site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Une bourgeoisie en faillitte

Contre la passivité, contre la confusion. Une plate-forme pouir les révolutionnaires

p. 3-19, Maspero, 1972




Les événements de l’actualité récente révèlent de nombreux points de fragilité dans le développement du capitalisme français et dans la domination idéologique et politique de la bourgeoisie.

Après « l’automne chaud » de 1969, les luttes sociales du printemps dernier — à titre principal la grève des O.S. de Renault, mais aussi le conflit S.N.C.F., le malaise général du secteur public, etc... — expriment sous une forme locale et dispersée la persistance d’une vive combativité ouvrière face aux tentatives de stabilisation économique et de « pacification sociale » par lesquelles, le patronat — public et privé — entend faire porter aux travailleurs dans leurs conditions de travail et de rémunération, la charge de la défense du taux de profit.

Dans le même temps, les contradictions de la mise en valeur d’un capital national pris dans le réseau de la concurrence impérialiste, après s’être développées de façon larvée dans la période ouverte par mai 1968 — inflation chronique, aggravation du chômage, de la déqualification, des déséquilibres sectoriels et régionaux... — éclatent au grand jour et prennent toute leur dimension internationale avec la « crise du dollar » et les convulsions du système monétaire capitaliste.

Enfin, la légitimité politique du régime pompidolien se trouve atteinte pour de larges couches de la population, par la succession des « scandales » qui mettent à jour la nature sociale du parti dominant, les imbrications d’intérêts tissées entre la spéculation capitaliste, l’appareil de l’U.D.R. et celui de l’Etat. Le désarroi idéologique et politique des couches moyennes, rassemblées dans un large bloc conservateur par la grande peur de mai 1968, en est d’autant plus grand qu’elles se trouvent déjà traversées par toutes sortes de révoltes partielles. La crise de la jeunesse lycéenne, celle de la police, le mouvement des petits commerçants, l’audience du M.L.F., malgré leur forme désordonnée, contradictoire, mêlant souvent corporatisme et anarchisme apparaissent comme des fissures profondes dans cette autosatisfaction morale et matérielle de toute la bourgeoisie où le régime doit trouver son assise.

Ces difficultés rencontrées par l’ordre bourgeois, points d’émergence d’une crise sociale sans doute beaucoup plus profonde, pourraient conduire à la tentation d’analyser l’ensemble de la période en termes de crise généralisée — voire finale — du capitalisme français. Ainsi, certains n’hésitent pas à dépeindre une bourgeoisie contrainte de se réfugier à brève échéance dans le fascisme si elle veut encore sauvegarder sa suprématie sociale. D’autres, plus subtilement catastrophistes, décriront les formes les plus avancées de la combativité ouvrière et de la crise idéologique de la petite bourgeoisie comme autant de signes annonciateurs du surgissement d’une « France sauvage », prête et capable à elle seule de porter la montée des luttes jusqu’à son terme politique ultime, l’effondrement du capitalisme, de son ordre social et de son Etat, déjà minés de l’intérieur par la débâcle, supposée sans recours, de ses valeurs et de son idéologie.

Prendre la mesure réelle de la crise sociale actuelle, saisir les possibilités concrètes qu’elle ouvre au développement de la lutte de classes sous ses aspects économique, idéologique et politique, appelle une analyse moins volontariste et plus précise. Pour comprendre l’immédiate actualité, il faut notamment souligner :

1) que les convulsions de la période présente expriment au moins autant l’impasse stratégique dans lequel se trouve enfermée la majeure partie du mouvement ouvrier sous l’hégémonie du P.C.F. que les difficultés propres de la classe bourgeoise à affermir et perpétuer les conditions de sa domination ;

2) que la crise immédiate à laquelle, la bourgeoisie doit faire face est le fruit de multiples déterminations :

— elle exprime les formes particulières que prend, ici et maintenant, la crise sociale générale, durable, du mode de production capitaliste, dominant à l’échelle mondiale à son stade suprême, celui des monopoles et de l’impérialisme. La crise actuelle s’inscrit ainsi dans toute une période historique que caractérisent, pour la société bourgeoise française, son accès encore très inégal aux formes monopolistes d’organisation de la production et des échanges. Le rôle spécifique joué dans ce procès historique par l’intervention massive du pouvoir d’Etat et du capitalisme financier public et par une remise en cause tardive et prudente du poids politique traditionnellement reconnu aux couches sociales représentatives des formes archaïques du capitalisme français (petite production « indépendante », développement parasitaire d’un capitalisme de rentiers, de commerçants, de petits spéculateurs fonciers...), ont fortement marqué l’évolution sociale notamment depuis 1958. Ce développement inégal du capitalisme français — avec son cortège de problèmes « structurels » concernant l’emploi, les qualifications, l’équilibre régional, etc. — n’est cependant à son tour que l’expression du développement inégal du capital à l’échelle mondiale qui assigne à l’économie française une place bien précise, celle d’un impérialisme de second rang soumis à une domination et à une concurrence très vive qui s’exerce sur le plan technologique, financier, commercial et par laquelle le capitalisme, américain au premier chef, mais aussi, chacun pour leur part, les impérialismes allemand et japonais, lui imposent leurs conditions. Aussi, est-ce dans des conditions particulièrement difficiles que la bourgeoisie française tente en permanence d’apporter une solution au problème stratégique qui se pose à toutes les économies capitalistes avancées : comment organiser socialement, sur le plan idéologique et politique, l’affrontement antagonique du capital et du travail salarié afin de l’enfermer dans les limites de la reproduction du système et de l’y faire contribuer au développement des forces productives, sous la domination du capital, selon les critères de sa mise en valeur, tels qu’ils sont notamment dictés par la concurrence interimpérialiste.

— Mais, du point de vue de la lutte des classes, la situation immédiate se présente aussi comme un moment particulier — et particulièrement critique — de cette contradiction générale, comme une « conjoncture » précise au sens où Lénine employait ce terme.

Ce moment n’est pas celui de l’effondrement naturel de « l’économie capitaliste » ou de « l’idéologie bourgeoise » au sens le plus général. Il traduit plutôt la crise d’un régime, c’est-à-dire d’une forme historiquement déterminée de la domination bourgeoise, d’un ensemble concret d’institutions politiques, de procédures sociales, de mythes idéologiques qu’à travers l’expérience du gaullisme, de la crise de mai et de l’après-gaullisme la bourgeoisie française s’était donnés pour organiser, à ses propres fins, l’ensemble de la société. C’est ce régime là qui montre tous les signes de son usure, et c’est cette usure que les luttes sociales contribuent à révéler et à aggraver.

Pour autant, la classe dominante, menacée dans ces conditions de sa suprématie, ne reste pas totalement désarmée. Ce qui caractérise la conjonction historique actuelle, c’est plutôt que la bourgeoisie française se trouve soudain « à découvert » et que cela la contraint à un réajustement d’ensemble de son mode de domination économique et politique. Ce déséquilibre, aussi temporaire qu’il puisse être, crée à l’évidence une situation de relative fragilité de l’hégémonie bourgeoise. Le mouvement révolutionnaire comme la classe ouvrière dans son ensemble peuvent y trouver l’occasion d’une offensive décisive. Encore faut-il déterminer de la façon la plus lucide ceux des dispositifs de la société bourgeoise qui sont le plus profondément atteints par cette crise, — « les maillons les plus faibles » — et mesurer les chances accrues de rétablissement de son équilibre que peut — volontairement ou non — offrir à la classe dominante, l’attachement de la majeure partie du mouvement ouvrier à des stratégies réformistes erronées.

Cette démarche implique notamment de serrer au plus près les conséquences pour le système des deux éléments de l’actualité immédiate : la crise monétaire, et les « scandales » politico-financiers.

CRISE MONETAIRE, CRISE DE L’EMPLOI

En ce qui concerne la crise monétaire, il est clair que celle-ci ne peut être réduite ni au dérèglement purement technique d’une technique financière purement autonome ni à l’affrontement, purement politique, des prétentions politiques des différents Etats Nations du monde capitaliste. La crise monétaire représente, au contraire, l’émergence au plan monétaire et politique, d’une contradiction qui traverse l’ensemble du mode de production capitaliste mondial. Contradiction où s’affrontent économiquement les différents impérialismes, entre eux et avec les économies dominées, et dont l’enjeu est le partage de la plus-value capitaliste à l’échelle mondiale : les rapports entre monnaies nationales ne sont, en cela, qu’une des formes d’émergence de l’inégal développement du capitalisme mondial et des rapports de domination économique qu’il implique. La crise internationale de la monnaie et du dollar n’est donc crise de cette monnaie qu’en tant qu’elle sert de mesure et de moyen à l’ensemble du système d’échanges inégaux à travers lequel les divers pays capitalistes échangent leurs produits mais aussi confrontent leur mode d’utilisation de la force de travail, le niveau de leurs salaires, de leurs prix et de leurs productivités, et, en dernière analyse, se répartissent selon les lois de la concurrence, les revenus du Capital, le produit de l’exploitation mondiale de l’homme par l’homme [1]

A cet égard, les solutions apportées par les Etats-Unis à la crise du dollar expriment directement leur volonté de sauvegarder l’essentiel de leur dispositif de domination impérialiste : n’entendant sacrifier ni leur contrôle militaire, ni leur emprise financière sur « le monde libre » - source principale du déséquilibre chronique de la balance des paiements américains et de la dépréciation du dollar, ni leur suprématie commerciale - menacée par la percée des produits européens sur leur propre marché, - les Etats-Unis n’hésitent pas à risquer une contraction générale des échanges internationaux et, par-là, de la croissance des différentes économies capitalistes, faisant payer une fois de plus à leurs « partenaires » le prix de leur propre dépendance. L’inégalité fondamentale du système monétaire, reflet de la contradiction générale entre impérialisme dominant et impérialismes secondaires, se trouve ainsi conjoncturellement aggravée par un durcissement de la concurrence entre pays capitalistes avancés pour le partage des marchés mondiaux : en protégeant vigoureusement leur marché intérieur contre les produits européens (relèvement des droits de douane, puis dévaluation du dollar), les Etats-Unis tentent en quelque sorte « d’exporter » vers l’Europe leur chômage. Or, quelle que soit la gravité des conséquences de cette politique américaine sur leur propre économie, quelle que soit la vigueur formelle de leurs protestations politiques, aucune des puissances impérialistes ne peut prendre les risques de s’y opposer réellement. En l’occurence, comme le montre bien la Conférence de Washington, la solidarité interimpérialiste l’emporte sur la concurrence même si elle ne la supprime pas complètement. C’est la domination même de l’impérialisme et du mode de production capitaliste qui se trouverait atteinte dans une débâcle plus grave du système monétaire. Les bourgeoisies allemande et japonaise l’ont vite compris. En acceptant de porter atteinte à leur propre expansion commerciale et économique pour faciliter le rétablissement du dollar, elles s’engagent déjà dans la voie que Nixon leur désigne avec insistance : redéfinir le partage, entre tous les « ayant droits », des charges de cette « défense du monde libre », assurée, en première ligne, par l’armée U.S. au Vietnam....

L’attitude plus rigide du gouvernement français, les effets de vocabulaire typiquement gaullistes dont s’entoure la « défense de la monnaie et de l’intérêt national », ne doivent pas faire plus illusion : la politique mise en oeuvre ne comprend en fait aucune riposte sérieuse, sur le plan financier, commercial ou douanier, à la politique américaine. (C’est d’ailleurs bien l’accord bilatéral direct entre Nixon et Pompidou qui a finalement ouvert la voie au replâtrage d’ensemble du système monétaire auquel toutes les puissances impérialistes s’emploient aujourd’hui.) Pour l’essentiel, la décision de maintenir la parité du franc — c’est-à-dire de ne pas le réévaluer comme les autres monnaies européennes — est la droite ligne de la politique menée depuis 1969 en conformité avec les intérêts du patronat monopoliste : mettre à profit des avantages monétaires temporaires [2], pour favoriser, ou simplement sauvegarder, la percée des exportateurs sur les marchés européens et mondiaux. Cette stratégie qui intéresse principalement l’économie d’exportation, c’est-à-dire du fait de la structure propre de l’appareil productif, les seules « hauteurs dominantes », les plus grandes firmes de l’économie française, peut sauvegarder pendant un temps la compétitivité internationale et la capacité d’accumulation du capitalisme monopoliste. Elle comporte, en contrepartie, un approfondissement de la crise de l’emploi et encourage la poursuite d’une inflation interne, venant dévaloriser le prix de la force de travail tel qu’il s’exprime de façon purement nominale dans les salaires. En cela, elle suppose une nouvelle offensive idéologique de la part du pouvoir qui, plus que jamais, doit jouer du vieux mythe bourgeois de « l’intérêt national » pour inciter « les partenaires sociaux » — c’est-à-dire, la classe ouvrière — à modérer leurs revendications (on a vu une telle offensive se développer de façon particulièrement claire lors de la grève du métro d’octobre 1971). En ce sens, la bourgeoisie ne fait qu’appliquer et renforcer, face à la crise monétaire, comme précédemment lors du plan d’austérité de 1969, la stratégie d’ensemble dont le VIe Plan a explicitement posé le principe : trouver les ressources nécessaires à l’accumulation capitaliste intensive qu’implique le développement et l’internationalisation des forces productives en soumettant l’ensemble du développement social aux impératifs de la mise en valeur du Capital : modération de la revendication salariale par la « paix sociale » (ou neutralisation par l’inflation...) ; soumission complète aux principes de l’économie marchande et « rentabilisation » du secteur des consommations collectives ; adaptation du mode d’organisation des capitaux et du travail — intellectuel ou manuel — aux exigences de la politique de productivité. Pourtant les représentants officiels du mouvement ouvrier (centrales syndicales, et surtout P.C.F...) si prompts — et si fondés — à dénoncer la politique de classe du VIe Plan, ne s’avèrent guère capables d’en reconnaître le visage dans l’actuelle politique monétaire, s’embarrassant eux-mêmes dans les contradictions du social chauvinisme. (En substance, la critique de la politique Giscard par le P.C.F. est du type : « Vous n’êtes pas capable d’aller jusqu’au bout, en effet, dans la défense du franc et de tenir tête aux Américains », attitude qui laisse intact le mythe idéologique de « la monnaie nationale », surenchérit même par rapport à lui sans dévoiler la stratégie réelle du grand capital.)

Cette myopie politique vient d’ailleurs souligner combien la capacité de la bourgeoisie française à résoudre les problèmes que lui posent en permanence l’accumulation et la reproduction sur une base élargie de son capital ne se mesure pas uniquement à la marge de manoeuvre économique que lui ménage la concurrence interimpérialiste. Elle dépend en fait de l’ensemble des conditions de reproduction des rapports sociaux capitalistes, c’est à-dire également de l’efficacité des dispositifs idéologiques et politiques qui permettent de défendre contre la lutte des classes la cohésion sociale, de produire et de reproduire, au sein de la classe ouvrière et des différentes couches de la bourgeoisie, une acceptation suffisante des principes du développement monopoliste.

LA FAILLITE POLITIQUE DE L’APRES-GAULLISME

En ce sens, l’ampleur de la crise de régime — et le rôle propre qu’y jouent aujourd’hui les « scandales » — doit être mesurée au regard des formes sociales dans lesquelles la restauration de la domination bourgeoise a tenté de s’inscrire au lendemain du choc des luttes sociales de 1968 et de l’effondrement de l’équilibre gaulliste :

1) Il s’agissait en premier lieu de consolider et de restructurer politiquement le bloc au pouvoir, le rassemblement de toutes les couches de la bourgeoisie, comme base d’appui du régime [3]. Ce regroupement dont les élections de 1968 tracent clairement les contours, devait notamment trouver le cadre institutionnel et le ciment idéologique propres à permettre le dépassement des profondes contradictions d’intérêts qui traversent la classe dominante et que développe en son sein l’affirmation croissante de l’hégémonie de la couche sociale directement représentative du Capitalisme financier. Car, définitivement ébranlée en mai 1968 par l’expression ouverte des antagonismes de classe, les formes bonapartistes de collaboration de classe dont le gaullisme avait su user pendant une décennie [4] s’avèrent désormais incapables d’organiser de pair, l’intégration idéologique de la classe ouvrière et les arbitrages nécessaires à la cohésion de la classe dominante elle-même. Le fiasco de référendum de 1969 marque à cet égard à la fois l’effondrement de la forme proprement gaulliste d’exercice du pouvoir d’Etat (présidentialisme s’adressant par-dessus les institutions et les classes sociales, au « peuple » par la voix magique du discours et du plébiscite...) et la dérobade d’une bourgeoisie qui a compris à temps la nécessité d’une relève. Cette nécessité ne tenait pas seulement à l’usure manifeste du « pouvoir personnel » ; elle s’inscrivait beaucoup plus profondément dans la faillite d’une mythologie idéologique, mêlant curieusement les thèmes modernistes de la croissance néocapitaliste, l’idéalisme technocratique (« le sens de l’Etat » interventionniste et réformateur) et les clichés de la plus vieille extrême droite (chauvinisme, paternalisme social et corporatisme, « participation » et « intéressement »...). Après 1968, cette idéologie gaullienne non seulement n’opposait plus de parade efficace à la montée des luttes ouvrières mais apparaissait aussi comme un obstacle objectif au développement du capitalisme financier. En avril 1969, le roi est nu : c’est à Pompidou que la bourgeoisie donna mandat de tailler à sa mesure de nouveaux habits.

2) Pour cela, il lui appartient notamment de redéfinir profondément les conditions sociales d’un développement accéléré du capitalisme français à l’échelle internationale. Celui-ci, puissamment renforcé par la politique gaulliste elle-même, s’apprête alors à accéder à un stade supérieur, celui de l’organisation monopoliste supranationale. Les réorientations de la politique économique traduisent en fait l’élaboration par la bourgeoisie, notamment par sa fraction patronale moderniste, d’une nouvelle stratégie d’ensemble. Il ne s’agit en rien, comme on le dit trop souvent, d’une politique « néo-libérale » ou de « désengagement de l’Etat » : le pouvoir d’Etat y joue toujours un rôle central d’initiative et de médiation idéologique et politique. Mais il entreprend de reconvertir l’ensemble des appareils publics - idéologiques comme l’Ecole et l’Université de la Réforme Faure ou financiers — conformément aux exigences de l’accumulation capitaliste et de la reproduction des rapports sociaux, telles qu’elles s’expriment à cette nouvelle étape du développement généralisé des techniques de pointes et de l’internationalisation des capitaux. Il s’agit dans le même temps de définir une procédure efficace de collaboration de classe face à la montée et à la transformation de la combativité ouvrière et à l’échec, définitif, après le « coup » inespéré de Grenelle, des ambitions gaullistes d’une « économie concertée » organisant au sommet le dialogue pacifié entre appareils syndicaux et patronaux, sous l’oeil bienveillant d’un Etat garant de ce bel « intérêt général ». C’est précisément le rôle assigné par le pouvoir et par le patronat à leur offensive vers la politique contractuelle. Tendant à une programmation d’ensemble de la revendication ouvrière, cherchant à la canaliser vers un terrain principalement salarial, à l’assortir d’une adhésion plus ou moins implicite aux principes de la croissance capitaliste, cette politique n’est guère qu’une nouvelle version d’un objectif permanent de la stratégie sociale du capital monopoliste : institutionnaliser comme un élément de son propre développement l’expression de la lutte économique des travailleurs. Mais elle s’accompagne, en l’occurence, d’une politique des rémunérations salariales qui entend jouer à nouveau de toutes les possibilités que lui ouvrent la concurrence sur le marché du travail et l’existence d’une forte « armée de réserve industrielle » alimentée par la transformation rapide des forces productives ; elle entreprend d’aggraver les fondements objectifs de division de la classe ouvrière, d’utiliser toutes les contradictions d’intérêts immédiats susceptibles de s’opposer à son unité idéologique et qui résultent déjà de la place assignée à chacun dans la division hiérarchique du travail (cf. O.S./ O.P. ; travail d’exécution travail d’encadrement ; travailleurs français / travailleurs immigrés) et dans le développement inégal des différents secteurs de l’appareil de production. Ainsi le contrat servira aussi bien à concéder quelques miettes du « progrès » dans les branches techniquement avancées, à forts progrès de productivité, qu’à organiser aux moindres frais la régression des secteurs en déclin.

3) C’est au regard des enjeux de cette stratégie par laquelle la bourgeoisie tente d’organiser son affrontement immédiat avec la classe ouvrière qu’il faut situer, à leur juste place de contradictions secondaires, la plupart des événements que la conception journalistique de l’histoire donne volontiers comme facteurs dominants de la « vie politique ». Certes l’opposition savamment entretenue et commentée entre « gaullistes de gauche » et « gaullistes de droite », partisans de la « ligne dure » (Marcellin...) et paladins de la « nouvelle société » (Chaban), représente sans doute plus qu’une simple division du travail au sein de l’équipe gouvernementale, plus que les deux faces d’une même politique dont l’unité serait assurée en permanence par les subtils oracles du pouvoir présidentiel. Mais cette opposition est en fait la forme institutionnalisée et ainsi désamorcée - dans laquelle le régime tente d’exprimer et de résoudre les contradictions objectives et idéologiques qui traversent les diverses couches de la bourgeoisie française. C’est parce que l’U.D.R. prétend, notamment depuis mai 1968, s’affirmer de façon décisive comme parti dominant, comme organisation politique hégémonique de toute la bourgeoisie qu’il a dû, comme le vieux parti radical de la IIIe République, se construire à la fois comme parti du gouvernement et comme parti de notables (cf. les municipales...) qu’il doit en permanence assurer, au sein de son propre appareil, les compromis et les arbi trages à travers lesquels la classe dominante maintient sa cohé soin et peut développer une stratégie unifiée au niveau du pou voir d’Etat [5].

Or, c’est précisément dans l’incapacité politique du pouvoir à mener à lui seul à leur terme l’ensemble des tâches dont il s’est trouvé investi par la bourgeoisie que l’usure du régime pompidolien est aujourd’hui manifeste.

En premier lieu, au regard des objectifs qu’elle s’était elle même impartie, la politique contractuelle s’est avérée de bien peu d’effets. Le pouvoir a dû faire une rapide retraite en ce qui concerne l’aspect le plus ouvertement réactionnaire des premiers contrats, les clauses anti-grèves. Mais au terme de deux années d’expérience, il n’a pas plus réussi à utiliser la procédure comme instrument efficace de limitation des augmentations salariales nominales. Bien plus, pour avoir célébré trop ouvertement les bienfaits de la « paix sociale » et de la collaboration de classe, il n’a pu obtenir l’adhésion globale des centrales syndicales à cette forme subtile de l’intégration. Parfois, quelque peu séduits ou surpris, par l’ambiguïté des négociations (cf. l’attitude de la C.F.D.T. dans la fonction publique, de la C.G.T. à l’E.D.F., des deux syndicats à Berliet, etc.) incapables de définir une riposte d’ensemble à cette offensive du patronat, les syndicats ne sont cependant pas globalement tombés dans le piège. D’autre part, les luttes sociales les plus dures, les plus nouvelles dans leur forme, témoignaient que de larges couches de la classe ouvrière, aux prises avec les effets immédiats de la politique de productivitié et de l’inflation, n’étaient guère disposées à abandonner la proie pour l’ombre, leur combativité pour quelque pacte de discipline et de paix sociales.

A ce demi-échec pour la classe dominante, vient s’ajouter aujourd’hui le malaise créé à l’égard du régime, jusqu’au sein de la moyenne bourgeoisie, par la multiplication des « scandales » qu’ils soient de nature policière ou qu’ils relèvent de l’escroquerie capitaliste. Le parti gouvernemental est sans doute profondément atteint dans sa façade de respectabilité républicaine par la multiplication fâcheuse de ces « incidents de parcours ». Il ne faut cependant pas majorer la portée de cette crise du régime du point de vue des intérêts politiques généraux de la bourgeoisie ; pour l’essentiel, cette crise reste pensée et exploitée politiquement dans les termes de l’idéologie démocratique bourgeoise elle-même. S’il s’agit d’un « scandale » c’est d’un scandale où l’on met en cause l’« honnêteté », la « propreté » de l’U.D.R., la légitimité de sa prétention majoritaire mais cela au nom même des valeurs d’un système qui, lui, n’est pas remis en cause dans son postulat idéologique d’un Etat neutre, arbitre, servant de « l’intérêt général », et des « libertés publiques ». De même que le parti radical ne sait, pour flétrir l’affairisme pompidolien, que ressusciter le vieux mythe de la « séparation nécessaire du pouvoir économique (un bon capitalisme musclé...) et du pouvoir politique (un Etat angélique de magistrats intègres...) », le P.C.F., sur le thème du « coup de balai », donne un seul sens à la crise actuelle : elle lui permet plus que jamais de se poser à la fois comme seul porteur légitime des « intérêts historiques de la classe ouvrière » et comme opposition officielle, candidate immédiate de « tous les braves gens » à un exercice légal, ordonné, et responsable du pouvoir.

En ce sens, l’usure prématurée du régime pompidolien conduit paradoxalement à renforcer le système démocratique-bourgeois, notamment sous la forme d’un jeu néo-parlementaire où l’ensemble des forces politiques traditionnelles, de l’U.D.R. au P.C.F., entendent circonscrire l’essentiel de l’expression politique et résumer les enjeux de celle-ci à leur propres affrontements en vue du pouvoir.

COURSE AU POUVOIR ET SURENCHERE REFORMISTE

C’est dans ce cadre là que s’inscrit, renaît une fois de plus de ses cendres, le projet d’Union de la Gauche. Mais c’est aussi la nature de ce système, les multiples combinaisons, reclassements, compromis qu’il autorise, qui permettent à la bourgeoisie de tenir plusieurs fers au feu, de mûrir, si nécessaire, d’autres issues à la crise que l’alternative simple Pompidou-Mitterand que la situation présente pourrait laisser croire inéluctable : la multiplicité de ces issues tient aux termes mêmes, très largement semblables, dans lesquels l’ensemble des forces en présence se posent et posent aux citoyens-électeurs le problème du pouvoir d’Etat.

Tributaires de la même légitimité électorale, prisonnières à des titres divers d’un même respect des rapports de production en place (dont, on ne le rapellera jamais trop, le caractère capitaliste ne se réduit pas à la seule propriété privée monopoliste...), toutes les forces politiques de l’U.D.R. au P.C.F., en passant par tout le dégradé des centrismes et des réformismes, ont le même problème : sur quelle base idéologique sceller un bloc électoral regroupant le plus grand éventail possible de couches sociales ? Chacun en y apportant sa réponse propre, s’assigne en fait le même enjeu et se limite aux mêmes moyens :

Tous ces candidats au pouvoir, à la recherche d’une introuvable base sociale ont, à leur manière, compris que le développement du capitalisme monopoliste quelle qu’en soit la forme - affairisme sauvage à la Pompidou, capitalisme « propre » de Giscard ou de J.-J. S.-S., capitalisme d’Etat de la « démocratie avancée » – n’est politiquement possible qu’à une double condition :

— associer encore pour un temps les couches moyennes traditionnelles à ce développement en flattant leurs comportements idéologiques spontanés (individualisme, poujadisme, etc.) et en leur ménageant la possibilité ou l’espérance de participer pour quelques miettes à la grande redistribution de la plus-value monopoliste opérée notamment par l’intermédiaire de l’appareil d’Etat. (A l’égard de cette clientèle-là, le P.C.F. n’y va pas par quatre chemins : son programme rend un hommage, digne de M. Pinay, à la propriété privée et à l’épargne, « fruits légitimes du travail » et s’engage à défendre « les droits des petits porteurs de titres »....) ;

— donner leur pleine expression politique aux aspirations sociales des couches salariées directement liées aux formes les plus avancées de gestion et d’organisation technique du capitalisme moderne : cadres, techniciens, et dans une certaine mesure, ouvriers les plus qualifiés des secteurs de pointe ; métiers de l’informatique, du « management », du grand commerce et de la banque... C’est là une nouvelle classe moyenne très diverse, mais que le Capital utilise puissamment en agents salariés de sa domination sociale sur le travail manuel et tend à constituer idéologiquement en chiens de garde, le plus souvent sincèrement mystifiés, de sa « rationalité ». Il ne peut cependant satisfaire pleinement ses prétentions technocratiques à diriger complètement le procès de production ni bien sûr parer à un malaise idéologique à travers lequel les éléments les plus conscients de ces couches peuvent dénoncer l’aliénation de leur technique et sa séparation sociale d’avec le travail manuel.

Or, toutes les forces politiques qui se disputent le terrain électoral ont compris que seule cette « clientèle », de par les contradictions de son statut actuel, pouvait à terme venir remplacer dans le bloc au pouvoir la petite bourgeoisie traditionnelle sur laquelle s’appuyait principalement l’équilibre du bonapartisme gaullien. Elle représente de ce fait, plus encore que la classe ouvrière au sens strict, l’enjeu central de toutes les batailles électorales et de toutes les combinaisons réformistes. C’est d’ailleurs bien pour elle que chacun, avec son style propre, déploie l’essentiel de sa séduction politique : de J.-J. S.-S. partant en guerre contre l’héritage au nom du « management » au P.C.F. réduisant sans vergogne l’alliance prolétarienne des travailleurs manuels et intellectuels à la défense la plus plate des intérêts catégoriels (hiérarchie des salaires) et des illusions technicistes des salariés d’encadrement.

Cette identité de jeu et d’enjeu explique sans doute le levier idéologique commun dont usent « réformateurs » et réformistes de tous genres : une surenchère économiste par laquelle chacun d’entre eux s’emploie à célébrer les bienfaits – et la neutralité sociale — de la croissance et du progrès technique pour mieux éluder le problème central, celui de la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois et du bouleversement révolutionnaire des rapports sociaux de production. A en croire le P.C.F., pour répondre aux aspirations les plus profondes des travailleurs, telles qu’elles ont pu s’exprimer en mai 1968 ou dans les luttes récentes, il suffirait de libérer les forces productives de la main mise des monopoles privés et d’assurer leur gestion éclairée sans remettre en cause ni la nature du pouvoir et de l’appareil d’Etat ni les rapports réels de production. Comme le note André Gorz : « L’hypothèse politique de base y est que la transition au socialisme doit se faire par des voies pacifiques et par étapes et ne doit donc point bouleverser l’organisation du travail, la division du travail et les techniques de production matérielle qui les commandent. Celles-ci au contraire doivent être conservées et reconduites mais mises au service de buts sociaux démocratiques. » On est en cela moins loin qu’il ne paraît des réformateurs libéraux (Giscard) ou centristes (Chaban, J.-J. S.-S.) dont le modernisme néo-capitaliste, s’il reste fortement attaché à la libre entreprise, dépeint en des termes, non moins abstraits et mystifiants au regard de la réalité du mode de production, l’harmonie et la justice sociales comme fruits naturels du « développement économique ». En fait, sans que cela puisse laisser ignorer la nature totalement différente de l’enracinement social des partis qui les expriment ni la réalité de leur antagonisme politique actuel, les projets de « démocratie avancée » et de « nouvelle société » se nourrissent au fond du même mythe bourgeois qui consiste à croire que le capitalisme régnant, — fut-il l’Etat —, on peut faire abstraction de la lutte des classes pourvu que l’on ait un gouvernemnt bien intentionné — fut-il « ouvrier ». M. Georges Marchais qui n’a guère de rival à craindre en matière de « crétinisme parlementaire » n’a-t-il pas cru bon lors de sa présentation au Comité Central du programme du P.C.F., de souligner que les communistes devaient « faire la preuve de leur sens de l’Etat » ?

Cette conception légaliste et étriquée de la politique que les tenants de l’union de la gauche diffusent pour leur part au sein du mouvement ouvrier est lourde de conséquences pour le développement de la lutte des classes dans la période qui s’ouvre :

1) Le décalage est dès maintenant manifeste entre ce que les luttes sociales expriment de réelle combativité, d’aspirations à une transformation très profonde de l’ensemble des rapports sociaux et un « débouché politique » strictement institutionnalisé dans le cadre du parlementarisme bourgeois et sous la responsabilité jalouse des appareils ouvriers officiels. En ce sens, la « dynamique unitaire », si elle contribue à perpétuer de nombreuses illusions réformistes au sein de la classe ouvrière, n’est pas de nature à susciter un « nouveau juin 36 », un vaste mouvement de masse, combatif à la base mais s’en remettant de son expression politique au cartel électoral de la Gauche. Cela n’empêche, qu’en l’absence d’un mouvement révolutionnaire capable de s’affirmer jusqu’au niveau proprement politique et d’y disputer leur monopole d’expression aux organisations ouvrières réformistes, la plupart des mouvements de masse, aussi radicalisés soient-ils dans leur expression immédiate, risquent bien de se trouver à terme récupérés dans cette somme « de tous les mécontents » dont l’union de la Gauche entend se nourrir.

2) Dans le cadre du système en place, l’issue de la crise du régime n’est en rien enfermée dans l’alternative Union de la Gauche/U.D.R. Cette représentation simplificatrice et dramatisante de la réalité des forces politiques est le produit idéologique d’une propagande dont, chacun pour son compte, le néo-gaullisme et le parti communiste entendent tirer un renforcement de leur légitimité propre à la vérification de leur description de la lutte (« bolchevisme totalitaire » contre « parti des grands monopoles », Marchais contre Chirac dans une récente émission de l’O.R.T.F...). Mais en fait de part et d’autre, on s’apprête déjà à tous les accommodements que peut rendre nécessaires l’échéance incertaine des Législatives de 1973 :
Du côté de l’Union de la Gauche une perspective clairement majoritaire est loin d’être acquise. Toute combinaison gouvernementale devrait probablement recourir très largement au soutien du parti radical et autres « démocrates sincères » et « réformateurs » de l’ordre bourgeois. Cette situation implique notamment que le P.C.F., tout en renforçant au sein du mouvement ouvrier la propagande autour de la « stratégie de démocratie avancée », doit, dès maintenant, accepter tous les compromis imposés par une telle alliance politique de classe par rapport aux objectifs hautement proclamés de son réformisme ouvrier : mise en tutelle publique des monopoles, lutte contre la dilapidation des services collectifs, contre la spéculation foncière, etc. Les appels pressants au Parti Socialiste pour la poursuite des discussions programmatiques signifient le plus clairement possible, dans la conjoncture présente que le P.C.F. saura lâcher tout le lest nécessaire à une victoire de l’« opposition » mais aussi qu’il entend, en prévision d’une telle hypothèse, obtenir des garanties précises sur une formule gouvernementale conforme à son projet stratégique d’ensemble. A cet égard les dérobades successives du P.S. et ses querelles légalistes sur « l’alternance au pouvoir » sont moins l’effet d’un vieil anticommunisme qu’une précaution tactique qui entend limiter l’engagement unitaire au plan électoral : le P.S. nouvelle manière entend bien garder sa liberté et rester disponible pour l’ensemble des combinaisons politiques auxquelles peut conduire un rapport de force incertain en 1973 : dans la mesure où la situation le lui permettrait Mitterand, ne veut notamment pas exclure de se poser alors comme l’élément fédérateur d’une voie néo-travailliste largement ouverte à droite et qui confinerait le P.C. dans la position de devoir soutenir une coalition où il ne serait pas hégémonique.

Ainsi, sur son terrain propre, l’électoralisme, le succès, voire la simple cohésion, de l’Union de la Gauche sont loin d’être assurés. Ceci confirme que les craquements du régime pompidolien annoncent moins l’effondrement inévitable du clan conservateur que l’ouverture d’une période agitée de reclassements et de regroupements de l’ensemble des forces politiques bourgeoises. Le P.S. et le parti radical l’ont semblablement compris : leur base sociale traditionnelle et leur récent renouveau moderniste leur permettent, dans une telle situation, de pouvoir prétendre aussi bien constituer une aile indispensable du réformisme ouvrier du type P.C.F. que de se poser directement en loyaux gestionnaires bourgeois. Mais cette situation profite aussi aux diverses composantes du pouvoir en place qui peuvent y trouver l’occasion de redéfinir et de conforter leur assise politique. Les sempiternels débats de l’U.D.R. sur la bonne et mauvaise « ouverture », les subtiles variations de Pompidou et Giscard sur « majorité présidentielle » et « majorité parlementaire » ont un enjeu précis. L’abandon du principe de légitimité historique du gaullisme, la mise en cause, de l’intérieur même de l’équipe gouvernementale, du monopole politique de l’U.D.R., le recours ouvertement encouragé à toutes les combinaisons que rend possible la prolifération des « réformateurs » témoignent du fait que, dans la crise qu’il traverse, le bloc conservateur entend bien procéder de lui-même à la restructuration désormais inévitable des formes d’expression politique de la bourgeoisie et rester, en cela, celui par lequel elle pourra, en 1973, réaffirmer sa complète domination sociale.

3) Mais le fin mot de l’histoire appartient encore à la lutte des classes, même si tous s’emploient à la désamorcer. Pour le pouvoir en place, il reste qu’il ne peut espérer réussir son établissement politique qu’en tentant de limiter les effets les plus sensibles de l’aggravation de la crise économique. Pour leur part, les tenants de l’Union de la Gauche, prisonniers de la contradiction propre à tout réformisme ouvrier, savent bien que l’issue électorale qu’ils recherchent - la victoire sur la « droite » - dépend principalement d’une évolution de la conscience des diverses couches populaires, qui reste profondément déterminées par la lutte de classe, notamment dans sa dimension économique. Ainsi, pour ébranler l’influence des forces conservatrices, pour fonder sa prétention à l’hégémonie politique sur une légitimité populaire. Le P.C.F. doit jouer de tout un registre de « mécontentements » suscités par la crise objective du régime et, au moins formellement, s’affirmer sur une base de classe. Pour lui, il ne peut s’agir simplement d’« étouffer les luttes de masses » pour s’en tenir à une pure pratique électorale propagandiste. Son jeu est nécessairement plus complexe : il doit se poser, directement ou indirectement, en initiateur et en organisateur de droit des luttes de masses, utiliser dans une certaine mesure la combativité sociale, tout en évitant le plein développement politique des formes de conscience de classe ainsi mobilisées, tout en canalisant strictement l’action de masse dans le sens d’une pratique revendicative, économiste et démocratisante, dont l’Union de la Gauche apparaîtrait comme le porte-parole désigné. Il n’y a donc pas, dans la stratégie réformiste, indépendance totale et définitive entre le champ de la lutte de classe et celui de la conquête du pouvoir : il y a complémentarité d’une pratique économiste et d’une pratique électoraliste, projet conscient d’exacerber, sous une certaine forme, les contradictions sociales afin de mieux en enfermer l’expression dans ce lieu clos du Parlement ou partis bourgeois et ouvriers rendent au fétiche de l’Etat démocratique un semblable hommage.

4) Consolidation d’un bloc conservateur ? regroupement des réformateurs modernistes ? constitution d’un travaillisme à dominante sociale-démocrate ? A s’en tenir aux multiples combinaisons qu’esquissent aujourd’hui les grandes manoeuvres des états majors traditionnels, les jeux sont donc loin d’être faits et laissent de multiples chances à la bourgeoisie de sortir de sa crise actuelle...

Cependant l’issue qu’elle pourra en définitive se donner dépend pour une part non négligeable de la façon - nécessairement, partielle et déformée — dont les résultats de l’affrontement électoral de 1973 exprimeront, au niveau des institutions démocratiques-bourgeoises, le développement de la lutte des classes.

C’est pourquoi le mouvement révolutionnaire ne peut se réfugier dans des formules hâtivement simplificatrices du type « Pompidou-Mitterand = même combat ». En effet, l’analyse concrète de la situation concrète dans laquelle se développera sa propre action ne saurait ignorer qu’en fait le rapport de force qui s’établira entre la « droite » et la « gauche » et, au sein même du mouvement ouvrier réformiste, entre le P.C.F. et la « gauche non communiste », conditionne puissamment la nature de la solution politique à laquelle la classe dominante devra, en définitive, recourir.

En ce sens, il faut souligner que, même s’il ne s’agit pas là des hypothèses les plus probables, la bourgeoisie peut se trouver en situation de devoir accepter, bon gré malgré, une formule bien différente de celle qui a, sans nul doute, sa préférence (la simple reconduction plus ou moins replâtrée de l’actuelle coalition gouvernementale) :

Un rapport de force électoral trop incertain entre les divers « partis de gouvernements » pourrait ramener les institutions de l’Etat bourgeois vers une situation de crise parlementaire prolongée (type IVe République ou « à l’italienne »). On ne saurait alors exclure un nouveau renforcement de l’exécutif présidentiel, qui sans prendre nécessairement des formes de fascisation, peut s’assortir d’une aggravation marquée des méthodes autoritaires, de l’intoxication idéologique et de la répression.

A l’inverse, une victoire électorale massive de l’Union de la Gauche, si elle reste à la fois assez peu plausible et incapable d’engager et de conduire à termes les tâches d’une réelle transition vers le socialisme, introduirait sans doute un puissant facteur d’instabilité politique et sociale et pourrait, pour un temps limité, neutraliser certaines des armes les plus brutales de la bourgeoisie contre la classe ouvrière.

Mais, en l’absence d’un parti révolutionnaire, profondément lié aux masses et doté d’une capacité réelle de centralisation organisationnelle et politique, ce serait pour l’extrême gauche française s’engager dans l’impasse des compromissions bureaucratiques et de l’opportunisme que de prétendre jouer le rôle d’un « M.I.R. de l’Union de la Gauche », menant de front « soutien critique » et organisation du « débordement stratégique ».

Au contraire, dans cette hypothèse — comme dans les autres, les mêmes principes s’imposent au mouvement révolutionnaire pour définir une riposte d’ensemble à la crise de la société bourgeoise et au renouveau des illusions réformistes.

- Ne sacrifier son autonomie politique, ni en ce qui concerne son expression idéologique centrale ni dans les tâches multiples par lesquelles il contribue, à la base, au renforcement et à la radicalisation des luttes anti-impérialistes.

- Renforcer systématiquement son audience dans les masses, sa force d’organisation politique, sa capacité à traduire la combativité populaire en termes de stratégie globale, en partant du patrimoine d’expérience collectif accumulé par la classe ouvrière depuis mai 1968 mais aussi de toutes les aspirations des masses que l’Union de la Gauche peut tenter de mobiliser mais reste par nature incapable de satisfaire.

— Définir ses initiatives face au réformisme en fonction d’un objectif central dans la période qui s’ouvre : faire franchir un pas décisif à l’unité des militants révolutionnaires, à la fusion entre les éléments les plus combatifs de la classe ouvrière et les rudiments déjà organisés d’une future avant-garde à l’élaboration programmatique, qui préparent l’édification d’un authentique Parti Révolutionnaire.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1On rappellera que le dollar, monnaie nationale américaine, joue aussi dans le cadre du « système monétaire international » le rôle de monnaie dominante, acceptée en fait, à l’égal de l’or, dans le règlement des échanges capitalistes internationaux. Les crises spéculatives récentes s’expliquent par une dépréciation continue du dollar par rapport à l’or, mais aussi par rapport à d’autres monnaies comme le mark, le yen ou le franc, résultant de divers facteurs : persistance de l’inflation interne aux Etats-Unis, accumulation notamment dans les pays européens de stocks de dollars bien supérieurs aux possibilités réelles de remboursement en or par les Etats-Unis. Les « balances dollars », conséquence monétaire du déficit de la balance des paiements américains, représentent un crédit permanent fait à l’impérialisme américain et par lequel celui-ci peut perpétuer sa domination économique et politique : importations de matières premières, dépenses militaires et d’aide au développement, exportation de capitaux et investissements à l’étranger... Elles alimentent également un marché international des capitaux (« euro-dollars ») qui représente désormais une source importante de financement des investissements américains en Europe...

[2La dévaluation hier, la réévaluation du mark aujourd’hui ont pour effet premier de diminuer le pouvoir d’achat relatif du franc au plan international. Cette mesure, toutes choses égales par ailleurs, favorise les exportations françaises dont le prix exprimé en dollars se trouve abaissé. En revanche, les importations françaises sont renchéries. Cet effet a des conséquences directes sur les coûts de production intérieurs et incite d’autant plus les firmes capitalistes à aggraver le rythme de l’inflation que, pour un temps, leur compétitivité extérieure se trouve renforcée. Les politiques d’austérité le plus souvent mises en oeuvre (notamment en 1969 après la dévaluation) tendent à « étaler » de tels effets inflationnistes, en faisant porter la charge principale de cette « stabilisation » relative aux salariés (discipline salariale, blocage des dépenses collectives), et ne contribuent à préserver les exportations et les profits monopolistes qui en découlent qu’au prix d’une limitation sévère de l’emploi et du pouvoir d’achat.

[3La caractéristique de la base sociale du régime ne peut s’opérer en simple référence à l’analyse de l’électorat pompidolien ou du recrutement social de l’appareil de l’U.D.R. Pour s’en tenir à ce dernier point, on peut d’ailleurs noter que cet appareil est beaucoup plus directement représentatif des couches parasitaires du capital — spéculation foncière et immobilière, voire trafic de la drogue... — que du grand patronat industriel et du capitalisme financier (les « grands monopoles » chers au P.C.F.).
Beaucoup plus profondément, si l’U.D.R. représente bien, notamment depuis 1968, le parti dominant de toute la bourgeoisie et pas simplement le « parti des grands monopoles », c’est en fonction du rôle propre d’organisation et de représentation politique de la classe dominante que lui assigne une situation :
- où, pas plus que sous la période gaulliste, l’hégémonie de la couche monopoliste ne peut s’affirmer, en rupture idéologique et politique ouverte avec les diverses fractions de la petite bourgeoisie. Cette nécessité politique d’une base d’appui est caractéristique d’un décalage durable entre les formes de la domination monopoliste telle qu’elle s’exprime au plan de l’infrastructure et à celui de la superstructure, du pouvoir d’Etat ;
- où, l’expression politique de la bourgeoisie doit, après l’échec des formes caractéristiques du pouvoir personnel, passer à nouveau par la médiation des appareils des partis politiques, alors que ceux-ci, profondément désorganisés par la période gaulliste, s’avèrent, au moins dans l’immédiat, incapables d’offrir une représentation politique autonome des diverse couches petites-bourgeoises.
Reconnaître le rôle conjoint que jouent actuellement l’appareil d’Etat et celui de l’U.D.R. dans l’expression politique de toute la bourgeoisie ne nie donc en rien le caractère hégémonique au niveau du pouvoir d’Etat des couches représentatives du Capital financier, mais souligne que cette hégémonie ne peut se réaliser et se perpétuer que sous des formes puissamment contradictoires, au prix de multiples médiations et compromis au sein de la classe dominante et non pas selon cette subordination mécaniste et univoque qu’impliquerait le schéma d’une « main-mise » des monopoles sur l’appareil d’Etat.

[4Le terme de bonapartisme est employé ici, de façon provisoire et approximative, pour caractériser le type exceptionnel de régime et d’Etat auxquels la bourgeoisie française a dû recourir en 1958 pour parer à la débâcle politique et idéologique du parlementarisme. Les caractères propres de ce régime d’exception qui ne semble pouvoir être réduit ni aux formes classiques d’Etat interventionniste ni à d’autres types exceptionnels de l’Etat bourgeois (fascisme, dictature militaire...) se rapprochent, semble-t-il, le plus de ceux du bonapartisme tel que Marx a pu l’analyser :
1) Dans une phase très particulière du développement des forces productives, phase impliquant une réorganisation profonde des rapports sociaux capitalistes (domination croissante du capital financier sur la production industrielle et les échanges ; transformation de la division du travail par l’application massive de nouvelles techniques au procès de production...) la faiblesse relative du capitalisme français implique un renforcement caractéristique du pouvoir d’Etat dans son rôle d’intervention économique mais aussi comme lieu de formulation et de diffusion idéologique,
2) Dans une situation d’équilibre instable, d’une part entre la bourgeoisie et une classe ouvrière incomplètement intégrée sur le plan idéologique et politique (cf. mai 1968...), d’autre part, entre la grande bourgeoisie monopoliste et les couches petites-bourgeoises qui constituent l’essentiel de sa base d’appui, l’affirmation politique de l’hégémonie de la grande bourgeoisie et l’efficacité du rôle de cohésion sociale de l’Etat bourgeois ne peuvent être trouvées qu’au prix d’un haut degré d’autonomie relative de ce pouvoir d’Etat à l’égard des diverses classes et couches sociales.
3) Enfin, trait le plus spécifique, le renforcement et cette autonomisation — relative — du pouvoir d’Etat s’effectue par une transformation profonde de l’appareil d’Etat qui, sans remettre en cause le cadre général de la légalité et de la légitimité de l’Etat démocratique bourgeois (en cela le gaullisme n’est ni un fascisme, ni une dictature militaire), affecte très profondément l’ensemble des modes d’expression, de représentation et d’organisation des diverses couches de la classe dominante : déplacement du rôle idéologique et politique dominant des partis et du jeu parlementaire vers la médiation plébiscitaire et l’appareil central d’Etat ; identification massive de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise à l’idéologie nationale social-technocratique directement élaborée et diffusée par celui-ci, etc.

[5Ainsi, l’histoire du post-gaullisme est pour une bonne part celle de la liquidation forcée de ce que les solutions gaullistes avaient d’exceptionnel et de la recherche par la bourgeoisie d’un équilibre politique qui doit à nouveau s’organiser dans les formes classiques de l’Etat bourgeois démocratique-interventionniste. C’est notamment le sens du renouveau du rôle de représentation et d’organisation politiques de I’U.D.R.. Le durcissement de la répression politique depuis 1968 est d’ailleurs un signe des difficultés de cette réorganisation de la domination politique et idéologique de la bourgeoisie, un élément nécessaire de la restauration de formes traditionnelles de représentation politique beaucoup plus qu’un indice annonciateur d’une fascisation du régime. Si cette voie ne peut être écartée d’emblée pour l’avenir, elle ne correspond en rien à la stratégie actuelle de la classe dominante. Les formes d’intégration idéologique de la classe ouvrière et les formes d’expression reconnues ne sont guère comparables à celles développées par les régimes fascistes (même si dans sa détermination la plus générale, le problème de la cohésion sociale et de la base d’appui de l’hégémonie monopoliste est bien de la même nature). Aussi la répression, aussi dure soit-elle, ne revêt-elle en rien, aujourd’hui, les caractères propres aux Etats fascistes : elle n’implique aucune offensive frontale tendant à la destruction des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. (Dirigée principalement contre le mouvement révolutionnaire, elle est plutôt la contre-partie d’une stratégie d’ensemble qui tend à l’intégration idéologique et institutionnelle de celles-ci aux appareils d’Etat.) Par ailleurs, comme le révèle la nature de la crise actuelle de la police, l’appareil répressif, quel que soit son renforcement, ne tend en rien à s’ériger au sein du pouvoir d’Etat, en appareil autonome, dominant, se dotant d’un monopole à la fois policier et politique, répressif et idéologique.