site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Sociologie d’Adorno

La Postérité de l’école de Francfort

p. 21-38, Ed. Syllepse, 2004




Il est courant de voir dans Theodor Adorno un philosophe de première importance. Il est plus rare, en particulier en France, de le prendre en considération comme sociologue. On sait plus ou moins qu’il s’est occupé de sociologie (il a été directeur de l’Institut fur Socialforschung de Francfort), mais on pense généralement que cette activité était pour lui secondaire. Or il n’en est rien : la sociologie a, des les années 1930, pris une grande place dans sa vie intellectuelle. Au départ, il s’identifie aux orientations de recherches interdisciplinaires proposées par Max Horkheimer et qui ont pour but le renouvellement d’un marxisme sclérosé (celui de la social-démocratie comme celui du parti communiste).

Max Horkheimer prend pour point d’attaque principal la thématique de la conscience de classe, à la fois comme concept et comme réalité empirique Comme beaucoup, il constate que la majorité de la classe ouvrière n’adhére pas aux perspectives révolutionnaires et même que nombre d’ouvriers adoptent des conceptions conservatrices. Cela contredit ou tout au moins rend problématique l’idée d’une conscience de classe potentiellement révolutionnaire et qui se révélerait à elle-même à partir de luttes des masses. L’Allemagne a bien connu des mouvements subversifs au lendemain de la première guerre mondiale, mais ils ont fait long feu. Et il faut ajouter que, depuis la crise de 1929 et la montée en puissance du nazisme, les capacités défensives de la classe ouvrière contre l’extrême droite n’apparaissent pas très développées. Il devient alors indispensable de s’interroger sur la pertinence de la théorie (le lien entre conscience de classe et parti) et sur ce qui se passe dans les consciences, sur les processus dont elles sont les lieux. Pour aller au-delà du constat immédiat et reconstituer les dynamiques à l’œuvre, Horkheimer tient à employer des méthodes novatrices et à formuler des hypothèses audacieuses. Cela le conduit à favoriser l’emploi de la psychanalyse pour étudier les phénomènes de la socialisation et du rapport aux institutions et à l’autorité. Erich Fromm met au point dans ce cadre une psychologie sociale analytique qui va servir de soubassement théorique à des enquêtes dans plusieurs pays.

Selon ces enquêtes [1], relativement primitives du point de vue méthodologique, mais inventives du point de vue de leurs questionnements, la socialisation autoritaire des enfants, fréquente dans les familles ouvrières d’alors, induit des relations problématiques à l’autorité, faites de soumission aux supérieurs, de mépris et de haine pour les inférieurs. Pour Fromm, cela s’explique par la fréquence de caractères sociaux sadomasochistes résultant d’une fixation de nombre d’individus sur la phase anale de la sexualité infantile. Les réactions de Horkheimer face à ces thèses sont prudentes, sinon réservées (il y a rupture avec Fromm dès 1936). Il retient toutefois de l’ample travail effectué que les individus ne sont pas toujours mus par leurs intérêts, mais qu’il entre dans leur comportement beaucoup de formations réactionnelles rigides qui deviennent de véritables caractères sociaux. L’inconscient parasite le conscient, lui impose des conceptualisations obsessionnelles et répétitives qui se soustraient à l’argumentation. L’autonomie des sujets, en ce sens, est très problématique ; elle est pénétrée de nombreux éléments d’hétéronomie, qui rejaillissent forcément sur les aspirations à la libération et à l’émancipation. La lutte des classes est pour cette raison un combat douteux, rien moins que transparent, plein de zones d’ombres et d’affrontements qui n’ont pas d’objectifs clairs. La conscience de classe des opprimés et des exploités ne peut donc être le vecteur de la transformation de la société, que ce soit sous sa forme empiriquement constatable, ou que ce soit sous la forme d’une conscience possible (ou supposée telle) qui ne demanderait qu’à naitre dans les combats politiques.

Le travail théorique lui-même ne peut manquer d’être affecte par cette nouvelle vision critique de la lutte des classes. Il n’a plus de fondement dans ce qui serait le point de vue de la classe ouvrière ou du prolétariat, et il doit renoncer à l’ambition de théorisations définitives de la société contemporaine et de son histoire. En effet, s’il entend être véritablement critique, il lui faut inévitablement prendre ses distances par rapport à toutes les constructions théoriques qui croient produire des significations positives et du sens à partir des pratiques des acteurs et à partir des institutions qu’ils se donnent. Cela veut dire en particulier que la théorie critique ne peut en aucun cas accepter de se faire justification du mouvement ouvrier, mais qu’elle doit au contraire le prendre comme un rouage de la société à dépasser et à transformer, c’est-à-dire comme une réalité à déconstruire dans son intrication avec les rapports capitalistes. La théorie qu’il s’agit de produire ne doit être à la recherche ni de garanties, ni de certitudes, parce qu’il lui faut précisément mettre en question garanties et certitudes fondées sur les vieilles habitudes de la division intellectuelle du travail (le travail théorique réservé à une élite) et sur la censure des processus sociaux de connaissance (le travail théorique évacuant sa propre genèse sociale). Les processus cognitifs, les procédures de formalisation et de conceptualisation doivent perdre leur innocence et leur prétention à la neutralité, c’est-à-dire accepter d’être inquiétés par les malaises et les souffrances qui taraudent les rapports sociaux et les rapports inter-individuels.

Ces réflexions ont eu évidemment des incidences non négligeables sur les orientations pragmatiques de l’Institut fur Sozialforschung dans l’émigration. Il ne s’agit plus seulement, à partir de 1936-1937, de coordonner des recherches interdisciplinaires et d’éclairer les sciences sociales par des questionnements philosophiques, mais bien de passer au crible de la critique l’ensemble des démarches des sciences sociales et leurs présupposés. Ces dernières ne pensent pas vraiment, parce qu’elles travaillent sur un donné qu’elles posent comme de l’immédiat alors qu’il est le résultat de multiples médiations. L’autonomisation de l’économie et sa domination sur les autres champs de pratiques sociales sont notamment prises comme quelque chose de naturel et empêchent de saisir la captation des relations sociales et des relations inter- individuelles par les dispositifs anonymes du capital. On sous-estime ainsi les effets de cette mise en extériorité des rapports sociaux, effets de dissociation entre des individus obligés de se valoriser (ou de se dévaloriser) en concurrence avec les autres, effets d’aveuglement sur les raisons profondes de l’exploitation et de l’oppression, effets de clivage de subjectivités qui ne peuvent assumer pleinement leur intersubjectivité. La réalité sociale, en fait, ne peut être appréhendée directement à partir d’observations ; les attitudes, les opinions, les comportements des individus et des groupes sociaux ne traduisant qu’indirectement et avec beaucoup de réfraction la dynamique des rapports sociaux et des rapports interindividuels. Selon Horkheimer il est donc indispensable de retenir la leçon des premiers travaux de l’Institut dans les années 1930 (inspirés notamment par la psychanalyse) ; l’empirie doit être démontrée et déconstruite dans son apparente simplicité, si l’on veut en faire un référent pour la théorie.

En effet, lorsqu’on se refuse à établir une telle relation de questionnement réciproque entre empirie et théorie, on est sans cesse guetté par le positivisme. C’est ce qui explique la rupture, à première vue peu compréhensible, de Horkheimer avec le sociologue d’extrême gauche, Otto Neurath, proche du cercle de Vienne (Rudolph Carnap. Moritz Schlick). À travers lui, c’est toute la sociologie qui est visée pour autant qu’elle ne veut connaître que des phénomènes pleins, non travaillés en creux par du négatif et pour autant qu’elle ne construit que des théories faisant des liaisons entre les dits phénomènes. Cela n’invalide pas tout travail sociologique, comme beaucoup de commentateurs trop pressés l’ont écrit, cela exige des démarches rigoureuses de distanciation par rapport au terrain exploré, de mise au jour des rapports ambigus et ambivalents des chercheurs avec une objectivité à la présence trop envahissante, mais qui en réalité se dérobe. Cela exige surtout que le thème du changement social, ce qu’il faut changer pour vivre autrement en société, soit constamment à l’horizon, comme un des outils nécessaires pour faire parler le contexte présent. Cela ne veut pas dire que le sociologue critique doive opposer une société idéale aux rapports sociaux actuels (encore moins un organigramme pour une société totalement planifiée), cela veut dire qu’il lui faut débusquer les fausses positivités des relations sociales pour faire ressortir qu’il peut y avoir autre chose.

Le premier défi auquel cette conception de la science sociale est confronté est, bien entendu, le nazisme avec tous ses développements, en particulier avec sa marche apparemment inexorable vers la « solution finale » de la question juive. Pour Horkheimer et pour Adorno, il ne peut en aucun cas s’agir d’un accident : l’antisémitisme nazi est à la fois le révélateur et le point d’aboutissement de tendances profondes à l’œuvre dans la société capitaliste, de tendances au développement, voire au déchaînement de la violence dans les rapports sociaux. Pour cerner la réalité de ces phénomènes, Horkheimer et Adorno ne se contentent pas de renvoyer aux conséquences très négatives de la concurrence et de la compétition universelle entre les individus qui cherchent à se valoriser ; ils s’efforcent également de montrer que les relations des subjectivités aux autres subjectivités sont fortement imprégnées d’agressivité en raison de la part très importante d’agression que comporte la socialisation. Dans leur livre sur la dialectique (Dialectik der Aufklärung), ils reprennent d’ailleurs la notion freudienne de projection phobique et en font un élément essentiel de la relation à l’autre. Il peut y avoir de la satisfaction ou de la jouissance dans l’agression contre l’autre et les nazis ne s’y sont pas trompés qui ont fait de la destruction d’un autre paradigmatique, le juif, le fondement d’une politique de la destruction. Il ne faut toutefois pas s’y méprendre, ni Horkheimer, ni Adorno n’entendent fournir une explication psychanalytique du nazisme qui renverrait à des mécanismes intemporels et à la nature humaine. C’est parce que les rapports sociaux capitalistes, cristallises au bout d’une longue histoire, font violence aux hommes et à la nature en eux que se crée un terrain propice à des manifestations de barbarie. En d’autres termes, l’inconscient, même s’il n’est pas collectif, n’est pas indépendant dans ses modalités d’affirmation et d’expression des rapports sociaux. L’inconscient des individus, travaillé en profondeur par des conflits permanents, devient facilement, trop facilement, le support d’actions collectives qui se tournent contre les couches les plus fragilisées de la société. Il empêche ainsi le conscient de jouer en faveur de la transformation des rapports sociaux et contribue à rendre aveugle la culture sur ce que les hommes se font les uns aux autres. Dans ce cadre, les activités cognitives se trouvent très fréquemment amputées de leurs dimensions réflexives et se laissent en conséquence dominer, soit par des conceptions étroites de la techno-science, soit par des créations de l’industrie culturelle qui transfigurent la réalité sociale en lui collant au plus près et en la redoublant. Dans leurs excès mêmes, le nazisme et le communisme soviétique disent donc beaucoup sur ce qui est possible dans des sociétés contemporaines qui se croient civilisées.

C’est sur cette toile de fond qu’il faut replacer le travail d’Adorno en tant que sociologue. Ses premières préoccupations intellectuelles semblent à première vue très éloignées des sciences sociales, mais très tôt il s’interroge sur les conditions qui ont conduit à un échec relatif la révolution musicale tentée par l’École de Vienne (Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton von Webern). Les interrogations portent sur le matériau musical, les techniques de composition, l’insertion sociale des compositeurs, les difficultés à trouver un public. En fait, elles mettent en question l’ensemble des conditions de production, de reproduction (technique) et de réception de la musique, car cette dernière ne peut s’abstraire, même sous sa forme savante, des contraintes sociales. Dans un article de 1932 « Zur Gesellschachtlichen Lage der Musik [2] », Adorno dit qu’elle ne peut échapper à la contrainte de la valeur d’échange (de la marchandisation) et cela, bien qu’elle soit reléguée aux marges de la société. Elle ne peut pas ne pas chercher, en particulier, à satisfaire des besoins marqués par l’abstraction de l’échange (domination des échanges) d’équivalents monétarisés. Pour autant, il n’en conclut pas que la musique en tant qu’art est vouée à l’extinction et au dépérissement. Elle peut dépasser et court-circuiter ce qui l’opprime dans la mesure où en tant qu’art, elle a, selon les termes d’Adorno, une fonction de connaissance dialectique dans ses tentatives pour surmonter la fétichisation de la technique, dans ses efforts pour déceler ce qui échappe aux formes de pensées abstraites et objectivées et arriver à l’expression. Le travail du compositeur qui se bat pour le renouvellement du langage musical, donc, contre sa routinisation et sa réduction au rôle d’ornement et de distraction, fait à sa façon de la théorie sociale. Lorsqu’il travaille de nouveaux matériaux ou secoue les règles de l’harmonie et de la tonalité, il questionne effectivement les forces productives artistiques sur le sort qui leur est réservé dans les rapports de production et de distribution artistiques. L’artiste n’a évidemment pas à se transformer en sociologue, mais le dialogue critique qu’il entretient avec ses modalités de travail ne peut être indifférent à tous ceux qui veulent élargir l’horizon des sciences sociales. De façon significative. Adorno lui-même ne cessera jamais d’associer théorie esthétique et sociologie de l’art (surtout de la musique) jusqu’à sa mort.

C’est aux Etats-Unis, en émigration, qu’il est confronté pour la première fois à la recherche empirique et à ses techniques en collaborant avec Paul Lazarsfeld à une enquête sur l’écoute radiophonique (Princeton Radio Research project). Comme il l’explique dans un texte écrit plus tard en Allemagne. « Wissenschaftliche Erfahrungen in Amerika [3] », l’expérience n’est pas toujours facile, parce que les malentendus entre le philosophe-apprenti sociologue et certains chercheurs qui ne veulent pas aller plus loin que des études de marché sont nombreux. Elle est pourtant décisive dans la mesure où elle permet à Adorno d’affirmer ses conceptions sur les pratiques de recherche. Contrairement à une légende très répandue, il ne rejette pas les enquêtes par questionnaire et la mesure des opinions, parce que, dit-il, dans les réactions subjectives transparaît de l’objectivité sociale. Mais cela exige précisément qu’on ne fasse pas de ce matériel le soubassement de la recherche ou encore un moyen d’administration de la preuve. L’empirie peut, certes, déstabiliser des constructions théoriques hasardeuses, elle ne se prête pas facilement à la généralisation, parce qu’elle ne parle pas de façon univoque. C’est pourquoi théorie et empirie ne peuvent pas entretenir de rapports simples, non conflictuels, mais sont contraintes de se confronter, sinon de s’affronter dans les décalages et le déséquilibre pour qu’il y ait progression des connaissances. Les béances qui s’ouvrent entre elles sont en effet l’occasion de s’interroger sur les pratiques de recherche dans leurs relations aux pratiques sociales et à leurs façons de se réfracter dans les situations d’enquête.

Lorsqu’il assume à la fin des années quarante la direction (toujours aux Etats-Unis) de la grande enquête sur la personnalité autoritaire, il approfondit encore ces orientations et les précise [4]. Le travail part de l’hypothèse que les convictions politiques, économiques et sociales des individus constituent très souvent un mode de penser systématique et cohérent qui reflète ou exprime des traits cachés et enfouis de la structuration du caractère des individus. Mais il faut en même temps prendre en compte le fait que l’on est en présence d’individus socialisés qui développent des traits de caractère dans les échanges sociaux. Le caractère tel que le retient Adorno n’est pas une notion purement psychologique, il renvoie aux interdépendances entre les modes de penser la société dans les individus (plus que par les individus) et les facteurs sociologiques. L’enquête doit, en fait, mettre au jour les caractères sociaux ou socialement déterminés dans les individus qui les prédisposent au fascisme, à l’anti-sémitisme, et représentent une menace pour la démocratie. Elle ne prétend pas donner une explication globale du fascisme ou du nazisme, mais cherche à mettre en lumière des potentialités inquiétantes dans les sociétés apparemment pacifiées comme la société américaine. Les méthodes et techniques employées et progressivement mises au point sont à la fois quantitatives et qualitatives. Des questionnaires administrés à deux mille sujets servent de base à la mise au point d’échelles d’attitude d’après lesquelles on classe les enquêtés. Ceux qui ont des scores particulièrement élevés et ceux qui ont des scores bas sont ensuite interviewés longuement et soumis à des tests projectifs (TAT). Les résultats sont enfin interprétés collectivement avec le plus grand soin par l’équipe des chercheurs avant d’être consignés dans les rapports d’enquête.

De ce long travail, Adorno retient que l’on peut construire une typologie des modes de penser et des caractères sociaux qui n’est pas seulement une façon commode de classer des résultats et des données, mais renvoie à de véritables manières sociales de cadrer et de façonner le psychisme. Il n’entend, certes, pas nier la singularité des individus et la variété dans la structuration des caractères, ce qui lui importe surtout, c’est de souligner les tendances à la rigidité et à la stéréotypie ainsi que la force des syndromes autoritaires (soumission à l’autorité, agressivité contre les Faibles) dans un secteur non négligeable de la société. Comme il le dit, les préjugés ont quelque chose d’objectif qui dépasse la psychologie, puisqu’ils sont sans cesse produits et reproduits par les agressions subies dans et par les rapports sociaux ainsi que par les projections phobiques qui en découlent. Pour autant, il n’oublie pas de souligner que son enquête permet également de construire des types de personnalités non autoritaires, libres de préjugés, ce qui montre qu’il y a également des potentialités non négatives sur lesquelles il importe de jouer. Il n’oublie pas non plus de dire que la recherche sur la personnalité autoritaire laisse de larges zones d’ombre et qu’il faut surtout y voir un appel à fouiller dans la même direction.

Il n’est pas certain qu’il ait été vraiment compris. Robert Christie et Marie Jahoda [5] lui ont reproché d’avoir largement prédéterminé les résultats obtenus par la méthode employée (utilisation de techniques hétérogènes) et les hypothèses formulées (trop fortes et contenant déjà les réponses). On peut leur répondre que le caractère très évolutif des techniques (voir les états successifs de l’échelle f, par exemple) et l’utilisation d’éclairages complémentaires en cours de la recherche sont la preuve qu’Adorno et ses collaborateurs ont voulu éviter ce type de piège. On peut d’ailleurs ajouter qu’ils ont été aussi très attentifs aux problèmes nouveaux qui pouvaient se présenter et qu’ils étaient en même temps très désireux de ne pas tirer les conclusions trop hâtives du matériel rassemblé. Raymond Boudon et François Bourricaud, pour leur part dans leur Dictionnaire critique de la sociologie [6] ont critiqué l’explication de l’autoritarisme par la socialisation dans la prime enfance. A ce propos, on peut faire pourtant remarquer que si les développements d’Adorno attribuent une certaine importance aux relations oedipiennes dans l’explication des syndromes autoritaires, ils n’excluent absolument pas que d’autres facteurs puissent jouer un rôle. Cela dit, il faut reconnaître qu’il subsiste beaucoup d’imprécisions dans la conceptualisation de la personnalité autoritaire, notamment en ce qui concerne les modalités sociales de sa constitution et des opérations qui aboutissent à sa cristallisation. À l’évidence, Adorno n’a pas dans son champ de vision quelque chose qui ressemblerait à l’habitus tel qu’il est conçu par Pierre Bourdieu, c’est-à-dire comme principe générateur de conduites incorporées dans le psychisme et les schémas d’action des individus. Modes de penser et caractères sociaux apparaissent dans « The authoritarian personality » comme le fruit de la collaboration involontaire et non réglée du conscient et de l’inconscient pour organiser de façon compulsive et pauvre le monde social (du moins chez les caractères autoritaires). On serait tenté d’employer à ce propos les termes de processus transférentiels forgés par Bernard Lahire [7], processus où se rejoignent des modalités de réactivation du passé, des prises de distance réflexives par rapport à l’immédiat pour transposer et modifier des schémas généraux d’action, où interfèrent des échanges multiples jouant sur la réciprocité, mais aussi sur des identifications rigides et des projections hostiles sur l’autre. Il importe donc de faire attention aux rigidités inscrites dans les formes mêmes de l’échange (l’échange de valeurs marchandes notamment) et de ne pas sous-estimer tout ce qu’il peut y avoir de circularité dans les transformations mêmes des schémas de l’action.

Rentré en Allemagne au début des années cinquante et devenu le principal animateur de l’« Institut fur Soziaforschung », Adorno ne veut pas du tout s’en tenir à ce qui lui semble acquis depuis l’enquête américaine. Il lui faut de nouveau innover : dans la recherche intitulée « Gruppenexperiment », il essaye de trouver les moyens d’explorer les réactions des Allemands face au passé nazi. Derrière les condamnations officielles et après une dénazification opérée essentiellement par les puissances occupantes, il lui faut donc déceler les réactions qui ne s’expriment pas, les attitudes qui traduisent des incapacités plus ou moins prononcées à travailler sur le passé et à préparer un futur radicalement différent. La principale difficulté à vaincre est clairement la volonté d’oublier ou de refouler un passé traumatisant qui se manifeste un peu partout dans la société d’Allemagne de l’Ouest. Adorno en est parfaitement conscient et il se rend bien compte que des techniques comme le questionnaire et l’interview risquent de se heurter à cet obstacle majeur du voile de l’oubli et de donner des résultats décevants, remplis de clichés et de stéréotypes. C’est pourquoi il imagine une enquête où les sujets forment des groupes artificiellement constitués afin de discuter collectivement à partir d’un stimulus (Reiz) [8], en l’occurrence une lettre attribuée à un officier américain et portant des jugements critiques sur les Allemands et leur passé récent. L’artificialité de la démarche a pour but de sortir les sujets du confort de l’anonymat et de l’isolement pour construire à partir d’une dynamique de groupe une opinion non publique, donc latente et une réactivation inhabituelle du passé. La procédure, pourtant, n’est pas arbitraire dans la mesure où elle fait s’exprimer de façon dramaturgique des expériences et des schémas d’interprétation authentiques. Adorno, qui fait une longue analyse des comptes rendus des débats en groupes, évite de trop généraliser. Prudemment, il se contente, dans ses conclusions, de souligner à quel point beaucoup de sujets ont l’impression d’avoir été confrontés à des forces beaucoup trop puissantes. L’activation de systèmes de défense en vue de nier ou de minimiser certains aspects du passé ne correspond, en fait, pas forcément au refoulement d’activités au service du nazisme ; mais, très souvent répond au désir de combattre un sentiment diffus de culpabilité relevant lui-même d’inquiétudes qui n’ont pu se formuler.

Ces résultats, apparemment modestes sont pour Adorno, malgré tout, d’une grande importance. Ils le mettent sur la voie d’une conception renouvelée de la mémoire collective par rapport à celle, classique, de Maurice Halbwachs [9]. L’oubli, selon lui, peut être replacé dans la perspective d’une dynamique sociale de l’occultation dans laquelle on voit s’affronter des tendances opposées face à la recomposition du passé. Les positions prises par les institutions (Halbwachs dirait les cadres sociaux) y sont pour beaucoup, parce qu’elles peuvent faire jouer des mécanismes de filtrage, voire de censure et interférer avec les réactions d’occultation ou d’actualisation présentes dans les relations sociales, elles ne peuvent, cependant, tout expliquer, et Adorno ne se lassera plus d’insister sur les manifestations de culpabilité sociale, sur ces assemblages de sentiments de culpabilité que les situations d’impuissance, de faiblesse ou d’angoisse produisent et reproduisent sans cesse. La culpabilité, comme phénomènes et syndromes sociaux, devient, en ce sens, un élément essentiel pour saisir les difficultés des sociétés à travailler sur elles-mêmes de façon critique et à établir des rapports ouverts entre passé, présent et futur. Rien ne garantit à l’avance que les catastrophes du passé serviront de leçons et ne pèseront pas d’un poids très lourd sur les rapports politiques et sociaux et ne se prolongeront pas dans des sortes de contraintes de répétition. C’est bien pourquoi la sociologie doit se préoccuper, en dépassant l’historicisme et l’évolutionnisme, des continuités et des discontinuités qui se mêlent et s’entrecroisent dans des relations sociales pesantes dans un cadre de changement social souvent chaotique.

Cela dit, il serait faux de croire qu’Adorno a tendance à réduire la sociologie à une sociologie psychologique ou psychanalytique. À de nombreuses reprises, il précise que la socialité trouve son tissu conjonctif dans lu « Tauschabstraktion » (abstraction échangiste), c’est-à-dire dans les opérations d’abstraction qui homogénéisent de l’hétérogène (des biens, des services, des activités) par le truchement de la valeur économique et de la monétarisation. Comme il le dit. quand les hommes réduisent des valeurs d’usage à des valeurs, ils procèdent à des opérations conceptuelles socialement objectives [10] qui se détachent d’eux en s’inscrivant dans les produits des activités humaines et leur expression monétaire. L’échange marchand monétarisé solidifie une partie très importante des échanges symboliques tout en faisant sentir son influence sur ceux qui échappent à son emprise directe (on se vend et on se valorise bien au delà de la sphère économique). Les rapports sociaux eux-mêmes se coagulent en dehors des hommes, c’est-à-dire se placent en extériorité par rapport aux relations sociales les plus immédiates, parce qu’ils finissent par dépendre d’abstractions sociales, comme la circulation monétaire, les marchés financiers, les capitaux, les marchés du travail, etc. Dans ce cadre, bien des rythmes sociaux sont dictés par les mouvements de la valorisation, particulièrement par la rapidité de circulation de l’argent et des capitaux financiers, ce qui ne peut manquer de rejaillir sur les temporalités et les communications sociales [11]. Les pratiques sociales se trouvent par là bridées, canalisées et guidées vers la reproduction élargie des mêmes rapports. La sociologie, en conséquence, a pour tâche première d’analyser les rapports sociaux objectifs (abstraits) et les effets qu’ils ont sur les groupes sociaux et les individus socialisés.

Cette dernière thématique est indéniablement liée à une relecture de Marx (particulièrement du Capital et des Théories sur la plus-value), relecture fécondée par la rupture avec les lectures marxistes traditionnelles. Adorno ne s’intéresse pas ou peu à l’économie de Marx car pour lui elle est marquée par un positivisme caché. Un revanche, il examine avec beaucoup de soin ce qu’il considère comme un point fort de la théorisation des abstractions sociales, la théorie du fétichisme. Pour lui, elle dépasse de loin la conception psychologisante d’une fascination, d’une suggestion par le monde enchanté de la marchandise ; elle part, au contraire, du phénomène de la disparition du rapport social marchand capitaliste, avec tout ce qu’il implique (relation capital-travail, intrication de plusieurs marchés) derrière la matérialité des produits et des services. Cet oubli social, qu’on ne peut attribuer à la subjectivité des individus, trouve son origine dans la constitution de l’économie en une sorte de seconde nature où les relations techniques, les flux de la production matérielle et immatérielle, les calculs monétaires recouvrent les rapports sociaux de production. De façon caractéristique, le capital sous ses différentes formes (capital-argent, capital industriel, capital commercial) est saisi essentiellement comme un facteur de production. Certes, on sait bien qu’il y a des capitalistes et des salariés, mais les appositions qu’il peut y avoir entre eux sont le plus souvent ramenées à des ajustements plus ou moins réussis entre agents de la production (trop grande rigidité des facteurs en présence).

Selon Adorno, en fait, on vit dans un monde d’apparences nécessaires (ce qui ne veut pas dire d’illusions) où les formes sociales les plus immédiates déréalisent les relations fondamentales, ou la dynamique des choses sociales (les marchandises, les réalisations technologique), relègue à l’arrière plan la dynamique des rapports sociaux. La société est en quelque sorte traversée et quadrillée par des connexions aveuglantes (« Verblendungszusammenhang » ) qui se rassemblent en système. C’est cela qui sous-tend les phénomènes de l’idéologie et non les intérêts de classe comme le veut la « vulgate » marxiste. Les rapports sociaux ne sont que très partiellement visibles, parce que les rapports sociaux de connaissance sont eux-mêmes pris dans la dynamique des abstractions réelles et de leur affirmation naturalisée. Les abstractions réelles, c’est-à-dire les formes de pensée objectifiées et coulées comme du plomb dans les rapports sociaux forment ensemble un universel abstrait qui ne permet pas une dialectique ouverte de l’universel, du particulière et du singulier. La particularité des groupes sociaux, la singularité des individus n’arrivent plus à se conjuguer pour produire des combinaisons générales ou pour parler en termes hégéliens de l’universel concret. En même temps, l’universel abstrait s’immisce dans le particulier et le singulier sans que sa présence puisse être directement analysée malgré ce qu’elle peut avoir d’obsédant et d’inquiétant (comme contrainte naturalisée). En fonction de ces disjonctions, les hommes ne peuvent construire leur réalité sociale de façon cohérente : le monde dans lequel ils vivent est fait de contraintes surprenantes et incomprises, de totalisations inabouties ou qui s’égarent.
Il ne peut donc y avoir de sociologie critique qui traite les rapports sociaux comme une totalité positive. La seule totalité qu’il est possible d’aborder indirectement, notamment à partir de ses effets sur les groupes sociaux et les individus, c’est la totalité négative des abstractions réelles comme ensemble des obstacles et des barrières qui fragmentent, déstructurent les relations sociales et la trajectoire des individus. De ce point de vue, les comportements apparemment déviants, les normalités aberrantes, les régulations désordonnées sont une matière première du plus grand intérêt pour la sociologie qui, selon les termes d’Adorno, doit se faire : micrologie, étude des discrépances, et des discontinuités révélatrices, des relations tourmentées du particulier, du singulier et du général. Mais une telle sociologie micrologique ne peut en aucun cas être confondue avec une micro-sociologie, telle la sociologie de la répétition ondulatoire, de l’invention individuelle destinée à être imitée, de l’interférence de plusieurs imitations voulue par Gabriel Tarde pour qui tout vient de l’infinitésimal [12], particulièrement les grandes œuvres collectives. La variété, la diversité des comportements individuels et sociaux, en effet, ne peuvent renvoyer, comme le dit Tarde, à l’adaptation (sorte de coproduction créatrice) imitative car les pratiques sont le plus souvent des réactions à des contraintes (celles, par exemple, de la valorisation) et l’imagination imitative peut être, dans de très nombreux cas, façon de se conformer. Pour autant, il ne peut être question de sacrifier à l’idée d’un conformisme généralisé, la volonté de se conformer étant fréquemment mise en échec et les individus ayant beaucoup de mal à assumer les rôles qui leur sont impartis La sociologie micrologique se doit en conséquence de privilégier les décalages, les non-coïncidences avec eux-mêmes que l’on peut observer chez des individus socialisés dans la dissociation.

Aussi bien ne peut-on s’étonner qu’Adorno se soit intéressé d’assez près à une sociologie du quotidien. La dernière enquête qu’il mène lui-même est, de façon significative, consacrée aux horoscopes d’un quotidien de la côte Ouest des Etats-Unis, le Los Angeles Times [13] » . Après une analyse serrée des chroniques astrologiques quotidiennes de novembre 1952 à février 1953, il conclut qu’on ne peut voir dans la croyance aux horoscopes de simples réactions de superstition. Pour lui, elle est plutôt un symptôme de dépendance et plus précisément le reflet du sentiment d’impuissance et aussi d’une impuissance réelle dans le cadre des multiples interdépendances, des multiples réseaux de complémentarité qui sont le lot des hommes dans la société contemporaine. Dans un monde de plus en plus administré par les mouvements et les objectivations du Capital, le contrôle social se fait de plus en plus lourd. Pour les individus, cela majore les coûts à payer pour essayer de comprendre ce qui se passe au-delà de l’immédiat et pour essuyer de faire bouger les choses. Le recours à l’astrologie devient, en ce sens, un moyen d’aménager la dépendance sans avoir à la secouer. L’horoscope dans son habillage pseudo-scientifique est là pour donner les apparences du rationnel à ce qui est une forme d’évasion sur des bases irrationnelles. L’astrologie ne se veut pas manifestation de transcendance, elle s’adresse en général à des agnostiques désorientés qui cherchent à organiser leur vie sans vraiment l’organiser en la confiant au mouvement supposé des astres. L’horoscope permet ainsi une véritable ponctuation de la vie quotidienne. On attend le moment favorable pour faire tel ou tel déplacement, pour rencontrer un supérieur ou un parent, etc. On évite, par contre, d’agir, lorsqu’une période est indiquée comme défavorable. On attend aussi que la chance puisse se présenter et on essaye de ne pas se mettre dans des conflits qui pourraient être dangereux (notamment les conflits au travail).

L’astrologie, au fond, fournit des signes et des signaux pour s’adapter à ce qu’on a du mal à supporter. Elle s’accommode parfaitement avec des modes de comportements et d’analyse conformes a la rationalité capitaliste. Elle s’intègre à ce qu’Adorno appelle la semi-érudition ou encore la culture à mi-chemin (« Halbbildung ») [14], c’est-à-dire à une culture qui a renoncé à toute dimension émancipatrice et par là accepte d’être un mélange de scientisme, de révérence aux développements technologiques, de croyances infondées, mais rationalisées. Il est vrai que tout cela ne repose pas sur de fortes convictions, car cette culture est une culture désenchantée qui déréalise la société et le monde en construisant des enchaînements, des relations de causes à effets à partir de relations inexistantes. Le lecteur d’horoscopes ne croit qu’à moitié à ce qu’il lit ou plus précisément il veut y croire, parce qu’il lui donne des moyens pour s’autoconserver (« à ses propres dépens », dit sarcastiquement Adorno). Le résultat le plus clair de cette culture restée à mi-chemin, c’est de redoubler les effets des abstractions réelles et de leurs connexions aveuglantes : la réalité sociale reste impénétrable, car les interprétation qu’on en donne sont des lambeaux d’interprétation, incapables d’imprimer force et vigueur au monde social vécu des individus.
Bien entendu, Adorno se garde d’affirmer que tous les individus s’intègrent à une telle culture. Il pense toutefois qu’elle devient largement dominante et que malgré les tendances à la différenciation sociale, elle introduit beaucoup d’éléments d’uniformisation dans les modes de réaction et dans les usages sociaux. Elle contribue, en particulier, à rendre les rapports de classe beaucoup moins lisibles et par contre coup à rendre la lutte des classes elle-même aveugle. Sans doute y a-t-il des fronts de classe, des luttes revendicatives et des affrontements entre capitalistes et salariés qui peuvent parfois être durs. Mais rien de tout cela ne remet en question l’abstraction de l’échange ou la réification des rapports sociaux, ni non plus le voile idéologique tendu par les connexions aveuglantes, c’est-à-dire tout ce qui constitue l’antagonisme fondamental de la société capitaliste, celui qui oppose les opprimés et les exploités aux dispositifs et agencements du capital ainsi qu’aux mouvements de la valorisation. La lutte de classe, en conséquence, s’intègre relativement aisément au fonctionnement du capitalisme, elle se fait valorisation des salariés dans le cadre général de la valorisation, elle participe ainsi à la reproduction des rapports sociaux et à la structuration des rapports de classe. De cette façon, les salariés du Capital concourent à leur propre exploitation et oppression et contribuent eux-mêmes à construire une réalité de classe oppressante et contraignante. Paradoxalement, c’est par des comportements individuels, des manifestations de malaise ou de souffrance, des formes d’adaptation ratée à la marche de la société que transparaissent les fondements antagonistes des rapports sociaux et que la lutte des classes donne plus à voir, au-delà de sa ligne d’horizon habituelle [15].

A partir de 1953, l’activité d’Adorno comme sociologue est essentiellement théorique. Dans de nombreux articles, il s’efforce de clarifier ses positions et de les faire comprendre à une gent sociologique souvent réticente et parfois décontenancée. Il met particulièrement l’accent sur les problèmes de méthodologie, pour dénoncer, en fait, le primat de la méthodologie dans la sociologie empirique. Selon lui, l’objet doit avoir la préséance sur la méthode et doit influer sur elle de façon décisive. Il faut notamment se garder de surestimer la loi des grands nombres, car elle aplanit encore un peu plus ce que les rapports sociaux ont tendance à uniformiser et ne permet pas de repérer les aspérités et les disparités sous des surfaces apparemment lisses. Avant de quantifier, il faut savoir de quoi on parle et savoir comment l’objet peut parler. C’est particulièrement vrai quand on fait la sommation d’opinions et d’attitudes qui ne reflètent que partiellement des réalités sociales très stratifiées et des matrices de comportement complexes. Prendre les individus tels qu’ils se donnent, c’est en réalité tomber dans un piège, celui de la pseudo-individualisation affichée par les relations sociales qui alimentent la crise des subjectivités. C’est en outre renoncer à atteindre l’objectivité sociale à laquelle on ne peut avoir accès que par une succession de médiations (médiations entre l’individuel, l’intersubjectif et les rapports d’échange, médiations entre les formes sociales de la valorisation et les formes de vie, médiations entre les rapports sociaux et les agencements du capital, etc. ). Comme le dit Adorno, la sociologie ne peut être une discipline de l’homogène et elle même une discipline homogène. Derrière l’homogène, il lui faut trouver de l’hétérogène.

Dans un de ses derniers grands textes, l’introduction [16] à la querelle du positivisme commencée devant la société allemande de sociologie en 1961-1962, il met encore une fois les points sur les i pour expliciter autant que faire se peut ses différences avec les conceptions dominantes de la sociologie. Le texte est placé sous l’égide de la dialectique, un peu pour provoquer ses adversaires rationalistes critiques (Karl Popper, Hans Albert, Harald Pilot), mais surtout pour inciter à la réflexion. Toutefois, pour qu’il n’y ait pas de méprise, Adorno indique clairement que la dialectique dont il fait étal n’est pas une forme de pensée privilégiée qui, par ses seules vertus, pourrait pénétrer l’objet et en exposer la complexité, elle est inséparable de la réfutation des conceptualisations héritées et surtout de ce qu’Adorno appelle la critique immanente qui consiste à travailler sur les failles et les inconsistances d’une théorisation en la prenant au sérieux et à son propre jeu pour la confronter à ce qui lui échappe dans l’objet et a ce qui, dans l’objet lui-même renvoie à des tensions et des distorsions. À la recherche de l’impensé, la dialectique a pour tâche la dissolution de ce qui est incompréhensible ou apparaît irrationnel en mettant en crise les évidences. Sa démarche est à la fois sismographique et séismique : sismographique dans la mesure où elle enregistre tout ce qui peut sous la superficie secouer le bon ordonnancement des choses, séismique dans la mesure où elle entend bousculer tous les conservatismes cognitifs. Comme dans le syllogisme hégélien elle passe d’un extrême à l’autre pour rejoindre et déplacer l’objet. Elle ne peut évidemment se contenter des procédures habituelles d’administration de la preuve ou de validation de la consistance théorique, largement fondées sur l’accord des communautés scientifiques. Ces dernières sont en effet forcément impliquées dans les rapports sociaux et les formalismes dont elles font usage ne font que masquer ces implications. La dialectique passe au contraire au crible des procédures pour les mettre en relation avec le tout aveugle des rapports sociaux.

La sociologie critique voulue par Adorno est encore loin d’être une réalité, mais telle qu’il l’a esquissée, elle permet déjà de répondre à certaines interrogations importantes, en particulier à celles sur le changement social. Adorno a toujours dit qu’il devait être une négation déterminée des rapports sociaux actuels et de leurs caractéristiques essentielles. Cela exclut donc qu’on puisse se fier à des négations abstraites, c’est-à-dire à des négations qui ne font que substituer de nouvelles machineries aux machineries capitalistes en reproduisant, voire en renforçant la domination du général (d’un général abstrait) sur le particulier. Détruire des institutions, décimer des couches sociales entières, faire régner la terreur sur des ennemis réels ou potentiels, tout cela peut bouleverser l’ensemble des rapports sociaux et pousser à des réaménagements considérables, cela ne peut manquer d’avoir des conséquences terriblement négatives en majorant les formes de domination collectives. Or, pour Adorno, il ne peut y avoir de négation déterminée s’il n’y a pas mise en question de la prédominance aveugle des collectifs. Il le dit très clairement dans le texte « Erziehung nach Auschwitz » [17], l’identification au collectif (parti, leader, État, nation, etc.) empêche les individus de percevoir leur impuissance et de s’interroger sur ce qu’ils font. Ils s’accrochent à des actions qui leur passent par-dessus la tête parce qu’il leur est impossible d’agir par eux-mêmes. C’est pourquoi, il ne peut y avoir de véritable transformation sociale sans transformation des individus, sans transformation de leur façon d’être et d’agir. De telles perspectives ne sont assurément pas faciles à développer et heurtent beaucoup d’idées reçues. Mais Adorno rappelle que les individus ne sont pas des données naturelles et qu’ils sont modifiables dans des situations sociales modifiées. Il faut par suite trouver les moyens de sortir du cercle vicieux du collectif dominateur et de l’individuel impuissant en créant les conditions d’actions collectives qui puissent avoir des effets d’émancipation sur les individus qui y participent, tant en leur montrant comment ils sont devenus ce qu’ils sont qu’en leur donnant l’occasion d’expérimenter d’autres relations avec les autres.

Il va de soi que les présupposions de telles actions collectives ne sont pas faciles à réunir. Elles ont comme préalable une lutte systématique et patiente contre l’idéologie et les procès de connaissance qui sont sous sa tutelle, d’où l’importance de la théorie et plus particulièrement de la théorie sociologique. Son rôle est décisif pour transformer l’horizon social, si l’on admet comme Adorno. que les pratiques censurent les activités théoriques en limitant leurs ambitions. La théorie, qui doit faire la théorie du rapport social de connaissance, doit se faire en même temps contre-pratique pour déconstruire l’activisme, cette sorte de contrainte de répétition qui repousse tout questionnement. Il lui faut en dévoiler le nihilisme profond, sa facile contamination par le culte de la force, de la virilité (Männlichkeit), valeurs qui justifient la violence présente dans les rapports sociaux et se greffent sur les projections phobiques. Il ne s’agit pas pour autant de prêcher la paix et l’amour, car cela ne ferait que masquer les problèmes, il s’agit par là de construction théorique faisant apparaître en pointillé la possibilité d’actions et de relations sociale » où l’attraction (au sens fouriériste) l’emporterait sur les facteurs d’agression et de répulsion, sur cette psychanalyse collective à rebours que suscitent les relations concurrentielles de soumission aux mouvements du capital.

La Théorie ainsi comprise a des visées pratiques, elle est à elle-même sa propre pratique, dit au fond Adorno. Il reste, toutefois, que la sociologie critique adornienne présente une faiblesse importante et significative : elle ne s’est pas faite sociologie critique du mouvement ouvrier [18]. Les références qui sont faites à ce dernier sont rares et allusives. On ne trouve rien d’élaboré sur les conceptions qui se sont peu imposées dans les partis et les syndicats d’obédience marxiste sur le rapport à la violence, sur la politique, sur la conquête du pouvoir, sur l’abstraction de l’échange et sur les abstractions réelles. On aurait pourtant pu s’attendre a ce que soit abordée l’insertion du mouvement ouvrier dans la lutte des classes aveugles, à ce que soient évaluées les constructions sémantiques sur la conscience de classe, le parti, le dépassement de l’anarchie capitaliste par la planification (thématique d’origine engelsienne). Tout s’est passé comme si les travers et défauts bien réels du mouvement ouvrier, ses défaillances devant le nazisme et le « socialisme réel » justifiaient de lui accorder peu d’attention. Or, connaître les effets des activités de partis et syndicats dans le champ politique comme dans le champ social est indispensable si l’on veut comprendre la marche de la société et essayer de saisir aussi les actions et les manifestations qui excèdent le fonctionnement ordinaire des machineries sociales capitalistes.

On peut s’étonner également qu’Adorno ne se soit pas plus intéressé au régime soviétique en tant que négation abstraite du capitalisme. À de nombreuses reprises il condamne le totalitarisme de Moscou, on lui doit même des articles sur les politiques culturelles du « socialisme réel » (notamment dans le domaine musical). Mais on ne trouve rien chez lui qui ressemble à une théorie sociologique des rapports planifiés (la planification comme abstraction réelle), des rapports de classe, du dépérissement de la politique derrière une façade d’hyperpolitisation. La thématique du totalitarisme lui semble suffisante en ce qu’elle permet de porter une condamnation sans appel. Par là il n’est pas très porté à faire une théorisation des ressemblances et des dissemblances entre totalitarisme nazi et totalitarisme soviétique qui aurait pu être très éclairante sur ce qu’il serait nécessaire d’entreprendre pour éviter que de telles catastrophes ne se reproduisent.

Cela dit, on peut légitimement se demander si l’acceptation par Adorno d’une théorisation indifférenciée des totalitarismes n’est pas due aussi à une conception elle-même trop peu différenciée des problèmes du pouvoir et de la domination. Il est très nettement influencé par la sociologie wébérienne de la domination, même s’il repousse l’idée de l’inévitabilité et de la pérennité de la domination. En conséquence, il n’étudie pas de façon systématique la dynamique de la circulation et de la répartition des pouvoirs dans les sociétés contemporaines. C’est moins l’articulation des pouvoirs économiques, sociaux et culturels ou encore les relations de subordination dans le quotidien qui entrent en ligne de compte pour lui, que la globalité de l’État et des machineries sociales. La compacité des abstractions réelles lui masque le fait que les macro-pouvoirs ne peuvent s’affirmer et se reproduire que grâce au fonctionnement de micro-pouvoirs qui s’instillent dans les relations et les pratiques sociales. Si l’on veut cerner la réalité de rapports sociaux et politiques, il faut donc analyser de très près la configuration des rapports de pouvoir dans leur sein. Force est de constater qu’Adorno ne conçoit pas le travail de la sociologie politique de cette façon, ce qui fait que les rapports politiques lui sont en partie impénétrables. Pourtant, dans un beau texte intitulé « Résignation », Adorno s’est défendu avec vigueur contre les reproches de passivité et d’élitisme [19] qu’on lui a souvent fait. Au vu d’une activité intellectuelle qui s’est passionnée pour les problèmes de la cite et qui a refusé le conformisme et le refuge dans la tour d’ivoire, on peut et on doit lui en donner acte. On a cependant le droit de regretter que ces points aveugles de sa sociologie ne lui aient pas permis de pousser plus avant ses investigations.





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[1Publiées partiellement dans le livre collectif Studien über Autorität und Familie. Paris, 1935. Reprit Lünelburg, 1987.

[2T W. Adorno. Gesammalte Schriften, Frankurt/Main, 1984, tome 18, p 729-777.

[3Cf. Ibid. tome 10-2. p. 702-738.

[4Voir une traduction allemande partielle Studien Zum autoritären charakster, Frankfurt/Main, 1973.

[5R. Christie et M. Jahoda (dir), Studies and method in the scope of the authoritarian personality, Glencoe, Free Press, 1954.

[6Paris, PUF, 1982.

[7B. Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.

[8Cf. T. W. Adorno, op. cit., 1977, tome 9-2.

[9Cf. M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.

[10Voir le texte d’un séminaire d’Adorno en 1962 mis en annexe du livre de H. G. Backhaus, Dialektik der Wertiform. Untersuchgen zur marxischen ökinomischkritik, Freiburg, 1997.

[11Voir des annotations analogues dans G. L. Simmel, Philosophie des Geldes, Leipzig, 1907, p. 578.

[12Cf. G. Tarde, Les Lois sociales. Esquisses d’une sociologie, Paris, Institut Synthélabo, 1999, tome 4, p. 134.

[13Cf. « The stars down to earth , dans T. W. Adorno, op. cit., 1975, tome 9-2, p. 15-120.

[14Cf. T.W. Adorno, op. cit., 1972, tome 8, p. 93-146.

[15Voir à ce sujet une intervention devant la société allemande de sociologie « Spätkapitalismes oder Industriegesellschaft ? » dans T. W. Adorno, op. cit., tome 8, p. 354-370.

[16Voir ce texte dans T. W. Adorno, op. cit., tome 8, p. 280-353.

[17Cf. T. W. Adorno, op. cit., tome 10-2, p. 674-690.

[18Il faut quand même signaler qu’Adorno a suscité et patronné des recherches en sociologie industrielle

[19En France, les livres de F. Vanderberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande, Paris, La Découverte, 1997, tome 2 et de S. Haber, Habermas et la sociologie, Paris, PUF, 1998, reprennent à leur compte ce type de reproches. Mais il est clair que ces deux auteurs connaissent peu les travaux sociologiques d’Adorno après la seconde guerre mondiale.