site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Les transformations de la société française et la lutte des classes

La Ve République à bout de souffle

p. 13-65, Galilée, 1977




Il n’y a pas si longtemps — moins d’une cinquantaine d’années — la société française était, aux yeux de beaucoup d’observateurs, un modèle d’équilibre et de conservatisme. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle trouvait sa représentation politique dans une chambre des députés « introuvable », parce que très réactionnaire, la chambre « bleu horizon », et semblait destinée à incarner l’ordre par rapport à ses voisins les plus turbulents, entre autres l’Allemagne. Aujourd’hui, cette image s’est évidemment considérablement altérée, et la France entre en concurrence avec l’Italie et la Grande-Bretagne pour l’obtention du titre de pays socialement le plus menacé en Europe de l’ouest. Pour expliquer ce bouleversement, on peut sans doute renvoyer, comme le fait Valéry Giscard d’Estaing, à l’ouragan des vingt-cinq dernières années, c’est-à-dire à une « croissance économique sans précédent » et à ses effets. Mais il est assez apparent que cette explication, pour être un lieu commun propre aux dissertations des énarques, reste à la superficie des phénomènes. Des pays comparables à la France ont connu la même croissance économique, la même diffusion de l’éducation et de l’instruction, la même révolution de l’audio-visuel, pour reprendre les raisons invoquées par V.G.E. [1] sans pour autant connaître les mêmes difficultés sociales et politiques. Il faut donc aller plus loin et s’interroger sur l’évolution des relations entre les groupes sociaux, sur la stabilité des équilibres réalisés à un moment donné, décisif pour les relations entre les classes. De ce point de vue, les thèses défendues par Stanley Hoffmann [2] — la dissolution de la « synthèse républicaine » des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du siècle dernier et du consensus social sur laquelle elle reposait — est déjà beaucoup plus satisfaisante. On peut remarquer en effet que l’équilibre atteint sous la troisième République après l’écrasement de la Commune — exercice du pouvoir par des représentants de la petite et de la moyenne bourgeoisie, mise à l’écart de la classe ouvrière — a été profondément ébranlé par les secousses de la crise économique mondiale de 1929-1932, du front populaire, et, bien sûr, de la guerre de 1939-1945. Mais il ne suffit pas de dire que l’édifice social et étatique devait trouver de nouvelles assises, parce qu’il y avait inadéquation entre les instruments de direction et de gestion disponibles d’une part, les tâches et les problèmes de modernisation à maîtriser d’autre part. Il faut arriver à saisir pourquoi le système étatique s’est révélé si difficilement réformable et pourquoi l’équilibre social s’est révélé si fragile dans cette France bourgeoise si satisfaite d’elle-même.

Pour répondre à ces questions, il faut évidemment tenir compte des changements du contexte international. En 1918, les positions du capitalisme français sont, malgré les apparences, sérieusement affaiblies, tant en raison des pertes et des destructions consécutives à la guerre qu’en raison des nouvelles conditions de la concurrence inter- impérialiste (montée très rapide de l’impérialisme américain). Le retard relatif du capitalisme français, son caractère usuraire, pour reprendre l’expression de Lénine, se fait particulièrement sentir dans ces circonstances. L’appareil de production, peu développé, est insuffisant pour soutenir l’effort exigé pour organiser et défendre les zones d’influence française (de l’Europe à l’Asie en passant pas l’Afrique). La crise financière qui affecte l’Etat jusqu’à la stabilisation Poincaré en 1926 témoigne d’ailleurs éloquemment de cet essoufflement sous le poids des tâches à assumer. Il n’est donc pas étonnant que la grande bourgeoisie se soit trouvée contrainte de porter des coups à ses propres alliés petits-bourgeois en cherchant à forcer l’accumulation du capital et l’exploitation des travailleurs. Le capitalisme français doit en effet se concentrer et passer à la production de masse avec un Etat qui est à la traîne et se révèle peu apte à intervenir dans l’économie. Il faut remodeler l’appareil étatique encore plus qu’il ne faut renouveler l’appareil de production, car il ne s’agit pas seulement de s’approprier de nouvelles techniques de gestion et de production, il faut produire de nouveaux rapports entre l’administration et les administrés et remplacer la vieille idéologie « républicaine » hostile à l’extension de l’Etat — le citoyen contre les pouvoirs — par une idéologie du modernisme, du progrès technique et des opportunités illimitées offertes aux individus entreprenants. L’histoire de la troisième République dans les années vingt et trente est par suite profondément marquée par les tentatives du grand capital pour dépasser les limites du radicalisme, son goût du juste milieu, sa démagogie en direction des couches moyennes, son ignorance de l’économie et son amour de la rhétorique. La tâche est d’autant plus compliquée que le premier après-guerre voit le communisme apparaître sur la scène, ce qui ne pouvait manquer de bouleverser les conditions des affrontements politiques. Les dirigeants bourgeois doivent à la fois transformer l’exercice du pouvoir — opération délicate et de longue haleine — et prendre garde à ne pas donner aux masses prolétariennes l’occasion d’intervenir en force dans le jeu politique. C’est ce qui explique que les nouvelles stratégies bourgeoises se présentent pour la plupart comme des politiques autoritaires, pour le moins méfiantes à l’égard de la démocratie parlementaire comme le montre la tentative d’André Tardieu en 1929. Il faut essayer de s’adresser au pays par-dessus la tête des vieilles élites radicales et républicaines.
La crise économique mondiale ne facilite naturellement pas les choses à cet égard. Elle pousse sans doute une partie de la petite-bourgeoisie à épouser des positions fascistes ou fascisantes (ce qui renforce considérablement les thèses autoritaires). Mais elle suscite aussi des réactions en sens contraire dans d’autres secteurs de la petite- bourgeoisie, particulièrement chez les fonctionnaires atteints par une politique rigoureuse de rationalisation de l’Etat et de déflation — l’attraction du mouvement ouvrier se fait plus forte, surtout à partir du moment où, en juillet 1934, il fait son unité. Bien entendu, il est indéniable que certaines des réformes du Front populaire (la réforme de la banque de France par exemple) iront par la suite dans le sens désiré par les milieux les plus lucides de la bourgeoisie, mais l’alliance qui se noue à partir de 1935 entre le radicalisme et un mouvement ouvrier en pleine mutation (montée du P.C.F.) est très loin de répondre aux vœux du grand capital. Certes, le programme du Front populaire n’a rien de particulièrement effrayant, et la bourgeoisie peut compter sur’ les dirigeants radicaux pour s’opposer à toute velléité de transformation sociale véritable de la part des socialistes ou des communistes, mais ce sursaut de républicanisme à l’ancienne, sous le couvert de l’antifascisme, présente de graves inconvénients. D’abord il chevauche le plus important mouvement de masse que la France ait connu depuis la Commune et l’on peut se demander à quel prix ce dernier pourra être contrôlé et canalisé. Ensuite il éloigne, à cause de son idéologie quarante-huitarde, généreuse et vague, la perspective d’une réorganisation en profondeur de l’Etat et des relations entre l’Etat et la société. Enfin, ce rassemblement populaire risque de contrarier les efforts des entreprises pour accumuler de façon plus rationnelle et plus profitable dans une conjoncture où les effets de la crise mondiale semblent peu à peu s’estomper. C’est pourquoi, malgré la réussite de la contre-offensive conduite par Paul Reynaud à l’automne 1938, le pessimisme et le défaitisme s’emparent de plusieurs secteurs de la bourgeoisie. Ne faut-il pas envisager la perspective d’une catastrophe extérieure avec sang-froid ? Ne peut-elle être l’occasion d’une révision complète des rapports étatiques et politiques ? L’idée était d’autant plus tentante que les exemples du fascisme et du nazisme exerçait une véritable fascination sur nombre de dirigeants bourgeois.
En ce sens, la défaite de juin 1940 ne fut pas une surprise, mais bien une divine surprise pour parler comme Charles Maurras. Une grande partie des technocrates y vit un moyen inespéré de se débarrasser des contraintes du régime d’assemblée et de redéployer tout le dispositif étatique sans interférence de notabilités élues aux différents échelons. La démission de l’assemblée élue au moment du Front populaire, l’effondrement parallèle des idéologies républicaines, la désorganisation du mouvement ouvrier, tout cela conjugué avec les contraintes économiques et politiques de l’occupation allemande facilitait effectivement la mise au point de nouveaux rapports entre l’Etat et l’économie. L’idéologie de la « Révolution nationale » était, il est vrai, très rétrograde dans son exaltation des valeurs du passé, retour à la terre, défense d’un travail artisanal en voie de disparition, mais elle n’avait pas d’incidences directes sur les pratiques de la majorité des Français. Ce qui comptait, c’était l’organisation de la pénurie, le rationnement de la consommation, la répartition des matières premières disponibles entre les différentes entreprises, le recensement des capacités de production existantes, le contrôle de la main-d’œuvre, etc. L’état n’avait plus seulement pour tâche le maintien de la paix sociale et civile (au profit de la bourgeoisie), il devait intervenir très activement pour guider, encadrer et même rendre possible le processus de production dans des circonstances particulièrement difficiles. Dans ce cadre, de nouveaux liens se tissaient entre l’administration et les capitalistes regroupés par profession. La première s’habituait peu à peu à penser autrement qu’en termes réglementaires et à forger des instruments de régulation économique (statistiques, corps de fonctionnaires spécialisés), alors que les seconds se faisaient peu à peu à l’idée que le travail de recensement et de prévision effectué par la bureaucratie économique pouvait avoir son utilité et leur permettre de mieux s’orienter. Il s’agissait là d’acquis qui allaient survivre aux conditions assez particulières de leur naissance ; ils correspondaient trop bien à l’interpénétration nécessaire des processus étatiques et économiques pour que la victoire des alliés les remît en cause.
De fait, entre les gouvernements issus de la Résistance et ceux de Vichy, il y a au moins une continuité sur ce plan-là. Le libéralisme économique classique qui avait fait les beaux jours de la troisième République est définitivement abandonné au profit d’un interventionnisme de facture keynésienne, largement basé sur l’utilisation des instruments hérités de Vichy. C’est qu’en effet le renouvellement politique et social introduit par la Libération n’est que très partiel. Le mouvement ouvrier qui, apparemment, détient une place prédominante sur la scène politique, s’est lui-même lié les mains en limitant ses ambitions stratégiques à une rénovation de la démocratie parlementaire et à des réformes sociales limitées. Il exerce, bien sûr, une certaine influence sur les événements, mais celle-ci ne va pas à l’encontre des vues et des programmes élaborés progressivement dans les secteurs réformateurs de la Résistance bourgeoise, programmes qui se placent sous le signe d’une très fumeuse troisième voie entre le capitalisme et le socialisme ou encore sous le signe d’un socialisme non étatiste très équivoque. En réalité, quand on y regarde de plus près, l’orientation qui s’affirme dans la première phase de la quatrième République dans le prolongement du programme du Conseil national de la Résistance, est très profondément marquée par les conceptions d’un certain catholicisme social, largement hostile à la démocratie au sens classique et très tenté par des thèmes organicistes, pour ne pas dire corporatistes en matière économique. Le mouvement ouvrier n’est plus l’allié privilégié des bourgeois du Parti radical comme en 1936, mais le principal soutien social d’une entreprise de restauration de l’Etat (de Gaulle et ses équipes de Londres et d’Alger), de rénovation techniciste de l’économie et de restructuration de l’hégémonie politique et idéologique de la bourgeoisie (voir les conceptions véhiculées par l’O.C.M. — organisation civile et militaire — de Blocq-Mascart). Au nom de la reconstruction nationale, socialistes et communistes renoncent à toute stratégie de lutte pour le socialisme et acceptent de se prêter à une collaboration de classe de longue haleine qui aboutit sur le plan institutionnel à des compromis défavorables à la classe ouvrière. Il y a, certes, une vague importante de nationalisations, la promulgation de lois sociales de portée non négligeable (de la Sécurité sociale aux comités d’entreprise), mais ces réformes n’entament pas véritablement le pouvoir de la classe dominante. Le capital exproprié est largement indemnisé (à quelques exceptions près), la redistribution des revenus effectuée par la Sécurité sociale et la fiscalité est essentiellement une redistribution à l’intérieur du monde du travail (ouvriers, employés) et, dans les entreprises les prérogatives théoriques des comités d’établissements sont vite ignorées par le patronat. Par contre les piliers fondamentaux de l’ordre social bourgeois, l’armée, la police, la justice, l’administration sont réorganisés en tant que corps séparés de la société et soustraits à toute forme de contrôle populaire direct. Les travailleurs sont appelés à « produire d’abord », sans avoir la garantie réelle que leurs efforts contribueront à l’édification d’une société nouvelle dans sa logique profonde. Ils doivent renoncer à la proie pour l’ombre, à la pratique de l’action revendicative et de la grève pour des compromis que la classe dominante n’a pas la moindre intention de respecter. Le départ volontaire du général de Gaulle en 1946 ne peut faire illusion très longtemps ; les forces de droite ne sont pas stratégiquement sur la défensive, malgré le discrédit dans lequel était tombée la bourgeoisie au moment de la défaite nazie. La constitution finalement adoptée par référendum consacre un retour progressif à un régime représentatif classique dans sa forme, largement technocratique dans son contenu. En d’autres termes, les masses populaires doivent déléguer leurs responsabilités à des assemblées et des organisations qui n’ont que des rapports plus ou moins lointains avec leurs préoccupations véritables, et par-dessus le marché se soumettre à des directives économiques et sociales mises au point par des cercles très limités de hauts fonctionnaires, de dirigeants politiques et de grands capitalistes. Ce qui se passe derrière l’unanimisme des premiers mois qui suivent la Libération, c’est en réalité un renforcement constant du pouvoir de la bourgeoisie.
On ne peut, bien sûr, ignorer que socialistes et communistes occupent une partie importante de l’appareil d’Etat, des cabinets ministériels à certains postes de la haute et moyenne administration, mais cette pénétration dans les rouages étatiques est elle-même très ambiguë. Les fonctionnaires socialistes ou communistes ne font pas que défendre — plus ou moins mollement — les intérêts de leurs organisations, ils transmettent à celles-ci les pressions de l’Etat séparé des masses dont ils sont les serviteurs. Le personnel socialiste dirigeant est profondément imprégné par l’idéologie du « socialisme humaniste » de Léon Blum, c’est-à-dire par des conceptions qui tendent à nier la lutte des classes ou à la reléguer dans des secteurs secondaires et bien délimités de la vie sociale — la distribution des revenus par exemple. Il ne songe pas un seul instant à se faire l’agent d’un bouleversement réel des rapports politiques, mais fait au contraire preuve d’une vigilance soupçonneuse à l’égard des tentatives « totalitaires » des communistes, c’est-à- dire à l’égard de tout ce qui pourrait changer fondamentalement les assises de l’Etat. Les communistes, de leur côté, en raison même des accusations qu’on lance contre eux font preuve d’une extrême prudence dans l’investissement auquel il procède de certains appareils ’ d’Etat (de la police à l’armée en passant par le ministère du Travail). Rien ne ressemble moins à une prise de pouvoir insidieuse et graduelle que cette accession de la gauche à la fonction publique, et lorsque la lutte de classe, apparemment assoupie en 1944-1946, se réveille avec virulence au tournant de 1947 (grève Renault du mois d’avril), l’appareil d’Etat fait preuve dans son ensemble d’une étonnante solidité et d’une étroite solidarité avec les objectifs de la bourgeoisie. Sous l’égide du président de la République Vincent Auriol, les communistes sont chassés du gouvernement par le président du conseil socialiste P. Ramadier qui assume pleinement une politique de guerre froide — intégration au camp américain et acceptation du plan Marshall, lutte contre le communisme en Indochine et répression du mouvement social. A l’automne de 1947, puis au cours de 1948, de très graves affrontements se produisent entre grévistes, sous direction communiste, et forces de l’ordre. La classe ouvrière, dans ses secteurs les plus combatifs, veut éviter un tournant vers la droite, arracher des concessions économiques et maintenir ouverte la perspective de transformation sociale à laquelle elle veut croire depuis la Libération. La défaite subie par les mineurs en 1948 est, par suite, lourde de conséquences : la résignation politique fait très vite des progrès considérables, et une grande partie, sinon la majorité des travailleurs, va chercher l’amélioration de son sort dans un aménagement du régime existant, voire dans la progression économique et technique du pays.
Ce nouveau palier atteint par la bourgeoisie dans la restructuration de son pouvoir laisse cependant subsister de nombreuses contradictions, dont la moindre n’est pas l’état boiteux du système politique. Celui-ci, marqué par la démagogie sociale de la Résistance ainsi que par une résurgence honteuse et mal assumée du régime d’assemblée, doit concilier la recherche d’un consensus politique assez large avec une forte concentration de l’activité gouvernementale et administrative. Autrement dit, dans ce cadre, il faut à la fois débattre très largement dans les assemblées de questions qui concernent des couches très nombreuses de la population et restreindre au maximum les discussions portant sur des enjeux réels. Il faut donner l’impression que l’action du pouvoir est contrôlée en permanence par les élus de la nation et rendre à peu près impossible l’intervention des masses populaires sur la marche des différents organes de l’Etat. Les problèmes sont d’autant plus complexes que la mise à l’écart des communistes a considérablement réduit la base d’appui du régime dans la classe ouvrière et que les attaques des gaullistes sur la droite entament fortement son crédit dans une partie de la bourgeoisie petite et moyenne. C’est ce qui explique qu’à défaut d’une hégémonie politique stable, appuyée sur des forces sûres d’elles-mêmes, la quatrième République fait fond sur les expédients et les jeux d’équilibre de la troisième force. Sur le plan idéologique, on joue sur les fausses symétries des condamnations des extrémismes ou comme l’on dit très souvent des totalitarismes de droite et de gauche. Les coalitions qui se succèdent doivent pouvoir se présenter comme l’expression de la démocratie et de la tolérance, ce qui n’empêche pas dans la pratique une vigoureuse répression du mouvement syndical et des communistes (particulièrement dans les entreprises), et le vote en 1951 d’une loi électorale, celle des apparentements, sans précédent dans son cynisme et son hypocrisie. A ce prix, la paix intérieure est tant bien que mal assurée, les nombreuses crises ministérielles servant de soupapes de sûreté aux nombreuses manifestations de mécontentement. Mais il faut bien voir que ce mode de fonctionnement majore considérablement le poids politique d’une petite-bourgeoisie traditionnelle pourtant en recul sur le plan économique (alors que la classe ouvrière et les couches en voie de prolétarisation sont sous-représentées). Le régime, de ce point de vue, remplit très mal son rôle d’intégration idéologique des masses urbaines. En même temps, il ne satisfait pas vraiment la bourgeoisie qui trouve les concessions faites aux classes moyennes inutilement coûteuses (retardement de la concentration économique) et s’irrite que le fonctionnement du pouvoir soit sujet à beaucoup de soubresauts (manque de continuité, difficulté à se tenir aux orientations un moment choisies, etc.). La quatrième République n’a pas à faire face à des problèmes économiques trop graves — l’inflation est réduite dans de notables proportions en 1952, simultanément la récession commencée en 1951 est surmontée sans grandes difficultés —, mais, malgré les succès de la reconstruction, elle ne s’est pas encore dotée de tous les moyens nécessaires pour affronter la concurrence internationale (qui prend une dimension nouvelle avec la libération progressive des échanges). L’appareil d’intervention économique est encore très marqué par le dirigisme tâtillon de l’immédiat après-guerre, il s’affirme plus dans la réglementation que dans la régulation des flux économiques et il manque de souplesse pour suivre au plus près les mouvements du capital. En un mot, il reflète la prédominance de la bourgeoisie moyenne et de la petite-bourgeoisie dans l’exercice du pouvoir et le fait que la grande bourgeoisie ne peut imposer ses orientations économiques que très indirectement, par le biais de mécanismes complexes et de pressions exercées sur les organisations politiques.
L’instabilité gouvernementale n’est donc pas liée seulement à la lutte des classes populaires, aux tentatives qu’elles font pour ne pas recevoir une portion trop congrue de la prospérité qui s’amorce surtout à partir de 1955. Elle est due aussi pour une part non négligeable aux tensions qui se font jour entre les différentes fractions de la bourgeoisie, voire entre les différents secteurs de l’appareil d’Etat tiraillés dans les sens les plus divers par des forces contradictoires. Tout cela est particulièrement manifeste, lorsqu’on se tourne vers un des problèmes majeurs de la période, celui de la réorganisation de l’empire colonial. Lors de son départ, de Gaulle a légué à ses successeurs une situation explosive ; un véritable conflit est en train de se développer en Indochine et la répression du mouvement national en Algérie n’a fait qu’accroître les risques d’affrontement. Rien de sérieux n’est pourtant entrepris par les partis dominants de la quatrième République pour définir une politique cohérente, faisant la part des choses (c’est-à-dire des concessions à la révolte des colonisés), sans rien lâcher d’essentiel du point de vue impérialiste. Les lobbies de la petite et moyenne colonisation se révèlent particulièrement puissants dans une atmosphère générale de chauvinisme alimentée par la légende de la Résistance et l’idéologie de la France civilisatrice, trop puissants en tout cas face à la faiblesse du néo-colonialisme, c’est-à- dire face à la faiblesse des fractions du capital susceptibles de passer à des formes différentes d’exploitation des peuples colonisés. Les velléités de négociation avec le Viet- Minh sont vite abandonnées, et en Algérie les aspects libéraux du statut de 1947 sont très rapidement vidés de tout contenu par l’organisation de la fraude électorale sur une très large échelle et une politique systématique de répression du nationalisme. A Madagascar, c’est à un vrai bain de sang auquel on assiste en 1947, tandis que des manifestations de masse en Afrique noire sont sévèrement réprimées. Mais si le régime se montre incapable de choisir la voie de la négociation avec les oligarchies ou les petites-bourgeoisies indigènes, il ne pratique pas pour autant la politique d’écrasement ou d’anéantissement des opposants nationalistes avec bonne conscience et persévérance. La guerre avec les révolutionnaires Vietnamiens est d’abord présentée comme une opération de police, ce qui justifie qu’on ne lui consacre que des moyens relativement modestes, suivant la méthode des petits paquets qui finit par coûter très cher. Quand le conflit commence à devenir trop pesant, on le transforme ensuite en une sorte de croisade idéologique qui a pour but de masquer le conflit colonial et l’incapacité des équipes dirigeantes sous les dehors d’un affrontement planétaire (dont les charges sont de plus en plus assumées par le gendarme américain). C’est dire que la politique coloniale des coalitions de troisième force ressemble plus à une fuite en avant qu’à une stratégie consciente des enjeux, plus à une suite de mesures improvisées, justifiées après coup, qu’à une programmation systématique déterminée par des objectifs choisis en connaissance de cause. Bien évidemment, tout ceci ne peut pas ne pas réagir sur l’ensemble de l’activité gouvernementale. Les politiques financière et militaire sont sans cesse bouleversées par les incidences du conflit d’Extrême-Orient, ce qui ne manque pas d’affaiblir les positions de la France face à ses alliés, particulièrement en Europe. Les gouvernements de la troisième force, de plus en plus dépendants des Etats-Unis sur le plan économique, ne peuvent en effet s’opposer au relèvement de l’Allemagne de l’Ouest, à sa réhabilitation diplomatique et, à plus ou moins long terme, à son réarmement. La prospérité balbutiante du début des années cinquante se trouve ainsi menacée avant même que d’avoir porté ses fruits, et le rôle du capitalisme français se retrouve remis en question avant qu’il ait pu faire valoir les atouts acquis à la suite de la « reconstruction nationale ».
L’accession de Pierre Mendès-France au gouvernement est l’expression d’une première tentative pour faire face à toutes ces contradictions. Pour neutraliser les pressions, le plus souvent incohérentes des assemblées, le nouveau président du conseil qui a déjà une sérieuse réputation d’hostilité aux jeux des partis, lance des appels à l’opinion au-dessus du parlement et cherche grâce à ce moyen à forcer les décisions devant des députés réticents. De façon très significative, il négocie la fin de l’engagement français au Vietnam, fait la part du feu en Tunisie et fait en outre repousser la communauté européenne de défense (C.E.D.), pourtant négociée par ses prédécesseurs, sachant qu’il répond sur tous ces points aux vœux des représentants les plus lucides de la bourgeoisie française. Sous son impulsion, le gouvernement rationalise peu à peu ses interventions, et surtout cherche à les expliquer afin de les faire adopter consciemment par une partie importante de la population. Pierre Mendès- France est le premier chef de gouvernement à user tout à fait systématiquement des moyens de communication de masse, particulièrement de la radio (les célèbres causeries au coin du feu) sans s’en remettre aux seuls responsables des organisations qui le soutiennent. Cela lui permet de se poser comme un homme au-dessus des factions, voire au-dessus des classes, incarnant l’Etat et la volonté générale. Le mendésisme est donc indéniablement une préfiguration du gaullisme et de son emploi permanent des techniques plébiscitaires, mais, il faut le noter, à un niveau tout à fait embryonnaire. Le Bonaparte putatif, Mendès-France, est lui-même trop dépendant des courants politiques de gauche, ceux du Parti radical et de la S.F.I.O., pour ne pas susciter de profondes méfiances dans une partie importante de l’éventail politique. La bourgeoisie craint que la recherche d’un large appui populaire ne le conduise à recourir à certaines formes de démagogie sociale, ce qui ne saurait manquer de rendre plus difficile une politique de contrôle de la classe ouvrière — les grèves d’août 1953 sont là pour montrer qu’il ne faut pas plaisanter en cette matière. Les représentants parlementaires les plus traditionalistes de la petite et moyenne bourgeoisie font preuve, de leur côté, d’une hostilité tout à fait franche et active, car ils discernent trop bien que les méthodes introduites par les mendésis- tes en politique peuvent mener à la mise à l’écart des assemblées et à l’instauration d’un pouvoir ouvertement plébiscitaire en même temps que plus étroitement lié à la grande bourgeoisie. Il n’est, en ce sens, pas étonnant que le gouvernement Mendès-France qui a remporté ses plus grands succès à propos des conflits coloniaux du Vietnam et de Tunisie, achoppe sur celui d’Algérie, étant donné tout ce qu’il implique pour l’équilibre du pays. Pour mettre au point une solution négociée avec les insurgés, il faut en effet affronter de très grandes difficultés, les réactions de la population française d’Algérie, celle des groupes de pression qui se font l’écho de cette dernière, les frustrations de l’armée qui vient de connaître une défaite majeure en Extrême-Orient, sans compter l’incompréhension d’une partie des masses populaires éduquées dans le nationalisme. Pour réussir il faudrait en somme que Mendès-France dénonce ouvertement la colonisation et ses séquelles et qu’il envisage de conduire une bataille de fond contre les intérêts les plus conservateurs de la société française au risque de la secouer dans ses assises, ce qui est tout à fait contraire à ses ambitions limitées de réformateur du système, et aux vues des forces qui le soutiennent (une troisième force un peu replâtrée). Le gouvernement qui se veut le plus dynamique de la quatrième République est ainsi frappé de paralysie, incapable de prendre d’autres initiatives que celles nécessitées par la conduite d’opérations de guerre sur le territoire algérien et n’a plus qu’à attendre qu’on lui porte l’estocade. Il est vrai que Mendès-France essaie ultérieurement de relancer son action par la formation du front républicain réunissant la S.F.I.O., une partie des radicaux et quelques débris du R.P.F., mais cette coalition électorale hétéroclite qui remporte une victoire à la Pyrrhus en 1956, éclate très vite sous le poids de ses contradictions. La S.F.I.O. de Guy Mollet se fait l’expression des courants bellicistes et chauvins de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière, et sa gestion du pouvoir, si elle est marquée par l’aventure de Suez, est sur le fond parfaitement dans la tradition des gouvernements de troisième force, c’est-à-dire très éloignée des préoccupations de réforme de l’Etat qui habitent une grande partie des mendésistes.
Il faut donc attendre que les choses aillent encore beaucoup plus mal pour que se dessine autour du général de Gaulle une solution des problèmes institutionnels favorable aux intérêts de la bourgeoisie monopoliste. En 1957-1958, la France est effectivement confrontée à des problèmes économiques graves, une forte inflation (due en partie à la guerre d’Algérie, mais aussi à des interventions à contre-temps de l’Etat), la perspective d’une ouverture à brève échéance des frontières avec l’entrée en vigueur du traité de Rome sur le Marché commun. Parallèlement la poursuite de la guerre entraîne une dégradation rapide des positions de la France au Maghreb et dans le monde arabe en général, ce qui se répercute naturellement sur toute la diplomatie française. Sur le plan intérieur, le prestige du régime tombe au plus bas et la politique se fait au jour le jour. Dans cet état général alarmant, la seule note rassurante pour la bourgeoisie est que le mouvement ouvrier se montre bien incapable de profiter de cette situation de déliquescence politique dont il est lui-même partie prenante. La majorité de la S.F.I.O. continue de donner dans le chauvinisme et s’accroche autant que faire se peut à la participation gouvernementale. Le Parti communiste qui n’a pas su mener une politique d’opposition conséquente à la guerre d’Algérie — il vote en 1956 les pleins pouvoirs à Mollet et R. Lacoste et pendant longtemps ergote sur la question de l’indépendance réclamée par les Algériens — est, de son côté, fortement ébranlé par les conséquences du vingtième congrès du Parti communiste de l’Union soviétique et par les événements de Pologne et de Hongrie. C’est bien pourquoi, à partir de 1957, une campagne d’abord discrète, puis de plus en plus envahissante, peut présenter le le retour au pouvoir du général de Gaulle comme la seule issue positive au pourrissement accéléré de la situation. Les milieux bourgeois savent que le Général bénéficie d’un très grand capital de popularité qui n’a nullement été entamé par sa rupture avec les restes du R.P.F. et sa traversée du désert, bien au contraire. On ne l’identifie plus avec une politique ou avec un groupement, il apparaît en ce sens comme tout à fait au-dessus de la mêlée et susceptible de choisir une orientation, à propos de l’Algérie par exemple, en dehors de toute passion partisane. Sa conception de l’Etat, consignée en particulier dans le fameux discours de Bayeux, est, de surcroît, très rassurante. Il propose de renforcer l’exécutif et de l’incarner dans un président de la République qui gouverne réellement par-dessus la tête des partis, mais il n’entend pas pour autant abolir toute forme d’expression parlementaire ou de restreindre les libertés habituellement reconnues aux Français. Il y a donc des bases pour un compromis avec les forces dominantes de la quatrième République, c’est-à-dire avec les organisations de la troisième force qui ne se sentent pas de taille à régler les problèmes les plus difficiles de la colonisation ou ne veulent pas affronter sans une caution de poids les échéances de la construction européenne. L’occasion rêvée pour le changement de régime, c’est bien sûr la révolte des colons d’Algérie et les mouvements de rébellion de l’armée contre le laxisme ou l’absence de politique ferme des derniers gouvernements de la quatrième République. Les complots du 13 mai ne répondent à aucun dessein unitaire, ils se trouvent au croisement d’intrigues très diverses où chacun essaie de duper l’autre, leur impact est toutefois suffisant pour neutraliser le gouvernement Pflimlin et permettre les manœuvres du général de Gaulle. La crise de mai 1958 a ainsi pour résultat paradoxal de mettre en selle un nouveau régime beaucoup moins dépendant que le précédent des rapports de force parlementaires, c’est-à-dire par là même beaucoup moins sujet aux pressions des Français d’Algérie et des différents groupements propres à l’armée. De Gaulle, en effet, peut se prévaloir d’une légitimité quasi indiscutée après le référendum de la fin de 1958, il n’a pas à se justifier au jour le jour comme les gouvernements parlementaires de la quatrième République, ni non plus à rechercher des majorités à propos de chaque question importante. La violence même des mises en question dont fait l’objet l’orientation, pourtant prudente, du nouveau régime en direction de l’Algérie, finit par le servir. Lors de l’affaire des barricades, lors du complot des généraux d’avril 1961, le général de Gaulle apparaît comme un rempart contre l’aventure, contre le saut dans l’inconnu que représente la politique des extrémistes de l’Algérie française. L’approche pragmatique du nouveau pouvoir, ses tâtonnements en vue de trouver une solution négociée avec le F.L.N. se trouvent ainsi valorisées ; personne, sauf des opposants de gauche très minoritaires, ne songe à s’offusquer des atermoiements, des fausses sorties qui ponctuent la politique dite d’autodétermination. Chose impensable sous un régime réellement démocratique, le gouvernement peut même se permettre de réprimer avec une très grande violence les manifestations en faveur du peuple algérien ou contre l’O.A.S. - il y a un nombre relativement élevé de blessés et même de morts, comme au métro Charonne en février 1962. La liquidation de la guerre reste de cette façon le domaine réservé d’une mince couche de dirigeants politiques qui , de la mise au point du plan de Constantine à la mise en place de l’exécutif de Rocher Noir, essaient en toute tranquillité - pour ce qui concerne les problèmes intérieurs français - de pratiquer une politique néo-colonialiste.
Cette concentration de la vie politique dans des cercles restreints ne se limite évidemment pas aux seules questions de la décolonisation. Dès les débuts de cinquième République, l’essentiel des processus de décision se situe de plus en plus en dehors de toute confrontation publique. Les décisions économiques en particulier échappent à l’examen critique, qu’il vienne du parlement ou de l’opinion publique. Dans la réalité, il y a une concertation entre la haute fonction publique - ministère des Finances, commissariat au plan, ministères de l’Industrie, etc. - et les représentants des grands intérêts économiques, puis arbitrage au niveau gouvernemental (le ministre compétent, le Premier ministre, voire quelquefois le président de la République). L’obligation ardente du plan, pour reprendre les termes employés par de Gaulle lui-même prend tout son sens dans ce contexte. L’Etat n’est pas fondamentalement là pour réglementer les capitalistes, pour leur dire ce qu’ils ne doivent pas faire. Sa tâche essentielle, au contraire, est de leur tracer la voie, de leur indiquer pour toute une période les objectifs qu’ils peuvent espérer atteindre, et, bien sûr, de les assurer que les conditions générales nécessaires à toute accumulation — mobilité et qualification de la main-d’œuvre, accessibilité des matières premières, infrastructures en bon état, etc. — seront réunies. Ce qui compte, c’est donc moins de contrôler les prix ou de fixer les règles de passation des marchés de l’Etat que de prévoir les grands mouvements économiques, de l’évolution de la consommation à celle de la production. Grâce à ses instruments d’observation, des services du ministère des Finances à ceux du commissariat général au plan, l’Etat doit en quelque sorte appuyer le capital dans sa quête de la croissance rentable, et subordonner les objectifs sociaux à cet objectif premier. L’Etat se fait lui-même capitaliste et champion de la croissance avec beaucoup d’ardeur : l’expansion économique devient un peu la clé de tous les problèmes (dépassement de la pauvreté, diminution des tensions sociales, résorption du chômage, résolution de la question du logement, etc.). Il semble donc aux gouvernants gaullistes du début des années soixante que l’on pourra faire face graduellement à tous les vieux maux de la société française en faisant une synthèse audacieuse de l’action étatique et de l’accumulation capitaliste, c’est-à-dire en faisant de l’une le complément de l’autre. L’initiative capitaliste, encouragée et protégée par l’Etat, doit secouer les routines, ouvrir de nouveaux champs à l’activité économique et à la créativité des individus, tandis que l’intervention étatique doit compenser les déséquilibres nés de la croissance, tant sur le plan économique — inégalités de développement entre les branches ou les régions, insuffisance des débouchés à un moment donné, régularisation des fluctuations économiques sur le moyen terme — que sur le plan de la consommation et de l’organisation du cadre de vie — réduction des inégalités sociales, aménagement de l’espace urbain. On croit volontiers dans les cercles dirigeants de la cinquième République que la « planification à la française » évite aussi bien les défauts du capitalisme à l’américaine que ceux du « collectivisme » soviétique. Il n’y a pas et il n’y aura pas, pense-t-on, de stagnation de la consommation et des équipements sociaux comme aux Etats- Unis, pas plus qu’il n’y aura en France l’énorme gâchis bureaucratique propre à l’Union soviétique (sur la toile de fond d’un fort retard de la consommation privée). Il y a, pensent les idéologues du régime, un véritable modèle français de la marche vers la société sans classes, caractérisé pour l’essentiel par une disparition graduelle, mais consciemment contrôlée, de la polarisation en classes violemment opposées. Autrement dit, l’intervention correctrice de l’Etat permet à la société française de se transformer plus rapidement et sans soubresauts graves en société de classes moyennes.
Cette conception idéologique du développement social, placée sous le signe de théorisations quiétistes et plates sur le « changement social », semble devoir, pour un temps, triompher sur toute la ligne. Elle occupe en tout cas le devant de la scène dans la première moitié des années soixante. Mais il n’est pas très difficile de discerner, et cela très tôt, les failles des analyses qui sous-tendent les idéologies de la croissance et de l’extinction des classes. Le développement économique capitaliste ne réduit pas les inégalités des revenus ou des fortunes, il tend plutôt à les aggraver, même lorsqu’il y a élévation rapide du niveau de vie de la classe ouvrière, tout au moins de certaines de ses couches. C’est qu’en effet les mécanismes du progrès économique reposent sur l’utilisation des inégalités ou rentes de situation, sur la recherche de profits supérieurs à la moyenne et donc sur l’affrontement des groupes et des individus dans une concurrence qui ne connaît pas de fin. La prospérité engendre donc un accroissement des différences parce qu’elle est en elle-même un mouvement de différenciation, de modification incessante des positions apparemment les plus assises dans le monde des relations sociales. Les puissants se renouvellent, mais surtout se reproduisent en tant que groupes qui imposent leur loi aux classes inférieures pour les maintenir dans l’état de couches atomisées, dispersées et destinées à produire des richesses ou des valeurs pour les autres. Dans un tel contexte, il est évident que l’Etat ne peut procéder arbitrairement, selon son bon vouloir, à des transferts de revenus, particulièrement quand de tels transferts se font au détriment de l’accumulation du capital. On est, en fait, beaucoup plus près de la vérité en affirmant qu’il ne compense les inégalités les plus criantes que dans des limites très étroites, précisément celles qui sont dictées ou fixées par la rentabilité du capital et le rythme de son accumulation.
Cette dépendance de l’Etat par rapport à la marche de l’économie, d’autant plus forte qu’il entend intervenir de façon permanente et prétend le faire avec efficacité, n’est pourtant pas une réalité que l’on peut percevoir immédiatement. La popularité du général de Gaulle, sa stature charismatique et son poids plébiscitaire dans la vie politique masquent effectivement beaucoup de mouvements profonds au niveau des rapports de production. Un certain nombre de décisions spectaculaires contribuent d’ailleurs à répandre l’idée que l’intervention étatique peut influer considérablement sur le fonctionnement de l’économie. Le gouvernement ne fait pas que vanter les mérites de la planification, il est aussi le maître d’œuvre de grands projets, le paquebot France, l’avion supersonique Concorde, il s’oppose aussi avec succès aux pressions de l’étranger — en 1963 de Gaulle refuse l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Mais tout ceci ne constitue que la partie émergée de l’iceberg, et, en 1963, la nécessité où se trouvera le gouvernement de mettre au point et d’appliquer un plan de stabilisation, viendra rappeler aux plus optimistes que l’économie capitaliste ne se manie pas si facilement. L’emballement de la conjoncture est dû, bien sûr, à l’arrivée massive des rapatriés d’Algérie, mais aussi à l’importance croissante du système de crédit (banques, etc.) dans l’économie française et à des difficultés de financement des entreprises qui sont combattues par le recours à l’emprunt, c’est-à-dire par l’endettement. Les mesures
gouvernementales qui peuvent s’appuyer — selon le témoignage de C. Gruson — sur un perfectionnement indéniable des instruments d’intervention conjoncturelle, ont un minimum d’effets ; la situation est rapidement assainie, tout au moins à court terme. A plus longue échéance, les choses se révèlent beaucoup moins simples. Le développement intensif qu’a connu l’accumulation du capital depuis 1955, mais surtout depuis 1958-1959, manifeste tous ses aspects contradictoires ; il y a une forte accélération de l’accumulation du capital fixe et une forte croissance de la productivité du travail, mais le taux de profit moyen décroît lentement. C’est dire que de fortes tensions vont se faire jour dans la politique économique entre les objectifs propres à l’Etat — rationaliser, perfectionner l’appareil d’Etat, obtenir le consentement des masses par une meilleure organisation des consommations collectives — et les nécessités de la rentabilité du capital. Du point de vue des capitalistes, l’intervention de l’Etat peut être bénéfique lorsqu’elle mobilise des ressources jusque-là mal employées pour produire plus vite et mieux, lorsqu’elle supplée une initiative privée défaillante et par conséquent contribue à accroître d’une façon ou d’une autre la production de plus-value globale. C’est le cas, lorsque l’Etat prélève une partie de la plus-value non utilisée par les capitalistes pour l’investir massivement dans des secteurs jusqu’alors négligés qui rétrocèdent ensuite une partie de la plus-value nouvelle qu’ils produisent aux secteurs capitalistes monopolistiques (par différents mécanismes dont les prix et le système fiscal). C’est encore le cas, lorsque l’activité étatique concours indirectement à accélérer la reproduction ou la rotation du capital, c’est-à-dire permet aux capitalistes de faire plus de profits. Il n’en va pas de même, quand les prélèvements de l’Etat sur la production courante de plus-value entrent en concurrence avec les besoins des capitalistes eux-mêmes et augmentent les difficultés générales de financement de l’économie. Cela vaut particulièrement pour les périodes où la progression de la masse du profit est moins forte que celle de la production et des investissements. Dans de telles circonstances, il y a inévitablement une très forte pression des capitalistes sur la bureaucratie d’Etat pour qu’elle limite ses ambitions, et « rationalise » surtout en diminuant ses dépenses, (sans compter, bien entendu, les pressions permanentes qui s’exercent sur elle pour qu’elle n’accorde pas de trop grandes augmentations de salaires et n’engage trop de main-d’œuvre).
A partir du plan de stabilisation de 1963, c’est précisément la conjoncture dans laquelle on se trouve en France. L’Etat gaulliste qui continue à chanter les louanges du plan, cette « ardente obligation », se plie en réalité aux impératifs du capital, et, par là même, fait d’autant plus ressortir la distance qui sépare les promesses dont il n’est pas avare, du fonctionnement concret de l’économie. En 1964-1965, au cours de la période de stabilisation et d’assainissement, on commence à s’apercevoir que le « nouveau capitalisme » ne résout pas tous les problèmes sociaux et même qu’il en crée de nouveaux. Les couches les plus diverses prennent peu à peu conscience que l’expansion économique est socialement coûteuse. La loi d’orientation agricole et la loi complémentaire (Pisani) sont, certes, d’assez grandes réussites puisqu’elles codifient un ensemble de mesures qui, avec beaucoup d’efficacité, favorisent la constitution d’une paysannerie moyenne de plus en plus orientée vers les cultures commercialisables. Cela n’empêche pas, toutefois, que les conditions de vie d’une partie importante des petits paysans ne stagnent ou s’aggravent, parce que ces derniers ne peuvent investir assez ou parce qu’ils succombent sous les coups des grandes firmes agro-alimentaires. Au cours des années soixante, l’exode rural varie entre quarante mille et cent mille personnes par an. Cela représente, sans doute, une main-d’œuvre bienvenue pour le grand capital industriel, mais ne fait qu’ajouter aux problèmes déjà graves du logement et de l’urbanisation. La grande majorité des salariés — ceux qui ne sont pas des cadres supérieurs ou des dirigeants d’entreprise — doivent bien constater que l’augmentation de leur niveau de vie est loin de satisfaire tous leurs besoins ou de leur permettre de mener une vie ayant un sens. Ces années de toute-puissance apparente du gaullisme sont aussi des années de frustration contenue, de refoulement difficile d’un profond malaise social, de désespérance monotone pour tous ceux qui font peu à peu l’expérience du vide des idéologies du succès individuel et du caractère oppressif de la compétition généralisée engendrée par les mécanismes capitalistes.
C’est ce qui explique que la lutte des classes ne cesse de faire valoir ses droits, au besoin souterrainement. Depuis ses origines, la cinquième République exorcise les affrontements de classe, mais elle est, au fond, bien en peine pour les faire disparaître ou pour les masquer efficacement. De 1959 à 1961, le « planificateur » Michel Debré s’évertue à contenir les augmentations de salaires dans les limites les plus favorables au maintien ou à l’augmentation du taux de profit. Les résultats de son action sont pourtant très limités ; la plupart du temps les augmentations nominales des salaires sont supérieures à celles qu’on dit tolérables pour l’économie. L’inflation vient, bien entendu, tempérer les effets de ces augmentations consenties en fonction des tensions régnant sur le marché du travail et des pressions des travailleurs (contrairement à ce que croient beaucoup, les grèves ne sont pas rares dans les années soixante) et les dommages subis apparemment par les capitalistes les plus prospères peuvent se révéler minimes ou inexistants après un examen approfondi. Il reste toutefois que l’existence d’une forte résistance ouvrière est une donnée que l’Etat et les capitalistes ne peuvent pas ne pas prendre en compte. Le problème est d’autant plus aigu, malgré la paix sociale et idéologique qui semble dominer la période, que les tendances à la baisse du taux de profit contraignent les capitalistes à accentuer leur pression sur les travailleurs, et à chercher, par exemple, dans l’immigration massive un substitut à l’armée de réserve de plus en plus restreinte par suite du plein emploi. La lutte de classe est aussi une réalité permanente venant d’en haut, ponctuée par les tentatives les plus diverses pour diviser, atomiser et rendre passive la classe ouvrière. De ce point de vue, il n’est pas indifférent de constater que les années soixante sont caractérisées par une pénétration massive des techniques américaines du « management », entre autres la cotation par postes, et par l’utilisation des catégories officielles de qualification pour renforcer, tant que faire se peut, les différences dues aux origines très diverses de la classe ouvrière, immigration de l’Europe du Sud et d’Afrique, exode rurare intérieur, mobilité sociale descendante d’une partie de la petite-bourgeoisie
traditionnelle. La bourgeoisie joue en outre sur les couches en voie de prolétarisation, petits fonctionnaires, employés de bureaux et de commerce, techniciens intégrés plus ou moins directement à la production, dont les conditions de travail semblent superficiellement se rapprocher de celles des niveaux moyens de la hiérarchie du travail, cadres moyens, agents de maîtrise, etc., en voie de constituer progressivement une nouvelle petite-bourgeoisie qui se substitue à l’ancienne. La bourgeoisie cherche notamment à les imprégner d’un sentiment de supériorité par rapport aux travailleurs manuels ou bien tente de les entretenir dans l’idée qu’ils ont une appartenance de classe différente et doivent plutôt suivre la direction de la hiérarchie moyenne, et ses orientations technocratiques. C’est pourquoi, si l’on tient compte du relatif effacement des organisations politiques du mouvement ouvrier incapables de lutter efficacement contre le gaullisme, on comprendra l’impression d’éclatement que donnent les luttes revendicatives. Comme l’écrit Serge Mallet à l’époque, la classe ouvrière n’a pas qu’un seul visage. Elle se présente sous les traits des opérateurs de la pétro-chimie, menant des grèves qu’on qualifie trop vite de « gestionnaires », mais qui, à tout le moins, font preuve d’un très grand intérêt pour les rapports de travail et leur organisation. Elle se présente également sous les traits de l’armée grandissante des O.S., arrachés à la campagne dans leur majorité et dont la combativité prend la forme d’explosions de colère inattendues. Elle se présente encore sous les traits des travailleurs à statut de l’Etat, particulièrement vigilants, parce que leurs salaires retardent souvent sur ceux du secteur privé ou parce qu’ils sont victimes de mesures de reconversion. Cette diversité dans l’affirmation ne permet cependant pas de parler d’une polarisation entre une nouvelle et une vieille classe ouvrière — les conditions de travail et de vie changent en réalité pour la majorité de la classe ouvrière. Elle permet encore moins d’identifier l’avant-garde technique à l’avant- garde des luttes (syndicales ou politiques), car ce n’est pas un déterminisme technologique qui décide de l’éclatement des grèves, mais bien la conjonction de facteurs idéologiques, politiques et économiques extrêmement complexes. Le brassage continue des travailleurs dans le cadre de la vague d’accumulation que connaît la France depuis des années, les difficultés qu’ils rencontrent malgré la prospérité générale, suffisent à créer un terrain favorable, mais il faut le dépassement de la résignation, de l’atomisation produites et reproduites par la société capitaliste pour que les travailleurs entrent dans la bataille. L’immobilisme du Parti communiste, occupé à rechercher une nouvelle stratégie, ne facilite évidemment pas l’éclosion des luttes, aussi bien est-ce souvent dans des secteurs qu’il a peu ou pas influencés — les ouvriers d’extraction rurale récente, ceux qui sont restés longtemps sous l’influence de l’Eglise catholique — que s’amorcent les batailles de classe les plus importantes, si l’on fait exception de la grève des mineurs de 1963. La classe ouvrière se remet ainsi lentement de la défaite de 1958 et des échecs multiples subis tout au long de la période de guerre froide. Dans son ensemble, elle se déplace peu à peu vers la gauche, sans accorder toutefois aux organisations de gauche une confiance comparable à celle qu’elle leur accordait, il y a vingt ou trente ans auparavant. Sans en avoir toujours conscience, en tâtonnant, elle essaie de secouer le joug de l’idéologie du bien-être par la croissance capitaliste, et celle d’un système industriel bien réel qui, loin de s’orienter vers l’automatisation généralisée et la disparition du travail pénible, multiplie les tâches parcellisées et nerveusement pénibles et déqualifie la grande majorité des travailleurs lorsqu’il se renouvelle sur le plan technologique de façon massive.
Le régime ne peut, en somme, se reposer sur les lauriers des réussites référendaires de 1962 et du succès aux élections législatives de la même année ; il lui faut sans cesse reproduire son hégémonie sur des masses de plus en plus rétives et peu disposées à supporter passivement tous les faux frais de l’expansion capitaliste. Entre l’Etat qui doit se concentrer et se centraliser au fur et à mesure qu’il étend son intervention et son emprise sur des phénomènes sociaux de plus en plus nombreux, d’une part, les salariés (ouvriers, employés, nouvelle petite-bourgeoisie, etc.) d’autre part, les points de friction se multiplient, que ce soit à propos de la gestion des nouveaux ensembles urbains, de la politique d’aménagement du territoire (la D.A.T.A.R. est fondée en 1963), de la gestion de la Sécurité sociale, des constructions scolaires et des équipements sociaux. L’Etat ne peut tolérer que l’apparence de la participation, parce que si celle-ci était mise en pratique, toute une série d’équilibres fondamentaux, notamment économiques (aide de l’Etat à l’accumulation) seraient en grand péril. On en reste donc à une réthorique vide, agrémentée à la rigueur par la prestation de quelques représentants élus destinés à masquer le vide politique — l’absence de débat démocratique réel — dans lequel vient se déverser le trop-plein du pouvoir. En effet, pour suppléer la défaillance de la confrontation démocratique, le pouvoir doit se dépenser sans compter et donner l’impression que son discours occupe tout l’espace politique. C’est tout le sens de la pseudo-démocratie directe des référendums et des discours télévisés, des voyages en province et des conférences de presse à grand spectacle. C’est aussi un des sens, et non le moindre, d’une politique étrangère particulièrement démonstrative et très clairement formulée dans le but de valoriser une communauté nationale mythique, au-dessus de la grisaille quotidienne et des différences de classe. On ne peut nier que cette stratégie du pouvoir ait une certaine efficacité, puisque l’opposition de gauche, lasse de courir après la chimère d’une restauration de la quatrième République, croit nécessaire de s’y adapter et d’accepter les pratiques institutionnelles et politiques imposées par le gaullisme. Le paradoxe est que, dans une situation apparemment aussi verrouillée, la fragilité des assises sociales du pouvoir, son incapacité à traiter les problèmes sans autoritarisme arbitraire, puissent être mises en lumière avec éclat. Le ballotage du général de Gaulle à la fin de 1965, lors du premier tour de l’élection présidentielle, la perte de secteurs importants de l’électorat populaire, tous phénomènes qui reflètent l’exacerbation de la lutte des classes, font découvrir aux dirigeants du régime que le point fort du pouvoir, son mécanisme plébiscitaire de légitimation qui rend en principe secondaire la légitimation parlementaire permanente, peut devenir son point faible. Les sphères dirigeantes peuvent en effet se trouver brusquement mises en échec et balayées par un mouvement de bascule sur le plan électoral. En d’autres termes, l’Etat centralisé peut se trouver privé d’un certain nombre de ses dirigeants les plus populaires (en premier lieu le président de la République), précisément ceux qui, à travers tous les phénomènes dits de personnalisation, lui confèrent des assises solides dans l’opinion, et par leur activité de relations publiques empêchent que l’opposition aille trop loin dans la contestation du pouvoir, et surtout de son discours. De surcroît, le renouvellement en catastrophe des sommets du pouvoir est susceptible de dérégler pour une durée relativement longue les mécanismes d’arbitrage subtils qui servent à trancher les divergences d’intérêts au sein de la classe dominante. On s’explique donc très bien que les milieux dirigeants du régime réagissent à l’avertissement de 1965-1966 comme à un sacrilège, comme à une mise à nu du fonctionnement de leur Etat.

Pas un seul instant, il n’est question de faire des concessions politiques, de proposer par exemple aux opposants, pourtant bien modérés, une redistribution du pouvoir. Le régime au contraire se raidit et réagit en suivant deux lignes de force. D’abord, il présente l’éventualité d’une victoire des forces de gauche comme une catastrophe nationale, en employant au besoin une argumentation dont le cynisme n’est pas absent — les opposants ne sauront pas gérer l’économie et se mettront les capitalistes à dos, laisse-t-on entendre dans les milieux gouvernementaux. En second lieu, le régime cherche à rassembler toutes les forces conservatrices et à donner vie à l’U.N.R. en tant que parti à prétention hégémonique sur les couches bourgeoises et petites-bourgeoises. On assiste donc à un déplacement du discours du pouvoir qui se traduit par une relégation au second plan de la thématique de la participation et de la troisième voie entre capitalisme américain et collectivisme soviétique, et par la mise au premier plan des thèmes de la prospérité capitaliste et de la modernisation de l’économie pour faire face à la concurrence internationale. Il est vrai que la politique étrangère, marquée par le retrait de l’O.T.A.N. et le discours de Pnom-Pehn contre l’intervention américaine au Vietnam, conserve une tonalité neutraliste ou de troisième voie. Mais cela ne modifie pas fondamentalement le tableau ; le pouvoir s’affirme plus directement en tant que pouvoir pour intimider et contenir les différentes formes d’opposition. En un sens, ce recours aux différentes manifestations de la puissance et ce refus de prendre en compte la contestation lèvent un coin du voile idéologique en faisant plus nettement apparaître les classes en présence. Mais il faut bien voir qu’au niveau de l’appareil d’Etat on commence à se rendre compte que des nuages s’accumulent à l’horizon. On est en particulier beaucoup moins certain qu’il est possible de maîtriser totalement les processus économiques en fonction de leur internationalisation croissante. Comme l’écrit C. Gruson [3] : « Les risques généraux qui pèsent sur l’économie française prise dans son ensemble se sont beaucoup développés ces dernières années. Certaines causes d’incertitude croissante sont communes à toutes les économies du monde occidental : les incertitudes nées d’une évolution technique qui va s’accélérant et sur laquelle il est de plus en plus difficile de prendre des vues d’ensemble intelligibles ; les incertitudes qui tiennent au fait que les niveaux de vie, dans leur hausse à peu près continue, ont maintenant dépassé pour des parties importantes de la population, les seuils au-delà desquels les besoins les plus pressants sont manifestement satisfaits, de sorte que l’on peut avoir des doutes sur la nature des besoins vers la satisfaction desquels s’orientera le développement futur de la production. Mais à ces causes générales s’ajoutent toutes les incertitudes qui résultent de la déprotection. Rien ne permet de voir clairement quelles pourront être les spécialisations de la France dans un monde d’échanges libérés, c’est-à-dire les secteurs sur lesquels elle pourra s’appuyer — qu’elle devra à cet effet constituer en un organisation puissamment équipée, efficace, capable d’innovations techniques multiples et d’initiatives commerciales variées — pour défendre un équilibre de la balance des comptes et corrélativement une certaine autonomie économique (et politique)... Ces réflexions expliquent ce que l’on peut appeler la crise de la planification française – qui est en réalité une crise bien plus profonde. J’en propose une première formulation : les objectifs devenant trop compliqués pour devenir accessibles à l’intuition, les incertitudes qu’éprouvent devant l’avenir tous les centres de décision français croissent si fortement que des programmes et des projections établis dans les formes des cinq premiers plans et même dans les formes relativement élaborées du Ve plan, cessent progressivement d’éclairer les divers agents économiques. »

A la veille de mai-juin 1968, les classes comme l’Etat sont en plein mouvement ; la classe dominante est largement satisfaite de ses conquêtes de l’année 1958 — mise à l’écart des assemblées et renforcement du rôle de l’exécutif dans la marche des affaires les plus essentielles — sans savoir comment maintenir et défendre des avantages aussi décisifs par rapport aux masses populaires. L’Etat gaulliste avance apparemment d’une démarche imperturbable, mais sa sûreté est celle d’un somnambule qui obéit à des impératifs inconscients et se donne les apparences de la conscience. Il prétend incarner une politique scientifique, alors que les nouveaux développements de l’accumulation du capital lui enlèvent progressivement les moyens de déterminer lui-même ses propres orientations sur le plan économique (l’aide que l’Etat peut consentir au secteur monopolistique de l’économie est elle-même dépendante des résultats de l’activité économique). Il affirme maîtriser les processus sociaux, en particulier les frictions entre les différentes couches sociales, alors qu’il ne fait qu’empêcher l’expression ouverte des dissensions ou les affrontements les plus dangereux. L’activisme qui est le sien — sous la forme d’interventions peu ou pas coordonnées, d’injonctions plus ou moins suivies par les administrés, de coups de force qui n’impressionnent pas toujours — n’obéit à aucun dessein d’ensemble réel. Ce désordre dans l’ordre semble d’ailleurs atteindre toutes les classes. La bourgeoisie est écartelée entre des velléités tout à fait contradictoires ; s’installer dans le nouveau jeu international des capitaux et de l’accumulation ou se replier sur l’espace économique national pour en faire une base d’offensives renforcée, s’appuyer idéologiquement sur l’aspiration au bien-être et à une vie dégagée de soucis matériels ou prêcher l’effort et l’abnégation indispensables à l’accumulation du capital. De leur côté, les classes inférieures ne sont pas épargnées par ces mouvements browniens. Elles cherchent à protester contre leur sort et à l’améliorer, sans toujours se rendre compte des obstacles à surmonter et des formes d’organisation qui peuvent s’avérer nécessaires. On est loin en ce sens de la société « programmée » chère à Alain Touraine, de cette société qui serait capable de contrôler son propre avenir et dans laquelle les affrontements porteraient justement sur les modalités du contrôle social, sur son caractère démocratique ou oligarchique. Les rapports sociaux de production pèsent en fait sur toute la société comme une chape de plomb, comme une puissance étrangère pour reprendre les termes de Marx, parce qu’ils sont extérieurs et comme surimposés aux hommes qui en sont les supports, particulièrement dans une période où le mouvement ouvrier a peu de choses à dire et participe à la reproduction de rapports politiques de domination tout à fait fétichisés (comme des rapports qui seraient purement techniques) par sa passivité.

Mai-juin 1968 est donc moins l’éclatement de processus révolutionnaires conscients qu’une suite de collisions-surprises. Les classes se heurtent entre elles, se heurtent à l’Etat sans saisir quant au fond les tenants et les aboutissants de leurs affrontements, et cela vaut surtout pour les classes opprimées et exploitées, cherchent à desserrer à l’aveuglette l’étreinte qui les étouffe quotidiennement. De ce point de vue, le rôle du mouvement étudiant est tout à fait caractéristique ; il prend par surprise les institutions et le pouvoir d’Etat en général, parce qu’il subit le poids de l’Etat moins et plus indirectement que d’autres catégories sociales, bien qu’il en ressente l’oppression beaucoup plus intensément. Il est marginal étant donné qu’il est situé en dehors de la production et des centres les plus décisifs du pouvoir, mais, et là-dessus A. Touraine a raison, il doit assumer dans sa vie de tous les jours certaines des contradictions les plus fortes du système pris dans son ensemble. Les étudiants comme classe d’âge, c’est-à-dire comme catégorie sociale transitoire appelée ultérieurement à exercer des fonctions très variées dans la vie économique, sont effectivement confrontés depuis les années soixante à une extraordinaire mutation du travail intellectuel, notamment à sa transformation en travail parcellaire dominé par le capital, donc à sa dévalorisation ou dépréciation, tout au moins pour une grande partie de ceux qui font des études dites supérieures. Ils doivent subir toutes les contraintes bureaucratiques qui découlent tant de l’archaïsme du système universitaire que de réformes technocratiques, plus ou moins désordonnées dans leur improvisation. En même temps, ils ont l’occasion de se rendre compte que des relations tout autres pourraient être établies avec le savoir, le travail et les différents aspects de la vie en société, puisqu’ils ne sont pas intégrés directement au processus de production ou de circulation du capital mais sont par rapport à eux en situation de distance critique. Ils peuvent à la vérité avoir une protestation beaucoup plus directe, sans arrière-pensées tactiques, parce que l’expression de leur malaise ne rencontre pas les mêmes obstacles, les mêmes barrières institutionnelles et idéologiques que la résistance ouvrière à l’exploitation. Pour les étudiants de mai, la politique et la vie coïncide, tout comme coïncident la protestation articulée contre un système élaboré de domination et la révolte spontanée contre l’autorité présente dans les rapports sociaux les plus immédiatement vécus. Les institutions qu’ils entendent combattre sont pour eux moins des manifestations de l’Etat que des cristallisations de l’autoritarisme qu’il faut détruire par la dénonciation, la dérision ou la caricature symboliquement accusatrice. Ils peuvent ainsi sous-estimer les difficultés de l’action politique, l’ampleur de la force de résistance de l’Etat et s’engager dans des épreuves de force inattendues. C’est dire que le succès imprévu de la contestation étudiante renvoie moins à la force intrinsèque de celle-ci, qu’à l’aveuglement de l’appareil d’Etat et à une série de courts-circuits dans son action ; confiance obtuse dans les « vertus » des techniques répressives, refus de tenir compte des frustrations d’une grande partie des masses, ignorance des glissements idéologiques qui se sont opérés dans les couches inférieures de la société sous l’impact des inégalités de la croissance, arrogance technocratique dans le traitement des problèmes économiques et sociaux, etc. Face à une révolte qui ne respecte pas les règles du jeu instituées et contrôlées par l’Etat, le gouvernement multiplie de fait les maladresses, les interventions à contre temps et jusqu’au 30 mai se laisse ravir l’initiative politique par une série d’interventions tout à fait improvisées des classes opprimées et exploitées. Dans les failles du dispositif étatique dues autant à la force d’inertie du pouvoir qu’à celle du mouvement étudiant, toute une série d’aspirations autrement refoulées peuvent s’engouffrer et apparaître au grand jour et révéler à la société ce qu’on cherche à lui cacher sur elle-même.

La « révolution introuvable » de mai-juin n’est donc pas une brusque irruption de l’irrationnel dans le monde policé de la satisfaction ou de la saturation, de la rationalisation des relations sociales, mais tout au contraire le dévoilement pour un court instant de l’irrationalité fondamentale d’une rationalisation de la société sur la base de l’exploitation du travail et de l’encadrement étatique. Le mouvement étudiant fonctionne comme un catalyseur qui permet une série de réactions en chaîne ; la culture dominante est confrontée à son propre vide, la façade moderniste de l’Etat se craquelle, les relations sociales laissent entrevoir leur réification, même dans leurs aspects les plus spontanés. Pour beaucoup de commentateurs, mai-juin 1968 est essentiellement un moment de confusion idéologique, d’affleurement ou d’éclosion de désirs ou d’aspirations irraisonnés qui ne produit socialement ou politiquement rien de nouveau. Ils ne voient pas que l’intérêt majeur des fameux « événements », pour reprendre un euphémisme souvent utilisé, est précisément de dire le non-dit, de remplacer le concert bien réglé des discours dominants par une sorte de cacophonie sauvage où se mêlent l’expression de malaises très profonds, d’illusions individualistes sur la libération immédiate et de pratiques nouvelles de la vie sociale. La dénonciation par les étudiants de l’université de classe n’est pas seulement une façon d’exorciser les rapports d’autorité pédagogiques ou de secouer la structure hiérarchique sclérosée du monde universitaire, c’est aussi une façon d’intervenir contre les inégalités dans les conditions d’accès au savoir et contre un ordre méritocratique qui produit et reproduit une stratification de savoirs et de cultures éclatés sous la domination de généralités technocratiques et de banalités humanistes. Les techniciens et les employés de l’électronique ou de la chimie qui réclament l’autogestion ont sans doute tendance à sous-estimer les difficultés de l’entreprise et à croire trop vite qu’ils possèdent les techniques ou les technologies dont ils dépendent dans le travail, cela n’empêche pas que leur revendication, aussi balbutiante soit-elle, met l’accent sur des aspects fondamentaux des rapports de travail - la domination des conditions matérielles et sociales de la production sur les travailleurs. Les ouvriers de la métallurgie, de la sidérurgie ou du textile ne se battent pas seulement pour améliorer leurs salaires, ils essaient en réalité de desserrer l’étreinte de conditions de vie et de travail qui les étouffent quotidiennement. Tous, travailleurs et étudiants, témoignent à leur façon d’une contradiction insoutenable entre l’élargissement de l’horizon social des classes inférieures (dû tant à la complexification des connexions entretenues avec les moyens de production, d’échange et de communication qu’à la démultiplication des besoins et des relations aux autres) et la restriction des modes de vie et d’expression imposée par la mise en valeur du capital c’est-à-dire la réduction des relations humaines à des relations de type marchand. Ce qui fait l’importance de mai-juin 68, ce n’est donc pas au premier chef le surgissement de la fête, les grandes récréations auxquelles on assiste lors de toute une série d’épisodes, mais bien les expérimentations que peuvent effectuer nombre de travailleurs et d’étudiants (redécouverte de l’action collective, de la force de la solidarité, redécouverte de la portée immensément positive d’une critique en actes des institutions bourgeoises). Il est vrai que tout cela se passe dans un contexte de très grande immaturité politique et qu’apparemment une bonne partie des masses se détourne des « excès gauchistes », mais il faut bien voir que cette condamnation porte plus sur la forme extérieure du mouvement contestataire (les actions exemplaires, etc.) que sur le fond (la mise en question radicale des relations sociales), plus sur les moyens employés ou les rythmes escomptés que sur les objectifs. Les différents secteurs de la classe ouvrière sont très inégalement touchés en fonction de leur mode d’organisation et de leurs traditions de lutte — ils sont les uns et les autres moins mobiles politiquement que la nouvelle petite-bourgeoisie. Néanmoins ils s’ébranlent tous successivement, et cela bien au-delà de la période de troubles proprement dite. Dans l’ensemble, ils ne se résignent pas à subir des rapports de travail toujours plus contraignants tout comme ils refusent de s’engager dans des courses à la consommation qui seraient perdues d’avance. Ils veulent des améliorations immédiates de leur sort, et qu’ils soient d’idéologie socialiste ou pas, cherchent à agir dans ce sens en faisant pression sur leurs organisations. Un des éléments essentiels de la prospérité capitaliste – la liaison imposée par les capitalistes entre une élévation lente des revenus et une augmentation massive de la productivité du travail — est ainsi atteint. A partir de mai-juin 1968, la morale et la discipline du travail sont en constant déclin.

Aussi bien faut-il se garder d’interpréter le spectaculaire rétablissement des élections de juin 68 comme un véritable apaisement. Une partie importante des masses ouvrières vote pour l’U.D.R. parce qu’elle pense que la crise n’a pas d’autre issue et que la victoire d’une gauche totalement désarçonnée ne ferait que relancer les problèmes. A ce niveau le poids mort des traditions réformistes et staliniennes se fait sentir qui maintient l’action au stade de réflexes très élémentaires en limitant considérablement les perspectives à court terme. Mais rien ne peut effacer la grande peur que vient de vivre la bourgeoisie, ni non plus les espérances qui sont nées au cours de ces semaines encore jamais vues. Après, plus rien n’est comme avant, parce que les expériences accumulées au cours des événements, et plus ou moins lentement digérées, agissent comme des facteurs d’accélération et d’approfondissement de la crise de la société. Il y a comme du jeu dans les articulations des rapports sociaux de reproduction, des tendances au déboîtement et aux ratés de fonctionnement : le climat général est au scepticisme ou tout au moins à l’inquiétude dans les milieux bourgeois. De façon tout à fait caractéristique, la politique du régime est une véritable fuite en avant, une suite d’efforts pour faire oublier les moments libérateurs du mouvement de grève ou des manifestations. Après l’échec du général de Gaulle sur une « participation » malvenue et peu convaincante, Pompidou propage un véritable culte du profit, un « enrichissez-vous » général : il est censé « débloquer » la société, mettre fin aux archaïsmes des relations purement basées sur le commandement en les remplaçant graduellement par des rapports contractuels. La « nouvelle société » de Chaban-Delmas se présente comme une société de la négociation et du changement, de la négociation pour le changement. Le pouvoir, dont on dit qu’il est là pour favoriser l’innovation et maîtriser la transformation tempérée, est lui-même célébré comme un processus organisé de négociations entre les groupes sociaux, comme la reconnaissance publique de la diversité des intérêts et non comme leur négation abstraite. L’Etat, en ce sens est conçu comme un moyen de l’enrichissement général et de l’enrichissement de chacun minimisant la coercition. Dans ce monde de la fonctionnalité, le conflit est lui-même fonctionnel, il est un indicateur de mauvais fonctionnement partiel appelant un versement d’huile dans les rouages et ne peut donc être confondu avec la contestation, manifestation anomique par excellence, faisceau de déviations avec lesquelles on ne peut faire l’avenir. Mais il n’est pas besoin de gratter très longtemps la façade du régime pompidolien pour découvrir des fissures mal colmatées dans cet édifice trop vite rafistolé. La prospérité de l’économie repose sur des bases fragiles, d’abord sur une diminution de la pression fiscale sur les entreprises, ensuite sur la dévaluation de 1969. En d’autres termes, les problèmes sont reportés sur l’avenir. L’Etat voit ses moyens d’intervention diminuer et doit par là même se plier encore un peu plus aux pressions du capital. Il n’est plus question de s’engager avec le secteur d’Etat dans des opérations de prestige ou de lui confier la tâche de défendre l’indépendance économique nationale — le plan calcul poursuivi sous Pompidou est le fruit de décisions prises sous de Gaulle. Il est question, bien au contraire, d’aligner le fonctionnement de la machine étatique sur celui de la grande entreprise efficiente, la grande organisation comme disent les sociologues, et de faire prendre aux fonctionnaires de moyen et de haut rang des habitudes et des attitudes de « managers ». Parallèlement, le choix de la dévaluation insère l’économie française d’une façon très particulière dans le marché mondial, c’est-à-dire en position de faiblesse par rapport à l’inflation mondiale et en position d’exportateur qui compte plus sur des avantages de prix momentanés que sur la solidité de l’implantation commerciale. En effet, le renchérissement des importations ajoute ses effets à une politique inflationniste du crédit — c’est au début des années soixante-dix que le système bancaire commence son extraordinaire expansion — et contribue à accélérer la hausse des prix française, ce qui, à terme, rend nécessaire une nouvelle dévaluation. Il en résulte que l’économie française retire, toutes proportions gardées, moins d’avantages du commerce extérieur que sa concurrente allemande (qui, grâce aux révaluations successives du mark tire toujours plus de ses exportations tout en payant moins ses importations). C’est en réalité dans un climat général de facilité et d’affairisme que fonctionne l’économie. La croissance est indéniable, mais elle est comme boursouflée et malsaine, marquée en tout cas par un très fort endettement des entreprises et une reprise de la tendance à la baisse de la rentabilité du capital (un temps masquée par la baisse déjà mentionnée de la pression fiscale sur les entreprises). La marche vers la « nouvelle société » rencontre en fait de plus en plus d’obstacles.

Malgré des concessions consenties dans le secteur public comme dans le secteur privé, la classe ouvrière n’est pas du tout ralliée. Certes, elle n’est pas du tout décidée à rechercher des épreuves de force majeures et à recommencer la grève générale de 1968 en l’absence d’une perspective politique claire, mais elle ne se laisse pas prendre à l’idéologie du régime, encore moins à ses promesses. Jusqu’à l’apparition des premiers symptômes de crise économique, son comportement apparaît surtout dicté par la volonté de tirer tout ce qu’il est possible de l’Etat et du patronat. La courbe des mouvements grévistes, un peu étale en 1969-1970, remonte très sensiblement par la suite pour se maintenir à un niveau élevé. Il y a peu de conflits de très grande ampleur (dans les services publics par exemple), mais une multiplicité de conflits limités, quoique acharnés dans leur déroulement. A l’origine de ces conflits, on trouve, bien sûr, des revendications économiques, augmentation des salaires, amélioration des conditions de travail, qu’on pourrait assimiler, sur la base d’un examen superficiel, à de pures revendications de participation à la prospérité générale. En réalité, rien ne serait plus faux, car, sous bien des aspects, ces revendications mettent en question les rapports de travail capitalistes de façon radicale. Dans de très nombreuses entreprises, les travailleurs refusent les grilles de qualification établies par le patronat, demandent des augmentations de salaire égales pour tous et, ce qui n’est pas moins significatif, recherchent peu à peu une organisation plus collective de l’action (assemblées du personnel, comités de grève, etc.). Il n’est pas niable que les grèves sont surtout le fait des O.S. (ouvriers spécialisés), comme on peut le voir avec les grèves de la sidérurgie lorraine et de Renault, mais il ne faut pas sous estimer leur effet de contagion sur l’ensemble de la classe. La méfiance à l’égard de la hiérarchie, la lutte contre l’intensification des cadences, l’absentéisme comme moyen de ménager la force de travail, tout cela devient le bien commun de la majorité des travailleurs et une manière de s’affirmer contre un monde de plus en plus mal accepté. La classe ouvrière est ainsi comme saisie par un mouvement d’éloignement des relations de travail capitalistes. Les ressorts individualistes de la production jouent de plus en plus mal ; nombre de travailleurs ne croient plus qu’ils peuvent améliorer leur condition par leurs efforts personnels et des sacrifices momentanés. En général, on ressent les modes de travail et de vie comme harassants, pesants et comme privés, la plupart du temps, de significations positives. Il y a, pour reprendre un vocabulaire à la mode, crise des valeurs, en particulier crise de l’éthique de l’économie, de l’effort et du travail. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas seulement une crise des idéologies ; il s’agit d’une crise des attitudes et des comportements concrets, de prises de distance quotidiennes par rapport aux rôles imposés dans la consommation et Ia production. Sans doute est-on encore loin d’un mouvement de rebellion articulé, conscient des objectifs à poursuivre la crise politique et idéologique du mouvement ouvrier continue parallèlement — mais cette tendance des travailleurs à se situer dans un autre horizon que celui de l’accumulation du capital et à secouer les contraintes des rapports de travail tout en cherchant à tâtons d’autres modes d’organisation n’en ont pas moins une très grande portée. La classe ouvrière est de moins en moins fonctionnelle pour le système, voire de plus en plus disfonctionnelle par rapport à ses impératifs fondamentaux, et son opposition, loin de pouvoir être interprétée comme une somme de comportements déviants, se présente donc toujours plus comme l’apparition de principes différents d’organisation de la société, comme un ailleurs dans le présent.

Cette lutte de la classe ouvrière contre la société du rendement, contre l’asservissement des forces productives humaines aux développements abstraits de la valorisation et du capital est sans doute contenue dans des limites étroites, mais elle est assez forte pour faciliter la diffusion dans toute la société d’un état de rébellion latente contre les modèles de comportements produits et reproduits dans le cadre des rapports sociaux de production — fétichisation, naturalisation de la relation sociale sur imposée aux individus d’un côté, occultation des composantes sociales de l’individualité par la réduction de celles-ci à diverses modalités simples d’interaction ou d’intersubjectivité d’un autre côté. A partir de thèmes le plus souvent nés dans le mouvement étudiant, on voit de très nombreux individus issus de la nouvelle petite bourgeoisie rejeter les rapports sociaux actuels comme « aliénants », comme l’expression de la recherche effrénée du profit et essayer de leur opposer des relations plus fraternelles, libérant la communication et les échanges inter-individuels. Ce mouvement contre des formes sociales oppressives est d’autant plus profond qu’il atteint des moments essentiels de la socialisation et de la structuration des individus comme la sexualité et qu’il alimente la révolte des femmes contre les rôles qui leur sont assignés et la place qui leur est prescrite dans la division sociale du travail. Des éléments fondamentaux de la reproduction sociale sont par là même remis en question, en particulier la production et la distribution des rôles masculins et féminins, ce qui ne fait qu’accentuer un état de malaise général et le désajustement des individus par rapport aux rôles qu’on leur impose et par rapport aux trajectoires sociales qu’on leur présente comme désirables. Les individus soumis aux contraintes de la valorisation (faire valoir et se faire valoir) supportent de plus en plus mal d’être réduits à ces « masques de caractère » dont parle Marx dans le Capital, c’est-à-dire à ces rouages en réalité interchangeables du mécanisme d’accumulation du capital. Il ne s’agit pas là seulement des difficultés, souvent décrites par les sociologues, des individus à assumer des rôles socialement opposés (par exemple l’un situé en bas de la hiérarchie, l’autre beaucoup plus apprécié), mais bien d’une révolte contre l’enfermement dans des rôles trop spécifiés et définitivement cristallisés, c’est-à-dire contre l’asservissement à des tâches très limitées, mutilant l’individu dans ses capacités de développement. C’est en réalité l’individualité bourgeoise qui devient problématique en tant que telle, aussi bien dans ses prétentions de monade à la maîtrise de ce qui constitue la personnalité que dans sa négation de la socialité et de l’objectivité des relations sociales (la matérialité n’étant plus qu’un environnement naturel d’importance secondaire). Dans de très nombreux cas, la conscience de soi de l’individu de la société bourgeoise triomphante, toujours à la recherche de sa propre unité et d’un accord permanent avec le monde par-delà tous les déchirements, fait place à un abandon apparent aux pulsions les plus diverses et à une acceptation d’attitudes et de positions successives parfaitement contradictoires. La conduite de la vie selon les règles de l’ascèse et du renoncement pour accéder aux valeurs suprêmes — réussite sociale, élévation spirituelle au-dessus de contingences matérielles sordides — est ainsi remplacée par l’affirmation des besoins du moment, l’aspiration du moi à la communication sans entraves, les tentatives pour participer à des échanges communautaires (au sens wébérien) sans aucune contrainte sociale. Comme le signale Richard Sennett, cette évolution des individus, ou tout au moins d’une partie significative d’entre eux, est marquée par le narcissisme, par la négation des frontières du moi et l’oubli de son insertion dans des réseaux sociaux complexes. En ce sens, le rejet de la vieille défroque (de l’individu prétendument auto-contrôlé) ne signifie pas que la lutte est véritablement engagée contre la « personnalité » en tant qu’individualité mutilée, en tant qu’isolat social. Il ne signifie pas non plus que la socialisation véritable, non antagonique des individus apparaît vraiment à l’horizon. Pour cela il faudrait, entre autres, une modification considérable des conditions de production des échanges symboliques (fin de la monopolisation des moyens de la production symbolique, des « media » de la communication) que seul un grand mouvement d’auto-organisation des travailleurs pourrait promouvoir. On est, autrement dit, renvoyé au problème du renouvellement politique du mouvement ouvrier, mais cela ne doit pas cacher les effets profonds de cet éclatement de l’individualité bourgeoise sur l’équilibre social ; le matériau humain nécessaire pour la reproduction du rap port social est de moins en moins utilisable.

Les répercussions de ce nouvel état de fait sont particulièrement apparentes au niveau des moeurs et de la vie quotidienne, mais elles ne sont pas moins importantes au niveau institutionnel, et singulièrement au niveau de l’Etat. Il y a d’abord que les administrés ne considèrent plus du même ceil leurs rapports avec la machine étatique. Lorsqu’ils font partie des classes dépendantes, ils n’y voient plus, la plupart du temps, cette force sociale rationnellement organisée qui leur garantit la tranquillité personnelle en échange d’appuis périodiquement renouvelés (sur le plan financier et sur le plan électoral). En réalité, ils sont surtout sensibles au rôle de l’Etat en tant que défenseur de l’ordre social, en tant que force de répression qui vient au secours des tenants du travail oppressif, de la morale de l’austérité et du renoncement. Ils constatent en outre que le rôle « social » de l’Etat — redistribution des revenus, organisation des consommations collectives — n’est pas véritablement déterminé par la volonté de prendre en charge les intérêts des couches opprimées de la société, mais bien par la volonté de contrôler le plus rationnellement possible la force de travail ou par des considérations de pure opportunité. Aussi, s’il suscite toujours la crainte, l’Etat est-il de moins en moins respecté par ses sujets. Leur comportement est de plus en plus fait de méfiance, d’hostilité, de scepticisme quant aux vertus de ce que A. Touraine appelle la « participation dépendante ». On évite autant que possible d’avoir affaire à l’Etat, et quand il est indispensable d’entrer en contacts avec ses institutions, on essaie d’en tirer le parti maximal en tournant les règles à son profit. Il est vrai que le sentiment d’impuissance face à cette machine qui s’approprie les forces collectives n’a pas disparu, mais la « désacralisation » est suffisamment avancée pour que la bureaucratie soit elle aussi ébranlée dans sa routine. Aux niveaux inférieurs de la hiérarchie, on s’interroge de plus en plus clairement sur le type de relations que le sommet de l’appareil d’Etat entend établir avec la masse des usagers des services publics. On se demande très précisément si les institutions rendent réellement des services au public — fourniture de prestations et interventions pour réparer des injustices — ou si, sous le couvert d’une organisation rationnelle des échanges entre les citoyens et les représentants de la communauté, il n’y a pas imposition unilatérale, inculcation de vues idéologiques sur l’équilibre et le développement de la société. En d’autres termes, une grande partie des fonctionnaires se demande si on ne leur fait pas vendre du vent aux administrés dans le but de maintenir ceux-ci dans un état de subordination permanent. La prestation de l’administration en faveur de l’intérêt général leur apparaît comme essentiellement idéologique, comme une façon d’habiller un minimum d’actions matériellement repérables avec un maximum de significations détachées de leur véritable substrat matériel (la valorisation du capital). Les fonctionnaires sont, en ce sens, des préposés à la perpétuation de relations sociales basées sur l’exploitation et l’oppression plutôt que des gardiens du bien public, et dans la mesure où ils se sentent tels en fonction des réactions critiques des administrés, ils ne peuvent pas ne pas se poser des questions sur le type d’organisations dans lesquelles ils sont eux-mêmes enserrés, c’est-à-dire sur la place de l’Etat dans la division du travail social et sur la division du travail dans l’Etat. Les tentatives de la haute bureaucratie pour introduire dans les échanges inter-étatiques des équivalents ou des substituts de l’échange des marchandises les y incitent d’ailleurs de plus en plus nettement, la perte de leur prestige social (de dépositaires d’une parcelle d’autorité) leur faisant sentir avec d’autant plus de force la pression de l’Etat pour que tout fonctionne avec « économie » et pour que les agents du service public se soumettent à des impératifs hiérarchiques toujours plus objectivisés (c’est-à-dire rapportés à des contraintes impersonnelles). L’Etat, ce verrou des rapports de produc tion, est donc lui aussi atteint par des tendances au déséquilibre, au malaise et aux disfonctionnements. Un peu partout le moral des fonctionnaires est en baisse, même dans des secteurs comme la magistrature et la police longtemps à l’abri de toute contestation, mais qui supportent mal de devoir assumer une répression qui a perdu beaucoup de sa légitimité. L’Etat essaie bien, dans la personne de ses représentants les plus qualifiés, de faire contre mauvaise fortune bon coeur, en prenant prétexte de l’extension de la délinquance — reflet des problèmes sociaux - pour renforcer son arsenal répressif et créer une idéologie (-ersatz) de la sécurité. Mais, sur cette base, il ne fait que détourner momentanément l’attention, sans pouvoir refouler vraiment toutes les questions posées par les pratiques sociales.

C’est sur cette toile de fond qu’il faut analyser la crise de direction qui affecte la bourgeoisie française depuis le début des années soixante-dix. Il lui est d’abord très difficile de stabiliser une hégémonie politico-idéologique dans ce climat général de refus des contraintes du travail salarié (exploité ou opprimé) et dans ce contexte d’usure des institutions les plus vénérables (de la justice à l’école). Pour essayer de faire de nouveau accepter leur condition à ceux qui la refusent (à travers les réactions les plus diverses), il ne suffit plus, en effet, de doser un peu différemment les ingrédients jusqu’alors efficaces ; plus ou moins de répression, plus ou moins de promesses de bien-être, plus ou moins de sacralisation des objectifs sociaux conformes à la dynamique du capital. Il faut en réalité mettre l’imagination au pouvoir et trouver de nouveaux thèmes de mobilisation des énergies, ce qui est à proprement parler la quadrature du cercle. L’hédonisme de la « nouvelle société » fait long feu, parce qu’il est contradictoire, appel à la jouissance d’un côté, appel à l’effort sans récompense immédiate de l’autre. La permissivité bonhomme que recommandent pour un temps Pompidou et Chaban-Delmas apparaît elle-même très hypocrite ; elle vaut surtout pour la spéculation et les spéculateurs alors qu’on invente contre le mouvement ouvrier la loi « anti-casseurs » et qu’on renforce les pouvoirs de la police. Le raidissement consécutif de Pompidou, le pseudo-retour aux sources gaullistes que représente la formation des différents gouvernements Messmer sont donc parfaitement logiques après cet échec d’une poli tique extérieurement libérale. Mais il est précisément caractéristique que la nouvelle tactique épuise rapidement ses effets et n’empêche pas un émiettement progressif des bases de masse du régime. La petite-bourgeoisie traditionnelle est, certes, sensible aux thèmes conservateurs de la loi et de l’ordre, de la tranquillité et de la sécurité. Pour autant, elle ne fait pas preuve d’un dynamisme suffisant pour entraîner les autres couches de la société ou au moins les neutraliser dans leurs réactions. C’est qu’en effet en tant que classe elle est profondément touchée dans ses modes d’affirmation et d’existence par la concentration du capital et la progression des grandes entreprises. Elle réagit, bien sûr, avec vigueur aux coups qui lui sont portés (il suffit de penser à Gérard Nicoud et au Cid-Unati), mais sur une base très corporatiste (recherches de concessions matérielles immédiates) plutôt que sur une base politique. A sa façon, et parce qu’elle est devenue beaucoup plus dépendante (paysans intégrés par les trusts agro-alimentaires, sous-traitants artisanaux), elle se sent mal à l’aise dans les rapports de production actuels et partage en partie les réactions des autres classes inférieures face aux contraintes du travail. Elle a donc des relations finalement ambivalentes avec le pouvoir, faite plus de clientélisme que d’adhésion. Elle participe, sans doute, aux mêmes hantises que la bourgeoisie moyenne (petites et moyennes entreprises, professions libérales), peur devant la « dégradation des moeurs », crainte devant les incertitudes de l’avenir économique, mais son recul sur le plan social (baisse de son poids dans la production et baisse numérique) lui ôte toute envie de se lancer dans des entreprises politiques de grande envergure. C’est ce qui explique qu’au moment de la mort de Pompidou, l’orientation néo-gaulliste soit un échec caractérisé malgré la transformation de l’U.D.R. en parti conservateur mieux structuré que l’ancienne organisation plébiscitaire. Giscard d’Estaing en tire les conclusions logiques en proposant une nouvelle stratégie politique, celle du changement, destinée à renforcer la base de masse du régime en complétant le soutien insuffisant et parfois défaillant de la petite-bourgeoisie traditionnelle par celui de larges fractions de la petite-bourgeoisie nouvelle. Pour réussir cette opération de restructuration de l’hégémonie politique de la bourgeoisie, il faut évidemment dépasser le langage de la sécurité et mettre en avant des thèmes sur la réforme de la société (dépassement des inégalités sociales les plus criantes, diminution des contraintes pesant sur le travail ou sur la sphère privée des individus, etc.). L’équipe giscardienne s’engage effectivement sur un programme de ce type dans les premiers mois du mandat présidentiel, mais cet engagement est plus verbal que réel. Quelques concessions d’importance mises à part (avortement, droit de vote à dix-huit ans, etc.), la réforme se réduit peu à peu comme une peau de chagrin. Pas question de pouvoir régional, pas question de cogestion dans les entreprises, pas question de véritable réforme fiscale, le pouvoir giscardien, qui ne peut avoir confiance dans des couches qu’il veut surtout endormir, ne peut que se réfugier dans un libéralisme de façade et manier une rhétorique de plus en plus vide. L’effet de novation s’épuise ainsi très vite, d’autant plus vite que les espoirs soulevés ont été grands. Le contexte économique n’est, bien sûr, pas favorable, mais il est précisément significatif que le pouvoir giscardien, dans ce domaine comme dans les autres, se laisse glisser au fil des événements sans s’accrocher à des perspectives à moyen et à long terme. Il ne fait, au vrai, que sanctionner les grands mouvements de l’économie capitaliste internationale, dans le sens favorable à l’accumulation du capital, cherchant seulement à retarder quelque peu les consé quences sociales les plus redoutables de la récession nationale et internationale. De Fourcade à R. Barre, il ne fait qu’essayer de colmater les brèches.

Il y a donc usure très rapide des stratégies de la bourgeoisie, incapables de peser sur la crise profonde et pour le moment irréversible que connaît la société française. Cela ne veut pas dire pour autant que la transformation révolutionnaire est imminente. Le paradoxe est en effet que la bourgeoisie peut trouver des stratégies de rechange aussi misérables soient-elles, parce que le mouvement ouvrier reste encore incapable de prendre en charge les problèmes les plus brûlants des exploités et opprimés et de faire jouer contre les rapports sociaux capitalistes l’extraordinaire charge de refus, de révolte qui sommeille un peu partout. Le stalinisme, en tant qu’éteignoir, en tant que frein à la réflexion stratégique et à l’organisation autonome du prolétariat continue à faire sentir ses effets sous la forme d’un opportunisme sans rivages. Il reste donc à reconstruire la politique prolétarienne, ce que la décomposition de la politique bourgeoise rend possible avec de grandes chances de succès.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Démocratie française, Paris, 1976.

[2Sur la France, Paris, 1976.

[3Espoirs et origines de la planification française, Paris, 1968, p. 315.