site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La détermination de la négation

La Théorie critique de l’école de Francfort

p. 129-154, Galilée, 1976




Lorsque Horkheimer et Adorno retournent en Allemagne à la fin de 1949, plus riches d’une longue expérience de la société américaine, citadelle du capitalisme triomphant, la théorie critique n’est pas loin d’avoir pris sa forme définitive. Tous les thèmes qu’elle va traiter à l’avenir se trouvent déjà dans la Dialectique de la raison — au moins en filigrane — et chacun des deux amis a pu accumuler des études et des travaux scientifiques dont l’exploitation demandera plusieurs années de labeur acharné. Apparemment les publications ultérieures ne feront que confirmer, étendre et préciser ce qui a été mis au point ou simplement entrevu dans la période précédente. Mais cette continuité qui semble sauter aux yeux de l’observateur non prévenu est trompeuse. La théorie critique est renforcée dans son appréciation pessimiste de l’évolution du monde par la suite des événements, guerre froide, échec de la « déstalinisation », prospérité capitaliste et guerre du Vietnam, mais par là même elle se trouve confrontée à une difficulté majeure : comment concilier l’absence de toute issue avec le maintien d’une attitude critique qui ne soit pas a-théorique et contribue malgré tout à ouvrir l’avenir sur la fin de la domination.
Horkheimer et Adorno vont répondre à ce défi de façons sensiblement différentes. Le premier va prendre peu à peu le chemin de la résignation pour aboutir, vers la fin de sa vie au mysticisme [1], alors que le second défendra la théorie critique contre vents et marées en lui donnant une formulation de plus en plus rigoureuse. C’est sur les épaules d’Adorno que reposera effectivement tout le poids de la bataille menée au nom de la théorie critique contre l’idéologie dominante dans une Allemagne occidentale marquée au plus haut point par le conservatisme. C’est lui qui mènera les polémiques les plus acerbes contre les courants les plus influents dans le monde intellectuel allemand, de la littérature à la philosophie en passant par les sciences humaines. Aussi, bien que Horkheimer ait continué à publier et à enseigner au cours de cette période, la théorie critique s’identifie-t-elle largement à Th. Adorno dans ce deuxième après-guerre, comme en témoigne assez l’influence qu’il exerça sur l’avant-garde étudiante de la fin des années soixante. C’est chez Adorno que l’on cherche les moyens de ne pas être complice d’un système social extérieurement très solide, satisfait de lui-même et de ses succès matériels (le miracle économique), mais incapable de répondre à de sourdes inquiétudes quant à la place qu’il laisse à l’esprit critique et aux interrogations sur l’avenir. Adorno ne postule à aucun magistère, il ne se présente pas comme un faiseur de systèmes. Au lieu de rassurer, il inquiète en passant au crible du sarcasme et de la satire toutes les valeurs établies. Il ne propose pas une pensée en repos, susceptible de dispenser des certitudes, mais au contraire une réflexion qui, loin de se satisfaire de la division du travail intellectuelle, passe d’une frontière à l’autre pour secouer tous les immobilismes. En même temps, il apparaît comme l’héritier des traditions théoriques les moins suspectes, la philosophie classique allemande en tant qu’antipode du positivisme revenu en force et sous de nouvelles formes après la défaite du troisième Reich, le marxisme en tant que dénonciation du matérialisme vulgaire des sociétés occidentales et de leurs couches dirigeantes.
Cette réception faite à l’oeuvre d’Adorno n’échappera pas à certains malentendus, mais pour l’essentiel elle correspond bien à l’orientation qu’elle se donne consciemment. Pour résister à toutes les tentations de la résignation et du repliement subjectiviste, Adorno va en effet centrer son oeuvre sur la critique de l’idéologie et de la culture, en faisant des efforts incessants pour dépasser l’aporie d’une critique qui n’a, semble-t-il, plus de critère pour s’attaquer à son objet, voire pour le cerner. Depuis longtemps, le prolétariat ne lui sert plus de point de référence et il ne peut faire fond que très conditionnellement sur les individus et leur subjectivité, puisqu’ils ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils promettaient de devenir dans les débuts de l’ère bourgeoise. Pourtant, c’est bien sur ces individus mutilés qu’il s’appuie pour partir à l’assaut des totalités prétendument harmonieuses. L’individuel est suspect, mais l’expérience de sa déchéance peut apprendre beaucoup sur la société qui est la substance de l’individu. Une vie qui ne mérite pas ce nom renseigne sur tout ce qu’impose le rapport social, sur le poids que prend l’idéologie. Ainsi l’indifférence à la souffrance dans le quotidien, l’acceptation des contraintes les plus inhumaines dans les petits événements, éclairent d’un jour très sombre la société dans son ensemble. La totalité, c’est ce qui n’est pas vrai, écrit Adorno dans Minima Moralia dans une sorte de complément parodique apporté à Hegel [2]. L’idéologie, dans ce contexte, est un enchaînement d’aveuglements (Verblendungszusammenhang), c’est-à-dire la cécité organisée des individus et des groupes. Elle n’est plus seulement la partialité de la conscience, arrêtée dans son travail de connaissance par les obstacles objectifs du fétichisme, mais aussi et surtout l’identification des masses avec les normes et les rapports qui se tiennent derrière l’industrie de la culture. Réalité et idéologie semblent coïncider totalement, parce que cette dernière se présente comme un simple redoublement de l’existant. Elle n’est plus un voile, dit Adorno, mais le visage menaçant du monde. Dans son terrorisme de la conformité, elle paralyse toute critique en rappelant à chacun quelles sont les conditions de sa survie ou de son existence sociale. Que certains proclament la fin des idéologies, c’est-à-dire la fin des affrontements idéologiques caractéristiques des premières décennies du siècle, ne fait en fait que confirmer le diagnostic. L’intégration des individus est si parfaitement réalisée que la mobilité de l’idéologie a presque cessé d’être nécessaire et qu’elle peut se contenter de jouer sur les thèmes des adaptations et des ajustements rationnels des différents rouages de la société des variations très limitées [3]
Pour Adorno, il y a là un nouveau déplacement des rapports entre base et super-structure, tout au moins dans leurs rapports immédiatement perçus. La super-structure ne connaît plus l’agitation de la vie économique et des relations sociales, elle se fait discours répétitif du contrôle social sans rencontrer de résistances notables. Comme expression de l’esprit humain, elle traduit l’échec fondamental de la culture, sa dépendance par rapport à la division sociale du travail, particulièrement par rapport à la division entre travail intellectuel et travail manuel. L’esprit en tant que capacité d’intervention dans et sur le monde s’est séparé de l’objectivité des relations entre les hommes et leur environnement en s’élevant au-dessus de la production matérielle. Mais cette autonomie, condition de son développement et de son raffinement, est la raison profonde de sa perte. Il n’y a plus d’historicité de l’esprit, plus de relation de fécondation réciproque entre la pensée abstraite et la réalité sociale, parce que l’abstraction se complait dans sa propre sphère en niant la portée des objets dont elle s’empare. Reprenant les analyses de la Dialectique de la raison, Adorno renvoie toujours au ratage de la « ratio » occidentale pour expliquer cet état de choses. C’est la séparation originaire, et depuis permanente de la forme valeur, du travail sous ses différentes formes, qui donne à l’abstraction sa transcendance. Les individus possesseurs d’argent affirment leur indépendance intellectuelle en échappant aux contraintes de la production de valeurs, mais, ce faisant, ils deviennent, directement ou indirectement, dépendants de l’échange des produits de l’exploitation. Le travail de l’esprit se présente par conséquent comme un échange de valeurs entre subjectivités transcendantes (qui doivent faire la preuve de l’excellence de leurs prestations), sur la base de l’occultation du sort réservé à la majorité de l’humanité. Le passage au capitalisme du déclin (Spätkapitalismus) ne change d’ailleurs rien à l’affaire, l’administration et l’organisation des échanges de produits et de prestations ne font au contraire qu’accentuer la correspondance et le parallélisme entre la pensée abstraite comme processus et la production de valeurs matérielles marchandes [4]
On retrouve ici la tendance déjà notée à projeter sur le passé les problèmes du présent et à recourir à l’explication par la genèse au lieu de procéder à l’explicitation des formes les plus développées. La logique de l’objet n’est plus ainsi sa logique propre, mais celle de ses origines, c’est-à-dire celle de ses formes les moins développées. Les oppositions réelles et les contradictions dialectiques, si elles ne disparaissent pas entièrement, s’estompent du moins considérablement. Pour Adorno la pensée ne peut donc être que prisonnière d’elle-même et sans contradictions apparentes tant qu’elle conserve le même rapport à l’objet. Dans le cadre du capitalisme moderne largement déserté par la lutte des classes, elle est forcément permanence du même, c’est-à-dire régression sans fin ; elle ne reflète en aucun cas les contradictions de la valorisation, ni les oppositions irréductibles entre la dynamique autonomisée des rapports sociaux et la matérialité (sociale et naturelle à la fois) négligée dans la séparation même du capital et du travail - oppositions qui en tant qu’elles manifestent pourtant la présence latente de la lutte des classes. C’est pourquoi la culture dans sa totalité, et pas seulement l’industrie culturelle, est déchéance aux yeux d’Adorno. Dans ses diverses modalités, elle ne fait que doubler l’idéologie comme apparence socialement nécessaire et comme redoublement spéculaire de la réalité. Les rivalités qu’on observe dans son sein, les écoles qui se succèdent ne sont que des nuances, des variantes dans l’offre culturelle répondant à la demande des porteurs sélectionnés de l’esprit. Les échelles selon lesquelles sont appréciées les valeurs culturelles ne permettent pas de révéler les véritables différences parce que l’activité culturelle dans sa séparation des rapports matériels se détourne du désordre de l’existence. La culture dans son apparente liberté travaille à la servitude, tout comme par son attitude contemplative elle dispense à ceux qui la consomme passivement une fausse sécurité. Mais il faut même aller plus loin dans le réquisitoire et se rendre compte que la
critique de la culture participe de la même réification. Sous sa forme aristocratique et conservatrice, elle cherche vainement à créer un refuge esthétique encore plus éloigné contre les assauts de la vulgarité ambiante et la laideur des relations quotidiennes. Sous sa forme stalinienne et pseudo révolutionnaire, elle tente d’établir des relations directes entre les intérêts de classe d’une part, les idées et les formes d’autre part, en laissant complètement de côté la question décisive des rapports entre culture et société et de leurs connexions objectives. Dans l’un et l’autre cas, il y a retombée dans une naturalisation de la culture puisque sa fausse autonomie est acceptée comme une donnée indiscutable. La seule réponse possible, remarque Adorno, est de sortir de l’immanence de la culture pour refuser sa fermeture sur elle-même, tout en restant dans le domaine qui lui est propre, celui d’une expression particulière du tout social. Après Auschwitz, c’est un acte barbare que d’écrire une poésie, et au niveau culturel il ne reste qu’à prendre conscience qu’il est impossible de faire oeuvre vraiment culturelle.
La fermeture idéologique n’épargne pas non plus les sciences humaines et sociales, particulièrement la sociologie [5]. Toutes, à un plus ou moins grand degré, ont renoncé à se développer comme des disciplines théoriques, mais c’est la sociologie qui a le plus clairement rompu avec la réflexion critique. Pour dépasser la philosophie sociale et ses spéculations sur l’être social ou pour s’affranchir de toute forme de téléologie, c’est-à-dire toute visée du devoir être, elle a emprunté les méthodes des sciences de la nature sans se laisser arrêter par les différences d’objet. La rigueur apparente des méthodes d’observation ou d’établissement des corrélations s’est payée au prix de l’élimination des questions sur le tout social dans la plupart des cas. La sociologie se présente alors comme une juxtaposition d’études partielles, comme une accumulation de données dont on ne saisit pas bien le statut et la signification par rapport aux problèmes d’ensemble. Quand elle affirme malgré tout des préoccupations théoriques, elle ne va pas au-delà d’élaborations abstraites sur les formes générales de la socialisation, c’est-à-dire au-delà d’un discours sur la naturalité des relations sociales passées, présentes et à venir. Elle croit faire à ce niveau de la sociologie « pure », mais elle produit surtout des schémas de classification qui réduisent des contenus hétérogènes à un continuum social appauvri (des actions et comportements aux institutions) et permettent par là des emprunts subreptices à des disciplines voisines. La sociologie dépend de l’économie politique, de la psychologie, mais elle ne tient pas à saisir les lois de cette dépendance. Dans sa souveraineté prétendue, elle anéantit idéalement les spécificités et les différences des systèmes sociaux dont elle traite, ce qui la conduit à hypostasier la société actuelle et sa facticité immédiate. Pour Adorno, elle est une sociologie sans société, sans horizon et sans histoire. La condamnation est sans appel, mais elle ne signifie toutefois pas le rejet de toute activité sociologique, ni non plus de tous les résultats de la sociologie empirique. Comme la culture réifiée, la sociologie idéologisée est un révélateur de la fausse totalité ; les opinions quantifiées dans les enquêtes, les théories de niveau intermédiaire sur les groupes, les organisations ou les institutions, disent malgré elles le totalitarisme du lien social et la mauvaise intégration des individus et de la société. La critique sociologique ne doit donc pas tomber dans le piège d’une attitude hautaine et méprisante et se contenter de spéculations plus ou moins gratuites. Elle doit elle-même replacer les travaux déjà effectués dans le contexte des moments objectifs (structures de classe, rapports de production) qui peuvent leur donner un tout autre éclairage. En outre, elle doit inspirer directement des travaux empiriques, à l’exemple de l’enquête sur la personnalité autoritaire, qui essayent de faire servir des techniques déjà éprouvées, mais réélaborées, à la mise au jour des mouvements et structures sous-jacents aux phénomènes [6]
Sur ce point, Adorno s’est heurté, comme il s’y attendait lui-même, à de vives attaques. On lui a surtout reproché de réintroduire la totalité de type hégélien dans le travail scientifique, et de préjuger de cette manière des résultats à obtenir. Mais loin de le faire reculer ces critiques, particulièrement celles venant de Karl Popper et de ses disciples, furent pour lui l’occasion d’une mise en question vigoureuse de la logique des sciences sociales. Dans la longue introduction au recueil Der Positivismus streit in der deutschen Soziologie [7] il reconnaît sans difficultés que toutes les conceptions qu’il défend font référence au tout social comme à un ensemble de connexions appartenant au réel, mais il montre en même temps que cette totalité ne doit pas être confondue avec une totalité affirmative et expressive. Elle n’est pas un principe premier, fait-il remarquer, qui s’imposerait comme une réalité supérieure et transcendante à ses parties. Tout au contraire, elle est la transcendance de l’idéologie par rapport aux consciences subjectives ou encore l’en-soi dans l’extériorité des rapports individuels. Pas plus qu’elle n’est un fait au sens traditionnellement attribué à ce mot, elle ne peut être saisie comme une continuité logique. Entre le tout et les parties ne règne pas l’harmonie ; la cohésion qui finit par s’imposer passe par des ruptures et des discontinuités sans cesse renouvelées. Chaque phénomène reflète le tout, mais à sa façon singulière, dans le disparate de ses différents aspects et dans l’inégalité de ses rapports aux autres phénomènes. Le tout lui-même ne peut se séparer des parties, bien qu’il doive son existence à son élévation-abstraction au-dessus d’elles. Il n’est pas porteur de sens ou ensemble signifiant qu’on peut atteindre par la compréhension, il est l’essence sociale négative qui se cache et apparaît à la fois dans les phénomènes. Faire référence à la totalité dans l’investigation scientifique, ce n’est donc pas rechercher un principe général d’explication qui permette d’épuiser le réel, c’est tout simplement prendre en compte les obstacles qui s’opposent à l’élucidation des rapports sociaux, c’est refuser d’accepter les principes de la production intellectuelle comme des données intangibles. Or, justement, ce qui prévaut chez les sociologues d’inspiration positiviste c’est le primat de la logique, d’une logique qui justifie elle-même son propre rôle et ses propres procédures sans rendre compte de sa dépendance par rapport au social pré-logique et méta-logique. Au nom de la neutralité axiologique, le travail intellectuel cristallisé dans la logique est coupé de toutes ses médiations sociales, c’est-à-dire hypostasié et fétichisé. Il réglemente l’expérience au lieu de s’ouvrir à elle, en éliminant comme contradictions logiques les oppositions ou les contradictions de l’objet. Son primat devient le primat de l’organisation en l’absence de tout rapport critique à l’objet. Les sciences de la société n’ont plus alors qu’à se laisser guider par des valeurs extra-scientifiques, prises dans leur immédiateté et acceptées dans leur irrationalité, pour définir leurs champs d’investigation. L’objectivité de la science se révèle en ce sens n’être que la dépendance de la subjectivité par rapport à une objectivité non assumée et par rapport à des contraintes ignorées. Par conséquent, si l’on veut sortir de l’impasse, il faut, selon Adorno, relier étroitement comme deux moments d’un même enchaînement, le rapport aux valeurs et la neutralité axiologique. Les questions surgies du contexte social, les affrontements et les déchirements deviennent ainsi la base fondamentale des problématiques scientifiques.
Ces positions d’Adorno dans les débats sur les méthodes des sciences sociales ont beaucoup impressionné les partisans d’une sociologie critique à la fin des années soixante et ont certainement contribué à étendre son influence sur les jeunes générations. Elles restent cependant marquées par une faiblesse fondamentale : la totalité négative qu’il invite à découvrir dans ses déséquilibres, la société qu’il veut voir critiquer dans sa rigidité apparente, renvoient en réalité à un rapport social très uni-linéaire. Les humains en tant que forces productives motrices ont pratiquement disparu, laissant rapports de production et forces productives matérielles à l’abri de contradictions sociales notables. Conformément à la thèse sur l’organisation et l’administration des échanges équivalents ou conformément aux vues adoptées depuis pas mal de temps sur la technocratisation de la production, le dégradé des institutions, leurs superpositions irrégulières semblent avoir fait place à des hiérarchies très intégrées et pour tout dire à une sorte de continuum social. La critique de la société — et de la sociologie — se présente donc comme la mise en évidence du fossé qui sépare les individus de la société globale, sans que l’on puisse véritablement faire intervenir des médiations. Les contradictions et les oppositions inhérentes au rapport social se résument en somme à une confrontation toujours recommencée entre des individus fantomatiques et un principe d’organisation sociale qui est la « chose en soi » inconnaissable du « Chateau » ou du « Procès » de Kafka. En fonction de cela, il est très difficile à Adorno de maintenir jusqu’au bout dans sa pratique de recherche le respect attentif qu’il réclame pour la singularité et la particularité. Ainsi, quand il s’oppose au recours à des catégories comme statique et dynamique parce qu’elles facilitent la subsomption de toutes les manifestations du changement social sous le signe de l’ordre et de la stabilité, et parce qu’elles empêchent de saisir la reproduction sociale comme une combinaison spécifique d’engourdissement prolongés et de crises récurrentes appelant une transformation radicale, il se contredit presque simultanément en expliquant que la reproduction sociale est devenue une reproduction simple qui ne connaît plus que des changements quantitatifs et sans crises perceptibles. Entre l’individu atrophié et la société hypostasiée, il semble ne plus y avoir de médiations concrètes, mais une médiativité générale (Vermitteltheit) qui ne s’arrête à aucune étape matérialisable et répercute indéfiniment des déterminations données depuis longtemps.
Cette dilution de la discontinuité des rapports et des institutions sociaux se retrouve naturellement lorsqu’il s’agit de traiter des problèmes politiques. A plusieurs reprises, Adorno revient sur le fascisme dans lequel il voit — avec le stalinisme — le paradigme de la barbarie présente dans la société contemporaine. Mais, malgré une réflexion d’une très grande subtilité dans le détail, il ne parvient pas à fournir à une théorie qui dépasse le modèle des oppositions entre la manipulation par les puissants et la disponibilité des couches inférieures de la société. Dans une étude « La théorie freudienne et la structure de la propagande fasciste [8] » qui reflète les expériences de l’enquête menée aux Etats-Unis sur la personnalité autoritaire, les prédispositions au fascisme sur le plan psychologique sont très bien mises en lumière. Les masses qui s’identifient aux démagogues fascistes le font en fonction de leurs propres faiblesses. Les individus cherchent amour et refuge dans l’autorité menaçante du chef, parce que leur surmoi ou leur idéal du moi se projette en dehors d’eux pour échapper à ses insuccès et à ses frustrations. Ce narcissisme s’attache à un grand petit homme, pour reprendre le terme d’Adorno, parce que la personnalité du démagogue, dans toute son agressivité et sa puissance apparente, présente les mêmes caractéristiques de faiblesse et de pensée par clichés que celle des suiveurs. Aux uns et autres, la différence — surtout sous la forme d’un rapport moins pathologique à l’autorité — est intolérable, car elle est un rappel importun des souffrances dues au refoulement des pulsions (Triebverzicht). L’amour de l’autorité et de la hiérarchie, comme l’attachement au groupe, peuvent se combiner avec le déchaînement de la violence la plus destructrice contre les autres, c’est-à-dire contre des groupes boucs-émissaires. Le fascisme, constate Adorno, réalise la psychologie des foules décrite par Le Bon en tournant en dérision toute notion tant soit peu rationnelle de la motivation. Il relève de la suggestion, c’est-à-dire de la manipulation de l’inconscient, et comme tel il offre un champ d’action considérable au pouvoir. D’ailleurs la psychologie du fascisme est largement suscitée et entretenue par la classe dominante en fonction de ses intérêts. Adorno admet par là que le fascisme en tant que mouvement doit être replacé dans ses conditions de production, mais il affirme tout aussitôt que celles-ci sont elles-mêmes le fruit de techniques rationnellement calculées. Il exclut par conséquent de son champ de vision les glissements des rapports de force entre les classes, les changements capillaires qui se produisent dans leur sein en fonction de la participation aux luttes politiques et, bien sûr, l’insertion de l’Etat dans ce complexe de relations mouvantes. Il est, de ce fait, hors d’état de comprendre que la notion de manipulation est dans ce contexte tout à fait douteuse, particulièrement quand elle laisse supposer une toute-puissance invraisemblable de la classe dominante. Pour que le fascisme s’empare des masses, mêmes petites-bourgeoises, il faut que le terrain soit préparé idéologiquement et politiquement avant même de l’être psychologiquement. Le fascisme n’est pas une menace abstraite qui peut se concrétiser brusquement et comme par enchantement, il est une résultante de batailles longues et historiquement situées. Adorno qui néglige cette dialectique où économique, politique, idéologique jouent chacun leur partie ne peut que confirmer son diagnostic : le fascisme comme pointe extrême de la domination est le destin qui attend toutes les sociétés modernes.
Selon Adorno, on pourrait ajouter que le haut degré de conscience des manipulateurs, leur capacité d’adaptation à une logique de la domination qui transforme les individus en pions sur l’échiquier social, est une preuve supplémentaire de la fermeture de la société sur elle-même. Prévoir les réactions des opprimés, organiser les échanges d’équivalents, planifier la production et la consommation, ce n’est pas sortir de l’histoire « naturelle » de l’humanité, c’est au contraire la perpétuer sous sa forme la plus raffinée. Le travail de la conscience n’a pas en effet pour but de faire front aux contraintes dont est porteur le rapport social, mais se fixe pour tâche de les prolonger. La conscience est une conscience qui ne se pose pas le problème de la vérité et laisse agir en elle le procès de production et de reproduction sociale en s’abandonnant au cours des choses. Elle est l’émanation pure et simple de la société comme seconde nature et l’expression d’un ensemble coupable (Schuldzusammenhang) où les individus se relient les uns aux autres dans la dissociation et l’affrontement. La société suit aveuglément son propre mouvement, en se soumettant ainsi à un processus « naturel » qui répète et inverse la domination sociale exercée sur la nature. Les rapports entre la société et la nature sont antithétiques comme sont antithétiques les rapports entre les individus.
L’histoire de la société, même quand elle se donne pour celle de l’esprit du monde ou du progrès est l’histoire d’une marche aveugle, celle de l’universel abstrait, hypostasié au détriment du particulier et du singulier. Pour Adorno la fascination du mythique au sein même du rationnel reste, par conséquent, la caractéristique fondamentale du présent. Il n’y a pas de réconciliation à l’horizon, pas de nouvelles médiations dans le métabolisme société-nature, pas de nouveaux rapports entre les hommes, rien que l’éventualité de nouvelles catastrophes.
Au point où il en est arrivé, il n’y a apparemment pas d’issue à la fermeture du rapport social, en tout cas pas de référence possible à une pratique de rupture. D’une certaine façon la théorie critique devrait même s’effondrer, puis qu’au fond elle ne possède plus de critères sérieux ou de bases de départ assurées pour poursuivre sa tâche. Elle pourrait sans doute partir d’un point de vue tout à fait extérieur au monde dont il s’agit de parler — partir du refus moral par exemple, mais elle serait tout de même obligée de se servir d’instruments intellectuels empruntés à ce monde négatif et de laisser ainsi se contaminer les objectifs qu’elle pourrait se proposer. En toute rigueur, elle doit donc trouver comment briser les contraintes d’une société de plus en plus uni-dimensionnelle en utilisant les moyens de cette société. Pour employer une comparaison faite par Adorno, il lui faut, comme le baron de Münchhausen, sortir de l’eau en se tirant par les cheveux. En d’autres termes, l’idéologie et la réification doivent être percées à jour à partir d’un travail critique sur leur immédiateté et leurs limites particularistes. Et la critique de la raison doit en quelque sorte se transformer en auto-critique de la raison, quoiqu’en récusant toute forme d’obscurantisme. Il n’est pas question de vouloir moins de raison, il s’agit au contraire de faire donner plus aux mouvements conceptuels dans leurs relations au conceptualisé. Si l’on veut, le concept, en tant qu’outil de connaissance qui s’empare violemment des objets sans les absorber vraiment, mais les identifie au déjà connu et déjà possédé du sujet dominateur, doit voir sa croûte idéologique craquer sous la réapparition du non-identique et de l’objet restitué dans sa multilatéralité [9]. Pour cela, Adorno tient à ce que la conceptualisation fasse un retour sur elle-même et critique sa propre méthodologie absolutiste. Rien ne doit subsister de la structure fonctionnelle que tisse sur la réalité la logique de l’identification et de la compulsion répétitive. Tout concept, questionné sans ménagements sur l’objet qu’il enserre, doit délivrer comme contre-poison à l’uniformité, le non-identique. Dans ce travail de destruction, il ne sera sans doute plus question d’atteindre l’être dans sa totalité, c’est-à-dire la totalité philosophique, ni non plus de produire des vérités intemporelles (l’être de toute façon ne peut être séparé de l’étant et de son déploiement dans le temps), mais il sera possible de parvenir à de nouvelles constellations du subjectif et de l’objectif en construisant des modèles de la réalité et de la vérité qui renoncent ouvertement aux concepts supérieurs et absolutistes de la philosophie première ou de la philosophie des origines. Cette pensée auto-critique se débarrasse du trop-plein du sujet, met fin à l’autarcie de la philosophie en rejetant toute idée de système ou de complétude du système et épouse étroitement la polarité du sujet et de l’objet. Elle ne subordonne pas plus le particulier au général qu’elle ne refuse de reconnaître que le singulier est plus et moins à la fois que sa détermination générale. En même temps, elle ne s’arrête pas au donné et à l’immédiat, elle s’efforce au contraire d’introduire constamment de nouvelles médiations pour redécouvrir leur richesse. Dans toute son activité, elle se subordonne à la préséance de l’objet, tout en renforçant le sujet qui ne se dégrade qu’en le traitant précisément comme un abstrait chaotique.
Cette dialectique basée sur une conscience conséquente de la non-identité, est à première vue une dialectique immanente à la réalité réifiée, néanmoins Adorno ne dissimule qu’elle implique un saut qualitatif dans son mouvement même de négation. C’est la conscience soumise aux processus de réification qui, par auto-réflexion sort d’elle-même et transcende ses propres limites pour produire la négation déterminée de l’apparence (Schein). Apparemment, on est très proche de la conception hégélienne de la négation déterminée des formes de la conscience telle qu’elle transparaît dans ce passage de la Phénoménologie de l’esprit : « C’est justement le scepticisme, qui, dans le résultat, voit toujours seulement le pur néant, et fait abstraction du fait que ce néant est d’une façon déterminée le néant de ce dont il résulte. Mais le néant, pris seulement comme le néant de ce dont il résulte, est en fait le résultat véritable ; il est lui-même un néant déterminé et a un contenu. Le scepticisme, qui finit avec l’abstraction du néant ou avec le vide, ne peut pas aller plus loin, mais il doit attendre jusqu’à ce que quelque chose de nouveau se présente à lui pour le jeter dans le même abîme vide. Si, au contraire, le résultat est appréhendé, comme il est en vérité, c’est-à-dire comme négation déterminée, alors immédiatement une nouvelle forme naît, et dans la négation est effectuée la transition par laquelle a lieu le processus spontané se réalisant à travers la série complète des figures de la conscience. »
Mais l’analogie est en grande partie trompeuse. En fonction de son matérialisme il ne saurait être question chez Adorno d’un processus qui se passe tout entier dans la conscience [10]. Ne reproche-t-il pas précisément à Hegel de faire débuter la logique par l’être — catégorie hypostasiée — et non par le quelque chose (Etwas). En fait, chez lui, la négation déterminée n’est pas séparable, comme on l’a déjà noté, d’une nouvelle constellation du subjectif et de l’objectif, ce qui implique un déplacement effectif des rapports de l’objectivité et de la subjectivité. Il faut par conséquent admettre que, dans la société fermée, il existe des possibilités objectives de libération du semblant ou de l’apparence totalitaires. Adorno donne une première réponse en soulignant que la croissance des forces productives matérielles rend la domination de plus en plus superflue, mais il ne s’y arrête pas, car s’en contenter, ce serait s’en tenir à un déterminisme économique assez plat. Plus décisif est à ses yeux, le fait que, dans toute la dialectique régressive de la nature et de l’histoire, la culture et les institutions ont toujours dû se présenter avec la prétention de servir les hommes. L’apparence socialement nécessaire ne peut se séparer des réalisations qu’elle laisse entrevoir et des espoirs qu’elle déçoit toujours, cela les hommes le savent et l’ont toujours su. Il en découle qu’une autre réflexion sur la réalité, une auto-réflexion partant de l’apparence, peut se produire comme négation déterminée de cette apparence (en tant que négativité ontique). Mais il faut faire attention que par elle-même cette négation déterminée ne change pas les rapports existants ; elle ne fait tout au plus que changer l’expérience de ceux qui en sont les porteurs. Il n’y a pas de vraie vie dans la fausse, dit Adorno dans Minima Moralia. La négation déterminée ne peut chercher à produire du positif, elle est partie prenante d’une dialectique négative — négation de la négativité de l’existant — parce que la réalité à critiquer ne contient en elle-même aucun mouvement matériel de libération (il n’y a pas de dynamique des forces productives). De ce point de vue, il n’y a pas de négation déterminée qui, en libérant des forces collectives latentes s’inscrirait dans une dialectique de la révolution. La stagnation de la dialectique de l’histoire et de la nature, la malédiction que fait peser sur la société sa propre « naturalité », interdisent en effet de compter sur un quelconque potentiel révolutionnaire. Aussi la dialectique de la révolution devient-elle de nos jours une téléologie de la révolution qui s’enfonce dans les contradictions en postulant une pratique révolutionnaire impossible dans les conditions actuelles ou en s’appuyant sur des pratiques politiques ayant déjà subi l’empreinte de l’idéologie. Elle ne sort de la société actuelle que pour y rentrer.
C’est pourquoi on ne peut s’étonner qu’Adorno ait réagi de façon très polémique au mouvement étudiant de la fin des années soixante [11]. Loin d’y voir un indice significatif de la crise rampante de la société dite d’abondance et d’y déceler les signes annonciateurs de nouveaux, il l’analyse selon les canons éprouvés de ses théories sur l’autoritarisme. Les étudiants sont, pour lui, atteints ou affectés par la même faiblesse du moi que les masses autre fois remuées par le fascisme. Autrement dit, leur anti autoritarisme n’est que conjoncturel et se trouvera vite submergé par l’engouement pour l’autorité. Sur le plan politique, leur pratique n’est qu’un substitut de praxis dans la mesure où elle est dominée par le primat de la tactique et des moyens. Leurs leaders jouent des procédures et des institutions comme des politiciens chevronnés ; mais par contre prennent trop peu au sérieux les questions théoriques. On attendrait d’eux en vain une réflexion digne de ce nom sur la violence et sa signification régressive dans une société où le pire a déjà eu lieu. La conclusion va naturellement de soi : Adorno déclare préférer la proximité du réformisme qui maintient le système au voisinage de ce révolutionnarisme sans perspectives. De nouveau, on observe à quel point les glissements politiques et idéologiques sont absents de son horizon et comment les catégories psychologiques prennent le dessus. Encore peut-on faire remarquer à ce propos qu’il reste bien rigide et peu inventif par rapport aux catégories freudiennes. La crise de 67-68 dans le monde étudiant allemand peut-elle être analysée dans les seuls termes de faiblesse du moi ? N’est-elle pas dans une large mesure significative d’une crise de l’individualité bourgeoise et des modèles d’identité sociale auxquels elle était attachée ? Autant de questions, qui, s’il se les était posées, l’auraient peut-être fait changer quelque peu d’attitude et s’interroger sur cette première faille dans le système des super-structures, pourtant si immobiles selon lui. Mais si, justement il ne s’est pas posé de nouveaux problèmes, c’est bien parce que la pratique politique de type révolutionnaire lui paraît impossible, sinon sous des formes pathologiques comme l’activisme. L’unité de la théorie et de la pratique reste sans doute un objectif puisque Adorno ne renonce pas à la transformation de la société pétrifiée, mais, dans la phase actuelle de l’histoire, elle cède la place à leur polarisation. Théorie et pratique apprennent l’une de l’autre, mais elles ne sont plus commensurables. La théorie, en tant que théorie critique et dialectique négative, est à elle-même et pour un temps indéfini sa propre pratique, tandis que la pratique est condamnée à végéter longtemps sans théorie. C’est seulement dans l’art, dans un monde où règne l’absence d’intentions, où s’affirment de véritables forces productives humaines, que la pratique retrouve ses droits à titre précaire.

La dialectique d’Adorno se dit négative ; elle se veut logique de la désagrégation ou de la déchéance (Zerfall). Mais on peut se demander si elle pénètre suffisamment l’existant et si elle attaque efficacement ses défenses. A son fondement, il y a une philosophie négative de l’histoire qui explique le mouvement de celle-ci, puis son arrêt et sa régression par la présence perpétuée de la nature dans les processus sociaux. A première vue, on est là très près de ce que Marx dit sur le métabolisme (Stoffwechsel) des hommes et de la nature, sur les échanges complexes que cela entraîne entre la société et la nature socialement aménagée. Toutefois à y regarder d’un peu plus près, les différences sautent aux yeux, et cela en faveur de Marx. Adorno, à partir de quelques principes simples, pression de la nature sur les hommes et contre-pression de ceux-ci sur celle-là, construit une dialectique du mythe et de la raison comme nature et domination qui réduit l’histoire de l’humanité à un schéma linéaire et fait de la société actuelle un grand corps sans mouvement. Marx, lui, n’injecte aucune philosophie, même négative dans le métabolisme des hommes et de la nature, il montre simplement que le métabolisme en question est une réalité irréductible à la valorisation, et par conséquent un élément fondamental de la rupture des mouvements dialectiques autonomisés du capital et de la valeur.
C’est dire qu’Adorno, malgré son refus des philosophies de l’identité se laisse contaminer par l’idéalisme et y retombe quand il cherche à l’éviter. La négation déterminée devient chez lui la révolte de la conscience individuelle contre l’oppression au lieu d’être la lutte des exploités pour transformer le rapport social. Elle s’intègre dans une dialectique de la stagnation et de l’attente désespérée d’un autre avenir. La fascination qu’exerce cette pensée ne tient pas peu à la longue période de stagnation que le mouvement ouvrier vient de traverser. La reprise qui s’amorce l’intégrera cette fois dans une dialectique du mouvement.

Dans une large mesure, il suffit de faire danser les concepts de la dialectique d’un monde supposé stagnant pour qu’ils s’intègrent parfaitement dans une reprise du marxisme. Déplacés, rééquilibrés par la réadmission de la lutte des classes dans l’arène théorique, ils révèlent qu’ils n’avaient jamais perdu tout lien avec la négation révolutionnaire de la société existante. La dialectique négative fait d’abord toucher du doigt qu’il y a deux niveaux de la dialectique qu’on s’est acharné à confondre dans une loi universelle de la nature ou de l’action. Le premier est celui de l’hétéronomie, de l’identification forcée des mouvements sociaux à des contraintes externes. Sans doute Adorno attribue-t-il ce discours monologique de la réalité renversée à la mythification de la nature et à la naturalisation de la raison, mais si l’on restitue cette hétéronomie au monologue apparemment spontané de la valeur que s’auto-valorise par dessus la tête des hommes, ce repérage de la dialectique prend tout son sens. Le marxisme n’est pas acquiescement à cette dynamique du toujours même, mais rupture avec elle. Il est critique de la dialecticité de la société, et s’il reprend la dialectique hégélienne, ce n’est pas parce qu’elle serait la forme supérieure de la pensée, mais bien parce qu’elle est l’expression la plus achevée de la pensée captive des mouvements imposés de la réalité sociale. Il doit donc y avoir un deuxième niveau de la dialectique, celui de la conquête de l’autonomie, de la destruction ou de la relativisation des identifications coercitives des processus sociaux séparés des hommes. Pour Adorno, il s’agit de l’auto-réflexion seconde, d’une dialogique qui revient sur l’uni-dimensionalité de la raison première, sur ses automatismes niveleurs. Elle désagrège l’apparence socialement nécessaire pour instaurer de nouveaux rapports entre les moments subjectifs et objectifs, sociaux et naturels. On peut, bien sûr, douter de l’efficacité d’une auto-réflexion suspendue dans le vide par sa négation de la lutte des classes — seule base objective d’un dépassement de la fermeture de la raison — et se demander où peut aller une auto-critique de la raison qui ne peut se raccrocher qu’à un espoir vague en une société meilleure. Hans-Jürgen Krahl a justement fait observer à ce sujet que l’instrument principal de la dialectique autonome de la raison, la négation déterminée reste abstraite, non par manque de positivité comme le disent les marxistes « orthodoxes » de l’Est, mais parce qu’elle ne se fait pas organisation, c’est-à-dire intervention dans le contexte social [12]. Néanmoins la critique de la science amorcée par Adorno contient les premiers éléments d’une nouvelle pratique scientifique [13]. Son intuition fondamentale, à savoir l’insuffisance de la méthode par rapport à la saisie de l’objet, son rôle de réglementation totalitaire de l’expérience, donc de censure et de refoulement, commence à être partagée par beaucoup de philosophes des sciences. La transformation de la méthodologie en théorie de la connaissance indiscutable apparaît comme une restriction du champ scientifique et comme une formalisation-codification qui laisse échapper la réalité des processus de recherche et de sélection des faits. La discontinuité du progrès scientifique, sa marche par révolutions (cf. les paradigmes de Thomas S. Kuhn) commencent à être perçues et à mettre en question l’idée d’avancées progressives et cumulatives. Mais surtout les théories empiristes de la vérification et de la falsification (Popper) se trouvent soumises à des réfutations de plus en plus dures. Parmi les critiques les plus récents du popperisme, Helmut Spinner [14] plaide pour un renouvellement des réflexions méta-scientifiques et Paul Feyerabend [15] dénonce les contraintes de la loi et de l’ordre (law and order) qui règnent dans les activités scientifiques. Leurs propositions ne vont pas au-delà de la reconnaissance du pluralisme dans le domaine de la connaissance, mais indirectement ils donnent raison à Adorno qui voyait dans le primat de la méthode l’occultation des questions à se poser sur la production sociale des connaissances et surtout une façon d’entraver le développement des forces productives dans le domaine scientifique. Dans le prolongement d’Adorno, il devient par conséquent possible d’envisager le mouvement scientifique comme un mouvement social d’organisation et de réorganisation de l’expérience qu’il s’agit lui aussi de libérer de son hétéronomie.
On ne doit pas sous-estimer non plus l’apport d’Adorno à une théorie critique de l’individualité ou de l’individu-monade enfermé dans son identité. En montrant que l’individu se constitue sous la loi de la particularisation et de la séparation, il fait comprendre que la conscience est négation abstraite de toutes les médiations entre le social et l’individuel, et par ce fait même présence massive, incontrôlée des mécanismes sociaux dans le moi. Il peut donc dénoncer comme régressif le discours sur la personnalité et de la personnalité. Il est sans doute peu de pages aussi fortes que celles où il critique le sujet comme le mensonge et s’oppose à ce qu’il appelle le décisionnisme existentialiste, c’est-à-dire à la recherche de la liberté dans un engagement qui ne s’interroge pas sur les pièges de l’identité. Il nous rappelle ainsi que l’individu — consciemment relié au social — n’a jamais existé et n’existe pas encore. Mais en même temps il se refuse à subordonner abstraitement l’individuel au collectif, puis que la transformation du rapport social ne peut pas se faire sans la naissance d’un nouvel individu. Rien de plus éloigné de lui que l’idée d’une pratique politique qui jouerait sur des masses indifférenciées ; l’individuation et la socialisation non antagonique doivent aller de pair. Il est vrai qu’Adorno conçoit l’individuation monadique comme non contradictoire en interprétant l’éclatement et l’écartèlement des individus sous la pression des horizons opposés auxquels ils sont confrontés (oppression et permissivité, libération du travail et soumission renforcée à celui-ci, etc.) comme de simples comportements réactionnels. Mais si on y décèle là aussi la présence de la crise des rapports sociaux, on y trouvera un encouragement à poser les problèmes d’action et d’organisation politiques révolutionnaires selon de nouvelles dimensions, les dimensions de l’accession à la conscience des médiations entre l’individuel et le social. La liberté ne se présentera plus alors comme la nécessité reconnue, mais comme la négation en marche de tout ce qui empêche l’établissement de nouveaux rapports entre les hommes.
Il faut donc le reconnaître, l’Ecole de Francfort ce n’est seulement une auto-critique du marxisme en voie d’être dépassée dans son caractère unilatéral, c’est aussi l’annonce d’une nouvelle étape du marxisme, d’un nouveau règlement de comptes avec la vieille raison d’Etat.


Source : exemplaire personnel





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(1934-2004)




[1Horkheimer ne publie aucune ceuvre majeure au cours de cette période, si ce n’est des recueils d’études déjà anciennes.

[2Minima Moralia, Frankfurt am Main, 1951.

[3Voir à ce sujet les études de Prismen. Kulturkritik und Gesellschaft, Müchen, 1963.

[4Pour comprendre ces aspects de la pensée d’Adorno il n’est pas mauvais de consulter l’ouvrage d’Alfred Sohn-Rethel, Warenform und Denkform, Frankfurt am Main, 1971.

[5Voir en particulier M. Horkheimer, Th. W. Adorno, Sociologica II, Frankfurt am Main, 1962.

[6Voir Soziologische Eszkurse, Frankfurt am Main, 1956.

[7Neuwied, Berlin, 1970.

[8Voir Kritic. Kleine Schriften zur Gesellschaft, Frankfurt am Main, 1971, pp. 35-64.

[9Sur ces problèmes voir l’oeuvre principale d’Adorno Negative Dialektik, Frankfurt am Main, 1966.

[10On trouve une discussion très intéressante de ces problèmes dans Friedemann Grenz Adornos Philosophie in Grundbe griffen. Auflösung einiger Deutungsprobleme, Frankfurt am Main, 1974.

[11Le document essentiel est l’article « Marginalien zu Theorie und Praxis » dans Stichworte. Kritische Modelle 2, Frankfurt am Main, 1969.

[12Cf. Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik von bürgerlicher. Emanzipation und proletarischer Revolution, Frankfurt am Main, 1971, pp. 285-288.

[13Voir à ce sujet Th. W. Adorno, Zur Metakritik der Ekrenntnistheorie, Stuttgart, 1956.

[14Helmut Spinner, Pluralismus als Erkenntnismodell, Frankfurt am Main, 1974.

[15Paul Feyerabend, Against Method. Outline of an anarchistic theory of knowledge, London, 1975.