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Pourquoi l’extrême-droite

Les Temps modernes

n° 465, p. 1773-1779, avril 1985




Comme beaucoup d’observateurs l’ont remarqué, les succès du Front National et de Jean-Marie Le Pen ont pour toile de fond la crise actuelle de la société française. L’économie de la croissance et de la prospérité a cédé la place à l’économie de l’austérité et du chômage. La désillusion, voire le désespoir ont, pour beaucoup de couches de la société, remplacé la confiance dans l’avenir ou le sentiment de vivre au moins dans des conditions supportables. Depuis le grand tournant de 1976, plus rien n’est comme avant et les traumatismes sociaux se sont accumulés au fur et à mesure que des équilibres anciens se trouvaient secoués. Dans une France habituée à une expansion continue et à une élévation régulière des revenus, une partie importante de ceux qui touchaient le plus de bénéfices de cette dynamique économique, petits et moyens entrepreneurs, cadres moyens et supérieurs du secteur privé, agents de maîtrises, commerçants, ont été confrontés brutalement à la stagnation ou à la baisse de leurs revenus, puis à la menace de la faillite ou du licenciement. Le choc a été d’autant plus rudement ressenti qu’il est assez vite apparu que l’épreuve ne serait pas passagère dans un monde marqué par des transformations technologiques considérables et incessantes. Les situations les mieux établies sont remises en question par la réorganisation permanente des processus de production et de distribution et les trajectoires sociales de ceux qui constituent les classes moyennes sont de plus en plus placées sous le signe de l’incertitude. Il y a déstabilisation au moins partielle des hiérarchies et des positions sociales de niveau intermédiaire, ce qui induit une crise d’identité assez générale dans ce secteur de la société. Les anciens schémas d’interprétation de la réalité sociale fonctionnent de plus en plus mal, et il n’est pas facile de leur en substituer de nouveaux qui permettraient de mieux analyser le monde.
Les travailleurs salariés (ouvriers, employés, techniciens), sont pour leur part, encore plus massivement frappés par le chômage et ses conséquences destructrices. Ils doivent, en outre, faire face à une restructuration en profondeur des rapports de travail. Les vieilles forteresses industrielles sont en déclin ou disparaissent sous le coup de la concurrence internationale alors que se multiplient les formes du travail précaire. Les emplois et les qualifications se transforment, se déplacent avec une grande rapidité en bouleversant les systèmes de formation et les anciennes stratifications ouvrières. Dans ce contexte, la concurrence entre les salariés sur les différents marchés du travail se fait plus vive affaiblissant les vieilles solidarités péniblement tissées par le mouvement syndical au cours de longues années de patience. Par là, les identités au travail et les identités au sein du groupe deviennent problématiques et ambiguës. Cette évolution est d’autant plus forte que le mouvement ouvrier organisé est atteint de plein fouet par le déclin et le repli sur soi du parti communiste qui fut pour une longue période son facteur déterminant. Les jeunes générations de travailleurs se reconnaissent de moins en moins dans les orientations et les pratiques des syndicats et des partis politiques se réclamant du socialisme, parce qu’elles apparaissent décalées par rapport à leurs expériences quotidiennes dans le travail et hors du travail. L’action collective est en conséquence considérée par beaucoup avec scepticisme, ce qui, par contre-coup, ne manque pas de favoriser la débrouillardise individuelle et de renforcer l’esprit de concurrence.
Une grande partie des victimes de la crise s’est raccrochée à l’Etat en lui demandant aide, réconfort, et soutien. C’est ce qui explique la victoire de la gauche et de Mitterrand en 1981 en tant que partisans apparemment conséquents de l’Etat-Providence. On attend d’eux une politique de relance de l’économie et une amélioration notable de la protection sociale alors même que les instruments dont dispose l’Etat keynésien, sont de moins en moins efficaces, voire totalement émoussés en fonction de l’ampleur des difficultés à affronter et des données nouvelles de l’accumulation du capital. La politique de réformes et de relance de la consommation de 1981-1982 conduit très vite à l’impasse et à un véritable renversement de vapeur. L’Etat, comme il l’avait déjà fait timidement sous Raymond Barre, s’efforce désormais d’assainir ses finances et de rétablir les grands équilibres économiques (commerce extérieur et balance des paiements, réduction du taux d’inflation etc.) en pesant sur le niveau de vie du plus grand nombre. La priorité n’est plus à la protection sociale, au plein emploi, mais au contraire à la rationalisation et à la modernisation de l’économie. L’Etat ne protège plus contre les vents du grand large, contre les contraintes extérieures des mouvements monétaires et des mouvements de capitaux, il les transmet et les prolonge pour que l’économie française s’y adapte le plus rapidement possible. L’Etat, en ce sens, se fait le représentant des poussées et des tendances de l’économie internationale et n’oppose plus à la montée du chômage et des faillites que les palliatifs (stages de reconversion et de formation, nouvelle réglementation pour les dépôts de bilan ou les liquidations d’entreprise). Sous le couvert de la politique de rigueur s’amorce ainsi une redéfinition en profondeur des rapports dans la société politique : la grande majorité des citoyens ne trouvent plus dans l’Etat le garant des droits sociaux intangibles ou donnés pour tels. Ils découvrent au contraire que toute aide est chichement mesurée et que rien ne peut être considéré comme définitivement acquis. C’est la méfiance et le cynisme qui s’insinuent dans des relations censées être de réciprocité.
Face à cette double crise du social et du politique, les partis dominants de la Ve République sont en plein désarroi. Attachés pendant très longtemps à des modalités différentes de l’Etat-Providence, ils voient bien qu’il est impossible de poursuivre dans la même voie. En même temps ils hésitent à se lancer dans des politiques tranchées de sortie de la crise. A droite, on est tenté par le reaganisme et le thatchérisme, mais on se rend compte que, pour le moment, il n’est pas possible d’aller trop loin, dans le démantèlement de la protection sociale. A gauche, le PCF et certains secteurs du PS appellent de leurs voeux une politique de croissance couplée avec une politique de transformation sociale, mais les solutions proposées apparaissent singulièrement limitées par rapport aux tâches à accomplir. C’est pourquoi le discours des partis politiques ne dépasse pas, en général, le niveau de la gestion de la crise. Il n’y a plus à proprement parler d’affrontements de programmes et de stratégies, mais des allées et venues tactiques incessantes pour profiter d’occasions limitées dans des conjonctures moroses. Chacun veut se placer et se faire valoir comme le plus habile à tirer parti de circonstances difficiles. Le discours dominant devient ainsi un discours de la nécessité, c’est-à-dire un discours sur la meilleure façon d’assumer les contraintes actuelles (de l’économie et de la société) comme des contraintes naturelles. A la limite, la politique n’est plus que la modulation du nécessaire, c’est-à-dire l’adaptation des hommes à l’inévitable. On peut discuter des rythmes et des délais à respecter pour la rationalisation et la modernisation, on ne peut mettre en question leur bien fondé et leurs orientations essentielles. Ce discours de la nécessité, quelles qu’en soient les formulations, agit évidemment comme une provocation sur tous ceux à qui l’on prêche la résignation dans l’attente des jours meilleurs. En effet, il ne leur est pas demandé de faire des sacrifices dans le présent pour des bénéfices futurs à peu près assurés, on leur demande d’accepter leur marginalisation sociale, et souvent la destruction de ce qui constitue leur horizon vital, pour un avenir tout à fait incertain. Les nécessités, dont il est question, entraînent donc leur propre négation sociale alors qu’elles apparaissent beaucoup plus clémentes pour d’autres couches de la société. Aussi ne peut-on s’étonner que les laissés pour compte de la crise se crispent sur leur identité en perdition et cherchent dans l’anxiété des explications à ce qui leur arrive, c’est à-dire du sens dans ce qui est pour eux le non-sens. En d’autres termes le discours de la nécessité devient donc l’action des forces destructrices à l’œuvre à tous les niveaux de la société. Au discours de la nécessité ils opposent donc un discours de la frustration et de la dénonciation véhémente de tout ce qui semble déranger l’ordre des choses auquel ils étaient habitués : l’Etat qui prend plus qu’il ne donne, et ne protège plus contre les aléas de la conjoncture, les syndicats et les partis qui avouent leur impuissance devant les évolutions récentes. Plus encore, ils cherchent dans les couches qui leur sont voisines dans le travail comme dans la vie quotidienne, des boucs-émissaires sur lesquels déverser leurs rancoeurs et leurs ressentiments : les immigrés, les jeunes dont les comportements ne sont pas suffisamment conformes à la place qui leur est réservée, le bas de l’échelle, dans une société, hiérarchisée par le pouvoir économique et l’argent. Aux rigidités des politiques de gestion de la crise, ils répondent par une sorte de dérèglement idéologique et par la hantise sécuritaire devant la montée tantôt réelle tantôt supposée de la délinquance.
Le terrain devient ainsi très favorable pour la démagogie « nationale, sociale et populaire » du Front national et de Le Pen contre les partis dominants de la Ve République et leur paralysie relative derrière une façade d’activisme (surtout l’opposition chiraquienne). Le Pen donne forme à l’exaspération et aux déceptions de couches d’origines très diverses en les intégrant dans un système explicatif profondément réactionnaire à tonalité raciste, antisyndicale et autoritaire. Il prépare par là la constitution d’un grand bloc d’extrême-droite susceptible de largement modifier les rapports de force dans la société française. Sans doute certains se rassurent-ils à bon compte en soulignant l’hétérogénéité des courants qui, dans l’électorat, convergent vers le Front national, allant de la vieille extrême droite aux déçus du socialisme et du communisme. Ils oublient trop facilement que le caractère largement inarticulé de la révolte qui couve dans certaines fractions des classes moyennes et de la classe ouvrière favorise le syncrétisme qu’opèrent l’appareil et les idéologues du Front national. Dans le bric à brac idéologique de Le Pen, dans son discours roublard et virulent chacun doit pouvoir trouver son compte sans empêcher que soit donnée la priorité à des thèmes fascistes tout à fait classiques. Le Front National, bien sûr, avance prudemment ses pions politico-idéologiques. Il maintient par exemple son racisme, son autoritarisme et son antimarxisme dans les limites de la légalité. Mais derrière le thème, central chez Le Pen, de l’ordre naturel (à restaurer dans la société), il n’est pas difficile de discerner le modèle d’une société hyper-hiérarchisée, limitant les libertés démocratiques et préconisant l’ordre moral. La symbolique du lepénisme est, certes, très pauvre si on la compare à celle du nazisme et du fascisme des années trente avec ses aspects hystériques et démesurés. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le nationalisme abâtardé, la morale de sacristie et le racisme apparemment débonnaire (on ne parle pas de solution finale !) du Front national ne doivent pas être pris à la légère. Ils contiennent en germe bien des déchaînements contre des secteurs entiers de la société française (immigrés, mouvement ouvrier organisé, minorités religieuses, etc.) au gré des mobilisations et des succès remportés.
Le Pen et le Front national sont encore éloignés du pouvoir, mais cela ne signifie pas qu’ils ne soient pas d’ores et déjà un danger très grave pour la démocratie dans ce pays. Il faut d’abord constater que la démagogie lepéniste a réussi à encombrer le débat politique de faux problèmes, de problèmes faussement posés et de fantasmes réactionnaires. L’immigration maghrébine est devenue un problème en soi alors qu’il faudrait comprendre qu’elle est en réalité un point de focalisation de nombreux problèmes de la société française tout entière. Les problèmes de « sécurité » sont ramenés à un prétendu laxisme du Gouvernement, de la police et de la justice. La fonction publique et le secteur nationalisé sont violemment dénoncés pour leur responsabilité dans les déficits budgétaires, etc. Par contre de vraies questions, par exemple les conditions et les moyens d’une véritable lutte contre le chômage sont occultées de façon à peu près complète. Cet appauvrissement du débat politique accentue évidemment les déficiences du jeu politique en France, notamment la distance entre politique et préoccupations quotidiennes chez ceux qui ne se laissent pas prendre à la démagogie lepéniste. Derrière la véhémence des invectives qui s’échangent, le déficit de politisation, le désenchantement sont en augmentation constante. Beaucoup d’électeurs ne peuvent d’ailleurs qu’être désorientés un peu plus chaque jour par les palinodies de la classe politique, notamment de la droite, qui, au sommet, condamne Le Pen et le Front national et cherche des accommodements avec lui à la base. Au moment des cantonales la bataille contre la démagogie lepéniste apparaît singulièrement dictée par des considérations d’arithmétique électorale et des considérations politiciennes alors que le Front national est en train de procéder à un véritable lynchage moral de ses adversaires les plus fermes (Bernard Stasi, Robert Badinter, Simone Veil, etc.) et de jeter les bases d’une offensive générale pour chasser la gauche du pouvoir (cf. les circulaires électorales du Front national). La démagogie goguenarde de Le Pen, sa façon de tourner en dérision les joutes politiques entre ses adversaires prend ainsi tout son sens. Il s’agit purement et simplement de détruire toute vie politique authentique et de paralyser le système de défense de la démocratie pour se rapprocher du pouvoir.
C’est dire qu’aujourd’hui il ne suffit pas de condamner Le Pen moralement en dénonçant la charge d’inhumanité que contiennent son idéologie et son programme. La lutte contre sa démagogie doit se présenter en fait comme un combat pour la reconstruction de la politique, pour l’établissement de rapports vivants entre les débats politiques et les besoins ressentis par la majorité des Français. Il est vrai qu’aucun pouvoir politique ne peut résoudre immédiatement tous les problèmes qui lui sont posés, mais il est décisif qu’ils soient pris en compte au niveau de tous les organes représentatifs, au niveau de tous les organismes de délibération et de discussion. Chacun doit avoir la certitude que ses revendications et ses prises de position seront pesées, soupesées et qu’elles contribueront d’une façon ou d’une autre à des confrontations d’orientation et à des processus de prise de décision. Il s’agit en somme, au-delà des rigidités établies des institutions, des mass-media, des partis, de redécouvrir la politique comme l’art du possible, comme l’art de l’élargissement progressif des possibilités offertes à l’action collective. Lutter contre Le Pen, c’est proposer des politiques localement, régionalement, nationalement mises au point de cohabitation entre des communautés d’origines ethniques différentes. C’est agir contre le chômage en utilisant toutes les possibilités et compétences des pouvoirs régionaux et locaux, c’est faciliter les créations de coopératives ouvrières, c’est permettre le rachat d’entreprises en difficulté par la collectivité selon des modalités diversifiées, c’est peser sur la politique gouvernementale pour lui faire adopter des orientations plus favorables à la croissance et à l’emploi. C’est faire apparaître que la passivité, le repli sur soi ou l’agressivité rageuse contre les plus faibles ne peuvent conduire qu’à des impasses ou à des catastrophes. Alfred Grosser a parfaitement raison de donner en contre-exemple du Front national, les Verts allemands. Malgré toutes leurs maladresses, ils ont parfaitement compris que le renouvellement de la société viendra d’initiatives multiples combinant expérimentations sociales et expérimentations politiques contre des contraintes supposées naturelles.
Jean-Marie Vincent.


Source : exemplaire personnel





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