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Notes et informations

Tribune marxiste

[sous le pseudonyme de Vincent Valette] - n° 1, p. 42-46, octobre 1957




1. Note sur l’économie hongroise.

Au prix de beaucoup de souffrances et d’un énorme gâchis de forces humaines et matérielles la Hongrie est devenue de 1948 à 1956 un pays à prédominance industrielle. Mais la nouvelle économie hongroise est handicapée par toute une série de déséquilibres, qui expliquent la crise chronique qu’elle connaît depuis 1955, date du retour de Rakosi au pouvoir. Comme en Union soviétique la priorité a été accordée à l’industrie des moyens de production sans tenir compte du standard de vie des masses, et sans respecter les conditions nécessaires d’un développement économique harmonieux. Tout le monde connaît le fameux slogan de Geroë alors dictateur de l’économie : « la Hongrie doit devenir le pays du fer et de l’acier » malgré de faibles ressources en fer et en charbon. Cette orientation des investissements vers un nombre restreint de branches d’activité a suscité des disproportions dont le maintien prolongé - le cours Nagy excepté — a entravé la croissance économique elle-même. « La structure unilatérale des investissements, écrit l’économiste yougoslave Mialko Todorovitch, dans le sens des industries de base, de l’industrie lourde, avec leur niveau relativement élevé ne peut se maintenir qu’aux dépens du salaire ouvrier, aux dépens du standing de vie du peuple travailleur. Elle crée aussi une pénurie chronique de plus en plus grave des denrées courantes et de la main-d’oeuvre. L’accroissement constant et de plus en plus accéléré du nombre de la main-d’oeuvre crée une demande de plus en plus grande d’articles de consommation individuelle (à commencer par la nourriture et jusqu’aux logement, installations communales et autres) et le retard prolongé de la production de ces articles fait que la production satisfait de moins en moins les besoins croissants. Aussi s’aggrave de plus en plus le rapport entre l’offre et la demande dans le domaine des investissements et les conséquences de cet état de choses sont la naissance et la consolidation des monopoles des producteurs des biens de consommation individuelle, en premier lieu des producteurs agricoles ».
Les conséquences sont assez facilement prévisibles :
- on finit surtout par développer la production des biens de production qui servent à la production des moyens de production,
- les industries de biens de consommation ont du mal à moderniser leur outillage ou même à le renouveler.
- malgré l’introduction d’innovations techniques la productivité du travail a tendance à stagner.
- une baisse des livraisons de certaines matières premières, étant donné l’exiguïté des stocks, peut paralyser des secteurs entiers de l’économie et créer du chômage dans les secteurs touchés.

La priorité à l’industrie de base relève moins d’une perspective économique précise que d’une technique de mystification bureaucratique. L’industrie des biens de consommation est contrôlable par les masses, ne serait-ce que par la consommation des biens qu’elle produit. L’industrie lourde est, au contraire, la chasse gardée, le saint des saints du mystère bureaucratique. Là le bureaucrate règne et prolifère sans partage et sans crainte.

La réforme agraire en 1945 avait créé des milliers de petits propriétaires et donné une certaine base populaire au régime des années 1945, 1949, la politique d’industrialisation à outrance ne pouvait cependant pas ne pas amener une tension croissante entre la classe ouvrière et le pouvoir. L’industrie ne pouvait pas fournir en abondance les articles de consommation dont les paysans avaient besoin. Ceux-ci de leur côté livraient avec de plus en plus de difficultés leurs produits aux zones urbaines. Pour résoudre le problème du ravitaillement des villes la bureaucratie se trouvait ainsi peu à peu amenée à recourir à des mesures coercitives, d’abord livraisons obligatoires puis collectivisation forcée pour contrôler la production paysanne. On peut sans trop schématiser, affirmer que cette collectivisation forcée des années 1949-1953 et 1955-1956 ne répondait pas à des nécessités proprement économiques, mais découlait d’une politique bureaucratique délibérée qui faisait violence aux possibilités humaines et matérielles du pays. De l’aveu même des dirigeants hongrois les coopératives de production et les fermes d’Etat ont la plupart un rendement inférieur aux exploitations individuelles, malgré l’aide considérable qu’on leur apporte en matériel et en crédits.

Dans son ouvrage sur les démocraties populaires, l’économiste Franco-Polonais Jan Marczewski confirme nos conclusions par des arguments purement économiques : « Le surpeuplement rural est toujours la caractéristique dominante des pays balkaniques, d’autre part les ressources naturelles de ces pays, tout en étant importantes, ne peuvent pas être mises en valeur immédiatement et complétement faute de capitaux et de techniciens, le facteur le plus rare dans ces pays n’est certainement pas le travail, mais la terre et le capital sous forme de capitaux fixes et de connaissances techniques. La grande exploitation collective qui libère beaucoup de travail et qui exige au moins au début beaucoup de capital n’est donc pas ce qui convient pour le moment à ces pays, c’est la petite exploitation paysanne, évoluant lentement, au fur et à mesure de l’industrialisation, vers une exploitation moyenne, qui serait le plus capable de remplir la tâche difficile qu’est l’alimentation d’une population relativement trop nombreuse, tout en assurant les surplus exportables nécessaires pour financer les importations indispensables de biens d’équipement. Cette solution n’exclut d’ailleurs pas toutes les formes possibles de coopération volontaire, surtout en matière d’usage de machines. Mais on ne voit pas à quoi peuvent servir les coopératives imposées par le force qui ou bien restent surpeuplées et n’arrivent pas à utiliser rationnellement le main d’oeuvre pléthorique dont elles disposent ou bien libèrent une main-d’oeuvre nombreuse qui ne peut être employée productivement en dehors de l’agriculture ». Synthétisant ironiquement les résultats du régime bureaucratique stalinien, Hilary Minc disait après les événements d’octobre en Pologne : « Les usines Zeran ont été un investissement peu rentable sur le plan économique, mais très rentable sur le plan révolutionnaire ». En le paraphrasant il nous est permis de dire : « les staliniens hongrois ont fait de la mauvaise politique, mais ils ont bien travaillé à produire leurs propres fossoyeurs ». En effet, le régime, en même temps qu’il détruisait les vieilles structures sociales, par le mode de travail et les formes d’organisation sociale qu’il imposait, donnait aux masses une cohésion inconnue jusqu’alors. La bureaucratie voulait organiser la société à son profit ; elle suscitait chez les masses une profonde solidarité contre elle même.

II. Note sur les Conseils ouvriers en Hongrie.

Dès le 29 octobre, les conseils ouvriers préparent leur conférence nationale, le 30 octobre les délégués des conseils révolutionnaires de Transdanubie se réunissent à Györ pour former le conseil national de Transdanubie, le 2 novembre vingt-huit représentants ouvriers du comité ouvrier de Borsod exigent la création par le gouvernement d’un conseil révolutionnaire national comprenant les représentants démocratiquement élus des conseils révolutionnaires — les revendications se précisent et prennent un contenu nettement socialiste :

- suppresion de l’appareil répressif (A.V.O.), formation d’une garde nationale
- indépendance des syndicats
- droit de grève
- égalisation des traitements et salaires
- constitution de conseils ouvriers dans toutes les usines
- gestion ouvrière dans les usines
- révision de la planification et transformation de la direction de l’économie
- établissement des normes de travail par les conseils ouvriers.

Voici un extrait significatif d’une émission de Radio Györ libre en date du 28 octobre : « Dans tous les pays viennent de se créer des conseils d’ouvriers, de paysans, de soldats, d’intellectuels et de jeunes. Ce sont de vrais conseils populaires qui se sont formés sans aucune pression extérieure ; ils sont le résultat d’un mouvement populaire de liberté. Après des années de despotisme et de terreur dans des jours d’une grande signification historique, le peuple s’est trouvé dans une époque où d’un moment à l’autre naissent des besoins toujours nouveaux, à une époque où il faut se décider sur le champ, savoir garder tout ce qui a une valeur et se préparer à l’avenir. C’est la plus grande exigence de l’heure. La tâche principale des conseils sera en premier lieu de préserver tout ce qui compte, machines, silos, etc... La vie de la nation ne peut pas s’arrêter, notre population doit avoir à manger, et toutes les activités relatives à l’alimentation ne doivent s’interrompre un seul instant... les services de l’eau et du gaz non plus. Nos enfants doivent recevoir leur lait quotidien. Il faut que les conseils rapprochent les habitants des villes et des villages... Si nous arrivons à faire régner la loi et l’ordre, alors nous pourrons dire Györ-Sopron a été vraiment à la hauteur en ces jours difficiles ». Plus rien n’était tabou, les conseils s’occupaient de politique étrangère, du ravitaillement, de la justice, de la police, de la réforme de l’enseignement, etc. Ce nouveau pouvoir n’était encore qu’embryonnaire ; il était encore loin d’avoir résolu tous les problèmes d’organisation et de coordination de la vie économique ou de la vie politique, mais il était le pouvoir des masses soulevées contre leur asservissement. Il était une dictature sans tendresse, mais il exerçait la violence sur une infime minorité en tant que démocratie prolétarienne en action et en plein développement. On peut dans les grandes lignes lui appliquer cette définition que Lénine donnait du pouvoir des soviets le 22 avril 1917 : « Ce pouvoir est du même type que la Commune de Paris de 1871. Voici les indices caractéristiques de ce type : I. la source du pouvoir n’est pas dans la loi préalablement discutée et votée par un Parlement, mais dans l’initiative venant d’en bas, directe et locale, des masses populaires, dans un « coup de force » pour employer une expression courante ; 2. la police et l’armée, institutions séparées du peuple et opposées au peuple sont remplacées par l’armement direct du peuple entier : sous ce pouvoir ce sont les ouvriers et les paysans armés eux-mêmes, c’est le peuple en arme lui-même, qui maintient l’ordre dans l’Etat ; 3. le corps des fonctionnaires, la bureaucratie, sont eux aussi remplacés par le pouvoir direct du peuple lui-même ou du moins placés sous un contrôle spécial : ils deviennent non seulement de simples mandataires élus, mais ils sont encore révocables à la première demande du peuple. Au corps privilégié jouissant de bonnes « sinécures » à traitements élevés, bourgeois, ils deviennent des ouvriers d’une « arme spéciale » dont les traitements ne sont pas supérieurs au salaire habituel d’un bon ouvrier ».

Par certains aspects, toutefois, le pouvoir des conseils ouvriers hongrois représentait quelque chose de nouveau par rapport à 1917. Le centre de gravité de l’organisation de la classe ouvrière hongroise ne se trouvait pas dans des soviets politiques à base territoriale comme en Russie, mais au contraire dans des conseils d’usine. En 1917, en Russie, les problèmes qui se trouvaient au premier plan étaient ceux de la révolution démocratique bourgeoise et la classe ouvrière elle-même ne mettait pas au premier plan les problèmes de la gestion ouvrière. En Hongrie, par contre, dès le début, les conseils ouvriers d’usine tendaient à réconcilier la société et l’Etat, à rendre caduque la séparation fétichiste entre la politique et l’économie.


Source : exemplaire personnel





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