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Samuel Holder, “Jean-Marie Vincent, lecteur exigeant de Marx”

Carré rouge

n° 39, p. 29-31, décembre 2008


Commentaire de Samuel Holder à la publication dans la revue Carré rouge du texte de Jean-Marie Vincent, "Critique de l’économisme et économisme chez Marx"



Dans son œuvre, Jean-Marie Vincent (1934-2004) s’est confronté à toutes les formes de marxismes plus ou moins sclérosées et s’est efforcé de montrer leurs limites, leurs impasses, et leurs refoulements de ce qu’il y a comme charge critique subversive au cœur de l’œuvre de Marx. Dans un même mouvement, il a soulevé les problèmes théoriques que Marx n’avait pu qu’esquisser ou qu’il a ignorés. Pour ce faire, Jean-Marie Vincent s’est largement appuyé, à sa façon dépourvue de complaisance, sur les recherches du sociologue allemand Max Weber et sur celles des penseurs de la Théorie critique (« l’École de Francfort ») tels que Adorno, Horkheimer et Fromm. Signalons qu’il avait créé en 2001 la revue Variations, revue internationale de théorie critique, qui continue à exister sous forme électronique. On trouvera plusieurs contributions importantes de Jean-Marie Vincent sur le site de cette revue : http://www.theoriecritique.com/ Le texte que nous republions tombe à propos dans l’actualité d’une crise aux multiples formes. Il tombe aussi comme un pavé dans la mare des routines intellectuelles du « bon sens » immédiat ou dans celles de certains économistes qui conçoivent l’économie quasi exclusivement comme des rapports entre choses quantifiables. C’est cette tendance lourde, qui s’explique d’ailleurs socialement, qu’on peut qualifier d’économisme. La démarche de Jean-Marie est exigeante et dérangeante dans son questionnement de l’œuvre de Marx. Le lecteur qui veut aller utilement à la rencontre des problèmes théoriques ici soulevés ne peut être un consommateur pressé, absorbant ou rejetant certains aperçus sans un effort prolongé de réflexion. D’autant plus qu’il sera vivement incité à lire ou à relire bien des pages de Marx. Autre travail nécessaire d’ailleurs. Avant qu’il ne soit trop tard, il est temps de comprendre quelle place chacun occupe dans la grande machinerie du capital mondial. Il est urgent d’explorer collectivement comment s’en affranchir pour passer à d’autres rapports sociaux et à une autre économie. Faute de cette compréhension profonde, la seule dénonciation des méfaits du capitalisme continuera à révéler sa vacuité et son impuissance, tout comme les appels sans effet à une autre « répartition des richesses ». Nous vivons dans une société où les individus sont dominés par des abstractions qui façonnent nos relations sociales et nos modes de penser : la marchandise, l’argent, le travail, le capital. Nous sommes englués dans des rapports de dépendance à l’égard de ces dispositifs constamment en mouvement qui captent nos vies et nous imposent leurs temporalités. Nous devons satisfaire les exigences du capital de façon essentiellement inconsciente au travers de formes de vie qui nous sont « à la fois familières et opaques, rassurantes et pleines de menaces » écrit Jean-Marie Vincent [1]. Seule une approche dialectique peut saisir les relations complexes entre le monde des dispositifs de valorisation et d’accumulation du capital et le monde des rapports sociaux travaillés par des antagonismes multiples, y compris au niveau de chaque individu. La théorie critique doit ouvrir la voie à d’autres pratiques. L’ambition de Marx, en rédigeant Le Capital, était de faire à la fois la critique et l’exposé du système économique bourgeois. Jean-Marie Vincent met en lumière la force critique de Marx, mais il pointe ce qui lui semble être des moments de fléchissement de sa visée fertile, non économiste, qui interviennent en particulier dans le feu de la polémique contre des économistes ou pour des raisons pédagogiques. Il y a lieu de préciser en contrepoint que le Capital est une œuvre de combat contre la bourgeoisie et pour l’émancipation des travailleurs, et qu’en plus son auteur n’a pas pu l’achever. Il n’est donc pas question de l’appréhender comme une œuvre supra historique ayant réglé une série de problèmes cruciaux pour toutes les générations à venir. Dans leur forme, certains reproches de Jean-Marie Vincent peuvent irriter, surtout quand on sait dans quelles conditions difficiles Marx a mené ce travail, tout en s’impliquant fortement dans les questions concernant le mouvement ouvrier de son époque. Mais il ne faut pas s’arrêter à cela car Jean-Marie Vincent mène un travail nécessaire de dépassement d’un Marx économiste, positiviste, fétichisé, tel que des épigones sociaux-démocrates ou staliniens l’ont glorifié pour mieux trahir sa pensée.

Jean-Marie Vincent creuse particulièrement la notion de travail comme un rapport social complexe et non comme une entité abstraite indépassable. Il y a un fétichisme du travail dans notre société qu’il cherche à débusquer, y compris quand il lui semble exister dans le Capital, en particulier quand Marx semble vouloir étayer l’inévitable explosion des contradictions du système par des calculs congruents entre tous les éléments de l’accumulation et de la reproduction du capital. D’autres questions sous-jacentes surgissent alors : quelles sont les déterminations réelles de la valeur d’échange et quelle est la validité et la portée de la loi formulée par Marx de la chute tendancielle du taux de profit. Dans le cadre de ce texte où les argumentations sont à la fois nuancées et très ramassées, il est évidemment difficile de contester ou de se rallier à la position de Jean-Marie Vincent. Mais elle mérite incontestablement que nous y revenions ultérieurement. Sur d’autres questions, les développements de Jean-Marie Vincent me semblent plus manifestement fragiles tout en étant extrêmement stimulants. La crise économique n’est pas chez Marx un deus ex machina dévoilant la réalité au prolétariat et lui ouvrant la route vers la révolution. Il est un fait avéré que la révolution européenne de 1848 a été précédée par une crise économique sévère. Marx s’attendait à une nouvelle crise à court terme à partir de 1850. Il n’en a rien été. Ce fait a été un puissant stimulant pour Marx pour s’atteler à une compréhension beaucoup plus approfondie du fonctionnement de l’économie capitaliste. Ensuite, rien n’indique dans l’activité pratique militante de Marx qu’il est en attente d’une crise apocalyptique. Au travers de ses commentaires sur l’évolution de la situation en Europe et aux États-Unis, les processus susceptibles de conduire à une révolution apparaissent complexes et diversifiés selon les pays, leur régime politique, les traditions nationales de tel prolétariat, les guerres et les crises politiques qui peuvent tout aussi efficacement le mettre en mouvement, éventuellement d’ailleurs de façon prématurée. Toutes ces questions sont abondamment documentées dans la correspondance de Marx.

Jean-Marie Vincent lui reproche de ne pas avoir examiné « la réalité de la classe ouvrière dans tout ce qu’elle a de contradictoire, de complexe et surtout d’oppressif ». On pourrait répondre avec humour que, certes, Marx n’a lu ni Max Weber, ni Freud, ni Adorno. Sa perception de la classe ouvrière est cependant moins naïvement simple et confiante, comme l’atteste encore une fois sa correspondance, l’étude d’Engels sur La situation des classes laborieuses en Angleterre qu’il prisait tant, et ses multiples conseils et commentaires dans le cadre de son activité au sein de la Première Internationale. Mais la critique de Jean-Marie Vincent fait comprendre à quel point la classe ouvrière du XXe siècle était différente de celle du XIXe. Marx répète à plusieurs reprises qu’il a confiance dans l’intelligence du prolétariat, et une foule d’éléments concrets lui donne raison. Entre la révolte de tisserands de Silésie en 1844 et les prémisses de la seconde Internationale en 1880, les progrès politiques en compréhension et en organisation sont patents et gigantesques. Marx y a été pour beaucoup.

Si l’on compare avec l’évolution du prolétariat à notre époque depuis les trente ou quarante dernières années, on constate au contraire un recul important du mouvement ouvrier en compréhension et en organisation, ne serait-ce que pour préserver ses acquis. On ne peut donc que partager intensément la préoccupation de Jean-Marie Vincent d’aller beaucoup plus avant dans l’intelligence des obstacles internes au prolétariat qui handicapent de nouveaux pas en avant dans le sens de son émancipation. Son affaiblissement s’est manifesté entre autres par l’emprise des phénomènes de bureaucratisation, la tendance à déléguer à d’autres la défense de ses intérêts, par la fascination pour des figures plus ou moins charismatiques, voire pour des figures autoritaires et réactionnaires.

Ces phénomènes étaient déjà à l’œuvre aux origines du Parti social-démocrate allemand. D’où la lutte vigoureuse de Marx et Engels contre Lassalle, ses émules, et contre bien d’autres qui portent ces tendances asphyxiantes pour un mouvement ouvrier vivant. Dans une circulaire cinglante adressée aux dirigeants de ce parti en 1879, Marx et Engels rappelle à toutes fins utiles qu’une formule restée fameuse n’a rien de platonique : « En fondant l’Internationale, nous avons expressément proclamé que la devise de notre combat était : “L’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même”. Nous ne pouvons donc pas marcher avec des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour s’émanciper eux-mêmes et qu’ils doivent donc être d’abord libérés par en haut, par les grands et philanthropes petits bourgeois. »

La correspondance de Marx et Engels concernant le mouvement ouvrier américain et européen (en particulier allemand, anglais et français), témoigne à foison de leur aversion pour les procédés bureaucratiques et démagogiques, les compromissions avec la bourgeoisie, le prêchi-prêcha donneur de leçons aux travailleurs, les manœuvres dans le dos de la classe ouvrière…

Faire fond sur l’intelligence des travailleurs comme le pensait Marx ne règle pas tout, mais est plus que jamais la voie obligée pour surmonter les obstacles que soulève Jean-Marie Vincent. La confiance en l’intelligence de la classe ouvrière par Marx n’a eu aucune conséquence dommageable, même si on peut la juger exagérée. Soit dit en passant, s’il n’avait pas été porté par une telle conviction, Marx ne se serait pas donné la peine d’écrire Le Capital et bien d’autres écrits fondamentaux dans des conditions matérielles et morales extrêmement difficiles. Il se situait en rupture avec un Weitling qui pensait que les travailleurs pouvaient s’émanciper par leurs seules luttes, sans acquérir des connaissances solides.

À l’inverse de Marx, tous les doctrinaires, chefs de partis et de syndicats imbus de leur supériorité, qui déjà à son époque et toujours aujourd’hui étaient et sont intimement persuadés que les salariés ne peuvent pas comprendre des idées et des problèmes trop ardus, ont plombé le mouvement ouvrier, l’ont paralysé et lui ont fait perdre la mémoire de ses propres expériences au cours de son histoire.

Je relèverai pour finir un désaccord avec Jean-Marie Vincent lorsqu’il voit une incertitude de position de Marx qui « parle tantôt de dictature du prolétariat, tantôt de voie pacifique et parlementaire vers la transformation sociale, sans que cela corresponde à des théorisations très poussées. » Le problème ne se pose jamais chez lui en termes d’alternative de ce genre. Les voies qui peuvent conduire le prolétariat de tel ou tel pays à prendre le pouvoir sont diverses et en fonction d’une multitude de facteurs la révolution peut prendre un caractère relativement pacifique ou extrêmement violent. Marx, qui est en désaccord avec Bakounine et les blanquistes, estime qu’un des moyens à la disposition du prolétariat pour s’organiser en parti distinct dans certains pays est le suffrage universel « transformé ainsi d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation. » Pas plus que sur les formes que peut prendre la société socialiste Marx n’a pas jugé nécessaire de théoriser par avance les formes diverses que la dictature du prolétariat était susceptible de prendre selon les pays et les circonstances. À partir de 1847 jusqu’à leur mort, Marx et Engels n’ont pas varié d’un iota sur leur conviction que « la lutte de classe mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. » (lettre de Marx à J. Weydemeyer du 5 mars 1852) C’est l’intelligence pratique du prolétariat au travers de l’expérience de la Commune de Paris qui va commencer à donner un contenu concret et antibureaucratique à cette dictature pensée comme aussi inévitable que déplaisante. Car il s’agit avant tout, comme l’écrit Engels en mars 1891 pour saluer l’apport de la Commune, « de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État. » Et de conclure : « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, Messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »

Je ne suis pas dans la révérence à l’égard de formulations qu’il faudrait considérer comme canoniques pour l’éternité. On peut conserver pieusement la formule et renoncer de fait par ses pratiques sectaires et opportunistes à la visée révolutionnaire émancipatrice. On peut rejeter la formule parce que des régimes bureaucratiques abjects en ont fait un usage odieux pour couvrir leur dictature sur le prolétariat et toute la société. Les questions de la transition de la société capitaliste actuelle à une société émancipée du joug du capital sont complexes et exigent de nombreux débats et recherches. Les textes de Jean-Marie Vincent et pas seulement celui-ci y apportent une contribution précieuse. Mais au XXIe siècle, on ne peut pas plus tergiverser que Marx et Engels sur la nécessité dans l’avenir pour le prolétariat et pour toutes les classes populaires de mater la bourgeoisie et toutes les couches dirigeantes pour introduire les mesures économiques, sociales et écologiques qui s’imposent.





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(1934-2004)




[1Sur un mode satirique génial, Charlie Chaplin a mis en évidence dans Les Temps modernes que les machines du Capital absorbent le travailleur, le surveillent en permanence, le vident de sa substance en consommant sa force de travail et même hors production, en alimentant le travailleur en un temps record ! À la grande joie du spectateur, le personnage de Charlot passe de l’aliénation à l’incompatibilité spontanée avec le dispositif capitaliste. En toutes circonstances, les impératifs catégoriques du marché relayés par les machines du capital (et en particulier celles à écran comme l’ordinateur et le téléphone mobile), nous imposent leurs rythmes et leurs intrusions, façonnent nos comportements, notre affectivité et envahissent notre subjectivité.