site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Avant-propos

Les Mensonges de l’Etat

p. 9-16, Le Sycomore, 1979




Il faut refaire périodiquement ses comptes avec l’État, le remettre en question dans sa multiplicité et sa plasticité pour ne pas se laisser prendre à ses apparences de divinité tutélaire que le temps semble devoir laisser inchangé dans son être. L’État, si nous voulons savoir ce que nous devenons nous-mêmes, ne peut rester cette individualité supérieure, cette entité supra-sociale qui se veut omniprésente et omnisciente au-dessus de la mêlée des hommes. En bref, il faut en finir avec l’anthropomorphisme qui fait de l’État une sorte d’homme-dieu qui régit les affaires de la cité selon son bon plaisir ou, ce qui revient à peu près au même, selon une sagesse qui échappe au commun des mortels. L’État ne doit pas être accepté comme cette synthèse qui échappe à la volonté des participants du jeu politique, comme cette rationalité de l’intérêt général qui surdétermine tous les agissements des groupes et les calculs des individus. Il faut le saisir au contraire comme un ensemble de rapports qui changent tant avec les mouvements de l’accumulation du capital, qu’avec les allées et venues de la lutte des classes dont il est partie prenante. L’État ne vit pas dans l’harmonie et l’équilibre, mais dans des états de déséquilibre prononcés, qui se succèdent les uns aux autres sans repos et sans fin : il reflète autant qu’il sanctionne des rapports sociaux mouvants. Et c’est précisément cette mobilité que rien n’explicite immédiatement et qui n’obéit pas à une téléologie perceptible aux acteurs, qui en première approximation rend difficile le déchiffrement des transformations étatiques. C’est à bon compte que l’État s’enveloppe dans un discours de la continuité ou de la sérénité, de l’effacement des contradictions, pour dire l’immuabilité des relations sociales fondamentales. Les changements ne sont pris, dans une telle perspective, que pour des variations de portée secondaire, entraînant des déplacements plus ou moins visibles sur le marché des opinions ou encore l’extension des fonctions économiques de l’appareil d’État. Le monde politico-étatique ne semble ainsi pas connaître de césures graves (si ce n’est lors des guerres et des révolutions), mais simplement des évolutions lentes, souvent insensibles qui majorent peu à peu son poids dans la vie sociale. De l’État libéral du XIXe siècle à l’État tentaculaire d’aujourd’hui, il n’y a pas de solution de continuité, tout au plus des différences de degrés.

L’État qui parle sans discontinuer de cette façon est, en réalité et quant au fond, un État- fétiche, c’est-à-dire un État qui se sert de l’atomisation des individus pour les empêcher de comprendre ce qu’il fait réellement. En garantissant l’égalité juridique formelle des individus qui échangent des marchandises, en réglant la circulation des biens et des personnes de manière à ce que soient observées les normes de l’équivalence, il s’affirme de fait comme le gardien des intérêts généraux des échangistes, ce qui lui permet d’occulter son rôle dans la production et autour de la production (conditionnement et reproduction de la force de travail). L’État, par les mécanismes mêmes de la société capitaliste, est donc sans cesse présenté et représenté comme au-dessus des classes, comme au-dessus des affrontements économiques. A cela, les dénonciations théoriques ne peuvent rien changer, et c’est seulement l’activité de mise en question du mouvement ouvrier qui permet dans une certaine mesure de gripper les mécanismes de l’occultation. Mais force est bien de constater qu’aujourd’hui cette activité critique est loin d’être suffisante, et aussi décapante qu’il serait souhaitable. Le fétichisme de l’État connaît de nouveaux développements, il redouble même sous le coup des dénonciations des différentes formes de Goulag que l’on voit se multiplier depuis quelques années. Le déchaînement de la violence étatique et de la répression dans les zones de décomposition du capitalisme sert, en effet, à justifier la violence plus tempérée des États occidentaux et à les parer de l’auréole des États de droit au sens kantien du terme. L’interdépendance étroite qui relie les systèmes d’État à l’échelle de la planète et qui enserre le monde dans des liens de solidarité - complémentarité plus ou moins continue, est par là même ignorée ou refoulée comme une vérité désagréable. Il ne faut pas qu’il soit dit que les régimes bureaucratiques de l’Est européen ou de l’Extrême-Orient s’intègrent dans un même ordre mondial où coexistent avec plus ou moins de bonheur des bourgeoisies établies (l’impérialisme), des bourgeoisies en voie de formation (le tiers-monde) et des couches bureaucratiques qui se substituent aussi bien à la bourgeoisie qu’au prolétariat qu’elles prétendent incarner. Il faut au contraire que les oppositions relatives entre les États de l’Est et de l’Ouest, que leur concurrence dans le cadre des rapports interimpérialistes mondiaux soient transformées en antagonismes irréductibles et que puisse être construite une opposition abstraite (abstraite parce qu’elle refuse les analyses indispensables) entre démocratie et totalitarisme. L’étatisme se prévaut en quelque sorte de sa propre montée aux extrêmes pour monter en épingle sa modération en quelques lieux bien délimités (les pays occidentaux). La règle — l’absence de toute démocratie politique — est censée confirmer l’exception — l’existence de systèmes de démocratie politique à peu près stables.

Cela explique qu’on ne prenne que rarement conscience des véritables enjeux, notamment de la confrontation État-classe ouvrière qui se joue actuellement à l’échelle internationale dans un contexte de croissance du prolétariat et de réadaptation des structures capitalistes (réaménagement de la division du travail). La fétichisation de l’État de droit, la réduction des luttes politiques à des oppositions idéologiques, partiellement vraies ou totalement fausses, empêchent qu’apparaissent dans toute leur ampleur les mutations en cours des rapports étatiques dans les grandes métropoles impérialistes. D’abord, on ne voit pas que l’État national devient un État transnational qui ne peut plus raisonner seulement en termes d’espace économique national ou de rapports d’échanges avec des espaces du même type. Aujourd’hui, le marché mondial est une réalité, qu’on le veuille ou non, qui fait éclater les espaces nationaux, les déstructure et les restructure en les combinant entre eux de façon contradictoire, dans la dissymétrie et le déséquilibre. L’appareil productif d’une grande puissance industrielle capitaliste est écartelé entre un secteur exportateur (de marchandises, de techniques et de capitaux) dominé par des formes multinationales peu intéressées par la production et la consommation intérieures d’une part, et un secteur tourné essentiellement vers le marché interne, d’autre part. Les intérêts des uns et des autres ne sont, bien sûr, pas identiques et l’État qui assure l’équilibre économique national ne peut lui-même qu’être partagé entre les exigences du capital qui va au grand large et les exigences de celui qui ne va pas au-delà du cabotage. Plus profondément, il faut concilier la reproduction nationale des rapports de classes avec l’internationalisation croissante des rapports de production, c’est-à-dire transmettre au système économico-social nationalement limité les pressions de l’environnement international sans mettre en danger la stabilité relative des relations de classes. L’heure n’est plus maintenant aux « planifications nationales », aux politiques sociales ambitieuses (la « grande société » de Johnson aux États-Unis par exemple), mais à la « croissance maîtrisée », c’est-à-dire adaptée aux contraintes de plus en plus fortes du marché mondial. L’État renonce aux thématiques keynésiennes du contrôle des flux économiques pour mettre l’accent sur la rapidité des transformations sociales et sur la capacité de réaction des institutions à l’imprévu : la politique ne doit plus être saisie en ce sens comme une façon de circonscrire un futur bien jalonné, mais comme une méthode pour éviter les difficultés les plus graves et contourner les écueils les plus menaçants. Il n’est plus question de produire un avenir sans nuages, ou une sorte de développement linéaire de l’économie et du bien-être social, il s’agit, entre autres, de combattre les difficultés écologiques, d’empêcher les pénuries les plus graves (en matière énergétique, par exemple) et surtout de reproduire les conditions propres à la rentabilité du capital. Le plein-emploi n’est plus considéré comme le soubassement de l’équilibre du système, comme la justification de sa dynamique du profit, mais seulement comme une résultante possible de son fonctionnement. En fait, le matériel humain doit s’adapter aux variations de la conjoncture, à la mobilité des méthodes et des localisations de la production, ce qui signifie, autrement dit, que la classe ouvrière doit être traitée, tronçonnée et réorganisée de façon à satisfaire aux nouvelles exigences du capital. L’État n’a plus pour fonction principale, comme au cours des années 60, d’intégrer les travailleurs par l’utilisation des instruments de la politique sociale, mais de les affaiblir comme force contractante face au capital. En bref, chômage, déclin des politiques contractuelles, reconversions brutales des hommes comme des installations sont autant de moyens de s’attaquer à une classe ouvrière qui s’est trop renforcée au cours des années de prospérité et réclame avec vigueur une amélioration de ses conditions de travail, d’existence.

Sous le couvert de désengagements partiels (démantèlement de certaines politiques sociales, rétrocession de certaines activités économiques au secteur privé), l’État s’engage donc plus que jamais dans la mêlée sociale, activant dans tous les pays occidentaux la lutte de classes qui vient d’en haut pour faire face aux ratés de l’accumulation. Le paradoxe est que cette offensive généralisée qui s’accompagne d’une floraison de demi-vérités étatiques sur le caractère incontournable des contraintes économiques, ne rencontre pas de résistance consciente des grandes organisations du mouvement ouvrier. On a l’impression qu’elles ne voient littéralement pas ce qui se passe sous leurs yeux ou qu’elles ne veulent voir que des effets sans remonter aux causes. Suffit-il de dire au regard de cette situation qu’elles sont en retard d’une guerre et sont toujours prisonnières des vues acquises au cours des années 40 et 50 ? Le mal est en réalité bien plus profond : le mouvement ouvrier occidental en particulier est victime de son propre culte de l’État. Ce phénomène est particulièrement apparent et prégnant quand on se tourne vers le mouvement communiste qui se réclame d’une tradition critique à l’égard de l’État. De mille façons, il manifeste son attachement à l’État interventionniste, c’est-à-dire à un État qui est censé faire face à tous les problèmes sociaux et économiques. Sans doute, les partis communistes mettent-ils en question la domination de certaines couches ou fractions bourgeoises (les monopolistes) sur le fonctionnement des appareils d’État, mais ils restent, quant au fond, persuadés de la capacité des États capitalistes modernes à promouvoir des changements économiques et sociaux décisifs. Ils postulent de façon très nette que les États, débarrassés d’une poignée de monopoleurs et de leurs pratiques parasitaires dans le domaine de la gestion, sont immédiatement capables de renouveler les relations sociales en transformant certaines de leurs composantes essentielles. En d’autres termes, pour eux, c’est l’initiative étatique qui doit être à l’origine des réformes de structure et du changement des rapports de classes, l’action des groupements politiques et des groupes sociaux ne faisant que « stimuler » la machine étatique et ses mécanismes complexes. Ils manifestent, par là, à quel point ils sont marqués par l’inachèvement des révolutions du XXe siècle, par leur enlisement, voire leur régression dans les rapports politiques internationaux, c’est-à-dire dans l’étatique. Leur horizon n’est pas véritablement le dépassement du capitalisme, mais sa décomposition bureaucratique, c’est-à-dire le remplacement des mécanismes capitalistes de production de la plus-value par des mécanismes bureaucratiques de la soumission du travail et des travailleurs. C’est ce qui permet de comprendre leur attachement entêté aux différentes formes de l’Etat-Providence (ou Welfare State), alors que celles-ci sont radicalement mises en question par l’évolution actuelle des rapports de production et de la lutte des classes. Les partis communistes continuent à défendre des politiques dépassées de type keynésien, parce qu’ils ne peuvent concevoir d’autres perspectives pour leur intervention, ni ne veulent accepter la crise d’adaptation des États nationaux. Ils se trouvent ainsi en porte à faux en se proposant de mener une politique aux objectifs de plus en plus irréalistes (la « planification nationale ») dans un contexte où la démocratie politique — leur principal moyen d’intervention — voit restreindre son champ d’action et d’influence. Le passage sur des positions « euro-communistes » en Italie, en Espagne et en France, quoi qu’en pensent beaucoup, ne change d’ailleurs rien d’essentiel à cette inadaptation chronique aux nouvelles données du jeu social et politique, puisque les orientations « corrigées » restent marquées par le réformisme étatique et étatiste. Les partis communistes comme la social-démocratie, cette dernière avec une échine plus souple, il est vrai, ne font en définitive que sacrifier à une utopie rétrograde au moment même où tout ou presque tout se met à bouger dans nos sociétés.

Il ne faut donc pas s’étonner si le mouvement ouvrier vit, dans les pays occidentaux où il est né, une crise majeure qui est à la fois idéologique, politique et organisationnelle. Comme l’ont très bien vu certains « ouvriéristes » italiens [1], le mouvement ouvrier européen en particulier reste attaché à la valorisation du travail, c’est-à-dire à l’idée d’une société qui tournerait autour d’un travail industriel sacralisé, au moment même où ce dernier entre en crise. Implicitement ou explicitement, les grandes organisations syndicales et politiques continuent, en effet, à admettre que la société doit être construite à partir d’un travail-réalisation des individus, conçu sur un modèle artisanal ou de métier qui n’a plus grand-chose à voir avec la réalité d’aujourd’hui. Dans les organisations les plus évoluées, on pense, certes, à l’autogestion, mais celle-ci n’est pas saisie comme la transformation progressive des rapports de production. Elle n’est la plupart du temps, pour elles, qu’une organisation autre, démocratique, de processus de production inchangés dans leurs caractéristiques fondamentales. L’autogestion, c’est la démocratie dans l’atelier ou l’établissement, mais ce n’est pas la restructuration de toutes les relations économiques et des rapports de travail dans le but de mettre fin au travail comme activité subordonnée (soumise aux conditions et aux moyens de production). Le problème de l’État est naturellement abordé dans le même esprit : il faut un État du travail, c’est-à-dire un État qui protège les travailleurs en tant que travailleurs salariés, garantisse l’emploi ou la reproduction de la force de travail sur une échelle élargie. Là non plus on ne dépasse pas vraiment l’horizon de l’exploitation et de l’oppression ; on croit proposer des perspectives de libération alors qu’on ne fait que proposer l’aménagement du système dans des circonstances qui ne sont pas particulièrement favorables. Socialistes et communistes officiels sont ainsi à la poursuite d’objectifs qui ne sont plus mobilisateurs en profondeur et, de surcroît, ont peu de chances de réalisation. Malgré de multiples réflexions programmatiques ces dernières années, le mouvement ouvrier s’installe en fait dans le vide stratégique, et ses différentes fractions se réfugient dans des tacticismes divers. Derrière la permanence et la relative solidité des appareils, on voit monter, en conséquence, une crise rampante des formes d’organisation, qu’elles soient politiques ou syndicales, marquées toutes à un degré ou à un autre par ce protectionnisme du travail qui imprègne toute l’idéologie social-démocrate ou eurocommuniste. C’est assez apparent dans le cas des syndicats frappés de plein fouet par le chômage, la crise des relations contractuelles et le redéploiement industriel international. Mais c’est vrai également pour la forme parti, pour le parti en tant que parti purement national, intégré au jeu de la représentation institutionnalisée et qui encadre une masse de partisans passifs. Dans la mesure où il ne paraît plus porteur d’une stratégie convaincante, c’est-à-dire d’une stratégie qui articule des orientations tactiques profondément démocratiques — expressions de la résistance ouvrière — à des perspectives réelles de subversion, il ne peut que décevoir périodiquement ceux qui aspirent à une transformation radicale de la société. Il en résulte une tendance de plus en plus forte à la détérioration des rapports entre le sommet et la base, au durcissement des structures hiérarchiques, au fonctionnement à l’idéologie (il suffit de regarder ce qui se passe dans le P.C.F. depuis mars 1978 pour s’en rendre compte).

Cette crise profonde qui redonne à la bourgeoisie des moyens d’intervention politiques et idéologiques inespérés et lui permet de repasser à l’offensive sur toute une série de fronts, ne peut à l’évidence être dépassée par des rappels de principes, par un renvoi aux classiques du marxisme. C’est un renouvellement complet des orientations stratégiques et des pratiques politiques qui est en réalité nécessaire. Il n’y a pas à se raccrocher à l’âge d’or supposé des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, mais à prendre en compte les nouveaux développements de l’État capitaliste pour jouer sur ses contradictions. L’État capitaliste aujourd’hui n’est pas moins vulnérable que celui d’hier, d’une certaine façon il l’est même plus et toute une série de points de faiblesse sont visibles dès maintenant. L’État supporte, par exemple, de plus en plus mal la centralité politique, c’est-à-dire un jeu politique qui se donne pour objectif la synthèse des intérêts opposés et divers présents dans la société, il tend par conséquent à émietter les expressions politiques et à restreindre la démocratie. C’est ce que le mouvement ouvrier doit précisément combattre, non pas en essayant de revenir en arrière à la synthèse politique de l’État-Providence, à sa façon de transmuer idéalement les intérêts particuliers en intérêt général, mais en promouvant une centralité politique différente, qui rassemble, unifie toutes les mises en question des rapports de travail, des diverses formes d’oppression. Il ne s’agit plus de gérer le politique, mais de le recréer en cassant ses relations étroites à l’étatique.


Source : exemplaire personnel





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1On peut se reporter aux œuvres récemment parues en français de Mario Tronti, Ouvriers et capital, éd. Christian Bourgois, et d’Antonio Negri, la Classe ouvrière contre l’Etat, éd. Galilée.