site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La domination du travail abstrait

Critiques de l’économie politique

nouvelle série, n° 1, « Travail et force de travail », p. 19-49, Maspero, octobre-décembre 1977




Le travail est-il une réalité si simple ? A première vue, il semble qu’on soit en présence d’un donné anthropologique irréductible. Les hommes ne doivent-ils pas travailler pour subsister ou pour améliorer leurs conditions de vie ? Ces évidences, toutefois, s’effritent assez vite sous les doigts lorsqu’on s’interroge sur les modalités et les finalités possibles de l’activité humaine. Il y a des sociétés qui n’ont jamais cherché à majorer leur consommation, et donc leur production. Il y a des sociétés qui attribuaient plus d’importance à des activités religieuses ou rituelles et à différentes formes de festivités qu’à la production matérielle proprement dite. Il n’est même pas certain que la production, au sens où nous l’entendons, ait toujours été une réalité palpable, distincte des autres manifestations de la vie sociale dans un nombre très important de sociétés précapitalistes.

Le travail n’est donc pas une réalité aussi naturelle qu’on veut bien le dire. Il n’a aujourd’hui une telle importance et un caractère aussi universel qu’en fonction de l’importance et de l’universalité de la production (d’une production sans cesse élargie de biens matériels et de services). Mais cette importance de la production — la production pour la production — est elle-même difficile à saisir. Son autonomisation par rapport aux autres activités sociales ne s’explique pas simplement par référence aux contraintes de la production et de la reproduction de la vie. La croissance démographique de l’humanité n’explique, à tout prendre, des phénomènes comme la production de masse que dans des théories particulièrement mécaniques et déterministes. Avant d’avancer de telles hypothèses, ne faut-il pas se demander pourquoi la population augmente au lieu de stagner ? Et pourquoi l’élargissement de la main-d’œuvre disponible est en soi considéré comme souhaitable, pour ne pas dire indispensable ? La réponse qui vient le plus immédiatement à l’esprit est que la société privilégie la production de richesses en tant que moyen d’augmenter les satisfactions de ses membres et leur sentiment de contrôler leur environnement. Mais les notions de satisfaction et de maîtrise sont elles-mêmes ambiguës. De quelle satisfaction pour quels individus est-il question ? De quelle maîtrise sur l’environnement naturel et social s’agit-il ? On ne peut commencer à comprendre tous ces problèmes que si l’on part du fait primordial que la production dans la société d’aujourd’hui n’a pas pour but la consommation immédiate, mais l’accumulation de valeurs qui permettent de différer et de diversifier les jouissances qu’on peut attendre des produits matériels et des services. La production concrète est en quelque sorte le vecteur d’une production abstraite de satisfactions futures et universelles. La cristallisation de la valeur d’échange dans la monnaie donne la possibilité de disjoindre production et consommation dans le temps et dans l’espace, et cela sur une très grande échelle. Dans la société capitaliste moderne, on ne produit pas dans le but d’augmenter au maximum les valeurs d’usage disponibles, on produit le plus possible de valeurs d’usage afin de réaliser le maximum de valeurs sur le marché.

Autrement dit, il faut partir du fait que la production capitaliste est une production de plus-value et de capital. Il faut donc reconnaître en même temps que le travail — tout au moins celui qui compte réellement dans la production — est un travail producteur de valeurs. A leur façon, les économistes classiques, Smith et Ricardo entre autres [1]. l’admettent. Cette reconnaissance, toutefois, n’exclut pas une profonde perplexité quant au statut réel du travail. S’agit-il d’une manifestation de l’inventivité et de la créativité humaines ? S’agit-il au contraire d’une activité particulièrement contraignante parce que soumise à une division croissante des tâches ? Sans reconnaître, à proprement parler, qu’il y a dualité et opposition entre deux formes d’activité, le travail d’élaboration, de commandement et de supervision d’un côté, le travail de production et d’exécution de l’autre, les théoriciens les plus lucides de la bourgeoisie, tel Hegel [2], se trouvent contraints de lui attribuer une nature profondément ambivalente. Il y a d’abord le travail qui se présente comme une activité médiatrice entre le sujet et l’objet, il y a ensuite le travail qui se présente comme le moyen socialement sanctionné de satisfaire les besoins et de rentrer en relations avec les autres sujets en tant que propriétaires de marchandises. Le travail comme pratique transformatrice — transformation réciproque du sujet et de l’objet — est apprécié de façon positive (contrairement à ce que les anciens pensaient de la poiesis). Par contre, le travail sous sa forme la plus socialisée apparaît comme une réalité négative, bien qu’il articule les individus les uns aux autres. C’est qu’en effet la division du travail — condition de la progression et de la différenciation de la production, et donc de la progression et de la différenciation des besoins — supprime apparemment toutes les qualités attribuées aux rapports dynamiques du sujet et de l’objet. La participation à la production comme travailleur parcellaire ne peut en particulier être considérée comme une activité téléologique, comme ce faire qui correspond à un ajustement intelligent des moyens (instruments et objets de travail) aux fins que l’homme se donne librement en fonction des relations qu’il veut établir avec le monde. Il y a par conséquent le travail noble, authentique, qui se manifeste comme une praxis individuelle riche en significations ou encore comme une interaction complexe avec l’autre (concurrence et collaboration pour la possession du monde). Il y a, en second lieu, le travail industriel qui, à vrai dire, n’est plus qu’un reflet dégradé du premier et n’est plus au fond qu’une activité mécanique déterminée par les développements de la production et de la technique.

On aboutit ainsi au résultat paradoxal que la civilisation du travail chantée par les économistes et les philosophes classiques ne peut avoir de réalité que pour une petite partie de la société. Le travail que l’on porte au pinacle n’est pas le travail réel, mais une transfiguration idéologique où l’activité artisanale idéalisée se croise avec les habitudes du travail intellectuel. De cette façon, le travail peut se donner pour une activité totalisatrice et comme un moyen privilégié de réalisation de l’homme. Ce qui est occulté derrière ce culte de l’activité démiurgique, c’est la dépendance de toutes les actions libres ou prétendument telles par rapport au labeur hétéronome de la majeure partie des membres de la société. Les figures les plus fêtées de la société bourgeoise — le savant, le chef d’industrie, l’homme d’Etat — ne peuvent développer leur « créativité » et leur capacité à transcender le donné que sur la base de l’activité bridée, contrôlée et pour tout dire serve de ceux qui sont directement insérés dans le processus matériel de production. L’esclavage salarié est, en ce sens, la condition du développement de l’individualité bourgeoise, de son hypertrophie apparente par rapport à l’objectivité de l’économique et du social, de la démultiplication de sa puissance dans les sphères les plus diverses de la vie en société. Il est sans doute possible de minimiser cette relégation de la majorité des producteurs immédiats dans les catacombes du travail sans téléologie en faisant référence à la mobilité sociale et aux multiples possibilités de passer à un stade supérieur d’activité, mais il n’est pas besoin de réfléchir longtemps pour se rendre compte que seule une minorité peu importante est susceptible d’accéder au statut du travail noble après avoir subi les contraintes du travail vulgaire. Le mérite ou le travail sur soi-même ne jouent en définitive qu’un rôle tout à fait secondaire dans les phénomènes d’ascension sociale et de mobilité professionnelle. Le modèle de l’activité téléologique — le travail comme autoproduction de l’homme — n’est qu’une norme idéale dont la fonction essentielle est de faire accepter la segmentation des travailleurs, leur séparation les uns par rapport aux autres et par rapport aux conditions matérielles et sociales de la production. L’idéologie bourgeoise ne peut, bien sûr, ignorer la pénibilité du travail exploité — ses « aspects négatifs », pour parler comme les défenseurs du système capitaliste. Mais elle prend tout cela en compte en faisant état des retombées, plus ou moins inévitables, de toute activité humaine : l’œuvre qui échappe à son créateur, les moyens qui font oublier les fins, le travail qui s’impose au détriment des autres fonctions vitales de l’homme. Comme le disait déjà Hegel, l’objectivation est aliénation, ce qui veut dire en termes plus simples que l’homme se perd dans le travail et qu’il ne peut se retrouver qu’en reprenant ses esprits. La boucle est ainsi bouclée, le travail dans sa réalité quotidienne est un destin incontournable qu’il faut transcender dans l’activité spirituelle.

C’est à ces opérations de substitution ou de renversement, la valorisation de l’activité des exploiteurs ou des parasites, la dépréciation du travail des producteurs immédiats ou encore la mise en lieu et place du travail réel d’un travail créateur mythique, que s’oppose Marx. Il est vrai que lui aussi, dans ses œuvres de jeunesse, a sacrifié aux illusions de l’activité téléologique, particulièrement dans les Manuscrits de 1844 où il félicite Hegel d’avoir centré son attention sur ce problème [3], Mais toute son œuvre par la suite est marquée par des efforts systématiques et prolongés pour se dégager de ce genre de discours anthropologique et lui substituer des analyses de plus en plus différenciées sur les phénomènes du travail dans la société capitaliste. C’est ce qui lui a permis de découvrir que la généralité du travail, son universalité omniprésente dans la société actuelle ne renvoient pas au travail en général ou à ce qui serait l’épanouissement de l’activité humaine libérée des entraves du féodalisme (liens de dépendance personnelle, délimitation rigide des fins assignées à la production), mais à une organisation très spécifique de la production, où la variété des travaux devient tout à fait secondaire. Marx écrit à ce sujet [4] : « Un immense progrès fut accompli lorsqu’Adam Smith rejeta toute forme particulière de l’activité créatrice de richesse, par exemple le travail manufacturier, commercial ou agricole, pour ne considérer que le travail tout court, c’est-à-dire toutes les activités sans distinction aucune. A cette universalité de l’activité créatrice de richesse correspond l’universalité de l’objet, le produit tout court et aussi le travail en général, bien qu’on le conçoive sous la forme du travail passé et objectivé. [...] On peut dire qu’on venait simplement de trouver l’expression abstraite du rapport le plus simple et le plus ancien de la production humaine, la catégorie valable dans toutes les formes de la société. C’est apparemment juste, mais en réalité faux. En effet, l’indifférence à tout type particulier de travail suppose qu’il existe un ensemble très diversifié des modes concrets du travail et qu’aucun d’eux ne prédomine sur les autres. Ainsi donc, les abstractions les plus générales ne surgissent qu’avec le développement concret le plus riche, et c’est alors que la grande masse ou la totalité des éléments se réduisent en une même unité. C’est alors seulement qu’on cesse de le concevoir sous une forme particulière. »

Toute cela éclaire de façon très précise la fameuse opposition du travail abstrait et du travail concret que l’on réduit trop souvent à l’opposition de deux points de vue, l’un considérant le travail d’un point de vue social, l’autre le prenant dans sa concrétion individuelle. Le travail abstrait n’est pas le fruit d’une simple opération intellectuelle, une moyenne statistique qui homogénéise sous certains aspects des travaux individuels fondamentalement hétérogènes. En réalité, le travail abstrait dépasse de très loin la seule comparaison des travaux individuels et correspond à une série d’opérations précises, réduction de la force de travail à une marchandise, transformation du travail mort ou cristallisé en capital, utilisation de la force de travail en vue de produire des marchandises (valeurs d’échange) et de la plus-value. Ce que la production et le marché capitalistes mettent en relation, ce ne sont pas les rapports concrets des travailleurs entre eux, à leurs objets et instruments de travail ou encore leurs rapports aux finalités concrètes de la production, ce sont des activités appréciées pour leur seule capacité de produire de la plus-value et d’élargir le capital. Dans ce cadre, le travail concret, producteur de valeur d’usage, n’a plus qu’une importance secondaire, il sert simplement de support à des travaux interchangeables, indifférents à tout ce qui leur est particulier. Comme le fait remarquer Marx, le travail de l’individu prend la forme abstraite de la généralité, il n’est qu’une participation isolée à une masse de travail social abstrait qui se coagule sans l’intervention des producteurs immédiats. En effet, les travailleurs, déjà séparés des moyens de production, sont dépouillés, par les mécanismes de la soumission au commandement du capital dans l’entreprise, tant des puissances intellectuelles de la production que de la force collective qu’ils développent dans la coopération. C’est le travail cristallisé, objectivé dans le capital qui incarne la socialité de la production par-dessus la tête de ceux qui produisent. Le mort saisit le vif, le travail vivant comme travail abstrait se sépare de ceux qui lui donnent naissance pour se retourner contre eux comme puissance du capital sur les producteurs parcellaires. Dans les mots mêmes de Marx [5] : « Le travail ainsi que le produit ne sont plus la propriété du travailleur particulier et isolé. C’est la négation du travail parcellaire, car le travail est désormais collectif ou combiné. Toutefois, ce travail collectif ou associé, tant sous sa forme dynamique que sous la forme arrêtée ou figée du produit, est posé directement comme étant différent du travail singulier réellement existant. C’est à la fois l’objectivité d’autrui (propriété étrangère) et la subjectivité étrangère (du capital). »

Il n’est évidemment pas question dans ce contexte d’une totalisation dans et par le travail, puisque c’est le capital qui totalise les relations sociales en se reproduisant. En d’autres termes, dans la production et la reproduction du rapport social, le travail concret non seulement n’a qu’une importance secondaire, mais tend à n’avoir plus qu’une existence résiduelle ou dérivée. Chaque travailleur, pris isolément, n’a que des relations extrêmement limitées et ténues avec les conditions matérielles de la production. La plupart du temps, il ne manipule que des objets partiels à l’aide d’instruments dont il ne contrôle pas les mécanismes pour aboutir à des produits qu’il ne connaîtra jamais dans leur intégralité. A la limite, le discours sur l’ouvrier parcellaire n’a plus grand sens, dans la mesure où, dans la grande industrie moderne, le travailleur individuel est enserré dans des processus de production intégrés qui déterminent à l’avance non seulement les tâches et les fonctions, mais aussi la place dans la hiérarchie de l’entreprise et de la société. Le travailleur moderne n’est pas un artisan que l’on a réduit à des tâches répétitives — que l’on a forcé à particulariser son métier, pour reprendre un thème cher à Adam Smith — , il est d’emblée un rouage de la machine à produire du profit. C’est pourquoi le discours de Proudhon sur le travail comme fait créateur de l’économie doit être renversé. Le travail totalisateur de l’artisan ne se décompose pas sous les effets de la division manufacturière du travail, il se déplace, se remodèle sous la férule des mouvements apparemment irrésistibles du capital. Il devient une autre activité qui n’est plus que l’émanation d’activités déjà abstraitement coagulées, soit parce qu’elles sont du passé cristallisé en moyens de production, soit parce qu’elles sont définies hic et nunc en dehors même des volontés individuelles. Les différents vendeurs de force de travail, confrontés à des normes inviolables et à des barrières infranchissables, ne sont plus que des organes-supports du travail social abstrait.

Tout se passe, par conséquent, comme si le travail abstrait absorbait le travail concret, ne laissant à ce dernier qu’une existence-alibi afin de faciliter l’intégration des humains à ses mouvements d’accumulation. Parallèlement, tout se passe comme si la valeur sous sa forme phénoménale de valeur d’échange absorbait la valeur d’usage, la transformant en simple idéologie justificative des opérations de l’échange. On peut donc être tenté de déclarer qu’il n’y a plus de travail concret ou de valeur d’usage, et que la production capitaliste n’est plus qu’une vaste production de signes à partir d’une base matérielle qui n’a plus qu’une valeur de prétexte. Le capital, le travail ne sont plus ainsi que des catégories fantasmagoriques, des codes surimposés à la société, selon les analyses qu’avance depuis quelques années Jean Baudrillard, un de ceux qui ont tiré les conséquences les plus extrêmes du dépérissement apparent de la valeur d’usage et du travail concret. Dans cette perspective, c’est au fond la notion même d’économie qui doit être remise en question, et avec elle toutes les conceptions basées sur la valeur ou la valorisation : rareté, abondance, richesse, pauvreté. Il s’agit au contraire de redonner la priorité à l’intersubjectivité sur le système des objets (la valorisation des individus en fonction de la possession de richesses ou d’objets de prestige), à la dépense sur l’accumulation, à l’échange symbolique réversible sur rechange-production de symboles sociaux figés [6]. Pour cela, il faut déconstruire les codes, les ensembles signifiants que sont le capital et le travail, c’est-à-dire proclamer qu’ils ne sont pas ce pourquoi ils se donnent, des nécessités incontournables, des réalités imperméables au décodage. Le capital et le travail abstrait sont toujours tyranniques, mais ils ne se reproduisent plus que répétitivernent, en poussant à l’absurde la production de pseudo-satisfactions. La lutte contre eux ne saurait donc être une lutte pour faire triompher des forces productives supérieures ou un nouveau système de production, mais au contraire une lutte contre la forme de production en tant qu’activité sociale séparée des autres. La critique de l’économie politique est en fait déjà dépassée, tout comme l’est le matérialisme historique.

On voit bien tout ce que peut avoir de séduisant cette façon de décréter la mort du capital : les problèmes de la subversion sociale se réduisent selon de tels schémas à la déconstruction des codes et à la désobéissance civile (ou à des formes plus ou moins actives de sabotage des institutions). Mais, en même temps, il est difficile de fermer les yeux sur ce que tout cela comporte de faiblesses d’analyse. En premier lieu, il faut souligner avec force que le passage du travail concret et de la valeur d’usage sous le despotisme du travail abstrait et de la valeur n’implique pas leur complète disparition en tant que référents matériels de la production. Sans doute est-il faux, comme le voit bien J. Baudrillard, de faire du travail concret comme de la valeur d’usage les bases « naturelles » d’un renversement révolutionnaire du capitalisme. Par rapport à leurs opposés de la valeur et du travail abstrait, ils ne représentent certainement pas l’activité et la jouissance humaines dans leur pureté ou leur incorruptibilité prétendument originaires, mais seraient-ils dépouillés de toute originalité au point de ne plus apparaître que comme des reflets du capital qu’ils rappelleraient à ce dernier l’impossibilité de poursuivre sa marche en avant sans présupposés matériels et humains. Il n’y a pas de valorisation du capital qui ne repose sur des processus matériels très complexes dépassant de très loin les échanges de valeurs — relations entre les participants au jeu social, relations entre les participants à la production et les processus physico-naturels déterminés par la production, relations entre des relations de production complexes, prises comme points de départ. Autrement dit, les relations quantitatives entre marchandises, entre marchandises et monnaie, entre production réalisable et demande solvable, entre force de travail disponible et force de travail demandée, entre ressources naturelles et produits valorisés, ne sont pas forcément harmonieuses, ou plus exactement ne peuvent s’harmoniser que très mal. Le capital en tant que valeur qui s’autovalorise ignore ses propres limites, c’est-à-dire les limites de la matérialité dont il s’empare. La tendance à l’accumulation est sans limites, sans frontières repérables, alors que les éléments qui concourent à la reproduction élargie du capital ne sont pas, eux, extensibles à volonté. On ne peut exploiter arbitrairement les ressources naturelles, on ne peut non plus augmenter à loisir l’exploitation de la force de travail dans des circonstances données, c’est-à-dire augmenter la plus- value sans tenir compte du travail nécessaire. Comme Marx le montre très bien dans Le Capital, l’accumulation est sans cesse confrontée à la résistance ouvrière qui est refus de se plier aux contraintes de la rentabilisation — par exemple augmentation de la part du travail non payé par l’augmentation des cadences ou de la durée du travail. On peut, bien sûr, soutenir que la revendication ouvrière est parfaitement intégrable, puisqu’elle peut avoir pour effet de pousser les capitalistes à faire des concessions dans le domaine de la consommation populaire et de les inciter à recourir à des innovations techniques sur une large échelle, toutes choses qui peuvent avoir des conséquences très bénéfiques pour l’équilibre dynamique du système. Mais s’arrêter à ces phénomènes (qu’il n’est pas question de nier), c’est ne pas voir ce qu’il y a de plus important : l’affirmation de processus qui ne sont pas réductibles au processus de valorisation et qui, à tel ou tel moment, peuvent le contredire directement. Le processus de valorisation domine, bien évidemment, tous les processus matériels de la production ou du métabolisme entre les hommes et la nature socialement travaillée, mais il ne peut jamais les faire coïncider entièrement avec son propre déploiement dans l’espace et dans le temps. La valorisation n’est pas toute la vie de la société, même si elle l’imprègne très profondément.

Cette constatation est décisive, non seulement parce qu’elle permet de comprendre que le travail et le capital ne sont pas de pures visions fantasmatiques, mais aussi parce qu’elle permet de saisir que le travail abstrait comme activité figée et chiffrée s’articule sur des processus matériels irréductibles au symbolique ou à l’imaginaire. Le travail abstrait s’incarne dans des masses infinies de marchandises tout autant que dans une masse de moyens de production possédés comme du capital. Il est moins un enchaînement d’activités sociales que dépense d’énergie pour alimenter le mouvement des marchandises et les métamorphoses du capital. C’est lui en tant qu’entité abstraite qui semble imposer ses conditions aux travailleurs (modes d’insertion dans le monde de la production, modes de relation aux autres participants de la production). Au même titre que la marchandise, il se présente comme un fétiche, comme une réalité étrangère, extérieure aux rapports sociaux et aux variations de l’organisation sociale. Il est la nécessité du travail, le moyen fétiche qui conduit à la satisfaction des besoins fétichisés. Mais il ne peut être cette abstraction réelle que sur la base de processus de séparation réels entre les travailleurs et les différentes manifestations de la production. Le travailleur salarié est séparé réellement de son objectivation dans le travail parce que toutes les conditions de la production lui échappent, les moyens de la production, les objets de la production, les savoir-faire dans la production, les formations à la production et, surtout, les relations collectives dans la production. Pour le travailleur pris isolément, l’accession aux processus combinés et socialisés du travail n’est pas une intégration dans des échanges socialement contrôlés, mais une assignation à une place prédéterminée où il ne peut disposer que d’informations limitées. Il est organisé sans disposer d’aucun moyen pour contrôler l’organisation qui s’impose à lui en fonction des impératifs impersonnels de la production. Il ne maîtrise même pas le face à face qui peut être le sien avec son camarade de travail ou son supérieur immédiat, bien que ces rapports se présentent comme des échanges directs. C’est dire qu’il n’a de participation à la socialité que de manière tout à fait indirecte. Il n’entretient de liens avec le monde de la production que par l’intermédiaire du marché du travail (qualification et vente de sa force de travail) et ne s’affirme dans la sphère des relations intersubjectives que par l’intermédiaire du jeu d’imitation et de distinction de la consommation (distribution-répartition des objets et du prestige), dont il ne maîtrise pas les règles. La production symbolique est elle-même extérieure aux individus, parce que leur interaction, leurs liens de réciprocité ne dépendent pour ainsi dire plus de leurs projections et de leurs échanges spontanés, mais de rapports sociaux de production supportés et représentés par des flux matériels sans cesse croissants. Il y a quiproquo, substitution d’une matérialité qui n’est vue que dans son immédiateté aux rapports et échanges sociaux — les rapports sociaux des choses, dit Marx. Cette extériorité des liens sociaux, cristallisés dans les structures objectives du marché, de l’entreprise, etc., exclut que l’on puisse raisonner dans les termes d’une dialectique du sujet et de l’objet. Les sujets humains ne s’aliènent pas dans le monde des objets, ils sont bien plutôt livrés aux mouvements incontrôlables d’une objectivité étrangère — la société comme seconde nature hostile — comme animée par une subjectivité elle-même tout à fait extérieure (le capital). Les sujets humains, comme leur intersubjectivité, n’ont, à vrai dire, qu’une réalité seconde, dérivée, par rapport à la consistance et à la résistance du rapport social de production. Sans doute cette inquiétante étrangeté du monde de la marchandise et du travail abstrait n’est-elle pas possible sans de multiples investissements libidinaux et symboliques ou sans captation de l’imaginaire, mais il ne s’agit pas d’une simple coagulation de flux affectifs et symboliques (les machines molaires de Deleuze et Guattari). Il s’agit tout au contraire d’une véritable absorption-domestication des différentes formes d’activité qui laisse loin derrière elle l’autonomisation des codes, du signifiant et du signifié dont parle Baudrillard.
Il y a donc une domination objective du travail abstrait sur la matérialité des relations sociales, et, de ce point de vue, la progression de la production — la croissance — ne peut qu’entraîner un renforcement de cette domination. Il est vrai qu’on assiste à des processus sans cesse renouvelés de substitution de machines au travail vivant dans de nombreuses branches de l’activité économique. Mais de là à conclure que la « révolution scientifique et technique » est en train de rendre superflu le travail abstrait, il y a un pas, et qu’il faut se garder de franchir. En effet, il ne faut pas oublier que la substitution du travail mort au travail vivant ne s’opère pas dans le vide économique et social. C’est pour épargner du travail, et donc améliorer les conditions de l’exploitation de la main-d’œuvre, que les capitalistes procèdent à des investissements technologiques. Leur but n’est pas a priori de réduire la masse totale de la force de travail, même s’ils sont amenés à licencier des travailleurs à un moment donné et dans un endroit donné. Leur soif de plus- value — condition de la reproduction élargie du capital — ne peut, au contraire, que les pousser à employer le maximum de travailleurs, une fois remplies certaines conditions de rentabilité. Il suffit d’ailleurs de se reporter à l’histoire économique des trente dernières années pour se rendre compte que le travail salarié a connu une croissance quasi ininterrompue. Même les cols bleus ont vu leur nombre augmenter, sinon en pourcentage, du moins de façon absolue, dans la plupart des pays d’Europe occidentale. Dans les années cinquante et soixante, le travail féminin a fait de véritables bonds en avant, ce qui témoigne du besoin de travail de l’économie capitaliste au moment même où elle se modernise dans des proportions jusqu’alors inconnues. L’automatisation, ou l’automation — le vocabulaire employé importe peu —, a pour but non de supprimer le travail vivant, mais d’en étendre l’utilisation la plus profitable. Le capital est, bien sûr, constitué pour une part très importante de capital constant (capital fixe et capital circulant), mais il ne peut être conservé ou se reproduire sur une échelle plus grande que s’il absorbe de la force de travail, c’est-à-dire du capital variable. C’est le travail vivant qui prête ou donne sa dynamique au capital, et une croissance trop rapide du capital constant (en valeur) par rapport au capital variable qui le met en valeur hypothèque la croissance. Au bout d’un certain temps, la masse stagnante du capital variable est insuffisante pour assurer une production satisfaisante de plus-value, et donc une reproduction élargie du capital total. Le mort (le travail mort ou cristallisé) ne peut saisir le vif (le travail vivant — la dépense de force de travail) qu’à condition de l’employer massivement et de le transformer sans cesse en travail abstrait. Du point de vue du capital, sa propre composition organique ne peut croître à l’infini, certainement pas, en tout cas, proportionnellement à la croissance de la composition technique et à l’utilisation systématique d’innovations technologiques. Les travailleurs mettent en branle des masses de plus en plus grandes de travail objectivé (machines, matières premières, infrastructures), mais cela ne doit se manifester que comme un contrôle du capital sur sa propre croissance et sur celle de la force de travail. C’est ce que Marx constate en écrivant [7] : « Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum et, d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail sous sa forme nécessaire pour l’accroître sous sa forme de surtravail. Dans une proportion croissante, il pose donc le surtravail comme la condition — question de vie ou de mort — du travail nécessaire. D’une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps de travail et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. Les forces productives et les rapports sociaux — simples faces différentes du développement de l’individu social — apparaissent uniquement au capital comme des moyens pour produire à partir de sa base étriquée. » Ce qu’il dit ailleurs de façon encore plus lapidaire : « Le vol du temps de travail d’autrui, sur lequel repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable par rapport à la base nouvelle, créée et développée par la grande industrie elle-même. »

C’est seulement dans ce cadre que l’on peut comprendre les problèmes posés par le progrès technique et son rôle dans la dynamique de l’économie. Apparemment, c’est l’innovation technologique qui semble régler la vie économique. Elle est à l’origine de la majeure partie des investissements, elle influe considérablement sur les modalités mêmes du travail et semble déterminer dans une très large mesure la dynamique d’ensemble de l’économie. Quand l’innovation technologique se ralentit, la croissance économique se fait moins rapide. A l’inverse, quand les investissements dans le renouvellement du capital fixe sont considérables, l’activité économique se développe très rapidement. La fonction essentielle de l’entrepreneur paraît être ainsi de frayer la voie à un progrès technique qui est la loi immanente de la progression économique et du changement social. C’est, par suite, le progrès technique qui semble responsable de tous les « mauvais côtés » du capitalisme, sa marche économique aveugle, le chômage dit technologique, le pouvoir dévolu aux élites technocratiques, la différenciation croissante des tâches, les nuisances de la vie collective, etc. Mais, dès que l’on pose un peu sérieusement la question du pourquoi de l’innovation technologique et que l’on renonce à en faire un de us ex machina ou un facteur exogène de la vie économique, il faut bien admettre que le progrès technique est lui-même fonction de la recherche de la plus-value dans l’accumulation. Il n’y a pas de technique en soi, mais, selon les termes de Marx, un emploi capitaliste des machines et une utilisation capitaliste de la science comme force productive. L’horizon de la science et plus encore celui de la technique sont étroitement limités par les impératifs de l’accumulation du capital : c’est en vue de produire du profit que l’on produit et applique de nouvelles techniques, c’est en fonction de la recherche de la rentabilité que l’on organise une part toujours plus importante du travail scientifique. Sans doute la recherche fondamentale échappe-t-elle aux contraintes les plus immédiates de la production, mais elle n’échappe pas aux lois générales de la division du travail, aux lois des commandes sociales dominantes. La science comme ses applications ne se séparent pas aujourd’hui d’organisations bureaucratiques tentaculaires qui incarnent face aux scientifiques eux-mêmes les exigences impersonnelles du progrès. Les fins et les moyens de la science (comme ceux de la technique) ne sont pas contrôlés collectivement, ils sont, en fait, hors de portée pour la plupart des scientifiques, réduits à l’état de travailleurs atomisés. Il y a ainsi un contraste saisissant entre les effets souvent incommensurables du progrès scientifique et technique et les capacités d’action et de réaction des scientifiques confrontés à ces mêmes effets. Dans ce contexte de socialisation asociale, de production de l’impuissance et de l’isolement d’une partie apparemment favorisée de l’humanité (les savants, les scientifiques, les technologues), il n’est pas étonnant que l’autonomie du mouvement scientifique et technique par rapport aux individus qui le supportent se transforme en une sorte de fatalité. Les moyens, c’est-à-dire l’organisation, les instruments, la mise en œuvre des découvertes scientifiques, paraissent l’emporter sur les fins réelles ou possibles de la science et de la technique et se détacher des aspirations les plus raisonnables des êtres humains. Ce ne sont plus les hommes qui utilisent les instruments de travail, c’est le système des machines et des techniques qui s’empare des hommes et se les soumet. Le déterminisme du capital se présente donc comme déterminisme technologique, comme le déchaînement du rationalisme technologique de la production au détriment de toute autre considération. Il s’agit de combiner les facteurs de production de la façon la plus efficiente possible sans se préoccuper outre mesure de ce qu’il advient des agents de la production — il suffit qu’ils soient disponibles au meilleur prix et en quantité suffisante. Les forces productives humaines ne sont plus que les esclaves des forces productives matérielles et de leur dynamique incontrôlée. Le rapport social de production, indépendant par rapport à ses composants essentiels, s’affirme comme un ensemble indépassable et indestructible de moyens matériels mis à la disposition des individus pour mieux les dominer. L’individu comme monade peut se révolter contre les inconvénients de la production sociale, contre les mutilations qu’elle lui inflige, mais, en tant que partie de la société, il ne peut s’abstraire des multiples connexions qu’elle lui permet d’établir dans la production matérielle et dans les échanges avec les autres individus. Cela explique que le déterminisme technologique — le travail abstrait transformé en automatisme irrésistible des machines — semble enfermer la société contemporaine dans le dilemme suivant : ou bien on se contente d’aménager l’évolution « naturelle » de la société et de ses techniques, ou bien on refuse cette évolution en cherchant à se situer au-delà ou en deçà de la production moderne. Dans le premier cas, on doit se plier aux abstractions réelles de la société capitaliste, à ces formes intellectuelles objectives qui expriment les différents moments de la valorisation, des produits du travail comme des relations humaines en général (les individus ne valent les uns par rapport aux autres qu’en fonction de leur place dans le processus de reproduction du capital). Dans le second cas, on est conduit à mettre en question la pratique elle-même, identifiée aux formes qu’elle prend dans la société capitaliste ou plus exactement confondue avec les formes qu’elle prend aux yeux des individus mutilés de la société capitaliste. L’activité non gratuite, c’est-à-dire celle qui se fixe des objectifs précis et utilise pour cela des ensembles coordonnés de moyens, semble a priori suspecte. On la soupçonne d’être fondamentalement une activité de domination — domination sur la nature et sur les hommes. Si l’on en croit un des critiques les plus aigus de la pensée occidentale, Heidegger, au bout de la chaîne de la technique, de la pensée instrumentale et de la science, c’est la pensée théorique elle-même qui doit être sinon totalement rejetée, du moins interrogée et dépassée sous ses aspects les plus fondamentaux — pensée de la volonté de puissance, pensée de la représentation du réel pour mieux le plier à cette volonté. La recherche de la vérité ne doit plus être la recherche de l’efficacité de la pensée — l’adéquation entre les choses et l’esprit —, mais un cheminement vers la découverte de l’être (plus exactement vers l’ouverture à l’être [8]).

Ce dilemme — l’abandon aux automatismes du travail abstrait et de la technique, la quête d’un au-delà ou d’un en deçà qui laisse les choses en l’état — ne peut, évidemment, être dépassé si l’on en reste à la dynamique de la technique ou de la production pour la production. Il en va tout autrement si l’on s’intéresse à la dynamique sociale, c’est-à-dire à l’affrontement récurrent du capital et du travail qui constitue la trame du rapport social de production. La prospérité capitaliste des années cinquante et soixante, de ce point de vue, ne fait pas exception à la règle. Elle n’est pas seulement marquée par une progression rapide de la technologie, mais aussi par l’accumulation de fortes contradictions économiques et sociales, d’abord souterraines, puis de plus en plus apparentes. Pendant de longues années, la progression du pouvoir d’achat des travailleurs garantit un minimum de paix sociale. Une partie très importante de la classe ouvrière accède aux biens de consommation durables et réussit à modifier sensiblement son mode de vie et ses comportements quotidiens hors la production. Il semble même qu’on assiste à une disparition graduelle du particularisme ouvrier et qu’une partie non négligeable des thèmes idéologiques de la bourgeoisie de l’après-guerre pénètre en profondeur chez les travailleurs. La croissance économique et le progrès technique sont saisis comme des moyens privilégiés de lutte contre les inégalités sociales, voire comme des moyens de faire reculer très rapidement les formes les plus diverses de la misère. Pour beaucoup, la lutte des classes ne porte plus que sur le partage des bénéfices de l’expansion économique et sur une répartition plus équitable des contraintes à subir (au niveau de l’Etat, de l’entreprise et des grandes organisations bureaucratiques en général). Toutefois, derrière ces apparences qui servent de justification aux différentes conceptions de la société industrielle se produisent des transformations du processus de production qui ponctuent non une atténuation, mais des déplacements, et dans certains cas une exacerbation, de la lutte des classes. Les capitalistes n’accordent pas plus d’autonomie aux travailleurs en renonçant aux aspects les plus ouvertement répressifs et militaires de la discipline du travail. La plupart du temps, ils remplacent des contraintes beaucoup trop personnalisées par des contraintes beaucoup plus « objectives », celles qui passent par le système des machines. La coopération dans le procès de travail est de moins en moins basée sur des échanges directs entre les travailleurs et de plus en plus sur les processus intégrés et interdépendants des combinaisons de machines, mais cela ne conduit pas à une recomposition du travail, comme ont pu le postuler certains. Certes, une partie importante du travail dans la grande industrie n’est plus caractérisée par des mouvements décomposés, partiels et répétitifs — ce qui ne vaut pas pour le travail à la chaîne. Elle est faite au contraire d’activités de surveillance de machines en interaction qui impliquent très peu de manipulations matérielles. On peut même soutenir comme le sociologue Elliot Jaques que l’important, dans ce cadre, est l’augmentation de la responsabilité des travailleurs, puisqu’ils ont à servir ou à maîtriser des ensembles de machines de plus en plus complexes et de plus en plus coûteux. Mais, pour autant, ils ne dominent pas plus le procès de travail qu’auparavant. Objets et instruments de travail sont encore moins accessibles au travailleur pris individuellement, confronté en réalité à une sorte de « dématérialisation » de la production. La place qui lui est assignée dans la marche d’une entreprise dépend de moins en moins de son habileté réelle ou supposée, voire de l’expérience accumulée au cours des années, mais bien de données sociales comme l’âge, le sexe, le niveau d’instruction et d’éducation, le milieu d’origine (appartenance à tel ou tel secteur de la classe ouvrière). La qualification, comme l’a très bien montré Pierre Naville, est moins une qualification des travailleurs qu’une qualification des postes de travail, établie en fonction de critères complexes qui tiennent compte aussi bien des rapports de forces entre le patronat et la classe ouvrière à un moment donné que de la nécessité permanente de reproduire l’atomisation de cette dernière. L’évolution technologique sert, en l’occurrence, de médium au renouvellement des rapports de travail, à la reproduction de différences et d’inégalités entre les travailleurs, à la reproduction de leur impuissance face aux conditions générales du travail et de la production. Cela explique que la modernisation capitaliste d’une économie comme l’économie française n’entraîne aucune hausse générale des qualifications, mais au contraire des processus de déqualification prononcés et récurrents pour certains secteurs de la classe ouvrière. La croissance de la catégorie des O.S. n’est pas le fait seulement d’une croissance extensive de la production (sur une base technologique peu évolutive), elle renvoie aussi à la croissance d’industries dites de pointe [9].

Ces bouleversements et restructurations incessants du procès de production qui ont pour but une domination plus complète de la force de travail ont toutefois des effets inattendus ou pour le moins non prévus. Le modèle du métier — la contribution individualisée, voire irremplaçable, aux différents moments d’un procès de travail lui-même très différencié — apparaît de plus en plus illusoire. Ce sont les machines ou les agencements de machines qui semblent choisir les travailleurs, des profils comme on dit couramment maintenant, plutôt que le contraire. Il en découle que, pour les travailleurs, la contribution personnelle qu’ils peuvent apporter au processus de production est quelque chose de particulièrement difficile à saisir. Il y a, bien sûr, l’appréciation sociale qu’on porte sur leur activité, la cotation du poste qu’ils occupent et le salaire qui en résulte, mais la part d’arbitraire de cette matière est suffisamment importante pour qu’elle inquiète même les travailleurs momentanément favorisés. Depuis la crise économique de 1974-1975, chacun sait plus ou moins que la situation à laquelle il est parvenu est une situation en sursis. Lorsqu’on occupe une place de prestataire de travail exploité, on ne peut jamais être certain de pouvoir la conserver, quels que soient les efforts consentis pendant de longues années. Les licenciements économiques font de nouveau partie de l’horizon de chaque travailleur, si bien payé soit-il au moment de ses meilleures années et si décidé soit-il à satisfaire à ce qu’on exige de lui dans la marche quotidienne de l’entreprise. L’impression arbitraire que ressentent les travailleurs est encore renforcée par les difficultés de plus en plus grandes que l’on a à mesurer la part de chacun dans la production des marchandises. On peut, sans doute, mesurer — sans grands problèmes — le temps de travail et définir un travail social moyennement productif, mais il est très ardu de passer du travail simple au travail complexe, surtout lorsque des critères objectifs comme le temps de formation, la participation directe au produit terminal sont incertains, voire font complètement défaut. Pour arriver à un résultat tant soit peu satisfaisant, il faut faire entrer en ligne de compte la contribution des différents travaux à la production générale de plus value et à la reproduction des rapports sociaux de production. Autrement dit, il faut faire jouer des considérations de stratégie sociale et politique à l’intérieur même des relations économiques. On retrouve ici un arbitraire de classe qui est d’autant plus frappant que la productivité physique (en valeurs d’usage) d’un travailleur est, elle, à peu près impossible à mesurer. Quelle est la part individuelle des différents travailleurs d’un train de laminoir moderne ? Il suffit de poser la question pour se rendre compte qu’elle n’appelle pas de réponse simple ou univoque. La productivité physique (production en valeurs d’usage) dépend de tellement de facteurs — combinaisons complexes de travailleurs avec des installations — que l’unité de référence ne peut plus guère être le travailleur pris individuellement. On ne peut donc s’étonner que certaines formes du salaire soient de plus en plus mises en question, en particulier les différentes formes de salaires aux pièces et au rendement. Aux yeux d’un nombre croissant de travailleurs, il devient trop évident que ces formes n’ont pour but que d’accroître l’intensité générale du travail tout en divisant les différentes catégories de personnel des entreprises. C’est pourquoi les pressions pour détacher les salaires en tant que revenus des aléas de la production de plus-value et de valeurs se font de plus en plus fortes du côté du mouvement ouvrier (ce qui renoue avec une vieille tradition trop oubliée dans les années cinquante). On recherche des garanties d’emploi et de revenus contre toutes les politiques capitalistes d’émiettement du travail en leur opposant la communauté des conditions d’insertion dans la production et la quasi-identité des besoins à satisfaire dans la vie hors production. Parallèlement — et ce n’est que le prolongement logique de cette mise en question des formes du salaire —, les signes de crise de la hiérarchie se multiplient, crise de la hiérarchie des salaires et compétences comme des réseaux de commandement et de communication. Les travailleurs luttent de plus en plus nettement contre leurs propres divisions et par là même sont conduits à refuser plus ou moins ouvertement les méthodes de conditionnement et de captation du travail abstrait et, bien entendu, l’organisation concrète de l’extraction de la plus-value. Un peu partout dans la grande industrie, on rencontre une forte opposition à l’élévation des cadences, et en général à toutes les formes d’intensification du travail (par exemple les tentatives pour éliminer les temps morts). On observe également de fortes tendances à l’absentéisme chez les ouvriers les moins qualifiés, particulièrement après les fins de semaine et lors des périodes de fête, ce qui est une autre expression du refus des contraintes de la production de plus-value. On ne saurait nier, naturellement, que les réactions des capitalistes à ce « désengagement » ouvrier peuvent être efficaces [10]. La nécessité de travailler pour vivre, le souhait de chacun d’arriver à valoriser une activité à laquelle il est condamné pour une grande partie de sa vie sont autant d’armes entre les mains du management (cf. le job enrichment). Mais cela n’empêche pas que les ouvriers s’identifient de moins en moins à leur travail, voire prennent de plus en plus de distance par rapport à lui. La classe ouvrière n’essaie pas de récupérer ou de contrôler le travail abstrait que la machine capitaliste extrait d’elle, elle cherche à agir et à vivre autrement.

Cette crise rampante des rapports de travail est d’autant plus profonde que les idéologies de la croissance ont maintenant beaucoup moins de prise sur la réalité, en fonction même des difficultés économiques actuelles du monde occidental et des problèmes dits de l’environnement. Toutefois, ce qui lui donne toute sa gravité et toute sa résonance, c’est qu’elle s’accompagne d’une crise des formes du travail non industriel. Désormais, il devient de plus en plus difficile de présenter un modèle de travail apparemment non oppressif, c’est-à-dire un modèle de réalisation de l’individu. Le travail effectué dans les bureaux, et en général dans les activités de service, apparaît de plus en plus comme une copie conforme du travail industriel, comme une simple dépense de travail abstrait, alors qu’on a très longtemps pu le mettre en valeur comme un moyen d’échapper au travail répétitif et parcellaire, au même titre que le travail des artisans. Les travailleurs qui supportaient mal leur condition d’exploités de la grande industrie devaient et pouvaient conserver un peu d’espoir en pensant qu’il existait pour eux, et surtout pour leurs enfants, une échappée vers des formes d’activité moins pénibles et plus proches de l’idéal du métier — autonomie de l’orientation, autonomie dans le procès de travail, etc. Il était, sans doute, inévitable qu’on établît toute une série de dégradations entre les travaux « nobles », de l’artisanat aux professions libérales, en passant par le travail plus indépendant, quoique souvent bien rémunéré, des auxiliaires des directions d’entreprise, mais tout cela n’était pas véritablement un inconvénient. L’échelle hiérarchique du travail ou des travaux était comme la preuve que chacun pouvait se dépasser et qu’il n’y avait aucune rupture de continuité entre l’activité de supervision et de surveillance (du travail des autres) et le travail « sans phrases » du tout-venant ouvrier. Les idéologies de la mobilité sociale pouvaient trouver là beaucoup de justifications et affirmer que la circulation des individus entre les différents rôles sociaux était une circulation des mérites. Aujourd’hui, l’extension du travail salarié bouleverse considérablement cet état de choses. Il est d’abord clair, aux yeux de la majorité des travailleurs, que l’évasion en direction de l’artisanat et du petit commerce n’est qu’une solution extrêmement aléatoire. Les gains que l’on peut attendre de ce type d’activité sont très souvent inférieurs à ceux d’un ouvrier spécialisé, et l’indépendance que l’on peut espérer acquérir est la plupart du temps illusoire. L’artisan ou le petit commerçant est apparemment le maître de son entreprise, mais très souvent il doit exploiter son propre travail plus durement qu’il ne le ferait de celui d’autrui (les membres de sa famille exceptés) et doit s’endetter dans des conditions très dures auprès des banques. Dans de très nombreux cas, les artisans ou les petits commerçants ne sont plus en réalité que des travailleurs à domicile, des sortes de salariés par procuration qui ne peuvent pas vraiment se prévaloir de conditions meilleures que celles offertes aux ouvriers de la grande industrie. Les perspectives qui s’ouvrent dans le domaine des activités bureaucratiques ne sont guère meilleures pour autant. Dans les banques, dans les assurances, une partie croissante des employés n’a plus que des activités à peu près complètement hétéronomes et répétitives. La plupart d’entre eux n’ont plus à retravailler et à élaborer l’information qu’on leur transmet, mais simplement à la transmettre après un traitement très limité. En d’autres termes, ils appliquent à des signes qu’ils n’ont pas à interroger ou à comprendre des procédures dont ils ne peuvent saisir les tenants et les aboutissants. Même lorsqu’ils ne sont pas des travailleurs directement productifs, ils doivent rétrocéder du travail non payé aux capitalistes qui, grâce à eux, améliorent la mise en valeur du capital. La prolétarisation du travail en col blanc est, il est vrai, moins prononcée dans l’administration publique. On n’impose pas aux fonctionnaires des cadences comme aux travailleurs du secteur privé (exception faite du secteur industriel d’Etat et des grands services publics comme les P.T.T. et la S.N.C.F.), mais cela n’empêche pas la rationalisation capitaliste du travail de pénétrer aussi ce secteur longtemps privilégié. Différentes méthodes de mesure et de contrôle du travail administratif sont maintenant à l’honneur, et, bien que l’on puisse avoir beaucoup de doutes quant à leur scientificité, il est certain que leur utilisation témoigne de la volonté de la haute bureaucratie de diminuer les coûts de la main-d’œuvre étatique. Dans les circonstances actuelles, il ne peut être question en effet de laisser croître trop vite les dépenses étatiques en prélevant trop de moyens sur l’accumulation du capital, il faut au contraire réduire autant que possible les dépenses de personnel et de fonctionnement, afin de conserver d’importants moyens pour les dépenses de souveraineté et l’aide au capital. Il y a, en ce sens, une pression de plus en plus forte de l’Etat sur les petits fonctionnaires, ce qui met en branle un processus de dépossession des quelques privilèges dont ils pouvaient disposer par rapport au reste du monde du travail. Des catégories relativement nombreuses comme les auxiliaires et les vacataires ne bénéficient pas des garanties traditionnelles de la fonction publique en ce qui concerne la sécurité de l’emploi, et manifestement la tendance n’est pas au renforcement des droits des autres catégories.

Ce qu’il faut bien voir, c’est que tous ces phénomènes, loin d’être purement conjoncturels, ne font que refléter une dévalorisation générale du travail intellectuel, du moins d’une partie très importante et décisive de celui-ci. Certes, il subsiste nombre d’activités intellectuelles qui, même salariées, ne peuvent être assimilées à des dépenses de travail abstrait. Un journaliste de renom, un chercheur scientifique dirigeant un laboratoire, un directeur de maison d’édition ne passent pas directement sous les fourches caudines de l’organisation capitaliste du travail. Leur autonomie est encore non négligeable, et ils peuvent avoir l’illusion de maîtriser dans une large mesure ce qu’ils produisent (service, marchandise, découverte scientifique). Il n’en va pas de même pour les travaux intellectuels qui relèvent de la démultiplication de l’activité organisatrice du capital et de l’Etat ou encore de la différenciation du procès de production. A côté de tâches caractérisées par l’exercice d’une autorité ou un travail de conception, on voit se multiplier des fonctions intellectuelles subordonnées, ne bénéficiant plus du prestige attaché pendant longtemps au travail intellectuel. Plus précisément, des fonctions qui, dans les premiers temps du capitalisme, pouvaient apparaître comme des délégations d’autorité du chef d’orchestre capitaliste — comptabilité, vente des produits, élaboration des nouvelles méthodes de production — se diversifient et se complexifient au point de recourir de façon de plus en plus massive à l’emploi de travailleurs parcellaires. Il subsiste inévitablement une couche relativement mince de fondés de pouvoir du capital et une couche relativement plus nombreuse de participants au management capitaliste, mais les employés les plus nombreux sont des commis aux écritures d’une nouvelle sorte, étroitement contrôlés et largement interchangeables. A leur propos, il n’est pas exagéré de faire référence aux processus de soumission réelle au commandement du capital décrits par Marx pour ce qui concerne la grande industrie. Les innovations dans le domaine de l’informatique et des méthodes comptables permettent effectivement de réduire au minimum la part des initiatives personnelles et d’imprimer aux bureaux des rythmes de travail auxquels des employés ne peuvent opposer simplement la mauvaise volonté ou des formes inorganisées de résistance passive. Dans des secteurs beaucoup plus proches de la production matérielle, ceux qui se consacrent par exemple au renouvellement ou à la rationalisation des méthodes de production, les choses ne se passent pas de façon sensiblement différente, même si les procédures semblent moins brutales ; les dessinateurs ou les techniciens de certains services de mise au point doivent produire (des épures ou des manipulations, etc.) dans des conditions qui leur échappent à peu près complètement. Dans l’ensemble, ce travail d’origine intellectuelle — il faut avoir passé plus de temps dans le système scolaire — reste mieux rémunéré que le travail manuel, mais les différences tendent à s’estomper. Aujourd’hui, dans certains pays, les travailleurs manuels, tout au moins ceux de certaines qualifications, peuvent jouer de leur relative rareté pour imposer au patronat d’assez bons salaires alors que les demandeurs d’emploi tendent à devenir de plus en plus nombreux chez les cols blancs et les techniciens. Le rapprochement est encore accentué par la polarisation sociale qui se fait jour dans ce qu’on appelle le tertiaire en fonction de la pénétration de la division sociale du travail. La hiérarchie y est aujourd’hui plus fonctionnelle, moins marquée par les phénomènes d’allégeance personnelle que la vieille hiérarchie des bureaux, elle fait plus volontiers appel à la compétitivité et à l’esprit d’innovation parce qu’elle se préoccupe beaucoup plus de rendement et d’efficacité, mais la rançon de cette rationalisation capitaliste c’est la transformation du personnel bureaucratique en force de travail malléable, tant au niveau du processus de travail qu’au niveau du recrutement. Les sommets de la hiérarchie se confrontent sans cesse à une masse de sous-ordres qui ont peu d’espoir de voir leur situation changer par les voies traditionnelles de l’avancement, puisque de toute façon il faut de très nombreux manœuvres de l’écriture, du dossier ou du calcul et relativement peu de chefs. Il en résulte des oppositions et des luttes collectives permanentes, comme en témoigne la croissance du syndicalisme des cols blancs.

En définitive, il devient par conséquent de plus en plus difficile de présenter la société bourgeoise actuelle comme la société de la promotion sociale et des chances offertes à tous, pour ne pas dire qu’il devient presque impossible de masquer tout ce qu’elle a de rigide. Les milieux dirigeants de l’économie sont contraints de produire de façon permanente de nouveaux discours idéologiques sur les possibilités de promotion afin de faire oublier à l’immense majorité de la population qu’elle est condamnée à être seulement prestataire de travail abstrait. Mais, précisément, la redondance des discours sur la promotion par l’artisanat, par la formation professionnelle ou par la formation permanente n’empêche pas de découvrir que les chances d’ascension sont liées à des conditions de départ bien précises. Un individu qui, au commencement de l’âge adulte, ne possède pas un minimum de « capital » culturel et intellectuel est à peu près invariablement voué aux activités professionnelles les moins considérées et les moins bien rémunérées. Au prix d’efforts considérables et de changements d’occupation fréquents, il peut obtenir un niveau de vie plus élevé que celui de la moyenne des travailleurs. Cela ne le mettra pas, malgré tout, au niveau des capitalistes, des agents du management et de la moyenne bourgeoisie intellectuelle. Dans le meilleur des cas, il arrivera au niveau des cadres dits moyens — porteurs d’une parcelle de l’autorité patronale ou possesseurs apparents d’une qualification très appréciée [11], La plupart du temps, il s’épuisera à la besogne pour des résultats décevants, même s’il a derrière lui un minimum de formation (technique, secondaire, voire universitaire). D’ailleurs, un des faits majeurs des dix ou quinze dernières années est la découverte que le système d’enseignement, en principe ouvert à tous, ne distribue plus que très chichement les titres d’entrée au monde privilégié où l’on évite les aspects les plus oppressifs et pénibles du travail. Il y a encore quelques décennies, la réussite scolaire et universitaire pouvait apparaître comme le principal moyen d’échapper à la condition de salarié dépendant. Tout le monde n’arrivait pas jusqu’à l’université, mais tous ceux qui en sortaient étaient à peu près certains de faire carrière. Maintenant, il n’en est plus de même, puisque l’ouverture plus grande de l’université aux classes populaires (petite bourgeoisie ; dans une moindre mesure, classe ouvrière et paysannerie) s’est accompagnée d’une fermeture progressive de certains débouchés à la majorité des diplômés. En France, il faut aujourd’hui sortir avec un bon rang des grandes écoles ou de certains secteurs très réputés de l’université pour être certain de faire partie de l’élite du pouvoir, de l’économie ou de la culture. Depuis que l’université et l’école ont cessé de se reproduire de façon élargie et de fournir massivement des emplois (comme c’est le cas à partir des années soixante-dix), ce qui attend une grande partie des diplômés, c’est au contraire l’incertitude du lendemain ; la recherche difficile d’un emploi insatisfaisant, des périodes de chômage plus ou moins longues, très souvent l’abandon rapide des espoirs qu’on avait pu mettre dans l’avenir. Cette aggravation de la sélection à la sortie des universités, qui n’est basée que pour une part sur les résultats obtenus aux examens — et pour une part non négligeable sur les conditions matérielles et culturelles faites aux étudiants —, rejaillit naturellement sur les appréciations que l’on peut avoir du travail intellectuel et du travail en général. La vieille éthique de l’effort, de l’ascèse du travail garantissant le succès à plus ou moins long terme ne peut plus susciter des échos aussi positifs qu’il y a trente ou quarante ans. Pour une majorité d’étudiants, elle n’est plus en fait qu’une idéologie dérisoire, voire une supercherie à laquelle il faut surtout ne pas se laisser prendre. Ils se sentent d’autant plus justifiés dans cette attitude que l’université est aujourd’hui le théâtre d’un processus de dépossession qui atteint la majorité de ses participants. Les moyens d’étudier, ceux du moins qui apprennent à apprendre, sont peu à peu réservés à une petite partie privilégiée des étudiants, alors que le « tout-venant » n’a droit qu’à des conditions d’études misérables pour des formations dites courtes. L’université ne dispense plus le savoir social, elle le transmet (et le produit) de façon extrêmement fragmentaire : elle concentre un certain nombre de ses éléments les plus importants sur une petite élite de privilégiés de la fortune ou de la culture, alors qu’elle disperse ses éléments socialement les plus utilisables (dans la production de valeurs) sur une masse importante de porteurs de formation parcellaire. Il n’y a, en réalité, plus d’universités, mais des lieux de plus en plus différenciés, où l’on reproduit la séparation entre les travailleurs et les moyens de contrôler et de diriger la production. D’un côté, on produit et reproduit des spécialistes du management, du pouvoir et du travail scientifique élitaire, de l’autre côté des possesseurs d’une force de travail un peu plus qualifiée que chez la moyenne des travailleurs, mais interchangeable avec d’innombrables exemplaires du même type. Il y a d’un côté comme un domaine réservé où l’on s’adonne à l’ivresse du savoir comme pouvoir, soit que l’on sacrifie au mythe de la science pure et désintéressée, soit que l’on cultive le cynisme satisfait de ceux qui détiennent les informations essentielles ; il y a de l’autre côté des lieux où l’on prépare les travailleurs intellectuels à se poser le moins de questions possible et à s’adapter aux tâches que leur impose l’évolution des rapports de production. Toutes les formes de travail ou d’activité (loisirs exceptés) paraissent enfermées dans un dilemme indépassable : ou bien le travail comme domination sur les hommes et la nature, ou bien le travail comme soumission à des lois sociales cruelles, mais absolument nécessaires. Le travail intellectuel au sens traditionnel du terme, le travail créateur qui transcende le quotidien et les contraintes de la production, n’est plus alors qu’une réalité évanescente ou une activité artistique protestataire, mais impuissante. Ce qui tient lieu dorénavant de créativité sociale dans le travail n’est plus que parodie ou caricature grimaçante, en fait production en série des mass média où les aspérités les plus fortes des problèmes qui confrontent les individus et la société sont limées : l’industrie culturelle s’empare de la culture et lui dicte ses lois.

L’enfermement dans le travail abstrait, c’est-à-dire dans des formes d’activité qui sont extérieures par rapport à ceux qui en sont les éléments propulseurs, est ainsi presque parfait. Il n’y a pas d’échappée véritable, si ce n’est en devenant soi-même prêtre ou sectateur du travail abstrait en vue de l’imposer aux autres. On peut, bien sûr, refuser purement et simplement le travail, mais il s’agit d’une attitude qui est difficilement généralisable à l’ensemble de la société. Elle apparaît très vite comme la manifestation d’un dédain aristocratique, comme le luxe d’une petite minorité qui se trouve placée dans des conditions exceptionnellement favorables. Le refus du travail abstrait doit d’ailleurs souvent se présenter comme la restauration de formes d’activité anciennes : artisanat pratiqué collectivement, retour mythique à la culture de la terre par des communautés adoptant des habitudes de vie frugales. Mais il est difficile d’oublier que la réussite de certaines de ces entreprises présuppose au fond le contexte économique et social actuel, un niveau complexe et différencié d’échanges et d’activités économiques ainsi qu’un réseau de relations sociales très serré. La société tout entière ne peut pas retourner, comme par un coup de baguette magique, à une économie dominée par les activités artisanales et agricoles, même si elle peut tolérer des formes de travail marginales. C’est pourquoi la révolte contre l’abstraction du travail, contre l’absorption par celui-ci des forces vitales des hommes, doit s’exprimer la plupart du temps de façon moins directe. On ne refuse pas complètement le travail, on l’évite et on le fuit autant que possible, et, puisqu’il traduit un ensemble de contraintes extérieures, on cherche à l’éloigner au maximum de ce qui est le centre de la vie de chacun. On essaie d’investir le moins possible dans le travail et de vivre ailleurs, dans les relations affectives et sexuelles, dans les loisirs et dans des activités apparemment opposées au travail par leur autonomie et leur liberté (pratiques artistiques, pratiques du bricolage, etc.). Ces comportements de fuite se heurtent toutefois très vite à des murs infranchissables. Les latitudes dont on jouit hors la production sont très étroitement dépendantes de ce que l’on est et de ce que l’on fait dans la production. Les relations que l’on établit avec les autres dépendent elles-mêmes de la valeur qu’on peut avoir à leurs yeux, c’est-à-dire largement du statut que l’on a par rapport à la production. On ne peut avoir une vie totalement différente dans le travail et hors du travail et remplir des rôles sociaux opposés dans ces deux sphères de la vie sociale. Il est possible de s’évader temporairement, en se laissant aller aux rêves standardisés des mass média, en se recroquevillant dans la vie privée, etc., mais il y a toujours des rappels douloureux. On finit par découvrir qu’on ne cesse jamais d’être une force de travail, rien qu’une force de travail, étant donné que c’est seulement en tant que tel que l’on est intégré dans les mécanismes sociaux. Le mieux qu’on puisse espérer est d’osciller dans le malaise entre les deux pôles du travail dégradant et du loisir sans accomplissement, en cherchant péniblement quelques rares moments de satisfaction ou d’oubli. La crise des rapports de travail s’élargit ainsi en une crise de l’individualité de la société bourgeoise et de tous les mécanismes de sa socialisation. Il n’y a, à proprement parler, plus de centre autour duquel s’organisent l’individu et le réseau de ses relations au monde. Le travail, ou plus exactement la représentation qu’on peut s’en faire, n’a plus valeur de principe d’unité, de point de rassemblement des efforts que fait l’individu pour se situer positivement dans la société. Il ne donne plus vraiment les moyens de discriminer entre les actions souhaitables et celles qu’il faut éviter, entre les individus qu’il faut cultiver ou imiter et ceux qu’il faut mépriser. On peut, bien entendu, se réfugier dans le cynisme, dans la reconnaissance des seules valeurs « matérielles » (l’argent, le succès, etc.), mais cela n’est possible que si l’on n’a pas à supporter pendant tout une vie d’adulte le poids du travail abstrait, et de toute façon on est forcé de revenir aux bases mêmes de l’idéologie dominante — la valeur qui s’autovalorise — lorsqu’on adopte cette attitude. Pour la plupart des individus, la recherche de points d’ancrage devient, en fait, une entreprise particulièrement hasardeuse, aux résultats tout à fait aléatoires. Les rapports intersubjectifs, ou plus exactement la communication entre les individus, ne remplacent pas vraiment la boussole du travail. On recherche en vain des échanges libres ou des relations basées sur la réciprocité au-delà de l’accumulation des richesses et de l’appréciation des équivalents, les individus-monades de la société capitaliste ne pouvant se livrer à des jeux de dépense sociale libre sous peine de se perdre irrémédiablement. Les sujets se confrontent les uns aux autres sans savoir sur quel pied danser, sans savoir s’ils doivent accumuler restrictions mentales et quant-à-soi, considération de l’avantage personnel et défense de leur domaine propre, ou au contraire s’ils doivent se donner sans arrière-pensées aux relations avec les autres, sans se préoccuper autrement de faire reconnaître leur valeur sociale. Dans un monde où les connexions qui lient les individus les uns aux autres et aux différentes institutions sociales se multiplient, où l’horizon de chaque individu recule un peu plus chaque jour, cette indécision permanente dans les relations sociales immédiates et cette ambiguïté même des liens que les sujets entretiennent les uns avec les autres ne peuvent pas ne pas favoriser un véritable éclatement-écartèlement de la personnalité. L’individu, sollicité de mille parts, ne sait littéralement plus à quel saint se vouer, ni comment résister à des pressions qui, pour être fortes, n’en sont pas moins contradictoires : soumission à la socialité extérieure du marché, de la valorisation et de la production, abandon aux tentations de la jouissance individuelle, recherche (le plus souvent aveugle) de valeurs de réciprocité et de solidarité. Il s’adapte de plus en plus mal au sort qui lui est fait.

Cette crise conjointe des rapports de travail — du travail abstrait — et des individus isolés de la société capitaliste — des supports du travail abstrait — contient la promesse d’une transformation sociale radicale, en même temps que d’une redéfinition des rapports entre la société et les individus. Le capitalisme peut, en ce moment, continuer à se reproduire, mais il ne peut supprimer d’un trait de plume, comme par miracle, le détachement de parties de plus en plus importantes de la société par rapport aux différentes manifestations du fétichisme du travail. Encore faut-il savoir comment lutter contre la réalité oppressive du travail abstrait et prolonger les différentes formes de rébellion contre l’ordre social. Comme on l’a déjà vu, le refus pur et simple du travail n’est pas véritablement une solution. Il n’est pas possible en effet d’imaginer une société postcapitaliste qui puisse se passer d’une forme quelconque de production hautement développée, même si on se trouve déjà au-delà des frontières de l’économie au sens habituel du terme. Pour que les individus puissent développer librement leurs échanges, il faut qu’ils soient déjà libérés d’un certain nombre de contraintes — besoins, obligation du travail — qu’on ne peut simplement écarter en rejetant le productivisme et le culte de la consommation. Mais, par-delà ces considérations terre à terre, il faut voir aussi qu’un haut degré ou niveau d’échanges matériels entre la société et la nature est nécessaire si l’on veut enrichir, élargir les échanges entre les hommes eux-mêmes. L’échange symbolique est d’autant plus riche, d’autant plus foisonnant qu’il peut faire état de relations elles- mêmes luxuriantes entre les hommes et leur environnement, c’est-à-dire de possibilités quasi illimitées de combinaison entre les actions humaines et le contexte socio-naturel dans lequel elles se déroulent. Les moyens audio-visuels d’aujourd’hui permettent des communications infiniment plus diversifiées et plus étendues que les utilisations déjà complexes de la voix et de l’écrit d’il y a une centaine d’années. Les moyens actuels de déplacement rendent possibles des contacts fréquents et prolongés entre des individus ou des groupes humains qui, autrement, s’ignoreraient. Ce n’est pas en soi un progrès comme l’affirment les thuriféraires du capitalisme, mais il est clair que les hommes, ou plus exactement les travailleurs, ne peuvent envisager leur propre libération qu’à partir de la situation objective dans laquelle ils se trouvent placés, donc à partir des relations qui se sont établies dans l’ensemble de la production et des échanges. Les forces productives humaines ne peuvent mettre fin à leur asservissement qu’en se soumettant les forces productives matérielles telles qu’elles sont — même s’il faut ensuite les modifier considérablement. La production d’une nouvelle symbiose entre les hommes, le système des machines et la nature environnante ne s’effectue pas dans le vide, elle est transformation de relations matérielles, renversement concret d’un monde mis sens dessus dessous (les moyens de production possédés comme du capital dictant leur loi aux agents de la production). Mais, qu’on ne se méprenne pas, les forces productives humaines ne sont vraiment libérées que si elles ne s’épuisent pas dans la production, que si elles ne contrôlent cette dernière que pour mieux s’en évader et investir en profondeur des domaines trop longtemps délaissés ou étouffés (de l’art aux différentes activités ludiques). Cela veut dire que la transformation du rapport social de production ne se résume pas à la démocratisation de la production, prendrait-elle la forme de l’autogestion la plus développée des entreprises. En réalité, elle doit être à la fois contrôle conscient de la production (de ses modalités et de ses finalités), socialisation des différentes expressions du savoir et libération de toutes les formes de communication. Il n’y a plus de centralité de la production, mais organisation et réalisation de la production de façon à libérer de multiples activités non productives. La progression des forces productives matérielles est conditionnée ainsi non par une dynamique incontrôlée des besoins, mais par les nécessités générales de la vie sociale, par les priorités d’ordres divers que les hommes se donnent eux-mêmes.
C’est seulement dans cette perspective qui n’est plus celle du travail que se mobiliseront tous ceux qui se révoltent aujourd’hui contre l’exploitation et l’oppression ou contre la domination d’un rapport social abstrait sur des individus dissociés et mutilés.





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aux écrits
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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Voir par exemple Adam smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Les Grands Thèmes, édité et préfacé par C. Mairet, Paris, 1976, p. 46-51.

[2Les textes les plus significatifs se trouvent dans le System der Sittlichkeit et dans la Jenenser Philosophie des Geistes. On peut les trouver dans C. W. F. hegel, Frühe politische Système, édité par G. Gohler, Berlin, 1974.

[3C’est aussi le piège dans lequel tombe Georg Lukàcs. Voir Der junge Hegel, Zürich, 1948.

[4Cf. Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, 1967,1.1, p. 33-34.

[5Ibid, p. 435 (traduction légèrement modifiée).

[6Voir par exemple Jean Baudrillard, Le Miroir de la production, Paris, 1973.

[7Le Capital, p. 222.

[8Voir les Essais et Conférences de Heidegger et les commentaires très intéressants de Pierre Naville dans Vers l’automatisme social, Paris, 1963.

[9Sur tous ces points, voir les ouvrages de Pierre Rolle, Introduction à la sociologie du travail, Paris, 1971, et de Klauss Düll, Industriesoziologie in Frankreich, Frankfurt am Main, 1975.

[10Il suffit par exemple de songer aux primes collectives.

[11Mais de plus en plus victimes du chômage.