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Transformer le monde ou transformer l’action : réflexions sur l’art, le travail et la politique

Critique du travail

p. 123-162, PUF, 1987




Le procès du marxisme a commencé il y a fort longtemps, mais il semble bien qu’il soit entré désormais dans une phase historique nouvelle. Le poids des accusations s’est fait plus lourd, à l’Est comme à l’Ouest. Les réquisitoires se font plus insistants et plus pressants, plus incisifs aussi. A l’évidence un très grand combat idéologique est en train de se dérouler autour de la postérité de Marx. Les uns pensent que l’éradication, pratique et théorique du marxisme est l’enjeu principal du XXe siècle finissant, les autres, ceux qui le défendent, le font dans la mauvaise foi ou dans la mauvaise conscience, dans l’incertitude et, le plus souvent, dans le désarroi. Les reproches qu’on peut lui opposer sont effectivement innombrables. Sous la forme des « marxismes-léninismes », il se fait justification de régimes oppressifs et rétrogrades, incapables de s’engager sur la voie de l’autoréforme et de l’émancipation des masses. En tant qu’idéologie dominante dans le mouvement ouvrier, il apparaît désarmé devant les derniers développements du capitalisme (notamment devant les phénomènes de crise économique). Même les marxismes minoritaires et critiques donnent l’impression d’être saisis par la paralysie, et de se trouver hors d’état de redresser la barre. Dans les débats intellectuels des dernières décennies, on ne peut dire qu’il fasse bonne figure, en raison même de ses oscillations entre l’éclectisme et le dogmatisme. En général ce n’est pas de l’intérieur du marxisme que viennent les nouvelles problématiques et les grandes découvertes. Les marxistes, pour tout dire, sont à la traîne et la plupart d’entre eux ne peuvent se renouveler, en partie, qu’en utilisant le travail des autres.

La bataille se déroulerait-elle alors autour d’une grande absence, camouflée elle-même par des formules vides ? Il n’en est rien. Le paradoxe est que ce marxisme, apparemment moribond, occupe une place sans pareille dans notre horizon culturel contemporain. En fait, on ne peut penser notre temps sans l’œuvre de Marx et des marxistes, sans se servir des instruments qu’ils ont forgés pour comprendre l’histoire et la société et pour rendre compte des conflits qui la traversent. On peut le constater, les antimarxistes, eux-mêmes, sont imprégnés de marxisme, souvent pour pouvoir mieux le combattre. La lutte autour du marxisme est donc une lutte pour un héritage (c’est-à-dire une tradi- tion largement diffusée), et pour déterminer ce que l’on doit en retenir pour le présent et l’avenir. Plus précisément, il s’agit de savoir si ce qui en subsiste se limite à quelques instruments intellectuels cognitifs (par exemple, l’importance des formes de production et de reproduction de la vie dans toute société) ou s’il reste un outil de subversion théorique et pratique, c’est-à-dire une arme pour l’émancipation des opprimés et des exploités. On ne peut le nier, la réponse qui prédomine en ce moment est la première. Dans le sillage des théories sur le totalitarisme, beaucoup tendent à situer les aspects négatifs et pervers du marxisme dans ses théorisations sur la société future et l’homme nouveau. Le marxisme en tant que théorie de la Révolution serait une façon de forcer le cours des événements et de l’histoire. De la critique de l’existant, il passerait subrepticement à l’utopie totalitaire et destructrice. Il faudrait par conséquent purger ce qui vient de la tradition marxiste de tous les discours sur l’avènement nécessaire du socialisme, et sur la dialectique de la Révolution. Mais est-il besoin de le dire ? Cette thématique apparemment forte est, quand au fond, irrecevable, car elle jette la suspicion, au-delà du marxisme canonisé, sur tout ce qui peut contribuer à la transformation en profondeur des relations sociales.

Pour autant, il ne peut être question de s’en tenir à une simple thématique de la mise à jour et du renouvellement. La tradition marxiste, sous ses différentes formes, doit être interrogée sur ses échecs les plus fondamentaux, notamment sur son incapacité à se faire théorie et pratique de l’émancipation au cours des crises du xxe siècle. Les appuis massifs que certaines thèses marxistes ont pu obtenir chez les travailleurs salariés, chez les paysans et les intellectuels ne doivent, de ce point de vue, pas tromper sur les limites de leurs succès : l’orthodoxie marxiste ne se sent pas tenue de prendre véritablement en charge les ferments d’insatisfaction qui sont à l’œuvre dans les relations sociales quotidiennes. Le passage de la révolte à la révolution est analysé moins comme un élargissement et un approfondissement du refus critique et lucide de rapports sociaux ou interindividuels dégradants et avilissants que comme le passage d’un état d’incertitude et de désarroi à un état où l’on reconnaît le sens et les lois de l’histoire. Cela revient à dire que la lutte des classes est perçue pour l’essentiel, non comme un devenir autre des relations sociales et intersubjectives à travers des modifications processuelles des pratiques, mais comme une suite de transformations et de réajustements de dispositifs stratégiques (de pouvoir), de modifications de formes sociales (rapports de propriété, structures de direction des processus économiques et politiques). Sans doute, les marxismes « orthodoxes » postulent-ils un bouleversement global de la conscience de classe, mais celui-ci se présente comme une rupture à peu près complète avec la vie et les aspirations réelles des travailleurs, un peu comme une accession brusque à la vérité, transcendant les limites individuelles et prescrivant ce qu’il est nécessaire d’entreprendre contre la classe dominante. La conscience de classe ainsi conçue se donne comme l’entrée dans la clarté du savoir d’un sujet collectif (hypostasié par rapport à ses composantes) jusqu’alors maintenu dans l’ignorance et le semi-aveuglement sur ses intérêts. Elle n’est surtout pas la manifestation des processus par lesquels les travailleurs mettent progressivement fin à l’esprit de compétition et de concurrence entre eux, tissent de nouveaux liens de solidarité en construisant des collectifs composés d’individualités sociales fortes de leurs connexions avec les autres et de leurs capacités pratiques au développement.

Les pratiques induites par la pénétration du marxisme dans les conflits sociaux présentent pour toutes ces raisons un double visage. Elles sont d’un côté mise en question de l’autorité des capitalistes dans l’économie ainsi que revendication d’un élargissement des processus démocratiques à tous les niveaux de la société (par opposition au nihilisme politique des anarchistes). Elles ont indéniablement des effets déstabilisateurs sur la reproduction sociale en aiguisant les conflits de classe, en mettant à nu certaines relations d’exploitation et d’oppression. Toutefois, d’un autre côté, elles se conforment à des conceptions des actions de masse qui subordonnent ces dernières à des jeux de force, à des compétitions autour du pouvoir en place, à des rivalités avec les appareils de la bourgeoisie. La lutte n’est pas elle-même émancipation, elle est lutte pour les préalables supposés de la libération (prise du pouvoir, maîtrise des moyens de domination, etc.). L’action collective à visée anticapitaliste se modèle ainsi inconsciemment sur les actions de l’adversaire, même lorsqu’elle croit s’affirmer comme violence de classe et négation radicale de l’ordre existant. On s’efforce de faire mieux que les organisations de la classe dominante sans employer des moyens vraiment différents, parce que le mieux en l’occurrence est interprété en termes de plus grande efficacité, de meilleure utilisation des moyens et des ressources existants. Aussi bien, les grandes organisations politiques du mouvement ouvrier, le Parti social-démocrate de masse, le Parti communiste de type nouveau, anticipent-elles les grands changements bureaucratiques que va connaître le xxe siècle, dans un climat d’encadrement idéologique. La bourgeoisie et ses organisations vont se mettre à l’école du mouvement ouvrier d’inspiration marxiste pour produire les instruments de maîtrise sociale et politique indis- pensables. Le marxisme, en ce sens, sert d’aiguillon à la réforme permanente de la classe dominante, par toute une série de ses caractéristiques apparemment les plus novatrices, et entre par là dans ce que Ulrich Sonnemann a appelé la « contrainte de répétition » (cf. son livre Negative Anthropologie, 2e éd., Frankfurt am Main, 1981), c’est-à-dire dans la circularité de la reproduction dynamique de l’ordre social. Les tournants stratégiques, les changements de lignes et de programmes n’empêchent pas le mouvement ouvrier et socialiste de fonctionner à la manière de Sisyphe, essayant vainement de pousser son rocher vers le sommet. L’alternance des succès et des échecs, voire le travail du négatif au sein des plus grands succès (la dégénération des révolutions victorieuses) ne semblent pas dans le contexte devoir entraîner de réélaboration de la mémoire collective, de reprise des éléments d’utopie concrète (au sens d’Ernst Bloch) présents dans les sédimentations pratiques les plus diverses comme ferment d’insatisfaction et d’inquiétude. La temporalité historique est saisie comme continuité et succession, mouvement et cumulation, c’est-à-dire comme une temporalité séquentielle où la problématique de l’échec est ramenée à une double origine, l’erreur stratégico-politique et le retard de la conscience de classe sur la maturation objective (la socialisation des forces productives par exemple). Il n’y a par conséquent pas de place dans cette conception pour une temporalité du renouvellement et de la rupture qui serait introduite par l’établissement de nouveaux rapports entre passé, présent et futur ; les promesses non accomplies du passé joignant leurs effets aux possibilités à accomplir du futur pour dépouiller le présent de son unidimensionnalité et de sa conscience repliée sur elle-même. Sur cette voie, l’histoire ne peut devenir, malgré les références révolutionnaires, réalité simultanée et discontinue, mise en communication de réalités spatio-temporelles discrètes, hétérogènes les unes par rapport aux autres, mais susceptibles de créer par leurs collisions de nouveaux champs pratiques. Elle n’apprend pas à devenir autre, à se faire historicité différente, elle reste ce qu’elle est dans des affrontements et des catastrophes récurrents. Il faut bien en conclure que le marxisme s’identifie encore par trop, notamment au niveau de l’action, au monde qu’il entend combattre. En d’autres termes, les notions de pratique et de praxis que la plupart des interprètes considèrent comme centrales pour le marxisme posent effectivement problème dans ce qu’elles ont d’évident et de séduisant. C’est ce que permet de comprendre une pensée trop négligée par les marxistes, celle de Martin Heidegger, dans sa critique radicale de la volonté de puissance et du subjectivisme de l’action téléologique propres aux sociétés contemporaines. Heidegger montre bien, en effet, que l’action est conçue et posée comme la réalisation de représentations et d’objectifs affirmés par des consciences individuelles, dans l’illusion de la présence à soi et au monde. L’action est censée actualiser des valeurs, qui proviennent des individus et reviennent à eux, grâce à l’utilisation et à la transformation du monde. Elle est, de ce point de vue, intimement liée à la technique en tant que prolongement de la pensée dans la choséité des moyens, en tant que démultiplication des forces humaines en mouvement vers la mise en pratique des valeurs. Dans un tel cadre, l’action est manifestation démiurgique, démonstration de puissance unilatérale qui ne perçoit les autres relations aux étants et à l’être que comme des quantités négligeables ou des obstacles à écarter. Aussi l’action est-elle, même sous sa forme collective (agrégation des volontés de puissances individuelles), fondamentalement solipsisme, confrontation de pouvoirs qui cherchent à s’annihiler dans l’ignorance les uns des autres. Les rapports sociaux, le monde et l’être comme irréductibles à la pensée sont absents de la scène des pratiques, ils ne sont plus que les corrélats d’une activité pensante qui ne se pense pas elle-même dans sa finitude. La pensée qui se croit infinie et maîtresse de l’action devient en fait prisonnière de la technique et du nihilisme engendré par l’anarchie des recherches de valorisation (de soi et de ses sphères d’activité). Le problème n’est pas fondamentalement, comme beaucoup de marxistes l’ont cru, de mettre fin à une division permanente entre une théorie contemplative, parce que satisfaite de sa position dans le monde, et des pratiques aveugles, parce que dénuées de capacités d’autoréflexion. Il n’est pas non plus celui de la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, bien que cette dernière soit tout à fait négative en reléguant la poiesis au second plan, en la transformant en pure activité instrumentale incapable de s’ouvrir à l’expérience. Plus profondément la question posée est celle du principe d’unité de la théorie et de la pratique (comme poiesis et comme praxis), de ce qui, au-delà des permutations transitoires de priorité et de rôle favorisant tantôt l’une tantôt l’autre, les cimente dans leur fermeture et les rend sourdes à ce qui n’est pas réalisation, objectivisme effréné dans l’obsession des affirmations subjectives. Ne faut-il pas se demander chaque fois que paraît acquise l’unité de la théorie et de la pratique, par exemple sous la forme d’une concordance entre projections sur l’avenir et pratiques politico-sociales, s’il n’y a pas en même temps occultation de la pensée comme écoute de ce qui est non-correspondance, discontinuité par rapport à ce que nous voulons programmer, s’il n’y a pas en même temps négation de l’action comme ouverture à l’inédit, comme élargissement, diversification des connexions avec le monde et avec les autres par-delà leurs dimensions restreintes de sujets théorético-pratiques ? Comme le remarque Heidegger, faire progresser la connaissance, ce n’est pas aller de l’inconnu vers le connu, mais au contraire, aller du connu vers l’inconnu, de la pensée satisfaite au questionnement. C’est pourquoi il ne suffit pas de transformer le monde, comme on serait tenté de le croire à la lecture des thèses sur Feuerbach, il faut aussi transformer l’action et ceux qui sont appelés à la transformer.

Il ne faut naturellement pas confondre cette perspective critique avec les références, fréquentes chez les marxistes, à la création d’un homme nouveau qui relèvent en réalité d’un appel à une ascèse morale pour se conformer à une norme idéale (projection forcée sur l’avenir qu’il s’agit d’éviter). Elle doit être comprise bien plutôt comme une interrogation sur la violence inhérente aux relations sociales et aux relations intersubjectives, c’est-à-dire sur les modalités d’organisation du pouvoir de faire quelque chose (découvrir, s’exposer à la nouveauté, transformer, etc.), qui font que le pouvoir sur les hommes et sur les choses se manifeste comme oppression permanente, voire comme négation et destruction. Heidegger, sur ce point, est rejoint par un de ses adversaires les plus décidés, Th. W. Adorno [1], qui discerne dans les formes contemporaines de la pensée et de l’action toutes les marques et les stigmates d’un refus du non-identique (à la pensée et à soi) et d’une négation de la nature par la culture. La pensée contemporaine qui se plie à la loi des échanges d’équivalents (de valeurs) et se soumet aux contraintes identificatrices qui en résultent (rendre homogène ce qui est hétérogène), se fait de plus en plus absolutisme logique, emprisonnement du monde et de l’expérience dans la formalisation conceptuelle. Cette tendance est particulièrement évidente dans l’extension de l’impérialisme scientifique qui prétend régir l’essentiel du monde humain à partir de constructions réductrices des objets du savoir, en l’occurrence à partir d’une organisation du champ des pratiques qui ne s’intéresse pas à leurs présupposés ou aux précompréhensions sociales dont elles dépendent. Les lois scientifiques, les liaisons nécessaires auxquelles elles font référence sont en fait détachées, éloignées des contextes situés qui leur donnent leur validité. Les énoncés scientifiques peuvent ainsi être perçus comme partie intégrante d’un langage scientifique à prétentions universelles qui articule peu à peu le domaine des connaissances, sinon certaines, du moins non contestables en fonction de leur suprasubjectivité (intersubjectivité des langages scientifiques). Dans ce cadre, l’objectivité tend à se confondre avec la méthode, avec son application rigoureuse en toutes circonstances et en tous lieux alors que le savoir se présente comme une accumulation positive de connaissances rendue possible par la généralisation scientifique. Les succès de la science deviennent, malgré les incertitudes des savants, tout à fait déterminants pour une partie très importante des pratiques sociales en tant que modèles mythiques de pratiques réussies, c’est-à-dire de pratiques conformes à l’atteinte de l’effectivité, à la prise de possession progressive du monde. La science, et tout son sillage de nouveautés, s’insère par là dans des démarches complexes de négation de la réalité, de refoulement de ce qui n’est pas efficience, au nom de la réalité supé- rieure de ce qui est effectuable. Le marxisme en tant qu’il se veut « socia- lisme scientifique », participe, bien entendu, de cette restriction pratico- théorique, parce qu’il vient se fonder pratiquement sur le « terrain solide » des relations bien établies, des passages ou des transitions inévitables entre formes sociales, voire entre formations sociales. Il concourt dans cet esprit au renforcement et à la reproduction de la dichotomie si caractéristique du monde contemporain entre rationalisa- tion apparente au niveau praxéologique et irrationalité des comportements au niveau privé et, lors de moments de crise, au niveau public. L’omniprésence de la téléologie de l’action dans les relations sociales, la suprématie des pratiques d’évaluation et d’appréciation (pour la mise en valeur qui se manifeste à travers elle) rendent en effet de plus en plus difficiles les processus d’identification collective et individuelle. La socialité tout aussi bien que l’individualité se trouvent en perpétuel déséquilibre dans leurs relations réciproques, le social est tantôt un social-objectif qui s’impose aux pratiques par le jeu d’automatismes divers (par exemple le marché), tantôt l’effet de rassemblements ou de réunions massifiés autour d’orientations échappant à des contrôles collectifs conscients. L’individuel, quant à lui, est tantôt affirmation de la subjectivité dans un champ social qui apparaît comme son champ d’action tantôt soumission du sujet à des contraintes qui le pénètrent de toutes parts et le dépassent pour le laisser isolé et démuni.

La société en tant que culture, c’est-à-dire en tant que monde des créations de l’esprit humain, en tant que monde de l’environnement technico-téléologique édifié pour vaincre les contraintes naturelles, ne peut, par suite, être autre chose qu’une seconde nature dotée d’une force coercitive bien souvent supérieure à celle de la première. L’intrication des processus sociaux forme une totalité négative, une superposition de contraintes générales particularistes qui pèsent sur toutes les activités. Il n’y a pas seulement asservissement des forces productives humaines par des rapports de production ayant la force de puissances étrangères, il y a socialisation dissociante de ces forces productives humaines, c’est-à-dire production d’individus mutilés comme matériau de base de la construction sociale. En conséquence, la critique de la dynamique sociale capitaliste ne peut être complète sans ce qu’Adorno appelle une histoire critique de l’individu (ou de l’individuation), de son développement et de son non-développement dans les rapports sociaux. Sans doute faut-il reprocher à Adorno de recourir à une philosophie de l’histoire régressive pour expliquer la dialectique de la socialité et de l’individualité : dialectique qui devient celle de la raison subjective, de son retour au mythe après en avoir apparemment triomphé. Mais cela ne doit pas dissimuler tout l’intérêt de sa critique de l’individualité bourgeoise en tant qu’individu monadique qui, au nom de l’affirmation ou de la conservation de soi, est conduit à nier ses propres connexions sociales pour se soumettre dans un deuxième temps à des réalités collectives hypostasiées. Comme le dit Adorno, le sujet tend à devenir un exemplaire alors même qu’il s’accroche à ce qu’il croit être son originalité par rapport aux autres : l’individualité a-sociale succombe face aux déterminismes sociaux, en raison même de son isolement. La conscience subjective, cette forteresse de l’intériorité, ne peut, elle-même, arrêter l’irruption en force de la société comme totalité négative dans les domaines les plus reculés de l’individuel, dans la mesure où elle est, pour une très grande part, négation, oppression de la nature dans l’homme, violence mise au service d’activités unilatérales. L’individu qui se réalise dans l’action, c’est-à-dire se fait lui- même valeur, s’exclut lui-même de toute une série de relations et d’identités possibles par le dialogue avec les autres et avec le monde. Il lui faut tout rapporter à ce qui peut le renforcer dans sa capacité à se promouvoir lui-même dans des processus de compétition évaluative au détriment de ce qui l’entoure et de ce qui constitue sa propre diversité. Même lorsque les pratiques individuelles semblent s’ajuster les unes aux autres, on ne peut considérer vraiment qu’elles se répondent les unes aux autres, en suscitant ondes de choc et échos dans un jeu incessant de correspondances. Il en résulte que l’action collective elle-même est soliloque multiple, coalition précaire de volontés qui ne se rencontrent que pour s’ignorer, identification à des projets collectifs de discrimination et d’exclusion. Les mois faibles d’individus désorientés ne s’unissent que pour chercher des sécurités illusoires et trouver des satisfactions éphémères à leurs hantises. Aussi bien, pour Adorno, les pratiques, dans leur spontanéité, sont-elles suspectes, et cela, même lorsqu’elles s’assignent explicitement des objectifs de libération. La plupart du temps, les visées qui se veulent révolutionnaires ne font que tomber dans l’activisme en prétendant se frayer une voie par les modalités habituelles de l’action : l’abandon de soi dans la pratique postulée comme transformatrice se dévoile à l’usage comme affirmation de contraintes sur soi-même et les autres, recherche de l’autovalorisation par identification à des tâches collectives hypostasiées et impératives. Dans un tel contexte, les représentations du futur ne font que contribuer à la reproduction du présent, parce qu’elles n’en sont que la négation abstraite et le prolonge- ment obsessionnel. Toute théorie critique se doit en conséquence de proscrire les images-projections sur l’avenir qui ressortissent d’insatisfactions et de frustrations mal maîtrisées. Le futur libéré ne peut être esquissé qu’au négatif et montré pour ce qu’il ne doit pas être ou ne peut être.

Ce Bilderverbot (interdiction des images) n’implique toutefois aucune apologie de l’abstention et de l’inaction chez Adorno. La quiétude du repos permanent est aussi inacceptable pour lui que la fièvre de l’activisme. Ceux qui refusent le fait accompli et sa répétition ne sont en rien dispensés de rechercher l’action autre ou la pratique différente, ne serait-ce qu’en pratiquant la théorie de toute autre façon (notamment en la débarrassant de ses traits affirmatifs). Mais il leur faut surtout explorer le domaine de l’art pour arriver à cerner peu à peu les contours de pratiques qui ne soient plus violence identificatrice ou assimilatrice, car l’art, dans ses meilleures manifestations, produit des formes qui épousent le non-identique sans le nier. L’art, bien sûr, peut se vouloir totalité harmonieuse, production d’œuvres organiques sanctionnant la prise de possession du monde par l’esprit humain ou sa capacité à se mesurer avec ce monde, il est alors complicité culturelle avec l’ordre existant. Mais il peut être aussi mise en question de l’ordonnancement de la vie et de la société, destruction du sens et des valeurs qui s’imposent aux activités humaines par la pénétration en force du non-intentionnel, par la mise en évidence de la polysémie et des ambivalences présentes dans toutes les activités. Cet art de la disruption n’a plus besoin de se conformer à des buts déterminés et de sacrifier à la paranoïa de l’œuvre à réaliser, il est libération des éléments par rapport au tout, association de ce qui a été dissocié, découverte de béances dans les sols les plus solides, rupture des continuités trop pleines, éclairages fulgurants et fragmentaires. Naturellement il ne peut vivre que dans les apories, aporie entre la diversité des significations à dégager et la solidarité expressive des parties reliées sans être liées, aporie entre le retour sur ce qui a été enfoui et oublié, et la production de formes toujours nouvelles, aporie entre la rigueur dans l’utilisation du matériau et la nécessité de favoriser l’irruption du chaos dans les mondes figés. Mais ce sont précisément ces relations aporétiques qui, malgré les menaces de mort pesant sur lui, donnent à l’art de l’opposition radicale sa fécondité. Les techniques qu’il emploie ne sont plus celles de l’instrumentalisation au service de la signification, mais celles du laisser parler, de l’ouverture à ce que la réalité fétichisée rend muet pour que se développent de nouveaux rapports à la nature et à l’objectivité. La mimésis artistique n’a plus à se plier à des règles d’imitation serviles qui lui feraient reproduire des rapports de domination- jouissance au monde, elle joue sur la multiplicité des champs du réel et sur la variété des relations qu’ils permettent pour se faire elle- même multiple. Elle se fait ainsi avancée de la raison objective (présence acceptée et assumée de la nature comme de la corporéité) contre la raison subjective (de la possession du monde et des réalisations individuelles), c’est-à-dire reconnaissance de la préséance de l’objectif non instrumentalisé. C’est pourquoi, malgré son irréalisme (son opposition à l’état de choses existant) l’art se fait porteur hic et nunc, c’est-à-dire concrètement, d’autres rapports aux êtres et aux choses. Il transforme une partie du présent en y faisant apparaître des moments de rejet du trop-plein individuel et social qui annoncent sans le préfigurer un devenir-autre du monde. L’utopie n’est plus seulement comme chez Bloch besoin, insatisfaction et projection, elle prépare la négation déterminée de l’ordre établi en déployant sa critique de l’insupportable dans toutes les relations qui le supportent. La pratique artistique-esthétique ne reste, par là, pas purement esthétique, elle déborde sur ce qu’on pourrait appeler l’art de la vie, sur la façon d’habiter le domaine vital humain. Adorno en a l’intuition qui relie les mutations de l’art contemporain au développement de forces productives esthétiques sans doute liées à l’évolution des techniques et des technologies, mais marquées par une dynamique propre de la découverte et de l’expérimentation d’une objectivité en mouvement. Implicitement, cela veut dire que les échanges avec la nature (ainsi que leur répercussion sur les pratiques sociales) dépassent le niveau étroit de la production matérielle de richesses (de marchandises) pour investir des aspects essentiels des conduites et du mode de vie. Les forces productives esthétiques ne connaissent naturellement pas de progression cumulative, mais elles se renouvellent par leur capacité à favoriser des symbioses inédites entre les hommes et l’environnement qu’ils vivent, par leur capacité à susciter de nouveaux jeux de symbolisation du monde par-delà le quotidien pesant. La précarité de ces forces productives esthétiques est indéniable, tout comme est indéniable la place restreinte qu’elles occupent dans les relations et les échanges sociaux, mais elles n’en représentent pas moins des éléments permanents de bouleversement des forces productives humaines dans leur ensemble parce qu’elles sont une rébellion en acte contre la valorisation et son utilitarisme.

L’échappée esthétique, toutefois, ne donne pas la clé de la transformation sociale, car, selon les termes d’Adorno, elle n’apparaît possible que par une ascèse intellectuelle forcément réservée à une infime minorité de la société. Ce sont en effet des individus critiques par rapport à leur propre individualité, et bien décidés à en vivre toutes les crises qui peuvent seuls pratiquer l’art comme négation déterminée de l’ordre. Pour la grande masse, par contre, l’art se présente sous la forme dégradée et dégradante de l’industrie culturelle dont les produits visent précisément à écarter les problèmes. L’industrie culturelle joue beaucoup sur le rêve et l’imaginaire, mais c’est pour mieux emprisonner les individus dans les images du monde tel qu’il se donne. Elle transfigure les formes vitales et les apparences, non pour les faire exister autrement, dans ce qu’elles peuvent avoir d’inconciliable avec les relations pétrifiées de la société bourgeoise, mais bien pour gommer les aspérités, les failles et les non-sens auxquels les individus sont confrontés. La virtuosité dans l’adaptation aux changements de conjoncture morale, et dans le renouvellement des thématiques abordées dont fait preuve l’art de masse, lui permet de redoubler et de compléter la société avec une redoutable efficacité. Il peuple et repeuple la vie quotidienne avec d’innombrables fétiches qui sont autant de substituts aux rencontres et aux rapprochements inattendus que prohibe le royaume de la marchandise dans sa recherche de la nouveauté répétitive. Il y a d’ailleurs une interpénétration croissante entre l’art massifié et l’esthétique qu’on peut voir à l’œuvre dans le conditionnement et la mise en valeur des marchandises (publicité, présentation, emballage, etc.) ; dans les deux cas, il y a renonciation à la force de l’expression, à la multiplicité des significations qu’elle peut porter en faveur de la production en série de signes-stimuli éphémères qui ne peuvent en aucun cas servir de catalyseurs à l’enrichissement des expériences individuelles et collectives. La mercantilisation de l’art comme l’art de la marchandise dans leur progression apparemment inexorable jalonnent l’appauvrissement des relations humaines, leur réduction à une fantasmagorie réaliste faite d’hommes-signes et d’objets-signes, porteurs de valeurs et de jouissances qui s’évanouissent sous les doigts quand on croit les tenir. Il semble donc bien qu’il faille se méfier des espoirs mis par certains, notamment Benjamin, dans la reproductibilité technique des œuvres d’art (de l’art critique). En devenant accessible au grand nombre, l’œuvre d’art entre dans des circuits de banalisation et de nivellement de la jouissance esthétique qui en font une consommation passive, largement indifférente aux caractéristiques de ce qu’elle consomme. On consomme du grand art, de la grande musique ou de la grande peinture, on ne se met pas en position d’affronter les arcanes d’une œuvre particulière et sa façon de parler du monde. Il faut se méfier également des espoirs mis dans un art qui refuse de s’identifier à la reproduction a-critique du réel et recherche par exemple, chez Brecht, des effets de didactique politique. La pesanteur pédagogique, malgré tous les efforts entrepris pour le compenser par des processus d’auto-apprentissage chez le spectateur ou l’auditeur, centre les œuvres, non sur l’expérience et l’expression problématiques des hommes et du monde, mais sur la lutte idéologique ou l’illustration d’une conception du monde. L’art, ainsi compris, ne peut être art d’agir et de vivre autrement.

Le scepticisme adornien, quant à la possibilité de réunir l’art authentique et les masses, est-il pour autant inévitable ? Faut-il en rester à l’aporie d’un art élitiste et d’une industrie culturelle massifiante ? Si l’on ne dépasse pas les conditions actuelles de participation à la production artistique et de réception, il faut naturellement s’en tenir à l’absence de solutions d’Adorno. Par contre, s’il apparaît que ces conditions peuvent entrer en mouvement, la réponse peut se faire différente. A cet égard, une première constatation s’impose : la tradition du mouvement ouvrier et la tradition marxiste sont marquées profondément par une conception utilitariste de l’art et des vues tout à fait réductrices sur les formes esthétiques. L’art n’est considéré ni comme un mode de vie, ni comme un mode de connaissance, mais comme une partie de la sphère culturelle idéologique où s’affrontent des valeurs de classe différentes en tant que contenus sociaux hétérogènes. A la limite, il reflète la lutte des classes politique et économique avec plus ou moins de bonheur. A cela, qui est déjà très fortement discutable, il faut ajouter que l’esprit victorien et le cynisme si ancrés dès le départ dans le mouvement ouvrier opposent des obstacles considérables à une percep- tion véritable des forces productives esthétiques à l’œuvre dans l’art. L’esprit victorien ne fait pas que nier ou rabaisser la sexualité, il est aussi méfiance devant la sensibilité et la sensualité qui traversent toutes les capacités de symbolisation et de compréhension du monde (ainsi que des autres). Le puritanisme de facture marxiste se présente volontiers comme esprit de sacrifice au service d’une religion séculière, bien qu’il soit plutôt, quant au fond, attitude rétractile devant les présuppositions naturelles des activités des hommes, peur aussi devant la remise en question des relations patriarcales, et de la division sexuelle du travail. Chaque fois qu’il est effectivement confronté à des comportements critiques des pratiques vitales, il se dérobe derrière sa Weltanschauung ou derrière une prétendue inactualité des problèmes dits subjectifs par rapport à l’actualité de la lutte politique de classes. Le marxisme de la dénégation ne peut pas ne pas adopter, par suite, le masque du cynisme, de l’indifférence par rapport à ce qui se passe quotidiennement entre les hommes, de l’indifférence par rapport aux échanges avec le monde. Il ne veut voir dans le monde social comme dans le monde objectif que l’arène où s’échangent des coups entre des acteurs dépassés par les véritables enjeux : la matérialité (celle des hommes comme celle de la nature) n’est plus qu’un matériau entre les mains de principes ou de figures abstraits (la lutte des classes, la Révolution, etc.). Les marxistes qui suivent cette voie s’accommodent on ne peut plus facilement de l’hétéronomie de la culture, c’est-à-dire de tout ce qui en fait une réalité dépendante, seconde : ils ne se préoccupent donc pas de lui donner un autre statut dans le futur et de lui voir jouer un rôle libérateur des énergies et des imaginations. Ils en font une sorte d’illustration plus ou moins fidèle des rapports sociaux et de leurs transformations. Par définition la culture est dominée : elle est fondamentalement pour eux un produit des pratiques sociales et de leur structuration. Ils acceptent par là que l’imbrication de la nature et de la culture, elle-même, se fasse sous le signe de l’hétéronomie et d’une dynamique qui leur est étrangère à toutes deux, à savoir la dynamique de la production et des échanges marchands qui transmute le sensuel-sensible du monde objectif dans le sensible suprasensible des marchandises tout en réduisant l’inventivité symbolique de l’esprit humain à des capacités de plus en plus unilatérales de calcul rationnel de la valorisation et de combinaison des moyens. Aussi l’oppo- sition de ces marxistes à l’exploitation, au règne de l’argent, ne va-t-elle pas jusqu’à remettre en question ce que Max Weber appelle le désenchantement du monde, c’est-à-dire la réduction fétichiste de celui-ci à des relations téléologiques — instrumentales — valorisante entre les hommes ainsi qu’entre les hommes et les choses. A la limite, la transformation socialiste de la société n’est qu’un aménagement de ces rapports désenchantés, une façon jugée plus rationnelle de les organiser (en mettant fin à l’anarchie de la concurrence capitaliste) sans que soit posé le problème de l’autonomie de la culture, ni non plus celui d’une redécouverte de la sensualité [2]. Le socialisme se situe dans le prolongement d’un mouvement de sécularisation qui détrône les dieux, dissipe les mythes, affaiblit les traditions au profit de la prose sèche de systèmes d’évaluation et d’appréciation des activités sociales et de l’environnement naturel. Il n’est par conséquent pas accompagné par un mouvement de sécularisation dialectique, tel qu’il est défini par Ernst Bloch, comme mouvement de ré-appropriation de tout ce que le mythologique-religieux contient et condense d’aspirations inassouvies, d’intuitions non explicitées sur des rapports non contraignants à l’existence, de refus de l’oppression et de la domination à l’encontre du théologique-théocratique [3]. La sensualité vive, la sensibilité subtile que l’on peut trouver dans les rituels, dans les pratiques culturelles populaires, dans les formes artistiques religieuses, sont purement et simplement considérées comme dépassées, comme relevant de la superstition et de perceptions erronées du monde alors qu’elles témoignent de tentatives souvent audacieuses pour créer et développer des échanges chaleureux entre les hommes et le monde qui les entoure et les investit au plus profond d’eux-mêmes. Les créations collectives qui cherchent à s’élever au niveau des dieux sont rabaissées par cette critique condescendante au niveau d’œuvres de musée ou de documents ethnologiques qui ont peu de choses à dire à un présent qui ne veut connaître que l’immédiat et ses problèmes les plus apparents. Le désenchantement, le détachement par rapport aux modalités de construction de la réalité vitale et quotidienne venues du passé et de la tradition, en ce sens, ne sont pas seulement refus de l’inaccompli et du prometteur légués au maintenant de la société et des individus, ils sont aussi proscription anticipée de tout ce qui pourrait ébranler une objectivité et une matérialité fétichisées (l’objectif signifiant pour la valorisation) et mettre en question la centralité emblématique de l’individu monadique, avec son corollaire l’anthropomorphisation subjectiviste de la marche des événements et des rapports aux choses. Dans cet esprit, la production de valeurs par des individus qui s’y reconnaissent et qui s’y perdent se doit d’être en même temps immunisation contre le divers et l’hétérogène, excommunication des formes de mimesis qui n’imitent pas servilement le donné, mais dans leurs mouvements mêmes de rapprochement avec le sensible, le dépassent et lui font perdre son immobilité. En effet, c’est la condition même de l’emprisonnement des forces productives esthétiques en tant que forces de déplacement du réel, susceptibles de faire rebondir sans cesse les unes sur les autres et de métamorphoser les éléments, que l’on croit invariants, d’agencement du monde. Il ne faut pas que l’élargissement de l’horizon vital des individus (richesse des connexions, multiplication des rapports et des combinaisons possibles entre les hommes dans le temps et dans l’espace) puisse entraîner parallèlement une véritable multiplication des expériences ainsi qu’un approfondissement des relations au monde.

Contre cet alignement sur des structures désenchantées, des philo- sophes de filiation marxiste comme Jürgen Habermas s’engagent en faveur d’une libération des échanges interhumains. Ils opposent à la rationalité instrumentale, aujourd’hui omniprésente aussi bien dans la production de la vie que dans le domaine de la connaissance, une rationalité communicationnelle à l’œuvre, de façon latente, dans des relations et dans les pratiques sociales [4]. C’est dans et par l’intersubjectivité ou la communication que se constitue le Lebenswelt (le monde vécu) des individus et des groupes en tant que lieu où ils accèdent à eux-mêmes et déployent leurs qualités spécifiques. La communication avec ses modalités de validation (sa logique), ses règles et pratiques langagières et linguistiques a la préséance, si ce n’est pas toujours la priorité, sur l’activité instrumentale, solipsiste par son horizon restreint et ses implications (focalisation sur les moyens et religion du succès). La rationalité communicationnelle discursive, celle de l’échange dans la réciprocité, devrait en droit l’emporter sur la rationalité cognitive-instrumentale dominante dans les faits. Comme il n’en est rien, il faut donc rechercher tout ce qui peut ossifier, au-delà du commerce concret des hommes, les formes routinisées de la communication et de la compréhension. Dans le monde actuel, il y a, bien sûr, prédominance de la valeur d’échange sur la valeur d’usage, mais cette prédominance demande à être replacée dans le cadre plus large de la privatisation des activités et de la multiplication des automatismes sociaux pour ajuster ces activités. Les sociétés contemporaines tendent à se présenter comme des ensembles fonctionnels, comme des systèmes ouverts réduisant la complexité de leurs relations à leur environnement parce que, précisément, beaucoup de rapports et d’échanges sociaux se cristallisent par-dessus la tête des hommes en « abstractions réelles », en principes d’organisation coagulés obéissant à des mécanismes complexes d’autorégulation. Il n’y a en conséquence plus à se préoccuper des problèmes de la transformation sociale, mais à faciliter les différenciations et les agencements systématiques en développant une technologie sociale efficace, pensent ceux qui ne veulent voir que cette réalité. Ils ne se rendent, toutefois, pas compte que la réduction des communications à des échanges et à des stockages d’information et l’insertion des actions dans des réseaux et des voies prédéterminés se heurtent au fur et à mesure qu’elles progressent au monde vécu ou vital (Lebenswelt) structuré par la communication. Cela se traduit notamment par les difficultés de légitimation que rencontrent les grandes institutions bureaucratiques : elles cherchent à imposer des logiques systémiques (celles des processus et des procédures apparemment autoréglées) sans renoncer pour autant à obtenir des appuis de masse dans le respect des règles démocratiques formelles. Elles ne peuvent donc ni prendre complètement en charge les impératifs fonctionnels de relations sociales pétrifiées, ni se soumettre complètement aux poussées communicationnelles démocratiques, universalistes dans leurs implications, venant du « monde vécu ». Aussi ne faut-il pas s’étonner si, dans les grands Etats contemporains, confrontés aux ratés des mécanismes d’accumulation depuis une dizaine d’années, on voit surgir de façon récurrente des crises de « gouvernabilité » marquées par les défaillances des instruments de pouvoir, la mortalité rapide des stratégies et des orientations, la difficile cohérence des décisions et des actions étatiques. Les « media » de direction et de communication que sont l’argent et le pouvoir (voir à ce sujet les vues de T. Parsons et N. Luhmann) n’arrivent plus à assurer la régularité des échanges sociaux, notamment l’intégration des échanges intersubjectifs, et des interactions qui se produisent dans les groupes, dans les échanges sociaux automatisés et standardisés. Sans doute, la société des automatismes et de la privatisation détruit-elle de plus en plus de formes et de normes sociales héritées des périodes précapitalistes en faisant preuve d’un bel impérialisme. Ces victoires remportées sur certains domaines jusqu’alors réservés de la convivialité (famille, groupes de voisinage, loisirs collectifs) sont toutefois à double tranchant, parce qu’elles favorisent un peu partout l’éclosion de solidarités précaires, mais moins particularistes face aux exigences technocratiques-systémiques. Contrairement à ce qu’affirment les néo-conservateurs, les contradictions du capitalisme du troisième âge (Spätkapitalismus) ne naissent pas primairement du décalage qui existe entre une culture hédoniste et un système socio-économique de la prestation et de la performance, mais bien principalement du décalage qui se fait jour entre l’organisation à la fois bureaucratique et individualiste-solipsiste des échanges et flux « matériels » d’un côté, la tendance à l’universalisation et au rejet des contraintes dans le monde des normes et des échanges symboliques de l’autre côté.

En suivant ces analyses, séduisantes à bien des égards, on peut être tenté de voir dans la fétichisation-pétrification des échanges, c’est-à-dire dans la circulation sans cesse élargie de biens et d’informations se substituant aux activités communicationnelles proprement dites, la source principale du « désenchantement » du monde. On peut effectivement constater que la rationalité instrumentale tire sa force apparemment irrésistible de relations d’échanges où les hommes se doivent de majorer les flux qui passent entre leurs mains (accumulation de richesses par l’intermédiaire d’échanges-évaluations qui ne veulent pas connaître des barrières). On peut constater également que la dynamique des relations entre biens et services ou encore entre signes porteurs d’information étend son influence aux rapports sociaux en ne laissant plus qu’une place secondaire et dégradée aux différentes formes de l’interaction. Faut-il pour autant en conclure que la solution des problèmes est à rechercher dans la subordination du monde de l’instrumentalité à celui de la communication grâce à de nouveaux réseaux institutionnels et à de nouvelles normes sociales [5] ? Non, car le monde de l’instrumentalité doit lui-même être mis en question, ce qui conduit à s’interroger sur la fétichisation des échanges bien au-delà de simples considérations sur l’exclusion de la communication et la rigidification du sens. A ce niveau, quoiqu’en ait Habermas, il faut retourner à la problématique marxienne de la valeur en tant que théorie de la forme valeur du travail et non théorie de la valeur-travail. Le grand mérite, souvent méconnu, de Marx est, en effet, non pas d’avoir cherché à expliquer la grandeur de la valeur, mais sa nature, c’est-à-dire son enracinement dans les rapports sociaux et dans les rapports à l’environnement. Marx ne présente pas l’abstraction du travail, le travail sans phrases de la société capitaliste comme une spécification d’une activité instrumentale générique, mais bien comme une configuration particulière du métabolisme homme-nature. Le travail compris de cette façon n’est pas simplement activité de transformation et de reproduction de la vie sociale, il est regroupement, coordination d’activités multiples en une constellation de rapports à la vie et au monde objectif et social. La dépense de travail dans la production implique tout un jeu de perceptions, de réactions affectives, de processus d’identification, d’affirmations et de négations qui en fait beaucoup plus qu’une simple dépense physique et nerveuse. Le travail est à la fois valorisation individuelle, participation à des processus de reconnaissance sociale, insertion dans des courants de répartition des ressources. En tant que travail abstrait qui échappe à ses auteurs et se manifeste comme une énorme masse de cristallisations matérielles pesant sur toutes les conditions générales d’activité, il détermine les échanges sociaux à la fois dans leurs orientations générales et dans leurs dynamiques sectorielles. Le travail accumulé ou travail mort se reproduit en effet sur une échelle élargie en absorbant ou en rejetant des masses énormes de travail vivant abstrait, c’est-à-dire de travail humain conditionné et normalisé dans ses modalités de formation et d’exercice. Les activités concrètes des individus, leurs capacités à s’expri- mer et à s’extérioriser dans des situations diverses servent par là de supports aux automatismes sociaux de l’accumulation du capital, comme accumulation de richesses et de puissance socialement non maîtrisés. Dans ce cadre, la dépense individuelle de force de travail perd de plus en plus les caractéristiques artisanales qu’elle avait encore dans les débuts de l’ère bourgeoise. Elle est de moins en moins transformation d’une matière (ou objet de travail) grâce à des outils afin d’aboutir à un produit concret, pour devenir travail sur des signaux et des signes à partir de codes plus ou moins complexes. Comme Marx l’a déjà noté dans Le Capital la prestation de travail se présente de moins en moins comme un ensemble d’activités multilatérales soumises sur le seul plan formel au commandement du capital, mais se présente au contraire de plus en plus comme une activité unidimensionnelle obéissant à des mouvements machiniques de nature matérielle et informationnelle. Le travail s’apprécie de plus en plus en fonction de la contribution qu’il apporte à la marche de systèmes apparemment autoréglés de production et d’échanges, c’est-à-dire en fonction de la contribution qu’il apporte à la reproduction du travail mort et de sa puissance sur le travail vivant. En tant qu’activité concrète il n’est plus qu’une réalité résiduelle, la réalité de l’adaptation des individus à des contraintes externes, notamment à des conditions d’activité strictement contrôlées, ce qui ne l’empêche pas d’être un investissement vital fondamental pour les prestataires. La centralité du travail, la valeur qui s’auto- valorise en se soumettant les autres valeurs, interdit, en effet, qu’on puisse la prendre comme un moment parmi d’autres de la vie quotidienne. Il est bien plutôt le point nodal autour duquel s’agglomèrent et prennent consistance (plus ou moins) les autres activités. Loisirs, activités cognitives, relations affectives, etc., n’ont de réalité que par comparaison (ou opposition) avec le travail abstrait et sa dynamique totalisante au niveau sociétal : ils doivent rendre possible, et notam- ment supportable, sa tutelle sur les rapports sociaux et les relations intersubjectives. Ils ne peuvent en somme se développer pour eux- mêmes, c’est-à-dire trouver en eux-mêmes leurs principes de déploiement et de modulation, puisqu’ils entrent dans les mécanismes régulateurs des échanges généralisés de travail.

Il faut en outre bien voir que le travail ne fait pas que jouer ce rôle de point de référence obligatoire, mais qu’il s’insinue aussi au cœur d’activités tout à fait décisives. Il est en particulier déterminant pour les échanges symboliques avec l’environnement et avec la nature intérieure (la sensualité) auxquels il donne forme en fixant leurs orientations et largement leurs manifestations les plus singulières (la perception des domaines habitables par l’homme et des objets qui ont une consistance pour eux). Le travail loin d’être une pure activité instrumentale (relations fins-moyens) dit le monde à sa façon, l’évalue dans ses réserves les plus reculées et le conditionne pour les hommes : il est, en un mot, inséparable de l’expérience du monde et de la vie. C’est pourquoi, mode de communication avec l’extra-humain dans l’humain, il ne peut pas ne pas retentir sur les activités communicationnelles dans leur ensemble. L’abstraction du travail comme forme privilégiée d’expé- rience des relations aux situations et aux multiples étants est de fait une façon de préjuger du sens qui s’attache aux relations vitales. Elle s’installe dans les champs d’action les plus divers, instaure entre eux des continuités de significations, des permanences de conditions de perception. Elle s’affirme en même temps comme refoulement, dénégation des relations qui se situent en deçà et au-delà de la valorisation, c’est-à- dire de l’édification de la réalité comme processus interdépendants d’évaluation et de classement des objets et des êtres : réciprocité affective, gratuité et imagination dans l’échange symbolique, etc. Cela veut dire qu’elle ne fait pas que produire de la présence, les objets porteurs de significations sociales unilatérales, mais aussi de l’absence par aveuglement. Les échanges de travail abstrait comme relations entre des choses croissant à l’infini, les échanges de marchandises comme confrontations de subjectivités isolées en tant qu’elles se différencient par la valorisation, effacent des processus sociaux essentiels pour faire de la société une arène abstraite pour des sujets abstraitement équivalents. Il en résulte que la communication ne souffre pas seulement de sa mise à l’écart dans certains mécanismes sociaux, des contraintes institutionnelles et de l’instrumentalisation des relations interindividuelles dans la production et la circulation des biens, elle se heurte encore plus aux limites de la production du sens dans les échanges symbiotiques avec la nature et entre les hommes. Le sens ne jaillit pas dans des dialogues multilatéraux, mais surgit apparemment de monologues croisés, contre lesquels la rationalité communicationnelle, comme idéal contrefactuel de la communication libre, est largement impuissante. Pour vaincre cette réalité monologique, il ne suffit pas de renvoyer la rationalité instrumentale à ses limites pour faire avancer la question. C’est en effet seulement parce que la dynamique des moyens est elle-même poussée et dirigée par une logique de calcul de la valorisation que la communication cède sans cesse la priorité. A proprement parler, il n’y a pas de duel entre la rationalité communicationnelle et la rationalité instrumentale, mais mise en tutelle de ces dernières par la rationalité de la valeur qui médiatise la plupart des relations communicationnelles et instrumentales. La raison se présente comme exclusion et pros- cription (d’une grande partie des capacités symboliques des hommes) non pas parce qu’elle serait telle intrinsèquement, mais parce qu’elle se fait, sous la houlette de la valeur, rationalité de la subsomption, de l’équivalence homogénéisante, et de la mesure hiérarchisante. La rationalité instrumentale-cognitive procède à des découpages réducteurs du champ des pratiques et du champ intellectuel parce qu’elle suit la direction de la valorisation, et non parce qu’elle recélerait en elle-même une tendance irrésistible à la domination. Son universalisme est celui de la valeur qui cherche en même temps à reléguer dans l’irrationnel (l’émotion, la décision non motivée) tous les fondements communicationnels des activités humaines. La rationalisation propre au monde contemporain n’est donc pas le triomphe d’une raison infidèle à elle-même, mais celui de sa particularité et de sa déformation comme rationalité du travail abstrait.

C’est ce que met très bien en lumière le livre d’Ernst Jünger Le travailleur (Der Arbeiter, Herrschaft und Gestalt, Hambourg, 1932) qui, dans sa démesure même et son parti pris, saisit très bien la dynamique totalisante de la forme valeur du travail. Le monde d’après la première guerre mondiale, qui a rompu avec l’ère de la sécurité bourgeoise, y est analysé essentiellement comme le monde en gestation d’une nouvelle culture planétaire, celle du travail, de la planification et de la technique. Dans un contexte de mutations massives, le travail cesse d’être une manifestation de l’autoréalisation de l’individu, il devient unité de l’homme avec les moyens de son activité, effort total pour la mobilisation du monde [6]. Réalité omniprésente, puisque chacun est concerné en tant qu’il travaille ou contrôle le travail des autres, le travail est aussi ou se fait réalité élémentaire, volonté de puissance en absorbant les énergies vitales des individus tout en les intégrant dans des desseins supra-individuels et dans des entreprises collectives. Il est ainsi au fondement d’un nouvel ordre élitaire qui laisse loin derrière lui le libéralisme et donne une nouvelle vigueur à l’organisation étatique. Comme le dit Ernst Jünger, l’Etat du travail s’affirme comme démocratie ouvrière (Arbeiterdemokratie) dans la mesure où il n’essaye plus de faire fond sur des individualités bourgeoises et des masses atomisées, mais sur des « types », fortement intégrés à des plans de travail hiérarchisés. L’Etat retrouve par là une grande autorité et des capacités organiques de mobilisation qui lui faisaient défaut sous l’ère de la démocratie bourgeoise. Dans l’espace et le paysage planifiés de la nouvelle figure de la société, il est un élément saillant et décisif dont l’importance ne fait que croître en fonction des affrontements inévitables entre nations (avant qu’apparaisse un nouvel ordre mondial). Ce monde, possédé par la puissance et la passion de la mobilisation de toutes les virtualités présentes et à venir, ne peut évidemment trouver un langage adéquat que dans la technique qui est une façon de multiplier les énergies, de les faire parler plus haut et de bousculer sans cesse les résistances et les forces d’inertie. La technique, dans le monde du travail, est par conséquent plus qu’une logique des moyens et des processus efficaces, elle est expression et style de vie, modèle de comportement et attitude profonde. Elle imprègne à ce point tous les aspects de la vie sociale qu’on retrouve sa voix dans l’art en tant que construction organiquement liée aux irruptions et aux poussées élémentaires du travail en même temps qu’aux mises en ordre qu’il implique. Elle est en fait consubstantielle à une nouvelle forme de liberté qui se donne et dit comme exigence du travail, comme exaltation d’une vie tendue vers des objectifs tout à fait circonscrits et en même temps illimités. Il n’y a pas, sauf dans des rêveries rétrogrades, de malédiction de la technique en tant qu’elle déposséderait les hommes d’eux-mêmes, mais affirmation à travers la technique de nouveaux pouvoirs sur le monde et la société.

Ce type idéal élaboré par Ernst Jünger, au moment de la crise économique mondiale, pour aller au-delà du capitalisme classique, ne s’est trouvé nulle part réalisé à l’état pur. Il est cependant significatif qu’un certain nombre de ses caractéristiques essentielles puissent être repérées dans des régimes politiquement aussi divers que le nazisme et le New Deal dans les années trente. Plus remarquable encore est le fait que la construction de Jünger préfigure à bien des égards le système sociopolitique de l’URSS stalinienne à laquelle continue de s’identifier une partie du mouvement ouvrier. L’URSS de l’industrialisation accélérée et des plans quinquennaux est effectivement un pays où l’on déifie le travail et la technique en même temps que l’ordre et la hiérarchie. L’Etat y connaît aussi un nouvel épanouissement, particulièrement en tant que gestionnaire des rapports de travail (répartition des moyens de production et de la force de travail, établissement des proportions entre accumulation et consommation, détermination de la hiérarchie des rémunérations, etc.). Comme le dit la doctrine officielle l’Etat ne peut avancer vers son dépérissement (la gestion sociale, l’auto-administration) qu’à travers son renforcement continu et le perfectionnement de son fonctionnement. Le travail soustrait au commandement du capital reste par là même un travail non libéré : même s’il n’est plus soumis à la reproduction élargie du capital, il est subordonné à la reproduction élargie de moyens de production et de pouvoir contrôlés bureaucratiquement par l’Etat-parti. La planification qui prétend assurer la transparence des processus économiques et sociaux et prédéterminer leur dynamique se manifeste essentiellement, dans ce contexte, comme une immense machine sociale à produire et à reproduire l’impuissance des travailleurs dont les prestations (la dépense de la force de travail) ne sont socialement reconnues que dûment estampillées et utilisées par les hiérarchies planificatrices. Pas plus que dans le cadre capitaliste, les activités concrètes des individus et des groupes ne servent de référents aux mécanismes de régulation sociale, elles sont au contraire prises comme des matériaux à traiter pour alimenter la marche des différents appareils qui dominent la société.

Les puissances anonymes et impersonnelles du marché et de la concurrence des capitaux ne jouent plus sur les pratiques individuelles et collectives, mais elles sont remplacées par des systèmes de commandement articulés eux-mêmes sur des systèmes de compétition autour des conditions de vie (prime au conformisme) qui entendent ne pas laisser aller les membres de la société à leurs propres pesanteurs. La croissance des liens d’interdépendance est inévitablement accompagnée de la multiplication des règles et des injonctions auxquelles il faut se plier dans les relations sociales. Comme Jünger l’a bien entrevu, le travailleur n’est pas très loin du soldat, et l’idéologie dominante tend à interpréter la société comme une armée de travail (cf. l’abondance des comparaisons militaires dans le « socialisme réel »). Le règne du collectif n’est en définitive que la négation abstraite des oppositions individuelles et le dépassement volontariste de l’atomisation des groupes et de la massification. Il est vrai que le système stalinien a perdu, aujourd’hui, beaucoup de sa force d’attraction et aussi de son efficacité socio- économique. On ne saurait ignorer, en particulier, que des fractions de plus en plus importantes du mouvement ouvrier tendent à le critiquer et à le rejeter. Pourtant cela ne règle en rien le problème de l’influence des thèmes évoqués par Jünger sur les organisations du mouvement ouvrier, puisqu’ils survivent par l’intermédiaire de la thématique de l’Etat-Providence. L’idée d’un Etat du travail, c’est-à-dire fondé sur la promotion du travail — point d’aboutissement logique de l’Etat- Providence — continue, malgré la crise présente, d’être effectivement au centre de la réflexion programmatique de ceux qui se réclament du socialisme et du communisme. En clair, cela veut dire que c’est à partir d’une meilleure valorisation du travail (et du rapport salarial) qu’on se représente la transformation sociale. On ne s’oriente plus vers la suppression ou la disparition du salariat, mais bien vers son aménagement et sa régulation (par le contrôle de certains mécanismes de marché, entre autres). La société est censée pouvoir se réorganiser autour des besoins et des problèmes des prestataires de travail abstrait, notamment en leur permettant de produire dans de meilleures conditions les différents éléments de leur force de travail. Pour cela, l’Etat se doit de devenir le véritable organisateur d’une démocratie du travail, à travers l’extension de la représentation et des contre-pouvoirs des travailleurs à tous les niveaux de la vie économique et sociale, mais aussi à travers la limitation partielle et progressive des prérogatives du Capital en matière d’accumulation, d’emploi et d’organisation du travail. La restriction du champ de l’exploitation (réduction de la durée du travail, extension du rôle des organisations syndicales dans les rapports de travail, etc.), ainsi que la prise en charge par l’Etat de certaines fonctions du capital (socialisation rampante de caractère bureaucratique) s’inscrivent ainsi dans le cadre d’une dialectique où le Capital subit l’aiguillon du travail organisé, mais où par contrecoup il impose à ce dernier les impératifs de sa reproduction élargie (nationale et internationale) par de multiples mécanismes (étatiques, financiers, monétaires, etc.), eux-mêmes en perpétuelle réadaptation.

Il faut en fait se garder de prédire une rapide disparition du travail (de la production et de l’utilisation de travail abstrait) par suite de l’extension rapide des systèmes de machines (informatisation, automatisation, robotisation). Il y a sans doute déplacement constant du partage des tâches productives entre hommes et machines, au point que de plus en plus de salariés se retrouvent dans des secteurs qui ne sont pas directement afférents à la production. Il y a également déplacement constant des qualifications et des modalités pratiques de dépense de la force de travail au point que de plus en plus de travailleurs ne traitent plus que des signes ou signaux (informations) dans des entourages techniques de plus en plus complexes. Il y a même croissance très rapide de la production immatérielle (services, connaissances appliquées, etc.), par rapport à la production industrielle. Mais, rien de tout cela ne vient bouleverser l’essentiel ; la subordination du travail vivant à la reproduction élargie du travail cristallisé ou encore la socialisation des activités concrètes d’individus dominés par le truchement des impératifs de reproduction dans la concurrence de capitaux en inégal développement. Le fait que la notion concrète de moyens de production comme la notion concrète de travail ne soient plus aujourd’hui ce qu’elles étaient à l’époque de Marx ne change rien à l’affaire. Point n’est besoin qu’il y ait matérialité immédiate pour qu’il y ait Capital et Travail. On serait au contraire tenté d’affirmer qu’il ne peut y avoir plein développement du rapport social de production capitaliste que là où il tend à s’affranchir d’une matérialité trop étroitement limitée des besoins et des fins, des activités et des moyens (héritée des formations précapitalistes). Il est vrai que le travail saisi comme un ensemble de processus enchevêtrés de transformations de matériaux et de situations reste, d’une façon ou d’une autre, échange matériel (Stoffwechsel) avec l’environnement et la nature, mais une de ses caractéristiques essentielles aujourd’hui est précisément de multiplier les prestations et les détours techniques dans la confrontation ou la symbiose homme-nature. Le travail en tant que rapport entre travail abstrait et travail concret se modifie constamment : il s’évanouit sous la forme qu’on lui connaît à un moment donné pour réapparaître massivement sous d’autres formes. Pour reprendre le langage de la linguistique, compétences et performances s’étendent et se diversifient dans des relations d’interdépendance croissantes, mais aussi dans des conditions — la suprématie des moyens de production capitalisés — qui reproduisent à des niveaux supérieurs la subordination des hommes aux systèmes techniques. Le travail est toujours en mouvement, mais il est en même temps prisonnier de voies prédéterminées, ce qui donne apparemment raison aux intuitions de Jünger, même pour la période présente.

Il s’en faut pourtant de beaucoup pour qu’on puisse tabler sur la stabilisation de l’Etat ou de la démocratie du travail, et qu’on puisse surtout considérer que la culture du travail s’est cristallisée de façon définitive : le travail en mouvement met inévitablement la société en mouvement, et plus précisément en son sein les hommes qui sont au travail. Les transformations des activités productives et para-productives entraînent en effet des redéfinitions des identités individuelles et collectives pour les différentes catégories de travailleurs. Sans reprendre à Alain Touraine la périodisation des phases industrielles (et les considérants théoriques qu’elle implique), on peut admettre avec lui que les ouvriers de métiers, les o.s. et les ouvriers polyvalents des ensembles automatisés n’ont pas la même représentation d’eux-mêmes, de leur rôle dans la société et de l’action collective. Quant au fond cela veut dire qu’ils ne se situent pas de la même façon par rapport au travail, et par rapport aux places et aux positions qui leur sont consenties dans les rapports sociaux, autrement dit qu’ils n’ont donc pas la même façon de lutter contre l’image négative que leur renvoie la société d’eux-mêmes. On passe de l’identification au métier portant un mouvement ouvrier faiblement structuré face à l’Etat, à des identifications plus problématiques à la condition ouvrière compensées et sublimées par un fort attachement à des organisations syndicales et politiques de plus en plus concernées par l’intervention étatique. Aujourd’hui on se trouve apparemment dans une phase de transition où sont mises en question les vieilles certitudes sur la promotion du travail, sur le droit au travail, sur l’Etat défenseur des travailleurs, ce qui par voie de conséquence entraîne un scepticisme assez répandu quant à la vie de travail comme trajectoire sociale possible et souhaitable (voir les problèmes dits de la société duale). Les identités individuelles et collectives entrent en crise, parce que le travail ne semble plus être une réalité stable et palpable, mais une sorte de force mobile et imprévisible, susceptible de remodeler sans avertissement ses propres conditions d’exercice, voire ses propres assises. On essaye bien sûr d’opposer à cette crise du vieux monde ouvrier, marqué par le labeur et la continuité, les contours d’un nouveau monde de liberté et de création qui naîtrait d’une redécouverte de l’initiative privée et de l’inventivité individuelle, mais ceux qui veulent croire à une nouvelle jeunesse du capitalisme sont également très prompts à parler des contradictions culturelles du capitalisme (notamment la contradiction entre l’hédonisme des mentalités et les nécessaires contraintes de la vie économique) et de la difficulté à gouverner les sociétés politiques modernes. Ce qui domine, c’est bien la crise du mouvement ouvrier occidental en tant qu’agence de socialisation (réconciliation partielle des individus avec eux-mêmes), et en tant que promoteur d’actions collectives orientées apparemment vers un dépassement de la société présente. Que ce soit sous sa forme politique ou syndicale le mouvement ouvrier qui depuis ses origines se voulait porteur d’avenir, se débat avec de plus en plus de peine dans un présent qui se fait de plus en plus sombre.

Cette crise, dont on ne voit pas la fin pour le moment, a au moins l’avantage de mettre cruellement en lumière la part de l’hétéronomie qu’il y a eu et qu’il y a dans la dynamique du mouvement ouvrier et plus précisément tout ce qui l’attache aux figures successives du travail (à la limite à son corps défendant), parce qu’il y trouve ses principes d’unification autant que ses raisons d’opposition au capitalisme. Le mouvement ouvrier se construit certes, à partir de la résistance des travailleurs à l’exploitation, mais aussi autour du travail comme forme principale d’activité (d’individus ou de groupes) qu’il n’est pas toujours possible de considérer négativement. Cela est si vrai que c’est à partir de leur expérience du travail, dans ce qu’elle a d’exaltant (la solidarité), mais aussi de mutilant (la concurrence, la dépossession des puissances intellectuelles de la production) que les militants ouvriers se représentent la société autre ou l’avenir socialiste. La discipline industrielle, la coopération qu’elle rend possible servent très souvent de référents à l’organisation ouvrière et par extension à la réorganisation de la société. Sans doute, la charge anticapitaliste est-elle perceptible dans la majeure partie des représentations et des projets du mouvement ouvrier. Les situations concrètes de travail, et les schèmes d’organisation dont elles dépendent sont très souvent critiqués avec vigueur, et parfois rejetés avec violence. Pour autant, le développement capitaliste n’est pas repoussé dans sa logique globale dans la mesure où il semble assurer l’autodéveloppement de la classe ouvrière elle-même, c’est-à-dire sa reproduction sur une échelle élargie (cf. la soif de travail que manifeste le capital en dehors des périodes de crise). En théorie et en pratique, on s’attaque surtout à ses effets négatifs ; croissance des inégalités sociales, gaspillages, irrationalité du choix des investissements, sans remonter à sa source, les opérations qui produisent le travail abstrait, et à son corollaire le surtravail sous sa forme de plus-value. De leur côté, les batailles pour promouvoir la formation et la qualification de la force de travail ne sont pas non plus dépourvues d’ambiguïtés dans la mesure où elles s’insèrent dans une dynamique de division du travail, c’est-à-dire de réfraction et de diffusion au sein de la classe ouvrière de la division du travail social. L’économie politique des travailleurs en tant que critique en actes de l’économie politique du Capital que Marx appelait de ses vœux, en ce sens, n’apparaît pas si simple à mettre en œuvre au-delà de ses premiers débuts d’affirmation. Il est, certes, indéniable que les poussées revendicatives et que les mouvements contestataires du monde ouvrier ont sérieusement influé sur l’évolution du capitalisme, mais les conditionnements en retour venant du Capital sont eux-mêmes beaucoup plus profonds par leurs répercussions sur la structuration même du monde du travail. La classe ouvrière qui agit est sans cesse modifiée et transformée tant par les innovations technologiques que par les déplacements et les glissements dans les rapports de pouvoir, notamment en fonction de l’institutionnalisation des procédures de règlement des conflits sociaux. La lutte des classes ne se déroule pas dans un champ non labouré et non balisé, mais au contraire dans un espace fortement marqué par des systèmes bureaucratiques qui régulent et canalisent les échanges ayant trait au travail abstrait dans la production et les services. Cela tient pour l’essentiel au fait que la défense de la force de travail en tant que lutte autour des conditions de sa reproduction ne peut s’opérer sans recourir à des garanties juridico-étatiques qui se situent au-delà de la confrontation directe des adversaires et partenaires sociaux. Les armistices ou les compromis ne se suffisent, en effet, pas à eux-mêmes, mais doivent être reliés aux conditions générales de la production, et aux conditions de l’équilibre dynamique du système social, s’ils sont destinés à être plus ou moins durables. Le mouvement ouvrier, sur cette voie, se subordonne de lui-même au politico-étatique, c’est-à-dire subordonne la politique qu’il produit à celle qui s’impose à lui dans le contexte sociétal. C’est pourquoi il faut bien conclure que la critique en acte de l’exploitation et de l’oppression au travail n’est pas exclusive d’une reconnaissance au moins indirecte du travail abstrait dans la plupart des démarches du mouvement ouvrier. L’ordre existant comme ordre du travail est nié abstraitement, sans que les pratiques laissent vraiment présager la négation déterminée des caractéristiques fondamentales du rapport social de production.

Pour faire les comptes avec lui-même, le mouvement ouvrier en crise n’en a donc pas fini avec le travail, son thème principal depuis l’origine. A vrai dire, il lui faut même reprendre le problème à la racine et avec une radicalité nouvelle. Il lui faut aller plus loin qu’il n’est jamais allé non seulement parce que la fixation sur la dynamique du travail industriel entraîne de plus en plus de mécomptes, mais aussi parce que le décalage qui se fait jour entre travail et travailleurs offre de nouvelles chances à une critique concrète des rapports centrés autour du travail abstrait. La plasticité des systèmes techniques du point de vue de leur localisation et des tâches qu’ils sont susceptibles d’accomplir, leur autonomie relative par rapport à l’intervention humaine, tout cela rend possibles des relations plus souples et beaucoup moins rigides entre les ensembles automatisés et ceux qui les servent. L’idiotisme de l’emploi répétitif ne disparaît pas, pas plus que ne disparaît la négation de l’intelligence dans les processus de travail subordonnés, mais la diversité des occupations possibles qui donne une nouvelle extension à la notion d’interchangeabilité (des opérateurs autant que des tâches) ne fixe plus ou ne rive plus les individus de la même manière à la vie de travail. Beaucoup des réalités ambiguës du monde de la production et des services, les horaires variables, la rotation des tâches, le travail à temps partiel, les changements d’emplois précaires s’inscrivent dans un contexte général de décentrement du travail c’est-à-dire de diminution de son poids dans les relations et les pratiques quotidiennes. Chez beaucoup, le travail n’est plus aujourd’hui l’empreinte d’un manque fondamental, la marque en creux d’une absence de sens centrale pour la vie. Il s’identifie de plus en plus rarement à la réalisation de soi (comme aspiration) ou à l’absence de réalisation de soi, il ne mesure donc plus des efforts significatifs pour l’expression des individus dans ce qu’ils sentent ou veulent essentiel. Il apparaît de plus en plus comme un point de passage obligatoire pour une vie qui se situe essentiellement ailleurs et perd beaucoup de ses caractéristiques de simple temps de récupération de la force de travail. Comme Marx le montre très bien dans les Grundrisse l’horizon des individus de la société capitaliste se déplace et s’élargit sans cesse sous les effets mêmes de la reproduction élargie du rapport social de production. Les connexions interindividuelles se multiplient, les distances et les relations temporelles se rapprochent et s’éloignent simultanément alors que s’intensifient et s’étendent les échanges entre les hommes, la technique et l’environnement. Beaucoup de traditions entrent dans la voie du dépérissement, notamment celles qui ordonnaient ou ordonnent encore les perceptions du monde et de la vie ; réglaient ou règlent encore les conduites. Le monde vécu se disperse et s’émiette dans la variété kaléidoscopique d’offres toujours renouvelées de marchandises et de messages aux significations évanescentes et éphémères. La séduction par la consommation immédiate se substitue à la recherche de valeurs permanentes et de pratiques vitales, marquées du sceau de la cohérence et de la continuité. Il n’y a apparemment plus d’unité qu’au niveau d’une sorte d’esthétique généralisée de la marchandise jouant sur la fascination, sur la mutation infinie des apparences, c’est-à-dire sur la production ininterrompue d’une réalité seconde reléguant à l’arrière-plan la réalité des relations sociales. Le monde ainsi produit se donne pour un monde du recul des limites, des possibilités inconnues que ponctuent des discours plus ou moins délirants sur la liberté, et de la jouissance mais il fait place brutalement et irrégulièrement à un monde de la crise et de la dureté que ponctuent des discours de la contrainte et de la nécessité. Il n’y a apparemment plus de rapport bien établi, c’est-à-dire étalonné selon des critères stables, entre la participation à la jouissance sollicitée et l’effort consenti pour échapper à la société des exclus ou des mis à l’écart. Dans un monde devenu schizoïde, les individus n’ont plus de points d’ancrage solides, la recherche de la performance comme la soumission passive apparaissant également aléatoires du point de vue de leurs résultats, on voit régresser ou s’étioler leurs sentiments d’appartenance à des groupes ou à des ensembles culturels. L’environnement naturel comme la réalité sociale ne sont plus perçus à partir de représentations fixées et univoques, cor- respondant elles-mêmes à des pratiques orientées de façon déterminée vers la maîtrise supposée de l’action et des événements. Le rapport entre l’individu et la société se fait lui-même plus ténu dans la mesure où les champs d’action se font trop instables et les parcours sociaux particulièrement incertains pour un nombre croissant d’individus. La société est toujours là avec ses contraintes incontournables, sa force incommensurable, mais elle n’offre plus les points de repère qui permettent de tracer des chemins qui mènent vers des objectifs reconnus et reconnais- sables. Aussi, sans arrière-plan assuré, les individus perdent-ils cette impression de présence à eux-mêmes et au monde qui les fait participer « naturellement » au jeu social.

Par elle-même cette tendance à la distension, voire à la dissolution des vieilles attaches et des vieilles dépendances, ne conduit pas à l’homme multilatéralement développé que Marx appelait de ses vœux. Elle met toutefois en danger, et cela en profondeur, les vieilles cristallisations de la réalité sociale autour de travail, des éthiques de l’effort et de la maîtrise. Elle dépouille en même temps de leur hyper-réalité, c’est-à-dire de leurs significations sociales impérativement unilatérales, les objets- emblèmes, les lieux-refuges, les marchandises fétichisées qui encombrent et dépeuplent simultanément la sociabilité humaine. Le monde sensible suprasensible décrit par Marx, celui de la métamorphose des formes de la valeur (marchandise, argent, capital) semble s’épurer et s’intellectualiser en renforçant ses propres caractéristiques d’ubiquité, de commutativité accélérée. Dans une certaine mesure, il se déréalise en déréalisant les rapports sociaux et les relations intersubjectives qui trouvent en lui leur justification et leur point d’appui. La valeur qui s’autovalorise garde toujours un grand pouvoir de fascination et de suggestion sur les esprits. En tant que faisceau de formes intellectuelles objectives (objektive Gedankenformen), elle n’affronte d’ailleurs pas de concurrence notable dans la construction de la réalité sociale (des principes associatifs d’organisation sociale, par exemple). Mais elle ne peut plus susciter des investissements vitaux en profondeur comparables à ceux de l’ère capitaliste classique, c’est-à-dire structurer de façon satisfaisante une économie libidinale résistante et ramifiée dans toutes les relations humaines. La déconstruction du travail — soubassement de la valorisation — peut ainsi être mise à l’ordre du jour, et cela en tant que mise en question des formes dominantes des pratiques sociales. Plus précisément, on peut commencer à s’intéresser au travail (l’opposition travail abstrait - travail concret) comme à l’obstacle toujours remis en place sur la voie des pratiques en expansion et en renouvellement, comme à l’horizon qui prétend dicter leurs perspectives à tous les autres horizons. Comme les surréalistes l’ont très bien compris, il y a déjà plusieurs décennies, de nouvelles perceptions sont à l’ordre du jour qui court-circuitent les vieilles liaisons et les vieux courants d’échanges habillés de neuf selon les canons de l’esthétique de la marchandise en donnant des places incongrues à l’inattendu, au déprécié, à l’arrangement perturbateur, etc. Mais il faut bien voir que cette subversion du quotidien doit pénétrer le monde du travail pour montrer qu’il est la négation de l’action et de sa polymorphie, qu’il est la non-action sous le couvert de l’activisme. C’est à ce point que l’on retrouve le thème adornien des forces productives esthétiques, avec une nouvelle charge critique. Il ne s’agit plus seulement de mettre en lumière la correspondance du développement des forces productives et de l’évolution des pratiques artistiques ou encore le parallélisme entre l’accroissement des savoir-faire matériels et la diversification du matériau et des formes artistiques. Il s’agit de saisir comment les différents mouvements de retrait par rapport aux structures de production ou de désinvestissement des pratiques répétitives et trop balisées ne font pas que nier ce qu’ils refusent, mais au contraire expriment le plus souvent, non pas le repliement sur le primitif et l’archaïque, mais l’aspiration à un autre usage des acquis et des pouvoirs matériels comme des conquêtes de l’esprit humain. L’art comme pratique autre s’alimente et revient à la production pour mieux s’en détacher et la dépasser, non seulement en vue de contester ses finalités et son organisation, mais aussi afin de lui opposer d’autres manières de faire. L’art, en ce sens, est directement concerné par le travail, et plus particulièrement par le travail abstrait, car il lui faut en dénouer les fils pour trouver sa voie vers de nouvelles formes d’habitabilité du monde et de déploiement des actions humaines. Sans doute l’art peut-il être tenté par bien des impasses, celle de la création solipsiste, celle de la contemplation et de la jouissance des réalités épargnées apparemment par la marchandise et la production, mais l’épuisement rapide des formes (et surtout des formalisations) artis- tiques par suite de leur banalisation et de leur intégration au jeu d’échanges sociaux marqués par la valeur, rend le choix des voies quiétistes particulièrement aléatoire. L’art ne peut conserver son caractère exploratoire et ses vertus critiques que s’il s’attaque sans cesse aux coagulations du travail, aux cristallisations régressives de l’action qui enferment les hommes dans des schémas opératoires simplificateurs. Les pratiques esthétiques ne peuvent en effet avoir de portée que si elles répondent de façon précise aux procès effectifs et aux conséquences concrètes du travail abstrait. L’art qui s’enracine en art de vivre est une suite de défis aux défis qui naissent de la technique et de la pénétration de nouveaux instruments de valorisation dans le monde des relations quotidiennes.

Il est au premier chef remise en mouvement des images et des représentations qui nous entourent, particulièrement de celles qui prétendent fonder un monde stable dans sa façon de faire vivre l’espace et le temps et de recevoir les projections/aspirations des individus. Il est ainsi mise en question des dispositifs qui réduisent la croissance des forces productives à une croissance des maîtrises de processus objectifs et objectivants dans l’oubli des capacités de jeu dans et avec le monde. L’art qui ne se fétichise pas lui-même n’est plus pour l’essentiel recherche d’œuvres achevées (prétendument autosuffisantes), ni simple invention de formes, il est avant tout découvertes des possibilités d’action que recèlent les relations enfermées dans le travail. Il se fait exaltation de forces productives humaines libérées en tant qu’elles échappent à des applications étroites à la production et à un usage restrictif des prolongements techniques du corps et de l’esprit humain. Il se fait aussi démultiplication des perspectives, rejet des processus identificatoires sclérosants par l’adoption de pratiques mimétiques attentives pour tout ce qui est insoupçonné. Il ne se laisse pas enfermer dans les dilemmes du monde du travail, ceux de l’activisme et de la passivité ; de l’hédonisme et de la performance, de la concentration et de la dispersion, de l’intentionnel et du fortuit, du réalisé et du déchet, etc. Sans doute l’art comme subversion n’est-il présent que dans les marges de la société et des individus, comme un ensemble d’instruments qu’on ne sait pas très bien utiliser et dont on redoute les effets. Mais il est justement un recours contre ce qui rend supportable l’insupportable en faisant entrevoir derrière toutes les formes de l’art domestiqué et derrière toutes les transfigurations de la réalité, des percées vers des déséquilibres dynamiques qui sont autant de remises en question du présent borné. Il est à la fois partout et nulle part, partout dans la mesure où il n’est pas de lieu où il ne puisse apparaître — nulle part dans la mesure où il n’a pas de domaine réservé où il serait à l’abri des menaces du monde. On peut le trouver sans le chercher consciemment, mais il faut évidemment une forte aspiration à une autre vie de l’en-deçà pour pénétrer les voies qui conduisent à lui. Il n’est donc pas erroné d’affirmer que la pratique artistique suppose aussi bien l’Einfühlung [7] qui permet d’épouser avec fougue les êtres et le monde, que la Verfremdung, la distanciation qui refuse les faits accomplis et les proscriptions de l’avenir autre. Elle se lie très profondément au sensible tout en le démultipliant dans l’imaginaire pour lui ôter son caractère unidimensionnel. Ce serait par conséquent en restreindre considérablement la portée que de la réserver aux « avant-gardes » empêtrées dans des querelles de préséances ou dans la critique de formalismes dépassés. Il faut en réalité considérer que des pratiques artistiques plurielles naissent à tous les étages de la société, souvent éphémères et ténues, mais constituant une réalité latente qui, de façon intermittente, fait irruption dans les chasses gardées de l’esthétisme et de l’industrie culturelle. Il n’y a, en ce sens, aucune raison de se laisser emprisonner par l’antinomie apparente entre culture élitiste ou savante et culture de masse, qui, toutes deux, doivent, pour survivre et se renouveler, se nourrir en les dénaturant des productions de l’art non domestiqué. Il ne s’agit naturellement pas de se représenter les choses comme s’il existait aujourd’hui un art populaire comparable à celui des formations précapitalistes (cf. particulièrement les traditions orales), mais bien de comprendre que l’art est une réalité discontinue, toujours prête à apparaître pour exprimer l’élargissement des horizons vitaux des individus en même temps que la protesta- tion contre leur soumission aux échanges et aux relations sociaux fétichisés. On voit par là que l’art devient indispensable à toute entreprise de transformation de la société, ce qui signifie aussi que les pratiques politiques transformatrices doivent se préoccuper de favoriser l’expres- sion artistique. En l’occurrence toutefois, il ne peut être question de protéger l’art ou de voir en lui l’illustration ou le commentaire épique de la politique révolutionnaire. Il est au contraire force anticipatrice, dépassement des rapports immédiats qu’il faut écouter pour secouer les routines politiques et rassembler les énergies sur autre chose que les intérêts les plus directement perceptibles.

Il ne faut pourtant pas s’y tromper, cette mise en relation des pratiques artistiques et de la politique n’a rien à voir avec une esthétisation du jeu politique, en particulier avec tout ce qui pourrait être transfiguration-sublimation de la violence politique et de sa puissance destructrice. Cette mise en relation est bien plutôt une mise en perspective de la politique et sa critique comme pure pensée et pratique des rapports de force, dans l’oubli de ses dimensions transformatrices et innovatrices. Dans cette perspective la politique comme échange de prestations symboliques et matérielles en vue d’obtenir l’équilibrage ou la stabilisation des rela- tions sociales est sans cesse refusée dans ses tendances à pérenniser des relations d’asymétrie et de dépendance. Elle est saisie au contraire comme déplacement incessant des limites sociales et des cristallisations institutionnelles et comme moyen de permutation des places ou positions occupées à un moment donné par les individus et les groupes. Plus précisément, elle est conçue comme un noyau conscient du changement, de diminution des contraintes sociales, de majoration des possibilités d’autonomie et d’ouverture du champ d’action des uns et des autres. Il ne s’agit plus simplement de mettre des adversaires hors de combat et d’occuper des forteresses supposées inexpugnables, il s’agit, à travers la dialectique des rapports politiques, de transformer les rapports et les pratiques des hommes entre eux, de façon à rendre possibles des changements d’ensemble. Les modifications capillaires de l’action entraînées par l’inquiétude et la subversion esthétiques, par les aspirations à un au-delà du travail, doivent trouver leurs prolongements dans les affrontements politiques, notamment pour leur donner d’autres objectifs que ceux de la domination et de la subordination. La politique n’est plus — pour l’essentiel — stratégie et tactique en vue de la conquête de positions de pouvoir, elle devient plus encore lutte pour de meilleures condi- tions d’action, pour des relations de communication plus libres permettant une plus grande inventivité sociale. Les individus et les groupes ne se subordonnent plus à des objectifs qui sont censés les dépasser, ils découvrent à travers des confrontations avec les pouvoirs organisés et les structures de domination de nouvelles possibilités d’autodétermination. La politique, en quelque sorte, ne se sépare plus des activités qui transcendent les routines, elle ne se laisse plus réduire à des recettes techniques ou à des échanges codifiés une fois pour toutes. Elle ne se confond pas non plus, bien sûr, avec l’affirmation utopique abstraite de l’autre société, encore moins avec la réalisation immédiate d’un monde sans contrainte et sans violence, au contraire elle transforme tendanciellement l’extériorité des rapports sociaux par rapport aux groupes et aux individus. La pratique politique, qui ne prend plus pour argent comptant la primauté et la domination du travail abstrait, les modes actuels d’habitabilité sociale ainsi que la hiérarchisation des fins et des moyens, cherche à aller, en effet, à l’encontre de la reproduction sociale. Elle ne se reconnaît plus dans les enjeux et les priorités habituels — réassurance des pouvoirs en place, production de rituels et de thématiques symboliques pour intégrer les différentes couches de la société aux réseaux étatiques [8] — elle s’identifie en réalité à ce qui est élargissement des horizons, diversification et intensification des échanges sociaux, glissements dans les sens attribués aux activités sociales. Dans un tel cadre, les orientations politiques ne peuvent plus se résumer à des programmes ou à des « lignes générales » défendus et proposés par des organisations, elles doivent largement se confondre avec les préoccupations des groupes qui en sont porteurs, notamment avec leurs tentatives pour développer en leur sein des liens de solidarité par-delà les tendances à la privatisation. La politique véritablement innovatrice n’atomise pas les citoyens en s’adressant à des individus isolés, habitués à considérer la société comme lourde de dangers, elle cherche à rassembler des individus et des groupes qui s’auto-organisent en recréant le tissu social. Ainsi elle n’a pas besoin de se présenter comme réponse à des réactions de peur ou d’angoisse devant le changement social en s’habillant des oripeaux de la tradition. Elle n’affronte pas les fondamentalismes en les flattant, mais en montrant leur incapacité à faire face aux problèmes du futur à partir des conceptions sclérosées du passé. Elle fait fond, avant tout, sur les initiatives que peuvent prendre dans les situations les plus diverses ceux qui sont trop souvent réputés ne pas pouvoir en prendre. Il n’y a plus, à proprement parler, de fossé entre politique et vie quotidienne, parce que l’une et l’autre se renforcent réciproquement et se complètent sans jamais se confondre. La politique se nourrit des aspirations au changement d’une quotidienneté qui perçoit le mensonge du repli sur des relations par trop restrictives, alors que le monde vécu s’ouvre à de nouveaux champs d’action grâce à la confrontation politique d’expériences multiples.

Conçue et pratiquée de cette manière, la politique perd peu à peu ses aspects lourdement pédagogiques, notamment ses références paternalistes à des guides éclairés qui possèdent et mettent en pratique les normes conduisant à la transformation sociale. Elle se fait elle-même élaboration progressive de nouvelles normes, de nouvelles règles de vie en société, elle produit de nouvelles relations aux modes de régulation et aux agencements systémiques qui caractérisent certains domaines de la vie sociale. Elle ne devient pas autoconscience de la société ou trans- parence des rapports sociaux, mais elle élargit le champ des interventions conscientes sur les mécanismes des régulations en récusant toute unidimensionnalité fonctionnaliste. En tant que politique révolutionnaire, elle ne peut donc être assimilée à l’accession, plus ou moins subite, des masses à une conscience historique de leurs tâches présupposées. Elle n’est ni révélation, ni illumination, mais elle est déplacement, à la fois discontinu et irréversible, des axes de gravité des échanges sociaux entraînant l’établissement de nouveaux réseaux de communication et de nouvelles possibilités d’agir. Ce n’est pas la conscience de classe qui vient à la politique pour la subvertir, c’est la politique qui vient à la conscience de classe (conscience d’exploitation et d’oppression dans les rapports de travail et les rapports étatiques) pour lui montrer les voies de la transformation de la vie. Il n’y a plus à projeter hors des temporalisations réelles un homme nouveau » sur fond de morale sociale abstraite, il s’agit au contraire de s’efforcer de saisir les mouvements qui se dessinent contre la tyrannie du travail abstrait aussi bien dans les rapports sociaux que dans l’intersubjectivité, aussi bien dans les rapports des individus à leur environnement vital qu’à leur action. La lutte politique est moins affaire de conviction (convaincre le plus grand nombre) qu’un combat immédiat contre les effets désocialisants des échanges marchands et de la concurrence entre les prestataires de travail. Il ne suffit pas en effet de revendiquer de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail et un meilleur cadre de vie, encore faut-il que ces revendications pour être anticapitalistes s’intègrent dans des mouvements visant au-delà du salariat, la resocialisation des exploités et des opprimés. Coalitions, rassemblements, manifestations de démocratie directe ne doivent pas avoir seulement pour but le renforcement du camp des non-privilégiés, ils doivent se donner également pour objectif la transformation de l’action et la transformation dans et par l’action collective.

Ces différentes formes de mobilisation politique ne peuvent, bien entendu, pas avoir d’effets miraculeux, c’est-à-dire produire à brève échéance de nouveaux rapports entre les individus et la société et mettre fin à toutes les causes de désagrégation des liens sociaux et de l’inter-individualité. Elles sont pourtant capitales, dans la mesure où elles font apparaître la reconstruction sociale comme concrètement possible et comme faisant partie de l’horizon du présent. C’est ce qui commence à transparaître à travers les thématiques mises à l’ordre du jour par ce que l’on appelle « les mouvements sociaux » (pour l’essentiel le féminisme, et les mouvements « verts » pour une vie différente). La notion traditionnelle de « mouvement ouvrier » se trouve par là remise en question, parce qu’elle est accrochée à la figure emblématique de
l’ouvrier d’industrie et à sa promotion sociale, et qu’elle est en même temps fermée à la crise actuelle des rapports de travail ainsi qu’à l’analyse des nouvelles formes de travail ou des nouveaux processus d’inclusion dans et d’exclusion de la production. Paradoxalement, le mouvement ouvrier est très profondément atteint dans ses capacités d’initiative, car il se refuse à prendre contrairement à ce qu’il croit les dimensions actuelles de la « centralité » du travail abstrait (notamment les différenciations dans ses modes d’apparition par suite de sa pénétration dans de nouvelles couches de la société). Dans de nombreuses circonstances il lui arrive ainsi de se placer en porte à faux dans les débats politiques en ignorant les aspirations à de nouvelles pratiques collectives, libérées de l’autoritarisme et délivrées de fixations unilatérales sur les activités étatiques. Le plus souvent il ne veut pas comprendre que la crise de la participation politique, loin d’être éphémère, est fondée sur une crise globale des mécanismes politiques, notamment de ceux qui, sous le couvert de la représentation, réduisent le rôle des travailleurs à des jeux de pression et de contre-pression sur des pouvoirs d’Etat largement structurés en dehors d’eux. Dans un contexte où l’effectivité de l’Etat-providence va en décroissant pour tout ce qui concerne la protection sociale, les consommations publiques, etc., et où, par conséquent, la présence plus ou moins périphérique du mouvement ouvrier dans les appareils d’Etat apparaît de plus en plus inefficace, la politique comme revendication et acceptation du réformisme d’en haut perd inévitablement de son attrait. Il n’est même pas exagéré de dire qu’il devient de plus en plus difficile de la renouveler en lui cherchant de nouvelles raisons d’être et de la présenter comme la voie de l’avenir.

Cela ne veut, certes, pas dire qu’il n’y a plus d’espace pour la politique comme manifestation de la volonté de puissance des uns et corrélativement de la passivité relative des autres ou encore comme sommation d’intérêts formellement égaux, quoique substantiellement inégaux, mais que la transformation sociale authentique relève d’une politique tout à fait différente, radicalement autre dans ses assises. La rationalité de la subversion des rapports anciens ne peut être la rationa lité de l’ajustement les uns aux autres des supports du travail abstrait, qu’ils soient exploités ou fonctionnaires du Capital, elle s’articule au contraire autour de leur devenir autre en tant qu’individus et en tant que membres de la société. Elle ne s’accommode ni des habitudes et des pesanteurs culturelles, ni des agencements de force nécessaires à la reproduction sociale, ni non plus de l’institutionnalisation de dissymétries sociales fondamentales. Elle se fait logique du mouvement, de l’abolition des distances sociales, du redéploiement des rapports politiques entre centre et périphéries des rapports entre pouvoirs sociaux disséminés et individus. Elle tend vers ce qu’on peut appeler après Gramsci un autre type d’hégémonie, marqué particulièrement par d’autres vécus et significations quotidiens, eux-mêmes liés à de nouveaux équilibres institutionnels dans un cadre de redistribution généralisé des pouvoirs. De ce point de vue, les révolutions du XXe siècle, à commencer par la révolution d’Octobre, apparaissent comme des révolutions arrêtées à mi-course, c’est-à-dire plus proches de révolutions passives - simples réaménagements d’hégémonie — que de révolutions assumées dans toutes les dimensions qui leur sont indispensables (pour continuer à faire référence à Gramsci). Il y a, il est vrai, des bouleversements profonds au niveau des formes de propriété et des rapports de production qui entraînent l’élimination de la bourgeoisie comme classe dirigeante, mais les classes anciennement dominées n’ont pas la possibilité ou l’occasion au cours de ces processus de transformer radicalement leur mode d’agir et de vie. Passées certaines périodes de mobilisation intense qui ébranlent les pouvoirs anciens et suscitent beaucoup d’initiatives d’en bas, ce sont les activités de réorganisation de la société par en haut qui prennent le dessus, à la fois parce que les révolutions victorieuses jusqu’à maintenant ont à prendre en charge des problèmes du passé (ceux des révolutions bourgeoises défaillantes) et qu’elles sont conduites par des organisations d’avant-garde préoccupées essentiellement par le problème du pouvoir politique central. La révolution au sens étroit, c’est-à-dire la révolution politique, l’emporte sur la révolution au sens large, c’est-à-dire, tout ce qui concourt à ébranler de façon spontanée les relations sociales. Plus précisément la révolution au sens large — l’irruption des masses sur la scène politique — n’est saisie que comme le levier ou le moyen de la révolution politique. Chez Lénine, plus encore que chez Marx et Engels, elle apparaît comme une sorte de catastrophe naturelle qui, dans un espace donné, délimite un laps de temps favorable à l’intervention politico-militaire des révolutionnaires [9]. On est toujours dans un monde renversé où le moyen – la politique réduite à l’utilisation des rapports de force - l’emporte sur les fins (de la révolution sociale) que les hommes devraient pourtant enrichir progressivement. Au bout du compte, le parti, incarnation de la politique comme force, devient prétendument le seul garant de la transformation sociale alors qu’il l’enlise dans des dispositifs de pouvoir concentrés à l’extrême. C’est bien pourquoi si l’on veut aller au-delà de la révolution passive il faut remettre la révolution au sens large à sa juste place qui est la première et cesser d’y voir un ensemble d’éruptions violentes, plus ou moins irrationnelles, qu’il est indispensable de transcender. Il faut se persuader quant au fond, qu’au-delà de certaines caractéristiques fortuites, les secousses qui ébranlent l’ordre social de façon apparemment imprévisible ont une double origine, d’abord la mise en question, le plus souvent destructurée, de ce qui se donne pour la normalité », ensuite la mise à jour de nouvelles formes sociales (communications, institutions embryonnaires, modalités d’action). Elles sont à la fois destruction de l’ancien et construction du nouveau dans des conditions déterminées, c’est-à-dire productrices de significations et d’orientations à partir des effets des rapports sociaux et des relations qui y sont vécues. On ne peut donc rapporter ces phénomènes de dissolution et de reconstitution du tissu social à des comportements inconscients qui trouveraient dans la révolution politique (la prise de pouvoir) leur mode d’accession à la conscience. La politique comme stratégie et tactique ne peut au contraire échapper aux contraintes de la reproduction sociale qu’en se mettant au service des poussées de la révolution au sens large pour y puiser lui-même une meilleure conscience des enjeux.

Par conséquent, il apparaît bien que le marxisme contemporain, qui n’arrive pas à penser l’articulation du social et du politique, reste pour l’essentiel prisonnier de leur séparation fétichiste. Le politique qui doit régler les affrontements sociaux en dernière instance est compris de façon réductrice et traditionnelle comme le reflet de contradictions « naturalisées » (le concentré d’économique de Lénine) au niveau de la base (les mouvements d’opinion) et comme un art de type militaire au niveau du sommet (changements d’hégémonie). Il est à la fois amorphe, puisqu’il manifeste ce qui lui vient d’ailleurs et extrêmement formalisé comme ensemble de jeux réservés à de petites élites spécialisées. Il n’est ainsi pas conçu au sens large comme tout ce qui est afférent aux rapports d’autonomie et de dépendance qui se font jour du bas en haut de la société entre les groupes sociaux et cimentent de façon plus ou moins stable les relations sociales. La primauté du politique dont se réclament beaucoup de marxistes prend, dans un tel contexte, un caractère tout à fait ambigu. Elle est d’un côté croyance dans la capacité des hommes à trancher dans les contradictions sociales et économiques, d’un autre côté elle est conviction que seules des minorités agissantes (appuyées par des masses plus ou moins consentantes) peuvent mettre en oeuvre cette capacité. Elle est à la fois démocratique dans ses postulations et antidémocratique dans certaines de ses implications. On ne peut en conséquence s’étonner qu’au cours du XXe siècle les marxistes aient de façon schizophrénique agi pour élargir le champ de la politique et de ses participants tout en privilégiant des décideurs en nombre limité. On se heurte là à ce que l’Ecole de Francfort appelle le « positivisme caché » du marxisme qui est moins un économisme au sens strict du terme qu’une incapacité à penser jusqu’au bout les problèmes de l’agir et du faire. Le marxisme, pour reprendre un terme d’Henri Lefebvre, s’est surtout préoccupé de devenir-monde, c’est-à-dire de faire passer ses conceptualisations critiques dans les pratiques sociales, sans se rendre compte qu’il oubliait de passer au crible ces dernières et qu’il sacrifiait dans cette actualisation mal fondée une partie de ses instruments les plus acérés. Pour cette « pensée-devenue-Monde » la progression, les succès face aux adversaires sont inévitablement accompagnés de stagnation, voire de régression. Le marxisme ébranle la pensée bourgeoise de son temps, stimule la réflexion de ceux mêmes que rebute son dogmatisme. On lui doit indirectement beaucoup de courants novateurs en philosophie, en économie, en sciences sociales. Lui-même, comme on l’a déjà constaté, ne retire toutefois que très peu (sauf de plates transpositions), de la confrontation avec les autres courants. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, il lui faut donc désapprendre à être monde, et apprendre à questionner ses origines comme ses rapports successifs aux êtres et aux choses. Son impuissance actuelle peut, dans le cadre d’un tel changement de perspectives, être le gage de sa fécondité de demain. Mais cela ne peut être vrai que s’il cesse d’être hanté par des fantasmes de toute-puissance, de résolution de tous les problèmes de la société. Il lui faut renoncer à dire ce qu’est le monde et ce qu’il doit être, pour mieux le questionner en deçà et au-delà de ce pourquoi il se donne. Il ne sera plus question alors de devenir monde, mais de devenir au monde.


Source : exemplaire personnel





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consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Sur ce rapprochement voir les deux livres fondamentaux de Hermann Mörchen, Macht und Herrschaft im Denken von Heidegger und Adorno, Stuttgart, 1980 ; Adorno und Heidegger. Untersuchung einer philosophischen Kommunikationsverweigerung, Stuttgart, 1981.

[2On peut trouver une très riche réflexion sur ces problèmes dans Alfred Lorenzer, Das Konzil der Buchhalter. Die Zerstörung der Sinnlichkeit. Eine Religionskritik, Frankfurt am Main, 1981.

[3On peut renvoyer ici surtout à Atheismus im Christentum, Frankfurt am Main, 1973.

[4Dans la production de Jürgen Habermas, il faut se référer ici avant tout à Theorie des kommunikatives Handelns, 2 vol., Frankfurt am Main, 1981 ; Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln, Frankfurt am Main, 1983 ; Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikatives Handelns, Frankfurt am Main, 1984.

[5On peut aussi discerner chez Habermas une tendance à idéaliser la communication ou plus précisément à postuler qu’elle doit forcément tendre vers la transparence. C’est faire bon marché de l’inconscient individuel et de la production différentielle du sens qui en résulte dans le dialogue et la pratique du langage.

[6Voir les réflexions, à partir de Jünger, dans Grundbegriffe de Heidegger, Gesamtausgabe, t. 51, Frankfurt am Main, 1981.

[7II ne faut pas interpréter Einfühlung dans un sens psychologiste, mais l’inter-préter comme relation de sympathie et d’ouverture qui permet aux étants d’exister. L’Einfühlung ainsi comprise n’est pas l’Einfühlung prise de possession dénoncée par Heidegger dans L’origine de l’œuvre d’art.

[8Voir à ce sujet le livre de S. Naïr, Machiavel et Marx, Paris, 1984.

[9La thématique de la révolution ou de la transformation sociale doit perdre ses connotations eschatologiques ou le futur programmé. Sur ces points il faut se reporter à l’oeuvre très riche de Lelio Basso, notamment à Theorie des politischen Konflikers, Frankfurt am Main, 1969 ; voir également le livre collectif sous la direction de Claudio Pozzoli, Rosa Luxemburg oder die Bestimmung des Sozialismus, Frankfurt am Main, 1973.