site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Réflexions sur l’Etat et l’économie

Critiques de l’économie politique

n° 24-25, p. 188-205, avril-septembre 1976


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Les Mensonges de l’Etat (1979).



L’État est, semble-t-il, extérieur à l’économie. S’il intervient dans son fonctionnement, c’est apparemment parce qu’il est susceptible d’introduire dans ce domaine — celui de la production et de l’échange de marchandises — des principes de correction s’inspirant, non plus de la valorisation — la recherche du profit — mais du bien commun ou de considérations supérieures aux intérêts privés. L’État serait, en ce sens, l’incarnation d’une rationalité supérieure à la rationalité du calcul économique immédiat et de l’entrepreneur économique individuel. Il prolongerait, compléterait, amenderait les rapports libres des agents de l’économie et leur donnerait ainsi la possibilité de s’affirmer et de s’étendre aux dépens de toutes les formes économiques antérieures. Mais précisément, cette rationalité de la totalité ne conserverait sa supériorité, voire même sa réalité, qu’à condition de s’opposer, tout en les respectant, à des myriades de décisions individuelles croisées et entrelacées. En d’autres termes, la justification profonde de l’État serait non la négation, mais la surveillance des fins privées afin qu’elles puissent se transmuer en bien général de par leur tendance à se développer de façon intime par-delà toutes les barrières. Il n’y aurait pas de rationalité en soi de l’État, susceptible de pénétrer toute l’économie, mais une rationalité de supervision qui serait fonction de l’agitation et de la diversité du monde des besoins et des activités privés.

Cette extériorité de l’État par rapport à l’économie — intervenir à contre-courant dans les activités économiques pour empêcher leurs effets négatifs — n’est pourtant pas aussi évidente qu’il y paraît au premier abord. L’activité étatique elle-même n’échappe pas au calcul de la rentabilité, ni au recours aux intérêts particuliers, voire particularistes, qu’elle prétend discipliner. L’État est lui-même une organisation bureaucratique, c’est-à-dire un système hiérarchisé des compétences reposant sur la concurrence entre les individus et sur l’égalité des responsabilités, des tâches et des rémunérations. Il adapte les moyens aux fins ou les fins aux moyens, comme les entrepreneurs capitalistes, dans le but d’assurer la continuité de la production de plus-value et de capital. Il est, de ce point de vue, beaucoup plus lié à la valorisation qu’il ne veut bien le concéder dans son discours sur l’intérêt général et le bien de la communauté ; l’intervention a pour objet de perpétuer le rapport capital-travail et non une activité économique socialement neutre. L’État, c’est, en ce sens, la sanction et la perpétuation de la séparation entre les producteurs et les moyens de production, ce qu’il fait non seulement en garantissant la propriété privée, mais aussi en se produisant et en se reproduisant comme ensemble d’appareils séparés des masses et caractérisés eux-mêmes par un degré prononcé de division du travail. Il n’y a pas de discontinuité absolue entre l’accumulation du capital et la production des valeurs propres à l’État, ordre, sécurité, formalisme de l’égalité, mais au contraire discontinuité relative, dialectique subtile de l’exclusion et de l’inclusion. D’un côté, l’État se présente comme la sublimation des relations sociales immédiates, comme s’il renvoyait aux individus de la société capitaliste une socialité dont ils ont été dépossédés. D’un autre côté, il est intimement lié à la socialisation-privatisation de la vie capitaliste. En verrouillant le rapport social de production — défense de l’appropriation privée des moyens de production et de la séparation entre producteurs et moyens de production —, il se manifeste, en effet, comme une des conditions essentielles de la dispersion des activités et de l’isolement des agents économiques les uns par rapport aux autres. Derrière son égalitarisme formel se profile le rôle permanent des institutions étatiques en faveur des inégalités sociales les plus substantielles. Les possesseurs de marchandises sont en principe traités sur le même pied, ils ont le droit d’échanger sur le marché, mais il y a des différences fondamentales entre les possesseurs de la marchandise capital et les possesseurs de la marchandise force de travail. Les uns en tant que supports du véritable sujet du processus de production — le capital — sont plus appréciés ou valorisés que les autres qui, pour rester vendeurs de force de travail, doivent de toutes façons être maintenus dans une situation permanente d’infériorité. L’État, en réalité, est beaucoup moins éloigné du processus de reproduction que ses idéologues ne veulent l’admettre, ne serait-ce qu’en contribuant à produire la division entre travail de commandement et de conception d’une part, travail d’exécution d’autre part. Il est ainsi omniprésent, dans le rangement-ordonnancement des agents de la production, voire dans les agencements de la technologie destinés à déposséder les travailleurs de leur force collective et des puissances intellectuelles de la production afin de les transformer en puissance sociale du capital. En tant qu’extériorité apparente de l’organisation sociale par rapport aux organisés, il complète l’extériorité apparente des échanges économiques — le marché comme enchaînement de relations — par rapport aux échangeurs et aux producteurs. Il est à la fois une condition ou une présupposition de la production de plus-value et de capital — il combat les excès de la concurrence entre capitalistes et régularise les données de l’exploitation — et un résultat nécessaire de l’accumulation du capital en tant que production et reproduction du rapport social de production-reproduction de la socialisation-séparation des individus comme supports des relations sociales. C’est pourquoi l’État, loin d’être un arbitre au-dessus de la mêlée, s’insère dans une chaîne de dépendances dont il est un constituant parmi d’autres, et dans une série de processus dont il ne peut être séparé.

C’est dans ce contexte qu’il faut poser la question de l’efficience de l’activité étatique. Sans doute la tentation est-elle grande de surestimer les possibilités de l’État et de lui attribuer des capacités d’intervention bien au-delà des limites que lui assigne la valorisation, voire directement à l’encontre de la logique profonde du profit. L’État se trouve ainsi paré dans l’abstrait de pouvoirs considérables, en particulier de ceux qui sont nécessaires pour compenser toutes les défaillances de l’investissement privé et toutes les incohérences qui naissent des variations de l’offre et de la demande. Il est en quelque sorte la réponse à tout ce qui ne va pas et l’instrument potentiellement utilisable dans toutes les situations hors de l’ordinaire. Mais, sur cette base, on reste prisonnier d’une conception idéologique bien incapable de saisir les modifications qui peuvent se produire dans les rapports entre l’État et l’économie en fonction des aléas de l’accumulation du capital. Plus précisément, on reste prisonnier des vues indifférenciées sur l’intervention étatique — elle s’accroît et en tant que telle elle restreint la sphère de la production de la plus-value. C’est par exemple ce qu’affirment, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les social-démocrates allemands. Pour eux, les expériences dirigistes de la guerre et des années de révolution marquent la fin du capitalisme organisé. Hilferding, le théoricien du « capital financier », conçoit dans cet esprit l’intervention de l’État comme antinomique de l’accumulation privée du capital et prévoit son extension progressive jusqu’à la disparition du régime capitaliste. Sans aller aussi loin dans la prophétie, beaucoup d’économistes commencent, à partir de cette époque, à développer la conception d’une économie « mixte » où coexistent durablement et de façon relativement harmonieuse les activités économiques de l’État et du capital privé.

Mais c’est évidemment après la Deuxième Guerre mondiale que l’idée d’un mariage de raison entre l’État et le capital, efficace contre tous les maux, s’impose. On croit, dans la ligne de la « révolution keynésienne », que tous les problèmes de la croissance peuvent être maîtrisés consciemment [1], c’est-à-dire qu’une politique volontaire ou volontariste au niveau étatique surmonte toutes les difficultés conjoncturelles (surproduction, baisse de l’investissement) et structurelles (inégalités de développement, retards sectoriels). Mais, pour soutenir ou étayer de telles affirmations, il faut démembrer la totalité complexe que forme le rapport social de production, le décomposer en domaines indépendants les uns des autres (production, distribution, etc.) et surtout diminuer l’importance de la production, la réduire à un aspect technique, pour ne pas dire secondaire, de l’activité sociale. C’est, en effet, ainsi qu’on peut relativiser la logique de la valorisation et présenter les problèmes à résoudre comme de simples problèmes d’équilibre, d’ajustement entre des flux divers ou encore comme des problèmes d’utilisation rationnelle des moyens disponibles (les ressources rares dont parlent les économistes). En termes keynésiens, on cherche à soutenir la demande globale, à réaliser l’égalité de l’épargne et de l’investissement, à déterminer le taux d’intérêt le plus favorable à l’activité économique, etc., sans se préoccuper de savoir quelles sont les causes profondes des mouvements auxquels on assiste. Le volontarisme, la surestimation des possibilités d’intervention consciente se combinent en fait avec une très forte dose d’empirisme conduisant à des théorisations descriptives. Les relations entre les différents moments de l’activité économique (production, circulation, consommation) sont technicisées alors que les comportements des agents-supports sont, eux, psychologisés.

Depuis la récession internationale de 1974-1975, qui a ébranlé bien des certitudes, le caractère idéologique de cette science économique dominante est devenu plus perceptible. On commence à se dire que la politique économique ne produit pas toujours des miracles, voire qu’elle n’est pas toujours en mesure d’empêcher les baisses d’activité. Il se révèle au contraire que l’intervention étatique véritablement efficace se produit a posteriori pour essayer de rétablir les conditions d’une meilleure valorisation lorsque celles-ci sont détériorées. L’intervention a priori, très souvent aveugle, ne peut guère aller au-delà de ce qui est indispensable à un bon fonctionnement de l’économie en général. Pour l’essentiel elle s’intéresse aux obstacles qui pourraient entraver la marche du capital, c’est-à-dire cherche à créer un environnement favorable à l’accumulation. Elle vise à bien organiser le système du crédit, à régulariser et à rationaliser le système fiscal, à limiter le poids du syndicalisme sur le marché du travail, etc. Même lorsqu’elle se présente comme une programmation ou comme une planification des grandes orientations de la production, elle relève plus d’une projection sur l’avenir des tendances de développement dominantes à un moment donné que d’une véritable planification. Son intérêt est surtout de tracer un cadre général à l’action des différents groupes capitalistes et d’indiquer dans leurs grandes lignes les conditions de compatibilité entre les bases matérielles de la production (démographie, utilisation des données naturelles et techniques, etc.) et la production en tant que production de valeurs. Autrement dit, la programmation capitaliste fait, dans la mesure du possible, la liaison entre les problèmes dits infrastructurels et l’accumulation du capital en tant qu’accumulation de richesses évaluées financièrement. Elle est bien cette immense étude de marché dont parle Pierre Massé, ce qui en montre toutes les limites [2].

C’est donc l’intervention a posteriori qui est la plus directement liée à la dynamique de l’accumulation, et qui épouse le plus étroitement les mouvements des capitaux. Son objectif est évidemment de corriger les ratés de l’initiative privée pour lui redonner toute sa vigueur. C’est dire qu’elle doit redoubler l’action des capitalistes, sinon la compléter en appuyant ses effets lorsqu’ils sont trop faibles. Concrètement, cela veut dire qu’elle doit rendre profitable la production qui ne l’est pas ou pas assez, en agissant sur les facteurs déterminant le rendement des capitaux. Cela n’exclut évidemment pas que l’État agisse comme un capitaliste collectif idéal (Engels) à l’encontre de tel ou tel secteur capitaliste pris en particulier, en favorisant un groupe d’entreprises, mais cela exclut qu’il agisse sur une période relativement longue sans tenir compte des conditions de valorisation du capital social et se refuse à connaître autre chose que des intérêts par trop limités. L’État, en ce sens, doit se préoccuper de ce qui détermine la prospérité économique générale (des capitalistes) et les mouvements d’ensemble des capitaux. Il lui faut agir sur le taux moyen de profit, c’est-à-dire aussi bien sur le taux d’exploitation que sur les coûts de reproduction des différentes composantes du capital. Mais, au-delà de ces vérités de bon sens, qu’une grande-partie des économistes dits bourgeois sont prêts à reconnaître, il faut aussi considérer que l’État ne peut s’abstraire des rapports complexes qui s’établissent entre la production, la circulation et la consommation (des marchandises et des capitaux). Beaucoup de marxistes pensent qu’il y a là une question relativement simple à résoudre, en partant de la priorité de la production en tant que production de plus-value, mais ils ne se rendent pas compte qu’en suivant trop rapidement cette voie, on peut être tenté de sous-estimer l’importance ou l’autonomie de certains moments de l’activité économique comme la circulation. Faut-il rappeler que la circulation des marchandises n’est possible que grâce à l’intermédiaire de l’argent qui, de son côté, n’est pas réductible à un simple signe monétaire ou à du numéraire, mais exprime un dédoublement de la marchandise, sa cristallisation en moyen de paiement universel, qu’on peut retirer de la sphère de l’échange immédiat et opposer par là à la grande masse de marchandises comme la véritable incarnation de la richesse sociale. Comme le note Marx, l’unité de l’acte de vente et d’achat est, de ce fait, potentiellement rompue et dissociable (la circulation des marchandises de ce point de vue n’est pas la réalisation automatique de la production de plus-value). L’affaire se complique encore un peu plus lorsqu’on passe, au-delà de la circulation des marchandises, à la circulation du capital, à ses métamorphoses, capital industriel, capital commercial, capital-argent, capital-marchandise, et aux rapports qu’elles entretiennent avec les rotations et les cycles du capital productif. A ce niveau aussi, la circulation ne peut être confondue avec un pur moment technique de la production ne faisant qu’exprimer les nécessités intemporelles de l’échange. Elle se manifeste au contraire comme le jeu d’un ensemble de processus opposables à la production, c’est-à-dire faisant valoir au besoin leurs impératifs contre la production et les conditions de sa continuité. C’est ainsi que la rémunération du capital porteur d’intérêts peut entrer en conflit avec le maintien de conditions propices à l’accumulation du capital et que les difficultés du capital commercial peuvent se répercuter à brève échéance sur la production. L’unité du procès d’ensemble de la production est bien cette unité hautement contradictoire, écartelée entre l’identité et la rupture dont parle Marx dans l’« introduction de 1857 ». La production capitaliste en tant que production de plus-value est, en effet, perpétuellement marquée par des dédoublements en chaîne, dédoublement de la marchandise en valeur d’usage et valeur d’échange, du travail en travail abstrait et travail concret, de la marchandise encore en marchandise et argent, etc. Plus fondamentalement, il y a dédoublement irréductible de la production en production pour la valorisation et production matérielle de valeurs d’usage, dont les doubles exigences, loin d’être toujours compatibles, peuvent se révéler contraires à chaque pas, puisque le capital tend à se développer de façon illimitée sans s’arrêter aux contraintes matérielles (productivité physique du travail, disponibilité des ressources naturelles, surproduction par rapport à la demande solvable, relation entre valeur d’usage et valeur proprement dite). En d’autres termes, les flux financiers en tant que métamorphoses de la forme valeur se heurtent, sans pouvoir s’en abstraire complètement, aux relations matérielles qui s’établissent entre les hommes, la nature et leur environnement technique.

Il n’est donc pas possible de concevoir l’intervention étatique en dehors de ce contexte contradictoire d’interdépendances étroites et simultanément de mouvements autonomes (à partir des mêmes présuppositions sociales et matérielles). On ne peut traiter de la circulation, de la distribution ou de la consommation isolément de la production, et surtout traiter les symptômes de déséquilibre qui se manifestent à un niveau du procès de valorisation sans tenir compte des déséquilibres présents à d’autres niveaux. Cela veut dire qu’on ne peut faire une théorie de l’intervention étatique sans comprendre tous les enchaînements et les répercussions des mouvements divers de ce même procès de valorisation, sans faire en réalité une théorie des mouvements propres à l’accumulation du capital, de ses équilibres et déséquilibres d’ensemble, c’est-à-dire sans faire une théorie des crises intégrant aussi bien les mouvements de la circulation que ceux de la production. On sait que les marxistes ont toujours eu du mal à faire cette théorie du mouvement de l’économie capitaliste et qu’ils ont eu tendance à mettre l’accent tantôt sur un aspect — la sous-consommation et les difficultés dans la réalisation de la plus-value — , tantôt sur d’autres — les disproportions entre les différents secteurs de la production (biens de production et biens de consommation) —, voire sur des aspects encore plus difficiles à déceler et à étudier — les variations à la baisse du taux de profit. Il ne peut être question ici de faire une théorie complète des crises, c’est-à-dire une synthèse de tous les niveaux d’analyse nécessaires pour dépasser les points de vue unilatéraux (encore prédominants dans la littérature marxiste), mais il s’agit de voir comment il est possible de dépasser les théorisations trop partielles.

Dans le Capital, Marx indique à plusieurs reprises que la dynamique de l’accumulation dépend du profit que les capitalistes retirent de leurs investissements, en même temps il montre que les mouvements du profit obéissent à des déterminations particulièrement complexes et produisent eux-mêmes des effets qui ne peuvent être présentés simplement. Le profit se mesure évidemment au capital total engagé (capital constant plus capital variable), mais comme seul le capital variable (rémunération de la force de travail) correspond à une production de plus-value, le capital constant (en tant que capital fixe et capital circulant) ne faisant que transmettre une partie de sa valeur au produit, il en résulte que le développement de la force productive sociale du travail est susceptible de conduire à une baisse du taux de profit. Il faut et il suffit, en effet, que le capital constant croisse plus vite que le capital variable pour qu’apparaisse, à plus ou moins long terme, une situation difficile du point de vue des capitalistes ; diminution de la croissance de la masse du profit disponible, difficultés à rémunérer toutes les fractions du capital et à susciter de nouveaux investissements. Cela n’a, il est vrai, rien d’obligatoire ou d’inéluctable sur une longue période, si l’on se contente d’examiner le problème dans l’abstrait. Marx lui-même a insisté sur le fait que l’élévation de la composition organique du capital était contrecarrée par plusieurs facteurs, notamment l’élévation du taux de plus-value (ou exploitation) et la baisse de la valeur du capital constant (un des effets possibles de l’élévation de la productivité du travail et de la baisse de la valeur de la force de travail). Il faut donc se garder de conclure que l’élévation de la composition technique du capital entraîne automatiquement une élévation de la composition organique (en valeur), et il ne faut pas oublier non plus que les rapports qui s’établissent à un moment donné entre production matérielle et valorisation peuvent être radicalement bouleversés à un autre moment (par la dévalorisation du capital notamment).

Toutefois, si ces considérations doivent mettre en garde contre toutes les conceptions mécanistes qui font de la baisse tendancielle du taux de profit une loi économique qui conduit par sa seule dynamique à la fin du capitalisme (un peu comme il y a perte d’énergie graduelle en thermo-dynamique), elles n’interdisent pas, au contraire, d’affirmer que, sous certaines conditions, il peut y avoir baisse du taux de profit. Il faut et il suffit pour cela — rappelons-le — que la masse du travail mort s’accroisse plus vite dans certaines phases de l’accumulation que la masse du travail vivant, et donc du travail nécessaire (rémunéré par le capital variable). Cela peut se produire notamment lorsque les investissements s’accroissent très rapidement (renouvellement accéléré du capital fixe) sans que l’emploi et l’exploitation fassent des bonds correspondants : d’un côté, les travailleurs mettent en branle une masse de plus en plus importante de capital, de l’autre côté, les capitalistes retirent de leurs investissements proportionnellement moins de plus-value qu’auparavant. Une telle situation est d’ailleurs beaucoup moins exceptionnelle qu’on ne le croit, elle se rencontre chaque fois que les capitalistes sont confrontés à un marché du travail favorable aux travailleurs et que, sur la base d’une vague de prospérité, les investissements se multiplient sans modifications essentielles des données techniques (ce qui empêche la baisse de la valeur de la force de travail, et celle, encore plus rapide, de la partie constante du capital). Elle est, en ce sens, la manifestation des limites que le capitalisme met lui-même à son propre fonctionnement et, pourrait-on ajouter, des inconvénients qu’il y a à enfermer la production matérielle dans le carcan de la valorisation. La marche de l’accumulation n’est pas, ne peut pas être rectiligne, elle est heurtée ou cyclique par nature, parce que son moteur est la recherche du profit ou de la situation la plus favorable à l’exploitation de la force de travail dans le cadre de la concurrence des capitaux. En d’autres termes, elle repose sur les inégalités de développement ou sur les différences dans les conditions de valorisation entre les possesseurs de capitaux ; ceux qui utilisent les capitaux et la force de travail de la façon la plus efficiente l’emportant sur ceux qui, pour telle ou telle raison, se révèlent incapables de bien se placer sur le marché et de produire de façon rentable. La répartition du travail social entre les différentes branches de la production se fait ainsi en fonction du rythme des affaires et des déplacements des capitaux à la poursuite des meilleurs investissements et, compte tenu de la vitesse de rotation du capital et du renouvellement du capital fixe, on voit s’instaurer des cycles économiques pluriannuels marqués par les alternances de la prospérité, de la dépression et de la reprise. La prospérité par ses excès mêmes engendre la dépression qui, en dévalorisant une partie du capital social et en exerçant une forte pression sur les salaires ouvriers, recrée un contexte favorable à l’accumulation sur une échelle élargie. Tout ceci peut apparaître au premier abord comme une pure mécanique économique (liée à des conditions naturelles variables), mais un examen un peu plus poussé montre qu’on ne peut faire abstraction des relations entre les classes, que ce soit les relations entre les différentes fractions de la bourgeoisie (concurrence au niveau des prix et de la présentation des produits, batailles autour de la dévalorisation, etc.), que ce soit les relations entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. En effet, l’extériorité du rapport social de production eu égard aux individus et aux groupes (son caractère de puissance étrangère imposant ses contraintes aux sujets sans qu’ils puissent s’y soustraire) n’empêche pas que les poussées sociales aient de profondes répercussions sur le rapport capital-travail, et donc sur la production de plus-value. En ce sens, on peut dire que la lutte des classes rythme autant la dynamique économique que la dynamique économique rythme la lutte des classes. Au-delà des fluctuations à moyen terme (les cycles pluri-annuels), on peut découvrir ainsi des fluctuations de longue période (sur des décennies) qui renvoient à des constellations précises des relations entre les classes (et les nations) : phases où les crises sont graves et peu espacées, phases au contraire où les crises n’entraînent pas des reculs trop importants de la production et tendent à être plus espacées. Comme l’a très bien montré Ernest Mandel dans le Troisième âge du capitalisme, la prospérité capitaliste des années 50 et 60 trouve en partie son origine dans les défaites subies par le prolétariat dans les années 20, 30 et 40 (fascisme, guerres), que les capitalistes utilisèrent comme autant d’occasions de redistribuer les cartes — élévation considérable du taux d’exploitation sur une longue période, conditions favorables à la restructuration du secteur des petites et moyennes entreprises, mobilisation du travail scientifique et préparation de ses applications à l’industrie [3].

Cela ne veut naturellement pas dire que l’accumulation du capital n’est que pure répétition, recommencement des mêmes mouvements cycliques, alternance de phases identiques de prospérité et de dépression. Tout au contraire, la production et la reproduction du capital a une dimension historique, cumulative qu’il est difficile de ne pas percevoir. Le capital, non seulement révolutionne sans cesse les méthodes de production, mais il soumet à son empire des sphères de plus en plus nombreuses de la vie sociale et reconstruit à chaque étape les rapports de production comme ses formes d’affirmation. A la recherche d’une expansion illimitée — l’accumulation, c’est la loi et les prophètes —, le capital, malgré ses présuppositions matérielles limitées, s’incorpore, en effet, de plus en plus de substance (des activités anciennement indépendantes sont sans cesse transformées en travail abstrait). Le fait qu’il se heurte à des résistances (la résistance ouvrière, les contradictions de la valorisation) n’est pas un obstacle décisif, car ces résistances sont très inégalement réparties dans l’espace et dans le temps et laissent des marges de manœuvre à nombre de capitalistes épargnés par les plus graves difficultés (celles qui assaillent leurs concurrents moins favorisés). Dans une apparente anarchie, le capitalisme croît en étendue et en profondeur en multipliant les oppositions qu’il doit vaincre. Il centralise et concentre les capitaux, il transforme en réalité les capitalistes en fonctionnaires du capital et substitue à la « libre entreprise » d’origine artisanale et familiale, le grand trust, puis le conglomérat multinational. Les marchés nationaux se développent et s’opposent, se décomposent pour se recomposer sur des bases tout à fait provisoires dans un marché mondial qui prend de plus en plus corps par-dessus toutes les diversités et à travers elles. Concurrence et monopole se déploient à l’échelle internationale, après avoir bouleversé les conditions nationales et locales, sans s’arrêter, bien sûr, devant aucune situation acquise ; des branches économiques prospèrent, puis périclitent, d’autres naissent et progressent impétueusement dans un contexte très général de développement inégal. Le capital ne reste jamais en repos, il s’étale et renforce son emprise sans savoir où cette expansion le mène, c’est-à-dire sans qu’il y ait d’autres fins aux processus sociaux et économiques que sa propre reproduction sur une échelle élargie.

Tout ceci doit être présent à l’esprit, lorsqu’on parle de l’intervention étatique : celle-ci ne se produit pas dans le vide, mais au contraire dans un trop-plein de mouvements contradictoires et incontrôlables dont elle cherche à restaurer l’unité. Elle est fondamentalement une intervention-réflexe, ou plus précisément un ensemble de réactions pré-déterminées par un environnement non statique, par des situations qu’on ne saurait analyser en termes de confrontation pure entre la volonté et la réalité. Quoi qu’en pensent beaucoup, l’intervention étatique ne peut être une suite de décisions et d’actes arbitraires, mais rationnels, obéissant à des fins désirables plutôt qu’à des fins prescrites ou délimitées par un champ spécifique de forces spontanées. En réalité, elle s’intègre dans les cycles économiques, dans leurs engendrements et enchaînements successifs. Lorsque le capitalisme est encore peu développé, l’inclusion de l’activité étatique dans la dynamique de l’accumulation du capital est encore tout à fait dans l’enfance. L’État comme capitaliste collectif idéal intervient surtout pour donner les impulsions initiales à la production de plus-value (infrastructure, organisation de la circulation, etc.). Il semble par certains aspects encore proche de ses origines absolutistes et mercantilistes : les préoccupations de puissance occupent le devant de la scène, et la logique de l’activité étatique paraît étrangère à la logique du profit. Aujourd’hui, au stade monopoliste et impérialiste, il en va tout autrement : les interventions économiques de l’État ne peuvent en aucun cas s’abstraire de l’accumulation, elles en deviennent partie intégrante, c’est-à-dire concourent à la dynamique de la production et de la circulation du capital, et en général à sa valorisation. Pour parler le langage des économistes, l’activité économique de l’État devient un élément, une variable dépendante des fluctuations économiques. La part énorme du revenu national (plus de 30 % dans certains pays) qui passe par les mains de l’État en témoigne ; elle s’intègre à la prospérité comme à la dépression et ne peut donc être considérée comme une manifestation consubstantiellement étrangère à l’accumulation. Il suffit de songer au rôle du financement public des investissements pour s’en convaincre. On peut d’ailleurs faire le même genre d’observations en ce qui concerne le rôle de l’État dans le domaine de la circulation : les autorités répondent plus aux mouvements du crédit et de la monnaie qu’elles ne les précèdent. De son côté, la redistribution des revenus, si vantée dans les discours électoraux, ne fait en réalité que régulariser et sanctionner une répartition des produits et des richesses suscitée par les rapports de force qui s’établissent dans la production et sur le marché, pour l’essentiel. C’est pourquoi toutes les théorisations qui font de l’extension qualitative et quantitative de l’activité économique la marque d’une socialisation effective des rapports de production sont parfaitement idéologiques. Le capitalisme d’aujourd’hui n’est pas moins capitaliste que celui d’hier, il l’est au contraire plus profondément dans la mesure où l’État interventionniste a cessé d’être un antécédent de la production capitaliste pour devenir un de ses rouages ou engrenages ordinaires, une des présuppositions qu’elle se donne à elle-même. Le secteur industriel d’État lui-même, dans son extension et ses contractions, n’échappe pas à ces contraintes ; dans la plupart des pays capitalistes, il ne joue plus le rôle pilote qui lui était échu après la Deuxième Guerre mondiale mais s’intègre de plus à la concurrence monopolistique. Il est également significatif que la politique fiscale des grands États devienne de plus en plus dépendante de la conjoncture, et qu’apparaisse maintenant au grand jour la difficulté à enfler encore un peu plus la masse budgétaire au détriment de la plus-value globale. Il est vrai que, parallèlement à cette inclusion renforcée de l’activité étatique — tout au moins d’une partie d’entre elle — dans la production de plus-value, on constate la régression de plus en plus rapide de l’entreprise capitaliste individuelle ou familiale, mais il faut se garder de conclure trop vite, car le rapport de production capitaliste n’est pas lié à l’appropriation et à l’entreprise individuelle. Il se développe tout aussi bien, si ce n’est mieux, dans un contexte de propriété de groupe (l’ère des managers ou la « techno-structure »), puisqu’en définitive, ce qui compte, c’est l’extorsion de la plus-value par des capitaux multiples et l’exploitation de la force de travail.

Il apparaît donc que l’État, de plus en plus impliqué dans l’accumulation du capital, plane moins que jamais au-dessus de la mêlée sociale. Loin de déterminer souverainement son activité économique, il ne fait que l’adapter aux conditions variables d’une accumulation du capital de plus en plus dégagée des limites héritées de l’entreprise artisanale et de l’espace national. Faut-il pour autant en conclure que les États et les monopoles forment un « mécanisme économico-social unique », comme on le dit dans les théories du « capitalisme monopoliste d’État » avancées par les partis communistes depuis un certain nombre d’années ? La réponse à cette question mal posée n’est évidemment pas simple — de toute façon l’État ne se réduit pas à l’économie et, en tant que capitaliste collectif idéal, il ne peut être confondu avec telle ou telle entreprise ou tel ou tel groupe d’entreprises pris en particulier. Toutefois, sans prétendre apporter sur ce point de lumières définitives, il est possible de faire un certain nombre d’observations. La première porte sur la nature des monopoles, ou tout au moins sur leur rôle dans la vie économique. La plupart des théoriciens communistes dits orthodoxes voient surtout dans les monopoles des entreprises géantes, des « trusts », disposant d’énormes pouvoirs dans la vie économique. Sur cette voie, ils ont tendance à raisonner en termes non économiques, comme si la force d’un monopole se manifestait immédiatement et avec le plus de force sur le plan politique. Dans cet esprit, les monopoles sont censés contrôler l’offre et la demande, déterminer les prix et imposer leur loi à l’ensemble de l’économie, ce qui a — si l’on est logique — des conséquences d’une très grande portée. La loi de la valeur avec tous ses corollaires, péréquation du taux de profit notamment, se trouve par là-même niée — au moins partiellement — dans sa validité. Autrement dit, à travers l’action des monopoles se développe un capitalisme sensiblement différent de celui analysé par Marx et qu’on peut caractériser par l’apparition de nouvelles formes d’exploitation, pour ne pas dire du pillage systématique. Les grandes entreprises, utilisant à fond leur force sociale et leur poids dans la vie publique, obtiennent des privilèges fiscaux, des subventions, des tarifs préférentiels, des facilités de crédit et le financement étatique de la recherche. Elles prélèvent, ainsi une grande part de la plus-value produite dans le secteur non monopolistique, ce qui ne fait que s’ajouter aux transferts de plus-value déjà arrachés par les oligopoles sur le marché. Pour les théoriciens du capitalisme monopoliste d’État (C.M.E.), tous se passe comme si une superstructure parasitaire — les monopoles — rongeait insidieusement la substance économique [4], déviait le progrès technique à son profit et colonisait peu à peu les institutions et l’État. Il n’y a plus à proprement parler d’accumulation capitaliste — sauf dans le secteur des petites et moyennes entreprises —, mais la domination d’une accumulation monopoliste sur les principaux secteurs de la vie économique par la concentration des moyens d’investissement. C’est ainsi que les monopoles sont déclarés « responsables » (avec des connotations morales) de l’inflation, parce qu’ils procèdent — en vue de contrôler le marché — à des investissements superflus (créant des capacités de production lourdement excédentaires et par conséquent inutiles qui pèsent sur les prix). Une partie des moyens de la société est détournée de cette façon, ce qui ne manque pas de susciter des difficultés dans d’autres branches (insuffisance de la production et de l’offre). A partir de telles affirmations, les partisans du C.M.E. admettent implicitement que la concurrence a presque complètement disparu et que la multiplicité des capitaux n’est plus guère qu’un souvenir, ce qui est faire peu de cas des formes nouvelles de la concurrence monopoliste et des affrontements nationaux et internationaux auxquels on assiste aujourd’hui. Plus profondément, c’est aussi nier qu’on ait encore affaire à une production capitaliste véritable, puisque le prélèvement du surtravail — l’extraction de la plus-value — s’effectue de plus en plus selon eux par l’utilisation de la force pure (et plus particulièrement de l’État). Les économistes du P.C.F. n’hésitent d’ailleurs pas à parler d’une « exploitation monopolistique » qui se superposerait, voire se substituerait à l’exploitation capitaliste dans les pays occidentaux les plus développés. Ce qui est une façon de dire que les contraintes objectives du rapport social de production doivent être minimisées et que l’intervention étatique — la force par excellence — doit être revalorisée. Il y a en quelque sorte « superpolitisation » de l’économie, dépérissement de la loi de la valeur, parce que les monopoles s’affranchissent de la concurrence et s’affrontent comme des féodaux pour obtenir l’aide de l’État et parce que cette dernière suscite de plus en plus de réactions populaires en sens contraire. Ces débats et ces luttes — reflet de la socialisation des forces productives — ont pour résultat de pousser la socialisation encore un peu plus loin. C’est pourquoi, si l’État moderne est un État de l’oligarchie financière, il est en même temps un instrument potentiel de transformation sociale, l’inscription dans le contexte socio-économique actuel de modèles d’organisation différents, c’est-à-dire la préfiguration d’une planification authentique des activités productives.

La dépendance de l’État — y compris dans ses activités non économiques — par rapport aux mouvements du capital est par là-même occultée, et son autonomie relative (l’organisation de l’hégémonie politique et idéologique de la bourgeoisie, au besoin contre les agissements des capitalistes eux-mêmes) est transformée, voire transfigurée ; elle devient une capacité abstraite et permanente à structurer et à re-structurer l’économie. Sans doute, les théoriciens des P.C. soulignent-ils l’étroitesse des liens présents entre le personnel dirigeant l’État et les « managers » des grands monopoles, mais il s’agit de rapports si peu nécessaires qu’ils peuvent changer relativement facilement (sans destruction de l’État bourgeois) par la victoire de la démocratie « avancée » contre une poignée de monopoleurs. Le « mécanisme unique », dans un premier temps, peut apparaître comme la manifestation de la domination des monopoles, mais à la longue et au fond il joue en faveur de l’État et de son rôle virtuellement « technique » au-dessus des classes. Il y a un face à face entre l’économie et l’État, une sorte de confrontation abstraite et sans fin dans laquelle l’État en tant que généralité de l’action est destiné à l’emporter sur le particulier de l’économie. C’est dire que la dialectique entre société et institutions étatiques est unilatéralement simplifiée par cette orientation théorique : les manifestations de crise économique ne sont pas reliées de façon suffisamment rigoureuse aux déséquilibres et aux contradictions qui marquent la vie étatique. Au lieu d’analyser la contradiction qui s’approfondit entre l’extension de l’intervention étatique, voire son hypertrophie, et le peu de résultats obtenus par rapport aux objectifs proposés et proclamés dans l’idéologie, au lieu de comprendre les phénomènes d’étatisation comme des réponses particularistes à la socialisation qui serait nécessaire, au lieu, en somme de théoriser l’État comme un élément du rapport social de production capitaliste, les économistes des P.C. se contentent, en fait, d’expliciter les tâches que l’État devrait remplir dans l’idéal, un peu comme si la réalisation d’une socialisation non antagoniste dépendait seulement d’une meilleure politique dans les cadres traditionnels. Il y a, d’un côté, l’économie prise isolément et enfoncée dans des problèmes insolubles en raison de la malfaisance des monopoles, il y a, de l’autre côté, le politique, domaine de la conscience et de la volonté qui ne demande qu’à se révéler. Par conséquent, on perpétue au fond une séparation fétichiste entre économie et politique, ce qui ne peut manquer de conduire à des conceptions très mécanistes de l’une ou l’autre de ces sphères d’activité sociale. L’économie est conçue comme pure activité productrice n’ayant pas de relations organiques profondes avec les niveaux politico-juridique et idéologique. Au même titre que la politique, elle est susceptible de déployer une dynamique tout à fait autonome, compréhensible seulement à partir des règles qui lui sont propres. Il s’ensuit que les lois du mouvement de l’économie capitaliste sont interprétées de façon tout à fait linéaire et « économiste », ce qui donne à des lois comme la baisse tendancielle du taux de profit une acception tout à fait mécaniste, abstraite, de la lutte des classes et des conditionnements réciproques des différentes instances et pratiques sociales. Il n’est donc pas étonnant que la crise économique prenne dans ce contexte théorique des connotations très unilatérales. Chez la plupart des économistes des P.C., elle est saisie comme la marque de l’évolution irréversible vers la stagnation ou les catastrophes les plus diverses de l’économie des monopoles livrée à elle-même [5]. Mais, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, ces mêmes penseurs se hâtent d’ajouter que la crise ou les crises peuvent être combattues efficacement par l’État, grâce à des interventions qui, dans leur principe, sont contraires à la logique du profit et sont supposées conduire insensiblement à une autre organisation sociale dans le cadre bourgeois actuel. Catastrophisme d’un côté, angélisme de l’autre, les partisans du C.M.E. sont incapables de comprendre que les mouvements cycliques de l’économie, seraient-ils accompagnés de catastrophes de dimension planétaire, ne peuvent conduire à une crise durable du capitalisme et donc à son remplacement que s’ils s’insèrent dans une crise globale des rapports de production (rapports capital-travail), que si les crises de facteur de régulation et de reproduction de l’accumulation du capital se transforment en interruptions significatives des automatismes produits par le rapport social de production, entre autres au niveau du système de domination politique. C’est ainsi que les difficultés cumulées de l’économie (la détérioration progressive de la prospérité des années 50 et 60) jouent certainement un grand rôle dans la « crise de civilisation » que connaît le monde occidental aujourd’hui, mais qu’elles ne peuvent être coupées de la crise que connaît maintenant l’État-nation, en particulier d’une analyse de son écartèlement entre des tâches contradictoires — entre autres, insérer les firmes nationales dans la concurrence internationale tout en protégeant l’espace national contre les déséquilibres économiques et sociaux les plus graves — et de son incapacité à tolérer le moindre contrôle démocratique dans une période d’extension de l’intervention publique et donc de l’implication populaire. C’est d’ailleurs pourquoi ces manifestations de crise ou de malaise ne peuvent pas non plus être considérées isolément des bouleversements observés dans les pratiques sociales quotidiennes et dans l’idéologie ; crise de la famille, crise de l’éthique productiviste, crise des idéologies de la croissance et de la réussite sociale individualiste.

Ce qu’il faut, en réalité, c’est revenir à l’inspiration originaire du marxisme qui, s’il prévoit et dénonce la barbarie produite par le système capitaliste, en même temps que sa dégénérescence de plus en plus avancée, ne veut voir de crises à conséquences révolutionnaires que là où l’objectivité fétichiste du rapport social est remise en question, que là où la circularité de la reproduction cède la place à des actions collectives conscientes. Ce n’est pas l’État qui est le démiurge de l’économie, c’est l’auto-organisation des travailleurs.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Voir à ce sujet le livre de Klaus O.W. Müller, Neo-keynesianismus, Berlin-Est, 1972.

[2Voir le livre de Pierre Massé, le Plan ou l’anti-hasard, Paris, 1965.

[310/18, Paris, 1976.

[4Voir à ce sujet Paul Boccara, Études sur le capitalisme monopoliste d’État, sa crise et son issue, Paris, 1973 et Philippe Herzog, Politique économique et planification en régime capitaliste, Paris, 1971.

[5Tout cela est présenté comme une évolution « structurelle », largement indépendante des variations conjoncturelles.