site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Privé et public : le privé contre l’individu

Futur antérieur

n° 39-40, août 1997




L’opposition entre le public et le privé est un des couples d’opposition les plus communément employés comme allant de soi. Pourtant lorsque l’on essaye de cerner au plus près cette opposition, les difficultés commencent, comme si l’on se trouvait face à des constellations de significations particulièrement chatoyantes et délicates à maîtriser. Le privé ne se réduit pas à ce qui est intime ou à ce qui relève à des relations interindividuelles, il peut en particulier renvoyer à des échanges multiples, par exemple des échanges marchands qui concernent des myriades d’individus et des institutions sociales complexes telles l’argent et le droit. Le public, pour sa part, ne se réduit pas à la politique et à ce qui organise la coexistence des individus et des groupes, il comprend une partie importante de manifestations culturelles et des débats intellectuels d’une société. Il met également en relations et en communication des unités segmentées sur le plan social en leur permettant de se déplacer et de se transformer à travers des jeux symboliques différenciés. A l’évidence, l’opposition du public et du privé ne recouvre pas l’opposition de l’individuel et du social, elle lui est transversale et varie suivant les formes sociales et les formes de vie. A un certain type de relations publiques correspond un certain type de relations privées, et l’opposition ne peut être analysée comme absolue ni non plus être exclusive d’articulations subtiles et différenciées.

Dans la société capitaliste contemporaine, le public et le privé ont à voir avec des modalités d’appropriation de biens naturels ou de biens produits par les hommes, l’appropriation publique venant en quelque sorte conforter et équilibrer l’appropriation privée. Nul n’a exprimé mieux que Hegel les systèmes de représentation sous-jacents à ces modes d’appropriation. Selon le paragraphe 41 des Principes de la philosophie du droit la personne a besoin d’une sphère externe pour être idée, c’est à dire liberté. En d’autres termes, elle a besoin de la propriété privée pour être elle-même à ses propres yeux et aux yeux des autres. C’est dire qu’en l’absence de possibilités universelles et illimitées d’appropriation particulariste, la propriété privée n’apporte la reconnaissance sociale qu’à une partie de la société en excluant l’autre qui ne possède que sa force de travail. Il y a, certes, un élément tout à fait rationnel dans la position de Hegel : il n’y a pas d’individu qui puisse vivre sans avoir à sa disposition un nombre important de biens et d’objets sociaux dont il a l’usage exclusif ou quasi exclusif. Mais l’appropriation privée dont il est question est pour l’essentiel appropriation des moyens de produire, appropriation qui conditionne toutes les autres formes d’appropriation, et devrait-on ajouter, la majeure partie des formes d’expropriation (de la propriété des moyens de produire à la propriété personnelle). Le privé capitaliste est acquisitif, mais plus encore privatif, parce qu’il est domination du Capital et captation par ce dernier des activités humaines et de leurs produits. Les individus trouvent en fait leurs modes de participation à la socialité dans leur subordination aux mouvements de la valorisation du capital et dans la concurrence qui exercent entre eux pour être sélectionnés dans et par les processus d’appropriation qui en résultent. Le privé n’est pas point de rencontres, déplacement des connexions des individus au monde et aux autres, mais isolement, espace de confinement. On pourrait dire en paraphrasant le Kierkegaard d’Adorno que le privé quelle que soit la profusion de ses richesses étalées et de ses espaces de jouissance est un enfermement dans un intérieur bourgeois.

En conséquence, ce privé privatif ne peut être un point d’appui pour la subjectivité et ses processus de subjectivation. Plus exactement et plus précisément le privé mis en oeuvre par le capital est un facteur permanent de déstructuration et de restructuration pour la subjectivité car il modifie sans discontinuer les coordonnées de son activité. Les individus doivent s’adapter à des conjonctures économiques et sociales qui changent rapidement et laissent peu de place à une distance réflexive par rapport aux conditions de l’agir. Leur adaptation, lorsqu’elle est réussie, ils l’attribuent facilement à leurs mérites en oubliant les données objectives (participation au capital, patrimoine, statut social, connaissances) qui la rende possible. Par opposition, les échecs sont le plus souvent attribués à l’insuffisance ou à l’absence des qualités nécessaires pour se faire valoir dans la concurrence et non à des inégalités essentielles. Il y a ainsi subjectivisation de rapports objectifs et ce quiproquo sert de support à des sentiments illusoires, mais réels de liberté et d’autonomie chez ceux qui se croient vainqueurs et à l’inverse de support à des sentiments de culpabilité et d’infériorité chez ceux qui se savent des laissés pour compte. La liberté d’entreprendre n’est pas seulement un slogan, c’est une sorte de point de fixation du psychisme de la société capitaliste, une justification symbolique pour les contraintes que l’on doit s’imposer pour être un « gagneur » ou ne pas être un perdant. Cela n’exclut pas que l’on recherche la sécurité pour se prémunir contre les coups du sort (les dérapages du marché), mais la sécurité n’est véritablement accessible qu’à une partie de la société (privilégiés de la fortune et de la fonction), celle pour laquelle l’esprit d’entreprise est inscrit dans les pratiques professionnelles les plus habituelles et fait partie de la culture absorbée depuis l’enfance.

Est-ce à dire qu’il faut renvoyer au mythe ou à la fiction la créativité et l’esprit d’innovation dont on parle souvent à propos du capitalisme ? On peut constater empiriquement que les activistes du Capital déploient souvent une imagination débridée pour trouver de nouveaux produits et de nouvelles méthodes de production, et de ce point de vue il serait faux d’imputer au capitalisme un tarissement de la créativité humaine. Mais, si l’on veut bien ouvrir les yeux, on se rend assez vite compte que la créativité est tournée unilatéralement vers ce qui produit de la valeur ou ce qui alimente la reproduction élargie du Capital. La créativité n’est pas orientée vers la production de nouveaux rapports sociaux, elle n’est pas utilisée non plus, pour rendre le monde plus habitable, elle n’est au fond que la créativité du capital, sa façon de mettre au jour des objets sociaux et des significations sociales en les intégrant dans un mouvement universel de valorisation. En réalité les hommes ne possèdent pas leurs propres capacités d’invention, celles-ci ne pouvant s’exercer la plupart du temps que dans le cadre des dispositifs et agencements du Capital. Il y a une forme valeur de la création ou de la créativité qui se manifeste dans des processus permanents d’appréciation-dépréciation du pouvoir d’invention symbolique des individus (que l’on songe aux médias, à la publicité en dehors de la sphère de la production matérielle). Il y a par conséquent une forte et constante pression pour évacuer, ou marginaliser les productions symboliques non conformes à la dynamique de la valorisation et pour instituer une normativité de la créativité qui trouve ses expressions les plus achevées dans les esthétiques de la marchandise, de la technologie toute puissante et de l’image virtuelle redondante dans son renouvellement apparent.

C’est donc une véritable captation du pouvoir de symbolisation qui est à l’oeuvre. Les processus de valorisation de la créativité s’efforcent de fragmenter, de cloisonner les processus de transduction, c’est à dire les processus poiétiques et symboliques de transformation simultanée des individus et de leur environnement par la création de milieux techniques qui leur sont associés [1]. Dans un tel cadre, les objets techniques (qui ne renvoient pas à l’artisanat) perdent une grande partie de leur charge concrète, de leur capacité à vivifier les échanges humains et les échanges entre les hommes et la nature. Ils se font les figurants ou les lieutenants de la valorisation dont ils véhiculent les significations sociales répétitives sous le couvert d’un renouvellement incessant comme marchandises. Ils ne peuvent être de véritables associés pour les hommes, car, au fond, ils les enferment dans une sorte de seconde nature, sans doute familière, fascinante et accessible, mais toujours prête à se dérober et à se soustraire dès lors qu’on ne peut plus se valoriser soi-même. Le monde des objets, dans leurs multiples connexions et leur circulation infinie qui tissent des myriades de liens entre les individus est un lieu d’investissements symboliques et affectifs intenses. On vit en eux et par eux, et cela d’autant plus que les objets et systèmes techniques sont porteurs de très nombreuses communications sur eux-mêmes et les satisfactions qu’ils semblent promettre. On communique par le biais du milieu technique en échangeant des messages sur les valeurs que l’on peut acquérir et produire, en échangeant des messages sur la place que l’on peut occuper dans la valorisation universelle. A la limite, ce ne sont plus les hommes qui communiquent, s’informent, font des distinctions entre l’ancien et le nouveau, ce sont les objets eux-mêmes. Loin d’être un milieu associé, le milieu technique est un milieu dissociant qui parasite l’existence des individus pour entretenir sa propre différenciation et sa prolifération au détriment des hommes comme de la première nature.

Les activités communes des individus, dans leur pluralité et leur diversité, sont elles-mêmes victimes de ce parasitage par tous ces objets auxiliaires de l’appropriation capitaliste. Il y a, certes, des actions collectives qui essayent de secouer le joug des rapports marchands capitalistes, mais la plupart du temps elles sont aveugles par les évidences produites par la seconde nature. Les activités en faveur du bien public sont en effet identifiées au jeu d’institutions paternalistes-bureaucratiques, c’est à dire en réalité à une organisation particulariste des affaires communes. Le public-bureaucratique n’est pas vraiment négation du cloisonnement et de la fragmentation des activités et des communications du privé capitaliste, il les prend au contraire comme point de départ ou encore comme un champ qui n’est pas de son ressort. On est ainsi placé devant une situation hautement paradoxale : des activités porteuses de socialité et de socialisation comme les relations de marché et les activités de travail sont considérées comme étant par nature des combinaisons d’activités individuelles subjectivement libres, donc du privé. Et à proprement parler, la politique traite l’économico-social qui naît des activités privées capitalistes comme un domaine dont elle est séparée et sur lequel elle intervient de l’extérieur. Elle se sait souvent dépendante des réactions des groupes sociaux, mais elle croit les transcender en les confrontant et en les élevant à la dignité d’un bien public abstrait, sorte de dénominateur commun à des individus dispersés et atomisés, formalisés comme des citoyens et des sujets de droits. Autrement dit, elle laisse largement le champ libre à des processus aveugles de sélection des orientations sociales à travers le mouvement des objets techniques et sociaux dans la valorisation et le public-bureaucratique ne fait que mettre un peu d’équilibre et d’ordre dans l’enchevêtrement d’orientations souvent contradictoires. De façon significative le théoricien du systémisme, Niklas Luhmann, bon observateur des réalités présentes, conçoit le pouvoir politico-administratif non comme la capacité à mettre en oeuvre des objectifs collectifs, mais comme un médium de communication qui met en relations des processus multiples et différenciés de sélection des orientations.

Le public-bureaucratique, lorsqu’on le replace dans son cadre de référence, peut bien être à l’origine de politiques sociales, d’interventions en faveur de secteurs défavorisés de la société, il est foncièrement incompatible avec des orientations collectives qui entendent remettre en question l’enfermement des relations sociales dans la valorisation ainsi que la domination des objets sociaux animés sur les pratiques. Comme l’a encore bien senti Niklas Luhmann, il est en communication avec les pouvoirs qui s’articulent dans les rapports sociaux et il tire en grande partie sa force d’eux qui sont les pouvoirs du privé et de la privatisation. Il est donc erroné de faire de l’opposition entre public et privé une opposition polaire entre deux principes irréductibles, il s’agit plutôt d’une opposition relative entre deux réalités différenciées, mais complémentaires. Cette connexion du public et du privé est à l’heure actuelle en partie occultée par des débats récurrents sur les montants des prélèvements publics et le moins d’État et beaucoup se prennent à penser qu’il y a maintenant une lutte décisive entre le privé et le public. Il faut bien y voir toutefois que la thématique du « moins d’État » ne vise pas le public- buraucratique en tant que tel, mais bien le salaire indirect (la protection sociale) perçu et réparti par l’État ainsi que les activités de service échappant peu ou prou à la valorisation (par la réglementation notamment). Il ne s’agit pas de faire dépérir l’État, il est question surtout de pondérer autrement ses activités et de modifier son fonctionnement, en le faisant agir par exemple en faveur de la flexibilité du travail (voir à ce sujet les positions très significatives de Tony Blair). L’État doit devenir plus réceptif aux poussées des marchés, il doit mieux encadrer et contenir ceux qui sont en situation de relégation sociale. Cela ne veut pas dire moins de réglementation ou moins de lois, cela veut dire au contraire plus de réglementations et de lois pour faire participer les assujettis du capital à la nouvelle dynamique économique et sociale.

Dans beaucoup de pays cette réorganisation de l’État n’en est qu’à ses débuts et il est difficile de prévoir avec exactitude ce que seront ses effets. Mais un peu partout on assiste à une grande offensive idéologique contre les politiques publiques et les actions collectives qui utilisent les tares et défectuosités du public-bureaucratique. On retourne ainsi contre les activités et orientations publiques ce qui les empêche d’être effectivement et pleinement publiques et on en profite pour faire l’apologie de ce qui est l’origine des aspects autoritaires ou oppressifs de ce qui se présente comme bien public, le privé capitaliste. C’est parce que le public est au moins partiellement désappropriation, voire expropriation des activités sociales et collectives et en même temps disqualification d’acteurs, le plus souvent réduits à l’état de destinataires passifs des prestations et des commandements de la bureaucratie, qu’il est mal supporté, mal perçu et durement critiqué. Cela n’exclut évidemment pas une certaine schizophrénie, puisque ceux là mêmes qui dénoncent le trop d’État, peuvent être aussi des demandeurs d’interventions publiques pour faire face aux effets négatifs de la dynamique capitaliste. Privé et public se renvoient sans cesse la balle en s’excommuniant naturellement selon un jeu circulaire qui est une véritable fermeture du symbolique et de l’imaginaire. A l’exorcisme du public par le privé répond l’exorcisme du privé par le public sans que cela paraisse avoir une fin. Tout cela se passe d’ailleurs dans un climat où les invectives rhétoriques à connotations moralisantes s’échangent de part et d’autre. D’un côté on condamne les turpitudes morales du capitalisme (voir les discours de Jean-Paul II), de l’autre on s’en prend à l’étouffoir étatique qui bride l’initiative personnelle. Qu’il puisse y avoir de la liberté dans l’action collective et de l’initiative individuelle dans les orientations publiques, c’est précisément ce qui ne doit pas apparaître dans ces débats en trompe l’oeil.

Si l’on prend au sérieux ce qui vient d’être dit, c’est à dire si l’on ne s’en tient pas aux apparences chatoyantes des échanges médiatiques et politiques, l’espace public ne peut être conçu comme une libre confrontation de citoyens émancipés ne cherchant que le bien commun. Il est bien plutôt un espace où l’on se confronte sur les conditions de la valorisation, valorisation économique d’abord (les intérêts matériels), valorisation sociale (prestige, statut) et valorisation politique (participation aux institutions) aussi. Le citoyen n’a d’existence que comme agent de valorisation de son groupe social et de lui-même, c’est à dire en fonction de sa place dans une hiérarchie sociale produite et reproduite par la dynamique du Capital et les allées et venues du rapport capital-travail. La conséquence en est que les citoyens actifs ne communiquent avec l’espace public pris dans son ensemble qu’à travers des espace de représentation cloisonnés et différenciés les uns par rapport aux autres. Les groupes sociaux et les acteurs politiques se mettent en scène en dialoguant avec les organes de représentation et en apparence on pourrait croire qu’ils appellent les organisations et associations à comparaître devant eux pour juger et soupeser les offres politiques qu’on leur présente. En réalité les demandeurs de représentation politique, même lorsqu’ils sont structurés en associations pré-politiques jouissant d’une certaine autonomie, sont relativement démunis devant les offres systématiques (et spécialisées en fonction des milieux sociaux) qui leur sont faites. Derrière une façade universaliste, les grandes organisations politiques font en effet des propositions ciblées vers des secteurs bien précis de la population en vue de satisfaire, au moins partiellement, à leur besoin de reconnaissance sociale. Cette reconnaissance, toutefois, n’est accordée ou concédée que dans les limites d’une logique de valorisation. Les organismes de représentation (des partis aux assemblées) ne cherchent pas à élargir les assises de la politique, ils cherchent au contraire à maintenir sa subordination à l’économique. Les intérêts particuliers des individus et des groupes sont sans doute transmués en partie intégrante de l’intérêt général, c’est à dire sont pris en charge par les institutions, mais cela seulement lorsqu’ils n’entravent pas la reproduction du rapport social capitaliste. L’intérêt général, en fait, n’est pas une synthèse politique de la diversité sociale, il n’est qu’un équilibrage et un ajustement des jeux de valorisation sous l’égide des institutions étatiques. Au fond il n’est qu’un bien commun abstrait dans la mesure où il résulte non de la participation active à la politique du plus grand nombre (beaucoup sont laissés sur le bord de la route) mais de marchandages entre les organisations oligopolistiques de la vie politique et les représentés en situation de subordination sous la haute surveillance du capital en mouvement.

Il n’y a pas à s’y tromper, le fonctionnement de l’espace public ne permet pas de dépasser les effets de la concurrence et les effets désocialisants de la socialisation par les objets sociaux et des marchandises culturelles. En entrant dans le champ de la vie politique, on peut acquérir une culture politique de projection sur un bien commun difficilement accessible, on peut même arriver à s’identifier à un ensemble d’institutions et de traditions étatiques, on ne peut inscrire dans ses habitudes et dans les relations avec les autres une expérience effective de mise au point en commun du bien commun. Les identités politiques collectives (la communauté des citoyens, les institutions, etc.) sont par suite lointaines et fragiles. Elles sont en particulier dans l’incapacité de rassembler les identités partielles et parcellaires des individus pour les faire communiquer avec la recherche de ce qui pourrait être le bien commun. C’est ce qui explique que les identités politiques collectives cèdent souvent la place à des identités collectives extra-politiques, telles que la nation, l’ethnie, la religion qui ont pour elles de paraître transcender l’abstraction politique. Les individus ne peuvent se mouvoir que dans des espaces de politicité réduits, tronqués, parce que les connexions politiques établies aux autres sont qualitativement limitées et n’autorisent pas de véritables échanges sur ce qu’il faut faire des rapports sociaux. La socialité est vécue en général, dans l’espace de politicité, comme faite de beaucoup d’immuable et d’un petit peu d’aménagements (le véritable changement étant de l’ordre de la technique). Comme l’a très bien vu Heidegger dans le paragraphe 27 de Sein und Zeit, les individus qui ne peuvent s’articuler les uns aux autres de façon multilatérale entretiennent forcément des relations de distance et leur être en commun (Miteinandersein) est taraudé par cette distance, même si elle lui reste cachée. Il s’ensuit qu’au quotidien, l’être en commun pour conjurer la distance entre les êtres - avec (moi avec l’autre, l’autre avec moi) s’aligne sur l’autre dans son indifférenciation ou sa non-différence (Beliebigkeit), c’est à dire dans son indétermination. L’autre, dans l’être en commun ainsi constitué, n’est pas une singularité, un qui, mais un « on » (das Man). Le propre être-là (Dasein) de chacun se fond dans le mode d’être des autres qui disparaissent dans leur prégnance et à partir de là, le « on » exerce sa dictature sur le monde quotidien qui devient un monde de la médiocrité et de l’aplatissement, de l’hétéronomie et de l’inauthentique (le ne pas être soi-même).

Il est évidemment difficile de suivre Heidegger, lorsqu’il fait du « on » un phénomène originaire qui appartient à la constitution positive de l’« Etre-là ». Sa force est de montrer que le « on » est bien autre chose qu’une tendance à l’imitation et au conformisme et qu’il faut le comprendre comme une catégorie existentiale cernant la structuration du quotidien. Sa faiblesse est de ne pas rapporter ce mode d’être à une configuration des rapports sociaux qui induit un certain type de rapports politiques et de domaine public. La dictature du « on » n’est pas à proprement parler uniformisation, elle peut au contraire susciter spontanément des tentatives de sortie, mais des tentatives qui ne la remettent pas véritablement en question. C’est en particulier le cas de certaines recherches de l’excellence ou de l’héroïsme. Elles ne font pas disparaître la distance, c’est à dire la difficulté à s’allier aux autres, au contraire elles l’augmentent au nom d’une différenciation qui n’est qu’exacerbation des inégalités et hiérarchisations déjà inscrites dans les rapports d’appropriation et de possession. La réussite dans la sphère de la concurrence aboutit indéniablement à un haut degré de reconnaissance sociale, mais c’est une reconnaissance qui va moins à l’expressivité, et à l’innovation poiétique qu’à la capacité de décrocher les hochets de la valorisation (être un gagneur, écraser des concurrents, etc.) et les rétributions qui en découlent. La reconnaissance ne va donc pas à des individus, mais à des masques de caractère pour reprendre une expression de Marx, c’est à dire à des formes d’expression de la valeur. Celui qui réussit et obtient de la reconnaissance agit grâce aux autres, tout en le faisant contre eux en utilisant les mécanismes de la domination et de l’exploitation. L’individualité qu’il développe est en ce sens une individualité contre d’autres individualités, c’est à dire fermée sur elle- même.

Il faut donc bien tirer un bilan négatif du privé capitaliste et de ses effets de séparation et d’isolement. Il parasite non seulement la politique, la socialité et la relation des hommes à leur environnement technique qui se constitue en milieux dissociants, mais il dépossède les individus de leurs relations au monde, aux autres et eux-mêmes en leur imposant des articulations dans l’action qui sont des articulations à la dynamique de la valorisation, en leur imprimant une intériorité qui n’est guère que la caisse de résonance, l’entrechoquement de bruits extérieurs, de tapages médiatiques et de commentaires redondants sur les flux de marchandises. Nombreux sont ceux qui ne peuvent s’y faire et cherchent les lignes de fuite les plus diverses, nomadisme social, marginalité et ce qui est beaucoup plus grave, négation de soi-même par intégration dans les organisations de type sectaire (voir par exemple les sectes « New age » aux États-Unis.) L’individu se sait pris au piège d’une « cage d’acier » pour reprendre la terminologie de Weber et s’il essaye de s’en échapper, c’est pour s’y retrouver peu après. Enfermé dans ce solipsisme involontaire, il peut chercher à s’oublier lui-même dans la consommation d’objets fétiches et dans la jouissance de dispositifs de pouvoir qui semblent lui prouver qu’il existe. Il ne peut toutefois s’empêcher d’être hanté par la communication, c’est à dire par l’aspiration à d’autres formes de vie et de sociabilité, à d’autres liens aux hommes et à d’autres articulations au monde. Il est au fond difficile à nombre d’individus de se complaire en tout temps et en tout lieu dans leur propre enlisement et de ne pas s’adonner à la fiction du totalement différent.

L’indifférence et la froideur qui s’étendent apparemment sans beaucoup d’obstacles dans la socialité n’excluent pas en fait des réactions en sens contraire ou des réactions ambiguës d’affectivité, d’amitié, voire de solidarité. L’ère de l’indifférence est aussi une ère de l’ambivalence, ce qui montre précisément que tout n’est pas dit dans le monde et sur le monde. Mais l’individu ne peut pas se sortir de son assujettissement en tirant sur sa chevelure comme le baron de Münchausen pour se sortir de l’eau. Sa libération implique très clairement une transformation des rapports entre public et privé, c’est à dire des conditions de l’agir et de l’insertion dans le monde. Il faut d’abord que l’appropriation des moyens de l’action cesse d’être simultanément expropriation et exclusion pour beaucoup. L’appropriation privative favorise en effet des sortes de monopoles sur les orientations de l’action et se prête particulièrement bien à des orientations unilatérales vers de nouvelles appropriations des moyens de l’action (moyens de production, moyens de l’échange, moyens de communications, etc.). En s’alliant à la dynamique de la valorisation, elle constitue le monde de l’action (au delà même de la dépense de la force de travail) comme un monde où les fins échappent aux individus et se mettent au service des moyens : l’agir devient monologique et s’interdit d’être polyphonique. Pour mettre fin à cette unilatéralité, il faut, donc, sortir les fins de leur carcan et leur accorder la fluidité et la variété nécessaires à leur libre déplacement. Comme l’a très bien dit Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne, l’agir pour exprimer ceux qui agissent a besoin de jouer sur la distinction, sur ce qui innove par rapport à ce qui a déjà été fait. Il doit être dialogue avec le passé et non simple répétition et il ne doit en aucun cas renoncer à être comparaison. Ainsi compris, il cesse d’être manifestation de volonté de puissance ou au contraire aveu d’impuissance et soumission à la reproduction des moyens. Il s’affirme clairement comme volonté d’échange avec d’autres formes d’action, comme volonté d’écoute et d’attention aux événements qui secouent les routines.

C’est dire que l’agir, s’il peut donner lieu à un malentendu ou à contradiction entre ceux qui agissent, ne peut se passer de publicité, c’est à dire d’exposition au public. Mais il faut faire attention que ce public ne peut être confondu avec le collectif bureaucratisé, car il doit intégrer les préoccupations des individus et leur permettre de se confronter sur les objectifs à suivre. Il ne doit pas y avoir de solution de continuité entre le personnel et le public, il faut au contraire que personnel et public se nourrissent réciproquement et se complètent. En d’autres termes le personnel doit devenir un privé non privatif à partir duquel les individus se donnent les moyens d’entrer dans le domaine public et de participer à l’espace public. Pour cela il faut que les modes d’appropriation mettent à la disposition de chacun ce qu’il lui faut pour s’affirmer et s’exprimer. Cela exclut une fixation ou un gel des pouvoirs sur la société, sous la forme de structures de domination permanentes. Cela exige des formes plurielles de propriété sociale ou associative.





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(1934-2004)




[1Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, 1969.