site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Du Goulag à l’Abbaye de Vézelay

Rouge

6 juillet 1977


[Le texte reparaîtra dans le livre Faut-il brûler les nouveaux philosophes ? Le dossier du procès, établi par Sylvie Bouscasse et Denis Bourgeois, éditions Néo, 1978]

Comme beaucoup de trotskistes, Jean-Marie Vincent a au moins le mérite de la constance. Il avait déjà commis un fort long article contre La cuisinière et le mangeur d’hommes, republié en post-face au livre de Colletti : Politique et philosophie paru chez Galilée en 1975. Le voilà qui revient à la charge et qui remonte en ligne dans le journal « Rouge » qui ne cessera, par la suite, de s’en prendre aux « nouveaux philosophes » et à Glucksmann en particulier.



André Glucksmann se prend pour un héraut de la liberté. Son livre « les Maîtres Penseurs » se donne pour but explicite la défense de la pensée libre et la traque du totalitarisme du concept. Il pourchasse l’injonction, l’impératif, la formule dictatoriale, la vérité qui ne tolère plus de questions et se donne pour définitive. Il croit faire l’éloge des chemins qui ne mènent nulle part, de l’humeur vagabonde, du droit à l’erreur et de l’errance dans l’inutile. En réalité, il ne produit que des sarcasmes laborieux, tel « ce furieux fumet antisémite » qu’il reproche aux Marx de la Question juive, et son imagination, dans les attaques contre les maîtres penseurs, loin de donner une impression d’alacrité, est particulièrement besogneuse dans son esprit terre à terre et rassis. La seule désinvolture qui lui réussisse parfaitement est celle qu’il manifeste dans le traitement des penseurs dont il veut faire des maîtres, pour ne pas dire des pères fouettards ou des épouvantails.
Leurs textes, nous dit A. Glucksmann, sont des textes de la loi et du pouvoir, ce qui lui permet de les ignorer superbement. Point n’est besoin de s’appesantir sur ce que disent les incriminés, point n’est besoin de les soumettre à une critique systématique et historique, non rien de tout cela n’est vraiment nécessaire, puisque, décrète notre auteur, les maîtres penseurs restent dans le domaine pervers du savoir et du pouvoir.

Une fascination ancienne

Fichte, Hegel, Nietzsche et Marx sont tous dans cette optique singulière des chantres de l’État ou encore les dispensateurs d’une science de la révolution qui ne peut avoir pour objet que l’État et son perfectionnement. Qu’il y ait entre eux des différences considérables, que Fichte et Hegel aient été des idéologues de la révolution bourgeoise alors que Marx et Nietzsche sont les critiques acerbes d’une société bourgeoise qui n’a plus rien de triomphant, tout cela n’inquiète apparemment pas A. Glucksmann. Pour lui, tout se passe dans le royaume des entités abstraites, où l’on jongle avec la révolution, l’abstraction de la science ou du pouvoir, sans se préoccuper des révolutions concrètes, de leurs contradictions, de leurs avancées et de leurs retours en arrière. De cette façon, A. Glucksmann peut réduire la révolution française à la Terreur et la révolution russe au Goulag, projetant ensuite sur toute révolution à venir les jugements négatifs qu’il produit à si bon compte. L’anti Dogmatisme dont il se réclame se révèle ainsi singulièrement dogmatique. Quant au fond, il ne fait que prendre le contre pied des vieilles abstractions staliniennes sur le pouvoir et sa toute-puissance, pour aboutir à des simplifications tout aussi inadmissibles - bien qu’affectées de signes opposés.
On sent, il est vrai, chez A. Glucksmann, une haine profonde de la violence, une sorte de réaction de rejet devant toutes les formes de coercition et d’oppression. Mais ce refus, qui se veut radical, est, en réalité, comme le revers d’une fascination ancienne. Après avoir découvert que, contrairement à la mythologie des maoïstes de la Gauche prolétarienne, la violence n’a aucune vertu purificatrice par elle même et qu’elle peut fort bien être l’expression de la volonté de puissance et du paternalisme des intellectuels qui se disent révolutionnaires, il ne cherche plus qu’à en limiter l’usage en écartant en premier lieu toute mise en question globale et systématique du pouvoir en place. Il ne tolère plus que la critique à distance, la fuite devant les affrontements les plus décisifs, puisque toute implication dans une lutte « finale » pour ou autour de l’Etat lui apparaît coupable — serait-ce même pour détruire ce dernier, étant donné qu’il risque de renaître de ses cendres. Selon lui, combattre vraiment les pouvoirs en place, c’est contester et protester inlassablement, ce n’est pas fournir des solutions de rechange aux régimes existants, encore moins développer la perspective concrète d’un dépérissement de l’Etat. Bien entendu, A. Gluscksmann n’exclut pas des changements à la tête des Etats existants. Mais ils sont, à ses yeux, relativement secondaires par rapport à ce qu’il croit être l’essentiel, le maintien d’un tête-à-tête hostile entre la bureaucratie et la plèbe de ceux qui refusent la raison d’Etat — cette fameuse plèbe qui n’est finalement plus qu’un état d’esprit. L’important est d’être partout où le pouvoir ne vous attend pas, de ne pas jouer selon les règles du jeu, de ne pas danser à son rythme, de récuser tous les absolus dont il peut se prévaloir. Malheureusement, qu’A. Glucksmann le veuille ou non, la liberté dont il se fait l’activiste, notamment contre Brejnev et Pinochet, ne peut être qu’une liberté de bouffon ou de fou du roi, certainement pas celle des masses. Elle n’a, en effet, pas de mains, puisqu’elle tend à se réfugier dans le séjour des esprits et des ombres, en refusant tout combat inscrit dans un contexte social et politique précis.

Le renoncement

C’est en définitive à une politique de renoncement ou plus exactement à un renoncement à la politique que nous invite A. Gluscksmann. Comme une partie très importante de la génération de mai-juin 1968, il a condamné et il condamne toujours avec force les appareils, tous les appareils, et cela, avec d’autant plus de force qu’il s’est frotté à un « quartier général de la révolution » (la Cause du peuple) dont le libéralisme n’était pas la caractéristique principale. Mais, maintenant que les flons-flons de la fête sont terminés et qu’il n’est plus possible de s’en remettre à une essence mythique du prolétariat ou du peuple, l’évocation rituelle et magique de la spontanéité des masses apparaît comme une arme bien émoussée et dérisoire contre ces obstacles bureaucratiques qu’on présente comme si redoutables. Il ne reste plus alors qu’à adopter la position apparemment rebelle de l’intellectuel qui se veut ailleurs, mais qui, pour se trouver loin des compromissions quotidiennnes des appareils réformistes — l’Union de la gauche par exemple — se trouve aussi à cent lieues des luttes réelles et des efforts entrepris pour transformer le mouvement ouvrier.
En fonction de cela, le « gauchisme » d’A. Glucksmann n’est plus aujourd’hui qu’une caricature grinçante et grimaçante, une façon désespérée de jouer les critiques conséquents de l’oppression, après avoir abandonné la recherche des véritables moyens de la libération par rapport à des pouvoirs qu’on ne tente même plus d’analyser de près. A quand l’heure des intellectuels « punk » ?