossible critique tous azimuts, dont le contenu sera renforce et amendé par Marcuse à la faveur des divers mouvements sociaux planétaires ayant affecté le siècle et qu’il aura le mérite d’approcher. La pensée de Marcuse, théoricien de la praxis, oscille entre fidélité à Francfort, par exemple en réaffirmant le caractère destructeur des sociétés administrées, et séparation quand il fait l’éloge de pratiques critiques affirmatives. L’un des résultats de cette oscillation est de définir les termes d’une utopie adaptée aux sociétés contemporaines et dont sauront se saisir divers adeptes critiques devenus managers.
Giovanni Battista Clémente nous indique qu’en Italie, les marxistes ont du faire face au séisme de La Dialectique de la raison (traduite en 1966) qui rompait avec la tradition historiciste du marxisme transalpin, remettait en cause l’optimisme historique et affirmait les limites du socialisme réel. Alors que les Lumières restaient la mesure des objectifs, avec Francfort, elles devenaient l’objet de l’analyse dont il fallait démasquer les tendances involutives. Si, dans les années 1950, des marxistes ouverts ont fait bon accueil à Francfort, ils s’opposent au caractère contemplatif de la Théorie critique et à sa perte de vue du prolétariat. Dans les années 1960, le paysage intellectuel change à cause de la crise étudiante et de la généralisation des traductions Il est reproché à Francfort sa vision trop utilitariste des Lumières et ses conceptions datées de la technique (Horkheimer et Adomo) mais aussi son idéalisme inoffensif (Marcuse). À l’inverse de ces orthodoxies, la nouvelle gauche fit un accueil plus favorable aux francfortois et les thèmes des limites de l’émancipation fondée sur la maîtrise de la nature eurent plus d’échos. Mais ce sont les travaux d’Habermas qui, dans les années 1970 et 1980, vont donner lieu à de multiples débats et travaux portant, entre autres sur le scepticisme supposé de Francfort, la discussion de la validation transcendantale de la théorie, un éventuel repli sur des positions empiriques, l’équilibre à trouver entre philosophie sociale fidèle aux origines et philosophie politique contemporaine (un rawlsianismc de gauche).
Luis Castro Nogueira note aimablement que la lecture d’Adorno est obligatoire pour les élèves se présentant à l’examen d’entrée a l’Université espagnole. Plus sérieusement, il constate que les trois générations francfortoises, à l’exception de Marcuse, ont eu un impact restreint en Espagne. Ce discret accueil peut sans doute s’expliquer par la spécificité ibérique : ignorance historique de Hegel, traumatisme de la guerre civile, particularité de la transition démocratique, transformation et évolution de la classe ouvrière dans les années de croissance du franquisme, classes moyennes tenantes de la démocratie dans l’ordre... Si les marxistes espagnols n’ont pas manifesté un grand intérêt pour les travaux de la première génération de l’École de Francfort, philosophes et sociologues les ont mieux accueillis via des traductions provenant d’Amérique du Sud : dans les années 1970, l’édition du corpus était accessible en espagnol, la dispute Adomo-Popper sur le statut des sciences sociales a marqué les esprits et les travaux d’Habermas vont occuper et occupent toujours une place centrale dans les débats intellectuels. Adeptes et critiques discutent de la validité des catégorie clé de la pensée habermassienne : la théorie de l’agir communicationnel, la communauté de dialogue. Si l’utopie communicationnelle habermassienne constitue un point d’ancrage des débats des spécialistes, elle reste moquée par les tenants d’un pessimisme actif propre à la génération des fondateurs.
Waldemar Czajkowski souligne qu’en Pologne, avant 1989, l’École de Francfort était perçue comme insuffisamment marxiste et après cette date, comme l’étant trop. Parmi d’autres, Kolakovski (1976) présente une analyse balancée mais critique de cette école dont la radicalité dissimule la nostalgie voire l’obscurantisme (Marcuse). Par la suite deux philosophes vont s’appuyer sur les thèses francfortoises : le premier inclut Francfort dans la nouvelle réalité théorique qui dépasse les anciennes catégories de savoir et disciplines ; le second porte son regard sur une épistémologie critique des sciences sociales. Mais c’est Zygmunt Bauman qui, aujourd’hui, reprend le plus les thèses de Francfort. Il axe sa réflexion sur la modernité qui se caractérise d’une part par la mise en place d’un ordre piloté par des agents indépendants et dotes de savoirs et de technologies donc créateurs de liberté et d’autre part par l’impossibilité de s’opposer au chaos et d’accepter le changement. Si la modernité est porteuse de domination culturelle, elle a aussi produit le génocide et l’Holocauste. Discutant alors les thèses d’Adorno, Bauman suggère que ces deux extrémismes résultent d’une accumulation de causes d’apparence indépendantes, ordinaires et normales dont le déclenchement est du à un Etat construit comme omnipotent Dans l’un des pays du socialisme réel mais ayant préalablement connu Auschwitz, les intellectuels d’avant et après 1989, se sont progressivement démarqués du marxisme : il leur reste à produire la critique d’une tradition critique porteuse d’idéaux toujours partages.
Stéltos Alexandropoulos indique qu’une connaissance approfondie des thèses de l’École de Francfort n’a été réalisée, en Grèce, qu’à partir des années 1980 (traductions, enseignements, numéros spéciaux de revues, colloques), moment historique où la Grèce démocratique s’ouvre à la mondialisation et recherche une identité nationale. Il souligne que la réception de ces thèses peut être présentée par l’intermédiaire de trois penseurs. Pour Markis, élève d’Horkheimer et à ce titre légitime héritier de la Théorie critique, il s’agit d’une part de ne pas abandonner la modernité à la critique irrationaliste ou traditionnelle et d’autre part d’introduire en Grèce une métacritique contemporaine et occidentale dépassant les traditions philosophiques locales. Considérant la Théorie critique comme un système de pensée ouvert, Markis accepte que la raison limite la signification, la perversion de la raison pure, l’utopie d’une raison pure une fois la raison réhabilitée. À l’opposé de cette vision moderniste, Anastassiadis valorise la métacritique de l’École de Francfort car elle s’attaque à la Raison occidentale, renforçant ainsi la primauté de la pensée gréco-chrétienne face à la modernité, et critique l’émancipation fondée sur une expérience négative. Enfin, Psychopedis s’appuie sur la tradition dialectique pour critiquer le formalisme, le positivisme et le relativisme : ce faisant, puisant dans la Théorie critique, il s’oriente vers la légitimité des valeurs.
H. T. Wilson évoque la carrière aux États-Unis des thèses de l’École de Francfort en mettant l’accent sur l’innovation qu’elles représentaient et le contexte intellectuel de l’après-guerre marqué d’abord par la prégnance d’une sociologie faiblement dialectique et férue de recherches empiriques puis par l’influence du post-structuralisme et du néo-conservatisme. Il souligne que les francfortois ont dû passer sous les fourches caudines d’une atmosphère de recherche dans laquelle ils n’ont pu instiller qu’une partie de leur problématique. De ce point de vue, dans les années 1940, leur analyse de l’antisémitisme ne pouvait qu’être en décalage avec les contenus des travaux de l’époque, de même qu’à leur suite, dans les années 1950, les thèses d’Adorno sur la personnalité autoritaire s’adaptaient mal à la guerre froide. L’acceptation de la Théorie critique fut dès lors plus portée par Marcuse, notamment à cause d’une part de sa légitimité américaine incontestée, de sa compréhension et critique des sociétés industrielles technicisées et administrées et d’autre part de l’accueil que les années 1960 lui réservèrent. Mais c’est au Habermas des années 1970 qu’il revient de transmettre le flambeau affadi d’une Théorie critique dévitalisée mais désormais acceptable et reconnue sous les intitulées de radicalisme réformiste et de sciences sociales critiques.
Sonia Dayan-Herzbrun rappelle certains des aléas propres à l’installation des membres de l’Ecole de Francfort aux États-Unis d’Amérique. Elle souligne le soutien dont ils ont pu bénéficier, de ta part d’universitaires, Robert Lund notamment, et d’universités, celle de Colombia notamment qui les accueillit durant une quinzaine d’années. Si la question de l’autoritarisme traverse toute l’histoire de l’École de Francfort, ce n’est qu’à la fin des années 1930 qu’elle prend la forme d’une interrogation sur l’antisémitisme. Aux États-Unis, les francfortois mesurent la prégnance des préjuges et stéréotypes antisémites : ils en arrivent donc à s’interroger sur les potentialités de toutes sociétés à conduire vers le fascisme et le totalitarisme. Des liens sont tissés avec l’American Jewish Committee pour mettre en place des recherches qui déboucheront sur diverses publications collectives dont Authoritarian personality et Studies in prejudice. Au terme de ces contacts avec les milieux scientifiques, les universités et fondations américains, il apparaît que les analyses des francfortois sont en décalage avec celles de leurs collègues : alors que pour ceux-ci prévaut une conception fonctionnaliste de l’antisémitisme, l’École de Francfort ne peut faire prévaloir sont point de vue plus englobant. Si l’exil américain a été fécond pour l’École de Francfort, les traces intellectuelles qu’elle y a laissées sont minimes mais réelles.





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