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Positivisme, philosophie de la praxis ou science critique. Notes sur le marxisme italien

Fétichisme et société

p. 281-315, Anthropos, 1973




De même que les économistes sont les représentants scientifiques de la classe bourgeoise, de même les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe prolétaire. Tant que le prolétariat n’est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que, par conséquent, la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n’a pas encore un caractère politique, et que les forces productives ne sont pas encore assez développées dans le sein de la bourgeoisie elle-même, pour laisser entrevoir les conditions matérielles nécessaires à l’affranchissement du prolétariat et à la formation d’une société nouvelle, ces théoriciens ne sont que des utopistes qui, pour obvier aux besoins des classes opprimées, improvisent des système et courent après une science régénératrice. Mais à mesure que l’histoire marche et qu’avec elle la lutte du prolétariat se dessine plus nettement, ils n’ont plus besoin de chercher de la science dans leur esprit, ils n’ont qu’à se rendre compte de ce qui se passe devant leurs yeux et de s’en faire l’organe. Tant qu’ils cherchent la science et ne font que des systèmes, tant qu’ils sont au début de la lutte, ils ne voient dans la misère que la misère, san y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne. Dès ce moment, la science produite par le mouvement historique, et s’y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d’être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire.

Karl Marx, Misère de la philosophie


A la fin du XIXe siècle le mouvement ouvrier italien, comme une grande partie de la IIe Internationale était dominé par une interprétation positiviste du marxisme. Malgré l’originalité de la pensée d’un Labriola qui était parfaitement conscient de la complexité de la théorie marxiste et de ses liens tant avec la philosophie classique allemande qu’avec la pensée politique née de la Révolution française, c’est l’évolutionisme d’un Turati ou d’un Treves qui s’imposait dans le parti socialiste italien. Sans doute celui-ci était-il loin de représenter une force aussi imposante que la social démocratie allemande sur le plan électoral ou sur le plan organisationnel, mais dans le nord de l’Italie il exerçait une influence prépondérante sur le prolétariat industriel et sur une partie importante du prolétariat agricole (vallée du Po). Ses perspectives politiques, bien qu’orthodoxes (au sens de la IIe Internationale) étaient en réalité réformistes. Son leader le plus prestigieux, Turati recherchait la formation d’un bloc politique avec la bourgeoisie libérale et comptait sur le poids du suffrage universel pour renforcer sans cesse la capacité de négociation de son organisation. Il trouvait en Giolitti, chef de gouvernement pendant de longues années, un interlocuteur disposé à certaines concessions, en particulier dans le domaine social, mais la politique giolitienne n’avait naturellement pas les objectifs que lui prêtaient les réformistes italiens. En réalité, elle recherchait l’intégration du mouvement ouvrier et son appui à une hégémonie politique basée sur la bourgeoisie industrielle du Nord et les gros agrariens du Sud. Giolitti l’homme qui dialoguait avec Filipo Turati, était aussi l’homme qui entretenait la corruption dans la vie politique du « Mezzogiorno » et essayait d’assimiler les éléments subversifs à la classe dirigeante. Loin d’être l’homme du mouvement, malgré son opposition aux éléments catholiques les plus réactionnaires, Giolitti était l’agent d’une politique d’immobilisme, de préservation du compromis rétrograde entre bourgeoisie et agrariens. Aussi l’optimisme réformiste de Turati basé sur la croyance en une marche graduelle et irrésistible vers le socialisme ne pouvait-il être accepté indéfiniment [1].
Dans les milieux intellectuels, Benedetto Croce qui fut lié à Antonio Labriola et apparut un temps comme un compagnon de route des marxistes, s’attaquait vigoureusement au matérialisme historique. Face à des adversaires qui n’allaient guère au-delà d’un déterminisme économique sommaire, il n’avait pas de peine à présenter le marxisme comme une métaphysique qui s’ignorait, comme la religion d’un « deus absconditus » (les structures économiques), comme Bernstein en Allemagne il rejetait la loi de la valeur et les aspects essentiels de l’analyse marxiste de la dynamique capitaliste. Toutefois, c’est en soulignant le rôle actif des hommes dans l’histoire qu’il rencontrait le plus d’écho, c’est en développant une conception éthico-politique et non économico-juridique du devenir social qu’il touchait le plus les esprits. Il apparaissait comme l’initiateur d’une réforme intellectuelle et morale d’autant plus séduisante qu’elle appelait à réagir contre une conception rigide et étroitement déterministe de changement social. Benedetto Croce était le défenseur d’un révisionnisme de droite, il n’attaquait le marxisme comme « Weltanschanung » que pour illustrer et propager une conception du monde bourgeois, idéaliste et laïcisée par rapport aux systèmes philosophiques antérieurs. Cela n’empêchait toutefois par les critiques de gauche du réformisme turatien de s’inspirer en grande partie des thèmes de Croce. Au-delà même des cercles anarcho-syndicalistes qui recueillaient l’héritage anarchiste et subissaient l’influence de Georges Sorel — lui-même redevable de beaucoup à Croce — nombre de socialistes insatisfaits participaient du même climat intellectuel. A la veille de la première guerre mondiale, la direction du parti socialiste passa d’ailleurs entre les mains d’une coalition de gauche dans laquelle des éléments comme Benito Mussolini défendaient non un marxisme à tendances révolutionnaires, mais une synthèse éclectique de vues révisionnistes, activistes, cimentées par une sorte de religion de l’énergie. La défaite du réformisme était moins due à une perception consciente des impasses où il conduisait qu’au développement spontané de la lutte des classes en Italie et aux difficultés objectives que rencontrait la politique de Giolitti. On ne pouvait donc parler d’une avancée du marxisme dans ce contexte.
L’épreuve de la première guerre mondiale mit en lumière toutes les équivoques qui subsistaient derrière l’apparent renouvellement du socialisme italien [2]. La majorité du parti se prononça pour la non intervention de l’Italie, mais derrière cette position qui se référait à l’internationalisme et aux décisions des congrès internationaux se dissimulait mal un grand embarras. La plupart des membres de la direction du parti souhaitent le maintien de l’Italie hors de la guerre surtout parce qu’ils craignaient les effets de celle-ci sur la pratique de l’organisation, sur ses possibilités d’expression habituelle. Ils étaient fort loin d’envisager les répercussions révolutionnaires du conflit mondial et avaient encore moins la préoccupation de réexaminer leur tactique et leur stratégie. La guerre pour eux était une parenthèse douloureuse qui ne devait pas remettre en cause les acquis. Ils ne voulaient ni participer à la guerre, ni la saboter. Cet immobilisme dans lequel se retrouvaient aussi bien des réformistes que des leaders de la gauche mécontentait évidemment une partie des cadres du parti qui espéraient que l’entrée dans le conflit bouleverserait la scène politique italienne. Sans doute le groupe de Mussolini, chaud partisan de l’intervention, sombra-t-il rapidement dans le nationalisme et se lia-t-il rapidement avec des cercles ultra-réactionnaires. Mais bien des jeunes socialistes, plus ou moins attirés par une politique interventionniste, ne faisaient que donner libre cours à leur volonté de mettre fin à une routine débilitante, lorsqu’ils se prononçaient pour une neutralité très favorable aux puissances de l’entente. Pour eux la politique de la direction était essentiellement une politique d’inaction masquée sous des phrases radicales.
Les revers de l’armée italienne, l’ampleur des pertes et des souffrances infligées par la guerre aux masses populaires mirent rapidement fin aux courants pro-interventionnistes dans les rangs du parti socialiste. Mais, pour autant, la crise que le conflit avait révélé ne fit que rebondir avec l’éclatement de la Révolution russe d’Octobre. Les masses ouvrières italiennes s’enthousiasmèrent très vite pour le nouveau pouvoir des Soviets, quoique dans le P.S.I. les différents courants réagirent à l’événement sans arriver à surmonter les vues qu’elles avaient déjà de la lutte pour le socialisme. Le groupe autour de Turati et de la revue Critica sociale manifesta très vite sa méfiance à l’égard de la direction soviétique qu’il accusait d’aventurisme et de blanquisme. Il estimait surtout impossible, d’appliquer en Italie les méthodes employées par les bolcheviks en Russie. Comme les social-démocrates des autres pays d’Europe Turati et ses amis pensaient que la Révolution d’Octobre n’était pas appelée à laisser des traces durables et qu’elle ne pouvait par conséquent donner naissance qu’à une expérience étatique éphémère, significative d’un pays arriéré et de ses problèmes de modernisation capitaliste. La solidarité proclamée avec la Révolution soviétique face aux interventions étrangères n’était donc pas inconditionnelle : elle n’était en aucun cas la manifestation d’une communauté politique. Le gros du parti regroupé autour de la direction « maximaliste » lui était beaucoup plus sincèrement attaché au jeune régime soviétique. Il n’émettait pas les réserves des « réformistes », mais son admiration pour la Révolution d’Octobre était plus sentimentale que réfléchie et puisait ses sources essentielles dans une aspiration encore confuse à une transformation rapide de la société. Les chefs « maximalistes », un Lazzari, un Serrati condamnaient avec vigueur le réformisme, prêchaient la voie révolutionnaire au socialisme, mais ils n’avaient aucune vue précise sur ce que signifiait pratiquement emprunter cette voie. Ils étaient opposés à la participation gouvernementale que désirait Turati parce qu’elle était une compromission avec la bourgeoisie, mais faire la Révolution consistait pour eux à attendre l’événement révolutionnaire sans entreprendre rien de concret pour le préparer. Ils ne voyaient guère pour le parti d’autres tâches que les tâches de propagande générale pour le socialisme et d’agitation pour dénoncer les méfaits immédiats du capitalisme. Ils attendaient la situation révolutionnaire, le renversement du capitalisme comme on attend une suite d’événements naturels qu’on ne peut pas ne pas voir venir, comme une sorte de tempête purificatrice. Les maximalistes rejoignaient ainsi les réformistes dans une conception mécaniste du progrès, ils se séparaient seulement de ces derniers dans la croyance en un évolutionisme catastrophique plutôt que dans un évolutionisme pacifique. Dans la pratique réformistes et maximalistes attribuaient la même importance à la pratique parlementaire et électorale les uns parce qu’ils voulaient accéder par ces moyens au pouvoir, les autres parce qu’ils voyaient dans les élections et les affrontements parlementaires un moyen privilégié d’affirmer leur messianisme révolutionnaire. Ils pouvaient ainsi coexister sans trop d’affrontements dans la même organisation, chaque camp escomptant bien que l’avenir lui donnerait raison contre l’autre.
Face à la montée révolutionnaire de l’après-guerre, le socialisme italien était en réalité on ne peut plus mal armé. La direction maximaliste était persuadée que le mouvement élémentaire des masses la porterait un jour au pouvoir, les masses ouvrières et une partie des masses paysannes espéraient de leur côté que le parti socialiste italien leur apporterait un changement radical de situation. Entre l’organisation du mouvement ouvrier et les masses qu’elle influençait, il n’existait donc pas cette réciprocité, cette symbiose qui aurait permis au parti et au mouvement syndical de prolonger les aspirations révolutionnaires des masses en termes d’orientation stratégique et d’indications tactiques et qui aurait permis aux masses d’infléchir ou de transformer la pratique du parti ou du mouvement syndical. De cette façon le mouvement ouvrier laissait une grande liberté de manoeuvre à la bourgeoisie et il ne fournissait pas de réponses aux interrogations de la petite bourgeoisie ou aux aspirations d’une partie de la paysannerie. L’atmosphère était suffisamment révolutionnaire pour secouer la majeure partie de la société, pour déranger les habitudes acquises des différentes classes et pour répandre un peu partout l’inquiétude, mais la classe ouvrière n’apparaissait pas comme sûre d’elle-même et comme capable de sortir le pays de sa crise. La référence du parti socialiste italien à la IIe Internationale et au bolchevisme ressortait plus de l’incantation et de l’autosuggestion que de la volonté mûrement pesée de mettre fin à un régime. A côté d’un mouvement révolutionnaire velléitaire, les courants nationalistes marqués par un anti-capitalisme romantique et réactionnaire, par un aventurisme militariste pouvaient proliférer parmi les anciens combattants et la petite bourgeoisie et servir de masse de manoeuvre à la bourgeoisie et à la bureaucratie. Tous ceux que décevait l’inertie du parti socialiste italien, tous ceux que ne satisfaisaient plus ses proclamations non suivies d’effets tournaient leurs regards vers d’autres horizons, particulièrement vers l’activisme nationaliste quelquefois mâtiné d’anarcho-syndicalisme. La crise de la bourgeoisie italienne se développait aussi comme une crise du mouvement ouvrier, de son idéologie et de son système d’organisation.
La réaction contre ce gaspillage d’énergies ouvrières et révolutionnaires fut très vive dans le parti socialiste italien. Elle était essentiellement le fait de deux tendances organisées qui se voulaient l’expression du communisme italien. La première de ces tendances dirigée par Amadeo Bordiga [3] puisait son inspiration principale dans la critique des inconséquences du maximalisme et de son verbalisme, Bordiga et ses amis pensaient qu’il était capital de préserver le parti de toutes les influences délétères de la démocratie bourgeoise, qu’il fallait le constituer en un corps de révolutionnaires intransigeants, inaccessibles à la corruption entraînée par la routine électorale. Le courant bordiguiste se présentait d’ailleurs dans le socialisme italien comme une fraction « abstentionniste » qui refusait les élections et pressait le parti de se débarrasser de ses réformistes et de se préparer à la lutte armée. Bordiga voyait dans la Révolution d’Octobre le signe avant-coureur de la Révolution socialiste internationale et particulièrement de la Révolution en Europe. Pour lui les hésitations de l’attentisme des maximalistes devaient être balayés afin que la lutte pour le pouvoir devînt d’une actualité immédiate et que le prolétariat pût se reconnaître dans son organisation. La formation du parti révolutionnaire sur des bases claires, son épuration de tous les éléments douteux, sa cohésion et sa discipline dans l’action devaient garantir que le moment de la Révolution ne serait pas gâché. Cette insistance sur le rôle du parti expliquait pourquoi le courant bordiguiste regardait avec méfiance les mouvements spontanés de la classe ou les manifestations d’autonomie des syndicats. Il appelait à subordonner strictement les dirigeants syndicaux au parti, il ne voyait dans les soviets que des organismes de lutte servant à démultiplier les organismes de base du parti. Le prolétariat n’avait en réalité d’existence que par le parti et en suivant le parti.
Apparemment le courant bordiguiste se situait autour des thèmes agités par la IIIe Internationale débutante en les accentuant quelque peu. En réalité, il restait largement dépendant des débats du socialisme italien. Il prenait le contrepied du maximalisme sur beaucoup de problèmes, mais sur le plan de l’analyse il se libérait mal du marxisme qui était prédominant dans le parti socialiste. Son activisme en particulier ne l’empêchait pas de saisir la Révolution comme une sorte d’explosion élémentaire, comme une sorte d’occasion à laquelle il fallait se préparer par l’intransigeance et non comme le point d’aboutissement d’un processus caractérisé par la participation croissante des masses à leur propre libération sociale. Pour Bordiga l’imminence de la Révolution se manifestait par le fait que les masses apportaient un soutien de plus en plus résolu au parti et à ses organisations et se détournaient de plus en plus des organisations compromises avec la bourgeoisie, elle ne coïncidait pas avec une transformation fondamentale, de l’attitude des exploités, envers le mode de vie, de travail, de penser qui leur était imposé. Il y avait d’une part le degré de préparation technique et militaire du parti, d’autre part la fermentation élémentaire des masses n’acceptaient plus leurs souffrances. Ainsi conçue la marche vers la Révolution n’impliquait pas d’attention véritable pour les démarches tactiques, pour les médiations entre un état donné d’atomisation politique de la classe ouvrière et un état où elle commencerait à déployer elle-même une intense activité d’organisation en dehors des contraintes imposées par le capital. Dans l’optique bordiguiste il était largement indifférent que les masses se révoltent seulement contre des aspects secondaires de l’exploitation pourvu qu’elles se mettent dans le sillage du parti et s’écartent des mauvais bergers. L’essentiel était d’obtenir des adhésions à l’orientation du parti, même si la majeure partie d’entre elles n’étaient pas véritablement conscientes. Il serait naturellement faux d’affirmer que les bordiguistes avaient le mépris des masses, mais leur schématisme révolutionnaires les inclinaient vers une sorte de paternalisme. Leur dédain pour la tactique les conduisaient par ailleurs à adopter une attitude rigide dans les hauts et les bas de la conjoncture politique et à ne pas faire de différences entre les courants politiques bourgeois ou les formes de l’hégémonie bourgeoise. Pour Bordiga, il n’y avait pas de fossé ou de différence qualitative entre la démocratie formelle et les régimes autoritaires. Selon lui, la polarisation politique de la société en deux camps irrémédiablement hostiles était un fait acquis pour toute la période et les communistes devaient essentiellement penser à concentrer leurs forces avant l’affrontement final. De ce fait, la lutte idéologique était moins une lutte pour dévoiler les mécanismes d’assujettissement des classes populaires, pour élaborer le programme de leur libération qu’une lutte pour conserver pure l’idéologie révolutionnaire, considérée comme un tout cohérent et amplement suffisant. Les bordiguistes se contentaient de dénoncer le caractère bourgeois des vues de leurs adversaires, mais ils ne s’intéressaient pratiquement pas à ce que pouvaient signifier les glissements dans les courants idéologiques, les modifications dans les méthodes employées par la bourgeoisie dans sa lutte contre l’idéologie prolétarienne. Fait caractéristique dans cette période déchirée, ils ignoraient à peu près complètement les débats idéologiques au sein de la petite bourgeoisie urbaine et au sein de la paysannerie et tout ce que cela pouvait entraîner pour l’avenir du mouvement prolétarien ; sans s’en rendre compte, les bordiguistes se comportaient en réalité de façon défensive malgré tout leur activisme et leur volonté offensive.
La deuxième tendance du communisme italien, celle de l’« Ordine nuovo » était beaucoup moins prisonnière du passé du mouvement ouvrier italien et beaucoup plus ouverte aux éléments nouveaux apportés par la Révolution d’Octobre. Son principal dirigeant, Antonio Gramsci, était profondément fasciné par l’expérience des Soviets d’ouvriers et de paysans. Ils étaient pour lui le fondement d’un Etat nouveau et des organes destinés à pallier les défauts et les carences des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. Dans un article de juillet 1919, il écrivait [4] :

Les institutions traditionnelles du mouvement sont devenues incapables de contenir la vigueur de vie révolutionnaire. Leur forme même est inadaptée à l’organisation des forces insérées dans le processus historique conscient. Mais elles ne sont pas mortes. Apparues comme fonction de la libre concurrence, elles doivent subsister jusqu’à la suppression complète des classes et des partis, jusqu’à la fusion des dictatures prolétariennes nationales dans l’Internationale communiste. Toutefois, à côté d’elles, des institutions d’un type nouveau doivent surgir et se développer, des institutions de type étatique qui se substitueront précisément aux institutions privées et publiques de l’Etat démocratique parlementaire, des institutions qui remplaceront la personne du capitaliste dans les fonctions administratives et dans le pouvoir industriel et réaliseront l’autonomie des producteurs de l’usine. Ce seront des institutions capables d’assumer le pouvoir de direction pour toutes les fonctions inhérentes au système complexe des rapports de production et d’échange qui relient les activités variées de l’industrie agricole. Ce seront des institutions qui constitueront par des plans horizontaux et verticaux l’édifice harmonieux de l’économie nationale et internationale, libéré de la tyrannie encombrante et parasitaire des propriétaires privés.

La critique qu’il faisait du socialisme italien ne portait donc pas seulement sur son opportunisme ou sur son radicalisme verbal, mais plus profondément sur son mode d’insertion dans la réalité sociale. Le parti socialiste était un instrument inadéquat dans une perspective révolutionnaire parce qu’il s’était développé dans les pores de la société capitaliste, dans les mailles de la démocratie bourgeoise en ignorant en vertu de cet enracinement les processus souterrains qui pouvaient traverser les classes populaires. La forme d’organisation privilégiée du parti socialiste, la section territoriale, parfaitement adaptée aux joutes électorales, ne pouvait exprimer la profondeur de la résistance ouvrière à l’exploitation capitaliste. Même le syndicat plus proche de la vie quotidienne des travailleurs de par ses fonctions revendicatives était marqué des mêmes stigmates, puisqu’il devait se conformer aux conditions capitalistes présidant à la vente, à l’achat et à l’utilisation de la force de travail, c’est-à-dire de soumissions réelles des travailleurs à la reproduction des rapports de production. C’est des conseils d’usine que devait venir le renouvellement du mouvement ouvrier, que devait venir une phase nouvelle dans l’affirmation de la classe ouvrière. Les conseils regroupant la totalité de la classe sur la base de la production (sans faire de distinction entre syndiqués et non-syndiqués), dépassant les différences de qualification dans un esprit démocratique, pouvaient épouser beaucoup plus étroitement les relations de travail et exprimer beaucoup plus fidèlement les aspirations à une nouvelle façon de produire et de vivre. Les conseils ouvriers étaient le canal par lequel pouvaient surgir les forces que comprimaient l’organisation capitaliste du travail et les institutions politiques de la bourgeoisie, et qui, dans la phase de la IIe Internationale, ne se faisaient remarquer que sporadiquement dans les combats ouvriers les plus importants. Gramsci, en développant ces idées, retrouvait des thèmes proches de ceux des anarcho-syndicalistes, mais il ne partageait absolument pas le culte de la spontanéité de certains d’entre eux. Il était au contraire persuadé qu’une intense préparation politique était nécessaire pour donner libre cours aux potentialités révolutionnaires du monde pour donner cohésion et solidarité à des individus jusqu’alors séparés par la concurrence. Il attribuait en outre une très grande importance à la prise en main de la technique et de la technologie par les collectifs de travailleurs, dans l’union étroite des ouvriers et des techniciens, afin de démontrer la supériorité de la gestion ouvrière sur la gestion bourgeoise. Mais, et c’était là sa grande originalité, il attribuait une plus grande importance encore à la formation graduelle d’une nouvelle culture dans la classe ouvrière, à l’acquisition par cette dernière d’une nouvelle conception du monde basée sur des valeurs de solidarité et de discipline collective. Contre l’idéologie bourgeoise qui se traduisait depuis des siècles en une conception des relations quotidiennes et des comportements profondément ancrés même dans les classes populaires, Gramsci estimait indispensable de donner à l’éthique prolétarienne et à son fondement le matérialisme historique, une force de plus en plus grande dans les masses populaires. La confrontation avec les courants idéologiques bourgeois ne devait pas être purement théorique, mais pratico-morale et représenter une lutte tenace pour gagner les groupes et les individus (on reconnaît là l’influence de Croce).
Gramsci et le groupe de l’ « Ordine nuovo » mirent en pratique ces conceptions dans la région de Turin en 1919-1920 [5]. L’hebdomadaire du groupe l’ « Ordine nuovo » s’efforçait effectivement d’insuffler confiance et vigueur au mouvement prolétarien qui se faisait jour dans les usines de la métallurgie à travers les commissions internes des entreprises. Il essayait aussi bien de l’éduquer politiquement et culturellement que de lui indiquer la façon de s’organiser pour donner vie à des conseils d’usine majeurs, embryons d’un nouvel appareil d’Etat. Mais quand survinrent des occupations d’usines massives dans la région turinoise au cours de l’été 1920, les « ordinovistes » découvrirent à leurs dépens que les conseils, géographiquement concentrés dans une petite partie du nord et isolés du mouvement paysan, ne pouvaient suffire pour entraîner partis et syndicats dans l’action. Giolitti jouant sur l’opportunisme des dirigeants syndicaux, hostiles à toute extension du mouvement, et sur l’esprit irrésolu des dirigeants maximalistes, infligea une lourde défaite au prolétariat turinois, qui fut un tournant décisif dans la lutte de classes de l’après-guerre. Gramsci et ses amis durent ainsi se rendre compte qu’on ne pouvait pas revivifier par une pression venant surtout de l’extérieur le vieux parti socialiste italien et qu’il fallait entamer la lutte pour la création d’un parti révolutionnaire nouveau en même temps que la lutte contre son intégration dans l’ordre bourgeois. De cette façon, le groupe de l’ « Ordine Nuovo » trouvait des points de contact avec le courant d’Amadeo Bordiga. Dans les deux premières années du Parti communiste italien, il sembla d’ailleurs se confondre avec lui sans grandes difficultés. Face à la direction de l’Internationale communiste les deux fractions adoptèrent la même attitude d’intransigeance contre la politique de front unique (refus des ententes tactiques avec la social-démocratie, et dans le cas précis de l’Italie hostilité à la recherche d’une fusion avec la fraction du Parti socialiste italien favorable à la IIIe Internationale). Les divergences, cependant, apparurent au fur et à mesure que reculait la perspective d’une victoire révolutionnaire et que le fascisme s’affirmait au pouvoir. Alors que Bordiga ne voulait voir dans le fascisme qu’un intermède ou qu’une manifestation très passagère de la contre-révolution bourgeoise, sous l’aiguillon de Gramsci, les anciens de l’« Ordine Nuovo » commencèrent à concevoir qu’une nouvelle période s’ouvrait, et que le fascisme devait être analysé comme une forme nouvelle de la domination capitaliste, reflétant un regroupement nouveau des classes. Comme l’écrira Gramsci un peu plus tard, il fallait découvrir la complexité de la société civile, le poids des traditions, l’enchevêtrement des relations sociales, des rapports politiques, en un mot, tout ce qui donnait sa pesanteur à la réalité nationale italienne.
Il en découlait évidemment que le parti, en tant qu’instrument révolutionnaire utilisé dans une période non révolutionnaire, devait entretenir des liens étroits avec cette réalité nationale. En d’autres termes, il ne suffisait pas d’en faire l’organisation d’une élite révolutionnaire soigneusement sélectionnée, aguerrie contre la répression et prête à l’action clandestine, il fallait également qu’il s’insérât dans le jeu national des classes, des alliances de classe pour s’opposer avec efficacité à l’hégémonie bourgeoise. Dans une note écrite en prison, Gramsci déclarait de façon significatives [6] :

Le rapport « national » est le résultat d’une combinaison « originale » unique (en un certain sens) qui doit être comprise et conçue dans cette originalité et cette unicité si on veut le dominer et le diriger... Il faut étudier exactement la combinaison de forces nationales que la classe internationale devra diriger et développer selon une perspective et des directives internationales... Une classe de caractère international en tant que guide de couches sociales strictement nationales (intellectuels) et même souvent plus particularistes et municipalistes que nationales (les paysans) doit se « nationaliser »...

Le parti devait donc devenir l’agent d’une « nationalisation » de la classe ouvrière, c’est-à-dire se transformer en force politico-culturelle, capable de disputer à la bourgeoisie les classes intermédiaires de la société italienne. Dans sa lutte contre le fascisme, il lui fallait donc reprendre tout en les modifiant les thèmes d’opposition au pouvoir des couches opprimées et faire la démonstration que la domination bourgeoise (sous sa forme fasciste) était incapable de mettre fin aux déséquilibres nationaux, à l’opposition Nord-Sud, à la stagnation dans l’arriération d’une grande partie de l’Italie. La bourgeoisie devait cesser d’apparaître comme la classe « nationale » par excellence, ce qu’elle prétendait être en soutenant le nationalisme fasciste avec son impérialisme grandiloquent et son culte de l’Etat hyperhiérarchisé. D’une phase de guerre de mouvement extrêmement rapide, le parti devait passer à une guerre de manoeuvres et d’usure. Il n’était plus question de postuler la formation, dans un avenir très rapproché, de conseil ouvriers (d’usine), appelés par la suite à construire un nouveau type d’Etat. Comme le fit Gramsci lors de la bataille consécutive à l’assassinat de Matteoti, il était, sans doute possible d’envisager la constitution de comités ouvriers et paysans en tant qu’organes de lutte, en tant qu’organes unitaires, mais ces comités ne pouvaient être assimilés aux conseils ouvriers de 1919-1920, étant donné leurs objectifs limités et leur composition. Pour toute une période, le parti était le canal obligatoire des batailles politiques majeures, le seul organisme social susceptible de refléter de façon adéquate les poussées des exploités et de dénouer en leur faveur les contradictions politiques. En lui et par lui devait s’exprimer la capacité du prolétariat à étendre son hégémonie sur la société tout entière : le parti en disputant à la bourgeoisie, l’hégémonie politico-culturelle, en s’imposant sur ce plan avant même la prise du pouvoir devait être le « Prince » moderne, en d’autres termes, il devenait une sorte d’incarnation du « Volksgeist » révolutionnaire. Gramsci s’éloignait ainsi un peu plus de la conception lâche du parti qu’il avait en 1919, mais on se tromperait lourdement si on en faisait un précurseur de la conception stalinienne du parti (telle qu’elle s’affirma en Italie à partir de 1929) [7]. Les Cahiers de la prison qui doivent beaucoup à l’expérience accumulée entre 1924 et 1926 contiennent d’ailleurs des passages très polémiques contre le centralisme démocratique, contre le caractère répressif et régressif des partis devenus de simples machines politiques. Pour Gramsci, seuls les partis ouvriers qui restaient fidèles à l’objectif stratégique — la prise du pouvoir et la construction d’un nouvel Etat — méritaient d’être qualifiés de révolutionnaires et progressistes dans une période non révolutionnaire. Dans son esprit, la notion de centralisme démocratique n’était pas formelle : la centralisation politique devait garantir la cohésion interne, la conformité des interventions ponctuelles et de l’orientation d’ensemble, mais elle devait être sous-tendue par des échanges réguliers entre les différents niveaux du parti, et cela sur la base de la réciprocité. Il admettait fort bien que les degrés d’engagement fussent divers lorsqu’on passait du sommet à la base du parti ; toutefois il lui paraissait impossible de faire front sur la passivité ou l’obéissance aveugle des membres ou des sympathisants par rapport à la direction. Le parti pour échapper aux conditionnements produits par la société bourgeoise, pour échapper en particulier à la loi d’airain de l’oligarchie de Robert Michels, devait transformer les individus et les groupes qui le composaient, pour en faire les porteurs de la nouvelle hégémonie. C’est en ce sens que Gramsci qualifiait le parti révolutionnaire d’intellectuel collectif.
Il est difficile d’affirmer que ces conceptions, développées par Gramsci de façon fragmentaire dans ses écrits de prison, représentaient un édifice achevé. Bien des problèmes n’y étaient qu’effleurés, ceux par exemple de la classe ouvrière et de son insertion dans la lutte pour le pouvoir et l’hégémonie. On peut même avancer que le quasi-idéalisme gramscien — la philosophie de la praxis qui se fait monde et transformation du monde — impliquait une surestimation de l’héritage culturel italien et engendrait une tendance au syncrétisme, synthèse avec l’idéalisme de la philosophie de l’esprit (Croce, Gentile) et synthèse avec la littérature nationale et populaire de la période d’essor de la bourgeoisie [8]. Mais le lien de Gramsci avec le marxisme comme théorie critique de la société capitaliste était suffisamment fort pour que la perspective révolutionnaire ne disparût pas de son horizon. Malgré les épreuves de la captivité, il refusa de s’adapter à la stalinisation progressive de son parti en abandonnant l’acquis pratique et théorique du groupe de l’ « Ordine nuovo » (de la bataille autour des conseils ouvriers à la lutte antifasciste).
C’est pourquoi il est indispensable de distinguer le Gramsci réel du Gramsci officiellement fêté par Togliatti et le parti communiste italien après 1945. Les préoccupations nationales de Gramsci servirent en effet à justifier l’adoption définitive par le P. C. I. d’une orientation « nationale et démocratique » qui renvoyait la lutte pour le socialisme dans un avenir lointain et recherchait la collaboration d’une fraction de la bourgeoisie, en principe pour « démocratiser » les structures de l’Etat, en réalité pour aménager la démocratie politique bourgeoise. Le Parti communiste italien, après le tournant dit de Salerne (mars 1944) [9] entendait bien s’assurer une place de choix dans la vie politique italienne, sans avoir pour autant à bouleverser de fond en comble la société et l’Etat. Aussi cherche-t-il à se présenter comme le guide d’un renouvellement démocratique de l’Italie, détournée du progrès économique et social par le fascisme. Analysant rétrospectivement cette période, P. Togliatti devait déclarer, pour défendre sa politique d’alors [10] :

Il n’est pas vrai qu’il se soit agi essentiellement de la proposition d’un compromis pour dépasser la question institutionnelle qui faisait alors obstacle à l’unité de toutes les forces nationales et à la constitution d’un gouvernement italien puissant... Le vrai contenu de la politique de Salerne fut tout autre. Ce fut l’affirmation d’une nouvelle unité nationale, dans laquelle la classe ouvrière et ses partis, en entrant en contact et en collaborant avec toutes les forces démocratiques jouaient des rôles de protagonistes. De là, l’incoercible unité d’action de ces partis et toute leur politique d’invitation à collaborer, adressée à toutes les forces représentant un mouvement démocratique. De là, leur programme de rénovation, qui tend à résoudre tant les problèmes de la reconstruction immédiate que ceux de plus d’ampleur, en réformant les structures de la société et en rendant ainsi impossible la stagnation conservatrice, de nouvelles aventures réactionnaires et de nouvelles catastrophes. D’où la perspective que la réalisation de ce programme constitue un acheminement progressif vers une société socialiste, sans faire appel à l’usage de la violence et à l’insurrection, mais à travers une lutte des masses laborieuses qui se développe et triomphe sur le terrain démocratique. De là, enfin, la nécessité d’adapter à ces buts et à cette perspective le parti de l’avant-garde du prolétariat, d’augmenter ses rangs, de le faire connaître et de le rattacher à tous les groupes de la population travailleuse, de lui donner une fonction positive dans l’action économique et politique de reconstruction et de rénovation du pays.

Sur ces bases, tous les thèmes de Gramsci furent réinterprétés, infléchis dans un sens opportuniste. Sa philosophie de la praxis, pourtant clairement opposée au matérialisme de filiation engelsienne fut conciliée avec le « Diamat » de Staline et des Soviétiques. Sa recherche d’une culture nationale et populaire fut utilisée pour rendre acceptable une éclectisme à résonances nationalistes et populistes (un mélange de culture bourgeoise et de réalisme socialiste). Sa théorie de l’hégémonie qui tentait de délimiter les conditions conduisant à une crise majeure de l’Etat capitaliste, et plus particulièrement les conditions conduisant à une crise de la domination politique et culturelle de la bourgeoisie sur la mentalité des masses populaires, se transforma en une théorie vulgaire qui affirmait que le prolétariat pouvait réaliser son hégémonie sans lutte conséquente contre l’Etat. En devenant un parti de masse, dit de type nouveau, le P. C. I. était déjà pratiquement hégémonique selon les vues propagées par son groupe dirigeant. La classe ouvrière, les travailleurs en général n’avaient qu’à suivre la direction tracée avec sagesse par le bureau politique.
Les affrontements de classe consécutifs à l’instauration de la République en Italie démentirent naturellement ces schémas optimistes. La bourgeoisie profita de la caution, du label progressiste apportés par les communistes à la démocratie chrétienne pour faire de ce parti, déjà bien implanté dans les masses ouvrières et paysannes, l’organisation rassemblant la plupart des forces conservatrices et réactionnaires sur un programme de rénovation de l’ordre bourgeois. La démocratie chrétienne pouvait jouer sur plusieurs tableaux : elle présentait un programme réformateur qui n’apparaissait pas loin de celui que défendaient socialistes et communistes, mais en même temps les différents secteurs de la bourgeoisie voyaient en elle un rempart contre le communisme. Sous le couvert de l’antifascisme, la démocratie chrétienne put préparer en toute tranquillité son accession au pouvoir sans partenaires de gauche.
Chassé du pouvoir en 1947-48, le Parti communiste s’engagea dans des luttes de grande ampleur pour imposer un retour à la pratique des coalitions gouvernementales, mais en offrant toujours aux masses la seule perspective d’un « renouvellement démocratique ». Avec ses alliés socialistes, il remporta certains succès dans des batailles défensives, entre autres en 1953 contre une loi électorale inique que la démocratie chrétienne voulait mettre en vigueur, mais il ne parvint jamais à reprendre l’initiative. L’Italie de la fin des années quarante et des années cinquante vécut indéniablement sous le signe du renforcement du système capitaliste, de l’expansion économique et de l’intégration croissante d’une partie du mouvement ouvrier au système étatique. A partir de 1956, sous l’impact du XXe Congrès du Parti communiste de l’U.R.S.S., le Parti socialiste commença même de se détacher de l’alliance avec le P. C. I. et à se rapprocher de la démocratie chrétienne, processus qui aboutira en 1964 à l’entrée du P. S. I. au gouvernement [11].
Ce sont ces échecs qui forment la toile de fond des débats théoriques qui s’emparèrent peu à peu du marxisme italien et mirent en danger l’idéologie défendue par le groupe dirigeant du Parti communiste. Sans doute la force du Parti au sein du mouvement ouvrier était-elle suffisante pour retarder considérablement l’examen des questions les plus brûlantes. Mais le contrôle qu’il exerçait sur une grande partie de l’intelligentsia de gauche, ne pouvait faire disparaître tous les malaises et tous les doutes. Il apparut assez vite que l’idéologie togliatienne permettait difficilement de se défendre contre les attaques des idéologies à prétentions scientifiques (néo-positivisme) venues du monde anglo-saxon ou de type existentialiste venues d’Allemagne ou de France. La synthèse éclectique des théories de Gramsci et du marxisme soviétique semblait de peu de poids et singulièrement provinciale. Elle cumulait les inconvénients d’une culture italienne coupée pendant longtemps des grands courants de pensée occidentaux et d’une conception du monde dogmatique et ossifiée. Dans ce contexte, l’œuvre de Gramsci perdait aussi de sa valeur subversive : interprétée comme le prolongement du néo-hégélianisme italien, elle devenait partie intégrante de la culture nationale bourgeoise et non plus l’amorce ou l’ébauche d’une critique de cette même culture [12]. Sans doute pouvait-on la replacer dans la lignée du marxisme occidental (Lukács, Korsch) en faisant des textes de 1919-1920 le point de référence principal, mais cette réinterprétation ne donnait pas pour autant des armes efficaces contre les nouvelles formes de l’idéologie dominante. Elle ne répondait pas, en particulier, aux interrogations sur la signification précise de l’intégration d’une partie du prolétariat à l’ordre social. Elle ne permettait pas non plus de saisir la diversité des réactions politiques, idéologiques des secteurs les moins intégrés de la classe ouvrière. De ce fait, le recours aux oeuvres de jeunesse de Gramsci n’était pas véritablement un moyen de réagir contre la pénétration de la sociologie fonctionnaliste d’inspiration anglo-saxonne et contre le développement des conceptions de la société du « bien-être ».
C’est à d’autres sources, dans l’oeuvre d’un théoricien longtemps marginal, Galvano della Volpe que put se nourrir la contre offensive. Apparemment ce philosophe arrivé relativement tard au marxisme, n’avait rien de particulièrement hétérodoxe au sein du communisme italien. Avant sa mort en 1969, il ne se fit jamais remarquer par des prises de positions fracassantes contre l’orientation du P. C. I. et rien ne permet d’affirmer qu’il fut un opposant. Son interprétation du marxisme le situait, toutefois, aux antipodes des écoles jusqu’alors dominantes. Très marqué par Hume et l’empirisme anglo-saxon, il rejetait catégoriquement toute philosophie basée sur les développements de la conscience de soi ou sur une phénoménologie de l’esprit. Son attitude à l’égard de la tradition idéaliste (en particulier de la tradition idéaliste italienne) était en conséquence très critique, sinon totalement négative. Il déployait son attaque sur deux plans : celui de l’éthique et de la théorie de la connaissance. Dans le domaine de l’éthique, sa cible principale était la morale chrétienne comme fondement idéologique des relations sociales. Pour lui, la charité ou amour du prochain, justifiée par le rapport de chaque homme à un universel transcendant (Dieu, Etre suprême) ne faisait que traduire le solipsisme moral de l’individu replié sur lui-même de la société capitaliste. La « caritas » était une façon de faire abstraction du rapport réel, actif de l’individu à l’espèce à laquelle il appartenait, c’est-à-dire l’universel social, concret et historique. L’individu était saisi ainsi comme une valeur a priori, comme une monade dotée de droits originaires pré-sociaux qui, dans la société, devait obtenir la garantie de ces droits contre les autres individus. En ce sens, l’amour humanitaire n’était qu’une forme de l’amour de soi en même temps qu’une tentative pour échapper aux conséquences de l’affrontement des individus égoïstes. Pour reprendre une expression de Kant, la socialité ne pouvait être que non sociable (ungesellige Geselligkeit) puisque le lien social était extérieur aux individus, puisque l’égalité n’était que l’égalité d’individus abstraits devant la loi, c’est-à-dire l’égalité de traitement d’individus dépouillés de leurs particularités. Pauvres ou riches, salariés ou propriétaires, la norme juridique ne faisait pas de différences entre les sujets, ce qui ne pouvait en définitive que sanctionner des privilèges et les inégalités des positions sociales. La liberté, l’égalité n’étaient que des moyens de protéger des droits antérieurs à la socialisation des individus, c’est-à-dire des droits opposés les uns aux autres. La fraternité, la communauté n’étaient possibles que comme un impératif catégorique extra-historique, sans doute rationnel, mais contraire aux besoins, aux désirs concrets des membres de la société, ce qui avait pour corollaire inévitable de transformer dans la vie sociale réelle chaque homme en moyen pour les autres. A cette conception qui faisait de la vie sociale une réalité seconde par rapport à l’homme valeur abstraite (en réalité par rapport à l’homme-propriétaire) et déduisait l’économique d’une éthique a-sociale, Galvano della Volpe [13] opposait dans le prolongement des idées de Jean-Jacques Rousseau, une conception de la liberté égalitaire, c’est-à-dire d’une liberté dans et par la société (une société reconnaissant à la fois la singularité et l’interdépendance des individus). Il condamnait l’idée d’un état de nature précédant la socialisation parce que la société devait devenir à travers la liberté égalitaire ou liberté sociale un universel concret, unissant des hommes aux qualités particulières, mais solidaires. Liberté et égalité ne devaient pas signifier nivellement, réduction à des caractères communs abstraits (l’humanité à l’image de Dieu), mais médiation, conjugaison entre le particulier et le général, entre des individus aux besoins sans cesse renouvelés et la communauté qui en garantissait la satisfaction. Pour Galvano della Volpe, cela supposait sinon une homogénéisation complète de la société — il voulait précisément la reconnaissance de la diversité et de l’inégalité des personnes — du moins la convergence des intérêts, c’est-à-dire la suppression des antagonistes de classe. Les formes mêmes de la division sociale du travail devaient être bouleversées, en particulier celles qui sanctionnaient la séparation entre travailleurs et non-travailleurs, entre participants au pouvoir et dominés. Il ne devait plus y avoir ce dédoublement entre les hommes de la société civile, bourgeois et prolétaires, et ceux de la communauté politique, idéalement libres et égaux, en réalité divisés en gouvernants et gouvernés, selon des critères de classe. Entre la vie quotidienne, débarrassée du fardeau de l’exploitation, et l’expression politique débarrassée de sa fausse égalité, il ne devait plus y avoir de séparation, mais compénétration.
Ces vues, qui dans une période dominée par le culte stalinien de l’Etat, renouaient avec le Marx de La question juive, allaient évidemment à l’encontre d’une conception « représentative » de la démocratie. Dans l’optique de Galvano della Volpe, la délégation permanente et incontrôlée, c’est-à-dire la représentation sur le mode bourgeois, ne pouvait être qu’une manifestation de la division du travail capitaliste. Il appelait donc de ses veux l’instauration d’une démocratie directe (contrôle direct et permanent des élus, révocabilité, changement fréquent de fonctions, fin de la séparation entre exécutif et législatif) en même temps qu’il rejetait la démocratie libérale, il se trouvait ainsi parfaitement préparé pour répondre à ceux qui attaquaient les communistes au nom de l’Etat de droit kantien et se faisaient les apologistes du libéralisme. Au cours de la période de guerre froide, puis dans les lendemains immédiats du XXe Congrès du P.C.U.S., les arguments de Galvano della Volpe étaient il est vrai, bien plus convaincants que les dénonciations péremptoires de la démocratie formelle utilisées par les Soviétiques. On s’explique alors qu’ils aient eu une assez profonde influence sur une grande partie des intellectuels communistes. Mais il est assez clair que cette critique du libéralisme bourgeois ne pouvait s’arrêter aux frontières de l’U.R.S.S. ou épargner totalement le P. C. I. lui-même. Sous l’impact de la « déstalinisation », beaucoup étaient conduits à réexaminer la réalité soviétique sous un angle politique et institutionnel et à se demander si les mots d’ordre du P. C. I. sur les réformes démocratiques et la lutte pour l’application de la constitution de 1946 correspondaient bien à une lutte conséquente pour le socialisme. Ils y étaient d’autant plus facilement conduits que Galvano della Volpe lui-même avait développé, dans plusieurs de ses ouvrages, une polémique acerbe contre le social-libéralisme, contre la conciliation révisionniste du socialisme et parlementarisme ainsi que contre toutes les tentatives pour fonder le socialisme sur des bases d’une éthique des droits originaires de l’individu (par exemple la formation de la plus-value conçue comme résultant d’une méconnaissance des droits de la force de travail).
Mais c’est, sans conteste, dans le domaine de la théorie de la connaissance que l’influence de Galvano della Volpe fut la plus profonde, parce que c’est précisément dans ce domaine qu’il bouleversait les idées les plus communément acceptées par les marxistes. Dans son oeuvre majeure Logica come scienza positiva [14] (aujourd’hui rebaptisée Logica come scienza storica), il conduisit une offensive redoutable contre la logique conçue comme manifestation essentielle de l’être, c’est-à-dire contre toutes les conceptions qui tendaient à dévaloriser le multiple, le matériel ou irrationnel en faveur de l’un, du pensable et de l’intelligible. Pour lui, le sensible ou multiple n’était pas séparé de l’intelligible par une simple différence de degrés, il n’était pas comme chez Leibniz le domaine des représentations indistinctes, mais bien une réalité irréductible au concept et possédant une existence propre. Il ne pouvait donc être assimilé, comme le faisait Hegel, à l’universel indistinct et opposé comme seulement implicite au concept considéré lui comme explicite et distinct. L’un, la totalité intelligible ne pouvait être le concret, mais la synthèse du multiple, de l’empirique. Il s’ensuivait pour Galvano della Volpe que le jugement avait une nature double ; à la fois nécessaire et contingent, il traduisait le travail de la raison sur un donné sensible et intuitif. Il n’était pas unité conceptuelle, pure, mais relation de la pensée et du sensible. Sur ces bases, le travail de la raison pour saisir le multiple ne pouvait être une « diaresis » de type platonicien ou une division descendante purement déductive classement genres et espèces par des distinctions formelles, c’est-à-dire une totalisation partant d’un a priori ou d’une universalisation de la pensée, mais une relation fonctionnelle entre concept et intuition. La pensée n’avait pas à saisir le positif ou l’empirie comme le signe de quelque chose d’autre pour pouvoir le ramener à elle-même en effaçant les distinctions réelles, mais elle avait à se concevoir comme mise en relation des différents aspects du multiple (unité) tout en respectant l’irréductibilité de l’empirie (son caractère inéliminable).
Cette position de Galvano della Volpe impliquait une rupture avec la tradition hégélienne et particulièrement avec les interprétations hégéliennes du marxisme. La théorie de la connaissance n’était plus l’odyssée du sujet et de l’objet à la recherche de leur identité (à travers l’action du prolétariat), mais la théorie des rapports entre le sujet et l’objet comme pôles hétérogènes d’une même réalité. Selon Galvano della Volpe, la dialectique matérialiste n’était pas une façon de refuser le principe de non contradiction — principe matérialiste essentiel, puisqu’il était reconnaissance de la positivité du multiple — mais au contraire une façon de lui donner toute sa portée. Il s’agissait de refuser la substantification du prédicat de ne pas faire du sujet d’une proposition le prédicat de son prédicat. En d’autres termes, le sujet concret ne devait pas être rapporté au concept comme à sa vérité par l’intermédiaire de médiations purement verbales. Les médiations devaient au contraire s’inscrire dans le jeu réciproque de l’analyse et de la synthèse, du va et vient entre la négation des différences et le rétablissement des distinctions. Pour Galvano della Volpe, l’abstraction devait être déterminée, c’est-à-dire située et non rester une abstraction générique et indéterminée, car l’indétermination ne pouvait qu’introduire dans la pensée un trop plein empirique, mal détaché de perceptions et de théories implicites. L’abstraction scientifique n’était pas l’abstraction la plus universelle ou la plus générale, obtenue en rendant les médiations fluides, mais une abstraction logico-historique, c’est-à-dire s’intéressant à un objet précis à un moment donné et dans un contexte donné. Reprenant L’Introduction à la critique de l’économie politique, de 1857, Galvano della Volpe notait que les rapports économiques ne devaient être étudiés ni selon des séquences chronologiques empiriques, ni selon les purs mouvements de l’idée, mais selon leurs connexions réelles dans la société actuelle, en tenant compte des antécédents significatifs et de leurs effets. La philosophie devait faire place à une logique positive ou Histoire-Science procédant de façon circulaire du concret à l’abstrait et de l’abstrait au concret, en partant du donné problématique (ou instance historico-matérielle) en établissant des hypothèses (ou instance historico-rationnelle), sous le contrôle de l’expérimentation afin d’obtenir une relation fonctionnelle entre le donné et l’hypothèse, c’est-à-dire entre la matière et la raison. A partir du présent, la société capitaliste, une mise au point continuelle de l’investigation devait faire apparaître l’agencement des catégories, à la fois comme antécédents du capitalisme (la marchandise) et comme conséquences (la marchandise, la valeur prenant une signification nouvelle par rapport aux périodes antérieures du fait de l’accumulation du capital) pour que l’objet spécifique — le capitalisme comme mode de production — pût apparaître dans toute sa complexité. A l’opposé des abstractions générales sur la production en général masquant la réalité concrète de la société, Galvano della Volpe appelait à revenir à un esprit d’examen scientifique. Le marxisme ne devait plus être un discours sur une nouvelle façon de concevoir le monde, mais une théorie critique et scientifique unissant gnoséologie, économie et sociologie, à partir du déchiffrement de la société capitaliste. Dans cette perspective, il s’opposait au matérialisme dialectique conçu d’abord comme une conception du monde et secondairement comme un instrument d’analyse économique et sociale. Il invitait par conséquent à rompre avec une tradition engelsienne (l’Anti-Dühring, la Dialectique de la nature) qui faisait largement du marxisme une philosophie au sens traditionnel du terme. Il invitait par contre à renouer avec l’analyse scientifique des rapports de production et des rapports sociaux [15] en même temps qu’il incitait à un réexamen de l’héritage idéologique du marxisme [16].
Toutefois Galvano della Volpe ne chercha pas à tirer les conséquences les plus radicales de la mise en question qu’il faisait du marxisme officiel. Pour lui il s’agissait surtout de réaménager de l’intérieur un mouvement et une idéologie communistes qui avaient besoin de réformes. Aussi après avoir porté de rudes coups au marxisme d’inspiration hégélienne chercha-t-il une conciliation avec lui dans sa conception de la dialectique historique, en même temps qu’il atténuait sa polémique antirévisionniste [17]. Dans un de ses derniers écrits, Chiave della dialettica storica [18], il expliquait que le marxisme après avoir mis en lumières les contradictions réelles (ou opposés contradictoires à signification antinomique) dans le contexte social devait leur opposer un « tertium datur » une contradiction résolutive réelle niant et conservant à la fois le signifié antinomique pour corriger la violation concrète du principe de non-contradiction opérée par l’opposition non conciliable. De cette façon, il renouait avec une théorie de la raison dans l’histoire se manifestant par le dépassement ininterrompu des contradictions, c’est-à-dire avec une sorte de réflexion générale sur les contradictions, ni fausse, ni juste, mais qui comportait le risque de justifier des démarches empiriques extrêmement discutables. Sous le couvert de considérations de cet ordre Galvano della Volpe se fit le défenseur d’une démocratie « post-bourgeoise » dépassant la contradiction entre démocratie politique libérale et inégalité sociale, par la reconnaissance du droit du travail et des mérites personnels des membres de classes populaires. Il déclarait en juillet 1965 à un agence de presse [19] :

Je veux dire qu’entre le système actuel et celui lointain d’une démocratie socialiste authentique, dont la condition est la mutation (plus ou moins violente) de la base productive bourgeoise, il y a encore une certaine marge historique qui peut être définie dans les termes d’une démocratie post-bourgeoise qui étend et applique réellement ce principe d’ordre social auquel la bourgeoisie doit historiquement son avènement politique et social, mais qu’elle a limité et contenu par son action de domination de classe (possédante et capitaliste) : le principe rousseauiste de la reconnaissance du travail ou de l’activité qui doit réaliser ce mérite par des « services réels » à la société.

De cette façon Galvano della Volpe finissait par reléguer au second plan l’exploitation du travail et mettre au premier plan l’incarnation d’un principe démocratique abstrait, tout cela après avoir privilégié certaines contradictions du système sans tenir compte de toutes les connexions ou liaisons de la formation sociale italienne. Le rôle de l’Etat, en particulier, était sous-estimé, ce qui d’ailleurs n’était guère étonnant, puisque Galvano della Volpe dans sa conception de la « légalité socialiste » (concernant l’U. R. S. S. et les pays de l’Est) esquivait le problème du dépérissement de l’Etat (ou de son renforcement selon la théorie stalinienne).
Si l’on admet que della Volpe était un penseur rigoureux, et il l’était effectivement, on ne peut expliquer les erreurs ou les impasses de son oeuvre par une référence toujours discutable à un sens du compromis ou de la conciliation. Il s’agit plutôt de montrer que l’opportunisme théorique que l’on vient de déceler trouve son origine dans des aspects fondamentaux de la pensée étudiée. Précisément l’ambition de della Volpe était de construire une philosophie scientifique [20], appuyée elle-même sur une méthodologie générale. Il était donc conduit à rechercher des principes épistémologiques dépassant dans leur généralité les conclusions permises par l’analyse de la société capitaliste et permettant de fonder des savoirs positifs dans les différents domaines. La science sociale qu’il voulait développer devait relever d’une logique indépendante de l’objet particulier et devait être propre à guider toutes les démarches dans la mise au point d’un « corpus » de connaissances nouvelles. Pour della Volpe la circularité du passage du concret à l’abstrait et de l’abstrait au concret ou encore l’inversion de l’ordre chronologique et de l’ordre logique (voir l’introduction de 1857) finissaient par représenter les clés ouvrant toutes les portes. De cette manière il renonçait à comprendre que Marx ne cherchait pas a priori une nouvelle méthodologie pour une science abstraite, pure de toute contamination métaphysique, mais qu’il entendait produire des connaissances nouvelles en établissant un rapport critique entre la réalité et la pensée. Tout l’aspect corrosif de la dialectique matérialiste lui échappait et on ne peut s’étonner qu’il ait été tenté de récupérer l’ « Aufhebung » hégélienne par son « tertum datur ». C’est pourquoi on s’explique assez bien qu’une partie du courant auquel il avait, sinon donné naissance, du moins permis de se reconnaître et de se saisir comme restituant au marxisme son caractère scientifique et sa capacité à se mesurer avec les principaux courants de la pensée bourgeoise, n’en soit pas restée aux thèses du pionnier. Au-delà même de la reconnaissance du marxisme dans les milieux universitaires et intellectuels, le problème de son efficacité dans la pratique sociale restait en effet posé. Les esprits les plus critiques dans l’école dellavolpienne s’en aperçurent bien, et l’un d’entre eux, Lucio Colletti reprit la tâche inachevée, en s’attaquant encore une fois aux rapports entre Hegel et Marx et au rapport théorie et pratique. Il n’était plus question de déterminer avant toute chose les conditions générales de la validité d’un discours scientifique sur la société, il ne suffisait plus d’opposer l’abstraction déterminée à l’abstraction trop pleine de l’empirisme et de l’idéalisme ou de mettre en question l’inversion du sujet et du prédicat. II fallait traquer tout primat implicite de la méthodologie et saisir comment le statut de la théorie était bouleversé concrètement par la mise au point d’un science définie, la science critique de la société capitaliste et comment les répercussions importantes de cette nouvelle science dans tous les domaines théoriques tenaient à sa spécificité même, à son caractère particulier. Pour éviter le pragmatisme révolutionnaire [21] il fallait s’opposer à la dissolution dans un primat mal compris de la pratique, mais en même temps définir concrètement, c’est-à-dire historiquement la position de la théorie. Encore une fois il fallait faire ses comptes avec la Raison hypostasiée de Hegel, avec cette incarnation toujours vivante de la pensée bourgeoise.
Si, comme l’a montré della Volpe, Hegel est un penseur profondément idéaliste qui hypostasie la logique au détriment du réel, en renversant les rôles du sujet et du prédicat, s’il fait des sujets réels des allégories de l’idée et s’il humilie subrepticement l’idée ou abstraction en lui donnant pour seul contenu un multiple ou une extralogique qui n’est qu’apparence non discriminée, s’il ne conçoit les médiations que comme des médiations de l’idée avec elle-même, alors pour remettre sa pensée sur ses pieds il faut se livrer non seulement à une critique du système, mais aussi de la méthode, des instruments intellectuels employés comme des résultats, des procédures comme des principes. Dans son ouvrage, Il marxismo Hegel [22] qui est certainement un des plus importants de la littérature marxiste de ces dernières années, Lucio Colletti remonte donc à la pensée hégélienne telle qu’elle se voulait et telle qu’elle s’insérait dans la dynamique sociale de son temps, en essayant de la dégager de toutes les interprétations abusives, avancées successivement par les marxistes. Se basant sur la Science de la logique ou sur l’Encyclopédie il montre qu’Hegel part de l’identité de la philosophie et de l’idéalisme, c’est-à-dire du caractère illusoire du fini. Ce que Hegel veut réaliser en fait, c’est l’incarnation « hic et munc » de l’idéalisme en mettant un terme au fini et faisant valoir seulement l’infini comme une vraie réalité. Mais contrairement aux philosophies qui l’ont procédé, la philosophie hégélienne essaye de ne pas s’en tenir au dualisme auquel conduit l’entendement (ou intellect) en opposant de façon abrupte fini et infini comme deux contraires inassimilables ou en définissant l’infini à partir des catégories propres au fini. Dieu, l’infini ne doivent pas être pris pour un objet, ils ne doivent pas non plus être séparés du monde et confinés dans l’au-delà. Il faut au contraire ramener Dieu et l’infini dans l’immanence de la pensée sans interposer la représentation d’un être sensible et faire apparaître que le fini à son essence et son fondement dans la pensée en non en lui-même. Comme le remarque Lucio Colletti, Hegel ne cherche pas ouvertement à nier la matérialité, il cherche à l’affirmer pour ce qu’elle n’est pas, à la faire passer dans l’infini. Ainsi le véritable fini est en définitive le fini intérieur à l’infini, le fini tel qu’il est dans l’idée, dans l’abstraction hypostasiée. Pour sa part l’infini n’est plus conçu comme une substance qui a le négatif ou le sensible hors d’elle-même, mais comme l’expression d’un Raison qui est présence simultanée des opposés (fini et infini, et identité avec soi-même), c’est-à-dire unité dialectique. En ce sens la dialectique hégélienne nie le principe de non contradiction pour ramener les différences à l’unité dans le « Logos », elle est le processus qui, de la négation des apparences matérielles conduit à l’universalisation divine. Au monde anéanti se substitue la vraie réalité grâce à cette dialectique de la matière qui, comme le constate Lucio Colletti, relève plus de la transsubstantiation chrétienne que d’une révolution. L’objet réel se dissout dans la contradiction logique (il est lui-même et autre chose, d’où le rejet du principe de non contradiction) et le mouvement qui mène cette contradiction logique à l’identité médiatisée, en réalité à la tautologie, devient le mouvement en général, le mouvement de toute réalité. Pour Hegel il n’y a de vital que ce qui contient la contradiction en soi-même ainsi que la force de la comprendre et de la soutenir, ce qui donne un sens bien particulier à la fameuse phrase de la Philosophie du droit : « Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel. »
C’est pourquoi Lucio Colletti voit dans la Raison dialectique hégélienne, non pas la préfiguration du matérialisme historique, mais la tentation de restauration la plus accomplie de la vieille métaphysique spéculative mise à mal par la philosophie des lumières et par Kant. La dévalorisation de l’entendement à laquelle se livre Hegel, c’est la dévalorisation de l’intellect conscient de l’irréductibilité du sensible, de la matière à la pensée. Sans doute Hegel ne tombe-t-il pas dans l’irrationalisme d’un Jacobi ou d’un Schelling prophète de l’intuition intellectuelle mais sa pensée mérite bien le qualificatif de mysticisme logique puisque le réel sous toutes ses formes finit par n’être plus qu’une incarnation des concepts hypostasiés, puisque la science qui s’appuie sur le principe de non-contradiction n’est qu’une forme tout à fait inférieure de connaissance par rapport à la religion et à la philosophie, manifestations de l’infini ou de l’absolu. C’est donc par suite d’une erreur grave que tout un courant marxiste d’Engels à Lénine en passant par Plekhanov a cru trouver dans la dialectique de la matière selon Hegel une dialectique matérialiste qu’il suffisait de débarrasser de quelques scories idéalistes (Dieu, la religion, etc.). Sans s’en apercevoir Engels et ses continuateurs (par exemple les partisans du matérialisme dialectique à la mode soviétique) en croyant adopter une méthode qui permet de dépasser les abstractions figées et de saisir le mouvement ne font que s’en remettre à une dialectique de la transcendance dans l’immanence, avec tous les malentendus que cela peut comporter. Par une pente insensible, les marxistes engagés sur cette voie se sont orientés vers une philosophie de la nature, vers la codification de principes de la dialectique (la contradiction, le mouvement, le saut de la quantité à la qualité) qui finit par surimposer une réflexion sur la substance infinie à la critique historico-sociale. Un discours abstrait en général sur la matière éternelle, sur la contradiction et sur l’évolution en soi se substitue ainsi à l’étude des contradictions déterminées de la société capitaliste et à l’étude des rapports socialement conditionnés entre l’homme et la nature. Le marxisme n’est plus alors en mesure de saisir les rapports entre causalité et téléogie, entre détermination et finalité, entre nécessité et liberté, entre matérialité et raison. Il ne lui reste plus alors qu’à ajouter une philosophie de l’histoire à sa philosophie de la nature, c’est-à-dire une sorte de schéma universel et unilinéaire du développement historique prolongeant sur le plan social les déterminismes définis a priori à propos de la substance matérielle. Conçu de cette façon le matérialisme, même affublé de l’adjectif n’est plus alors qu’un idéalisme qui s’ignore, malgré l’adjonction éclectique d’une théorie du reflet qui ne fait qu’aplatir le rôle de l’entendement ou de la subjectivité humaine.
Pour autant Lucio Colletti n’accepte par les théories du « marxisme occidental » (Lukács) qui si elles ne recourent pas aux explications métaphysiques et mécanistes de la tradition engelsienne, restent néanmoins marquées par l’hégélianisme dans la mesure où elles tombent dans le travers de la critique de l’entendement et de la pensée scientifique considérés comme les éléments déterminants de la réification des rapports humains.
Lucio Colletti note à ce sujet que dans Histoire et conscience de classe Lukàsc décrit l’aliénation de l’ouvrier dans l’usine dans des termes quasi bergsoniens : l’usine réduit le temps et l’espace à un même dénominateur, le temps perd ainsi son caractère qualificatif, changeant, fluide, il se raidit en un continuum exactement délimité, quantitativement mesurable, rempli de « choses » quantitativement mesurables. Colletti lui oppose naturellement [23] :

Le mal de l’usine est donc qu’elle est avant tout un système objectif, un système de machines où le processus complexe est considéré objectivement en soi et pour soi, est analysé dans ses phases constitutives et où le problème de chaque processus partiel et de la liaison des divers processus partiels, est résolu au moyen de l’application technique de la mécanique, de la chimie, etc. C’est la mécanisation le mal, c’est-à-dire que le système des machines se présente comme un système tout à fait objectif que le travailleur trouve devant lui comme une condition matérielle de production déjà prête. Le mal, en d’autres termes, n’est pas l’emploi capitaliste des machines, mais en premier lieu l’utilisation même des machines ; il n’est pas que les sciences physiques incorporées dans le processus productif apparaissent comme pouvoir du capital sur le travail, mais il est que le système des machines — en tout cas — a comme base d’application consciente des sciences et par conséquent aussi la mathématisation « ou la quantification » de la nature. Comme le docteur Ure, Lukács ne sait pas distinguer ce qui vaut pour toute application du machinisme sur une large échelle et ce qui caractérise son application capitaliste.

Sur cette lancée le « marxisme occidental ne peut que mettre en question la connaissance expérimentale, tenter de dissoudre les choses dans des processus dits dialectiques, effacer les frontières entre le concept et l’objet, entre le sujet et l’objet et rendre difficile la compréhension d’un thème fondamental de la pensée de Marx, celui du fétichisme que Lukács pourtant voulait remettre au premier plan après des décennies d’oubli. Comme chez Hegel toute objectivation de l’homme devient aliénation, alors que l’homme en tant qu’être naturel ne peut être un pur produit de la pensée, et ne peut développer son activité qu’en relation avec des objets, qu’en étant lui-même objet pour d’autres sujets. Effectivement pour Marx le fétichisme, la transformation de l’objectivation de l’homme en une puissance qui lui devient étrangère, ne tient pas à la malédiction des choses, mais à un mode particulier d’organisation de l’activité humaine qui donne une forme de valeur au travail, fait de ses produits des marchandises. La force de travail se sépare des hommes avec leurs caractéristiques particulières pour devenir valeur de « choses » (les marchandises ne sont pas saisies comme un rapport social, mais sont confondues avec leur support matériel, de même que valeurs d’échange et valeurs d’usage). S’élevant ainsi au-dessus des activités concrètes la valeur devient une sorte d’objet mystique, scolastico-théologique qui se nourrit de travail abstrait. Les hommes qui travaillent apparaissent comme de simples organes du travail ou comme les incarnations d’une valeur qui se valorise elle-même. C’est le monde la tête en bas, le monde renversé, un monde où comme le dit Marx, Monsieur le Capital, Madame la Terre semblent mener une existence indépendante, un monde où les formes sociales et les catégories qui les cernent s’opposent comme des entités naturelles aux membres de la société travailleurs ou capitalistes. Dans son analyse sur le caractère fétiche de la marchandise Marx constate [24] :

Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de marchandises et qui par conséquent président déjà à leur circulation possèdent aussi déjà la fixité des formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt immuables, mais de leur sens interne. Ainsi c’est seulement l’analyse du prix des marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative et c’est seulement l’expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur. Or cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs ne fait que les voiler. Quand je dis que du froment, un habit, des bottes se rapportent à la toile comme à l’incarnation générale du travail humain abstrait, la fausseté et l’étrangeté de cette expression sautent immédiatement aux yeux. Mais quand les producteurs de ces marchandises les rapportent à la toile, à l’or ou à l’argent, ce qui revient au même, comme à l’équivalent général, les rapports entre leurs travaux privés et l’ensemble du travail social leur apparaissent précisément sous cette forme bizarre.

Et Marx ajoute aussitôt ce commentaire fondamental :

Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.

Pour Lucio Colletti ce mysticisme objectif est la véritable clé pour comprendre le mysticisme logique de Hegel dont Marx disait qu’il adoptait le point de vue de l’économie bourgeoise. Les hypostases réelles ou les processus de substantification propres à la société capitaliste qui font du concret sensible (le travail concret d’un tailleur par exemple) la manifestation phénoménale de l’universel abstrait (le travail en général par exemple) sont à l’origine des hypostases hégéliennes qui font de la société civile (le système de l’atomistique dans la Philosophie du droit), une simple sphère de l’Etat. La subjectivité séparée des autres subjectivités, l’homme abstrait de la société capitaliste (effet du travail abstrait) qui ne trouve l’unité avec les autres hommes que par l’intermédiaire de la circulation des marchandises, de l’argent et du capital est aussi l’homme hégélien qui recherche hors de sa vie concrète la communauté des citoyens, étape vers la réalisation de l’Esprit absolu, c’est-à-dire l’homme qui ne trouve le lien social qu’en dehors de la société et qu’en réduisant les rapports sociaux à de simples manifestations éphémères de la divinité. Comme le remarque justement Lucio Colletti la portée de la critique faite par Marx de la philosophie hégélienne dans ses oeuvres de jeunesse ne tient pas tellement à la critique de son idéalisme mais au fait que cette critique de l’idéalisme est en même temps la critique d’un monde réel, celui de la Raison d’Etat, de la valeur des « choses », etc., qu’elle concerne aussi bien les rapports de la logique à la réalité, que les rapports des hommes à l’organisation et la production sociales. Le christianisme protestant de Hegel, sa conception de l’histoire ne sont par le pur produit de la fantaisie d’un individu ou l’émanation d’un aspect du temps abstrait, mais l’expression la plus achevée de la société bourgeoise, de son dédoublement en une société civile traversée d’antagonismes irréconciliables et une universalité irréelle et objective à la fois (de l’Etat à la religion). En ce sens la gnoséologie ne peut se suffire par elle-même, elle renvoit aux rapports sociaux de production qui sont à la fois production de choses, production de rapports interhumains, communication à travers les développements du langage. La pensée ne se sépare pas de son objet, c’est-à-dire des rapports sociaux déterminés et de relations socialement conditionnés à la nature.
On peut alors mieux comprendre ce qui sépare Marx de Hegel sur le plan logique. Marx ne nie pas que la raison soit totalité, indifférence aux différences, autoconscience, objectivation du sujet, réalisation de l’homme, mais elle est une qualité de la nature humaine (qui n’est pas elle une qualité de l’auto-conscience). L’identité de l’identité et de la non identité est subordonnée à la non contradiction ou détermination matérielle, l’instance logique à l’instance extra logique. En tant qu’être pensant l’homme a pour particularité de s’élever au-dessus de toutes les particularités (l’être générique de Marx dans les manuscrits de 1844), de rapporter à lui-même l’objectivité qu’il saisit par sa pratique sociale, de trouver partout dans le monde quelque chose d’humain, d’où toutes les tendances à l’anthropomorphisme et au finalisme, mais l’idée ou la généralité logique n’est en définitive qu’un élément second par rapport à l’objet. La raison est forme, fonction de l’objet, elle n’est qu’une des deux instances, puisqu’en tant que totalité elle n’est qu’un aspect des rapports entre les hommes avec eux-mêmes et la nature.
Dans le Capital Marx applique clairement cette conception des rapports entre raison et matière. De prime abord l’ouvrage paraît se conformer à un schéma logico-déductif très strict. A partir du général, la marchandise et la forme valeur, on aboutit au particulier, le capital. Toutefois à y regarder de plus près, les prouesses logico-déductives se dévoilent non comme le simple passage de l’universel au particulier, mais comme le passage d’un objet simple à un objet complexe ou plus exactement comme l’exposition successive des aspects génériques et secondaires, puis des aspects spécifiques et essentiels de l’objet. On passe de la marchandise à l’argent puis au capital, selon un ordre qui apparaît conforme à l’ordre logico-historique, mais au fur et à mesure de la démonstration il ressort que ces présupposés historiques d’antécédents deviennent des conséquences de la catégorie la plus développée, le capital, Marx écrit à ce sujet [25] :

Si nous considérons les sociétés de production capitaliste développée, nous voyons que la marchandise y surgit constamment comme condition d’existence et présupposition élémentaire du capital en même temps que comme résultat immédiat du mode de production capitaliste

ou encore [26] :

On observe alors que les catégories économiques existant déjà aux époques précapitalistes de production acquièrent sur la base du mode de production capitaliste, un caractère historique nouveau et spécifique.

Le présupposé ou le fondement réel est le capital et non la marchandise ou l’argent comme le croient les économistes bourgeois qui présentent les conditions de la naissance du capitalisme comme les conditions de son existence présente. C’est pourquoi Marx qui semble procéder selon la méthode ricardienne d’abtraction, procède selon une méthode qui dépouille peu à peu les abstractions de leur unilatéralité, le mode d’exposition logico-déductif est sans cesse précisé, corrigé, éclairé par tout ce que l’investigation a mis en évidence. Ainsi la valeur d’échange qui est saisie au départ comme une catégorie très générale, se dévoile par la suite comme une caractéristique objective de la société qui renvoie à des rapports internes plus concrets et plus importants. Le cours déductif du raisonnement, passage de l’abstrait au concret dans l’abstrait-indispensable pour saisir certaines connexions (le capital en tant que marchandise) n’est pas pris comme auto-suffisant, il est réinterprété par le recours à l’induction afin que le passage de l’abstrait au concret se fasse dans le concret. « Darstellungsweise » (procédé d’exposition) et « Forschungsweise » (procédé d’investigation) se complètent afin que le mouvement réel puisse être exposé dans son ensemble et « de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction » (Marx dans la postface du Capital). Au bout du compte le particulier enrichi de multiples déterminations, le capital, s’affirme comme discontinu par rapport à ses présupposés historiques (le capital est une marchandise, mais la marchandise n’est pas forcément du capital). On ne peut donc adopter un point de vue historiciste ou naturaliste qui consisterait à tracer une évolution à partir des catégories les plus générales, il faut au contraire à partir du présent saisir le continu et le discontinu par rapport au passé. La science de la société, comme science d’un objet déterminé et présent, est en même temps histoire, mais une histoire qui est unité du continu et du discontinu.
Cette science des mouvements réels du capital n’est évidemment pas neutre ; elle est partie prenante du débat de la société avec elle-même et partie de ses échanges matériels avec la nature (Stoffwechsel) ; en fait elle porte jugement. En mettant en lumière la loi de la valeur, le fétichisme de la marchandise et du travail, elle renverse en effet le point de vue des économistes bourgeois, elle analyse la réalité du point de vue de la classe ouvrière. En d’autres termes elle ne fait pas que produire des connaissances nouvelles ou corriger des thèses erronées, elle montre comment un monde la tête en bas, peut être remis sur ses pieds. La théorie marxiste autant que Science est Révolution, elle est Science parce que Révolution, elle est Révolution parce que Science [27]. Face à la réalité de la reproduction du capital dans laquelle la force de travail n’est qu’un engrenage parmi d’autres, Marx dégage une autre réalité, la classe ouvrière qui par sa seule existence met potentiellement le système en déséquilibre et l’empêche de fonctionner en circuit fermé. Mais cette mise en valeur d’une opposition réelle et cette dénonciation théorique ne se séparent pas de la pratique révolutionnaire et de la transformation des conditions existantes. Le marxisme authentique n’est pas un objectivisme scientiste qui attend le changement social d’un écroulement catastrophique du capitalisme ou de l’action de « facteurs » extra-humains. L’économie capitaliste n’est pas pour lui le seul domaine de la technique et des choses, mais celui de rapports de production à la fois matérielle et idéologique qui traduisent un niveau déterminé de rapports interhumains (pensée, langage, communication) et non des rapports individuels à l’environnement naturel comme on l’a déjà noté. Déchiffrer la société ce n’est donc pas s’abstraire des rapports idéologiques et économiques pour ramener tout à la manifestation d’une substance (l’économie, la matière éternelle, etc.) ce n’est pas postuler un sens de l’histoire qui, telle la ruse de la raison hégélienne, s’impose malgré les individus et les groupes, voire contre eux, c’est au contraire discerner les conditions et les modalités d’affrontement entre les hommes et leur entourage (la nature et la société comme seconde nature) c’est mettre au jour les rapports entre nécessité et liberté, causalité, et téléologie, matière et raison. Aussi pour Lucio Colletti le marxisme contemporain doit-il se débarrasser des contaminations fatalistes qui ont marqué les marxistes de la IIe Internationale et dans une moindre mesure ceux de la IIIe Internationale. La reconstitution des véritables rapports existant entre Hegel et Marx en ce sens, n’est pas une pure question d’interprétation ou de philologie, elle est une tâche nécessaire pour extirper toute trace d’idéalisme, pour empêcher le marxisme de succomber au fétichisme, aux sortilèges de la marchandise, pour permettre aux travailleurs de s’emparer véritablement de l’œuvre scientifique du Capital. Le marxisme ne peut être cet instrument révolutionnaire qu’en se critiquant impitoyablement, qu’en mettant en question ses propres hypostases sur l’Etat, le droit, le marché « socialistes » et la valeur « planifiée » qui aujourd’hui dans les pays dits socialistes renvoient à la permanence du fétichisme. Une lutte sérieuse contre le réformisme, contre la stagnation du mouvement ouvrier internationale n’est pas possible autrement. Pour que la classe ouvrière cesse d’être purement et simplement la partie variable du capital, objet de l’organisation capitaliste du travail et fonction de la valeur qui s’auto-valorise, en un mot, pour qu’elle cesse de se reproduire matériellement et idéologiquement comme travail vivant soumis au travail mort, il faut précisément qu’elle devienne porteuse d’une critique politique de toutes les formes idéologico-objectives qui pèsent sur la société, de la marchandise à l’Etat c’est-à-dire qu’elle acquière une conscience de classe révolutionnaire.
Les événements de mai-juin 1968 en France, l’automne chaud italien n’ont-ils pas confirmé toute la portée de cette conception ? Le mouvement réel des travailleurs a montré une force subversive extraordinaire et fait éclater en même temps nombre de contradictions sociales que la sociologie contemporaine croyait évanouies depuis longtemps. Les sociétés occidentales sont apparues ainsi comme beaucoup plus fragiles que ne l’affirmaient ses idéologues. Depuis les affrontements politiques et sociaux ont pris d’ailleurs une dimension nouvelle dans toute la vieille Europe. Mais ces événements ont fait ressortir aussi combien le marxisme était devenu un discours idéologique qui exprime ou bien la pratique intégrée au système des organisations officielles du mouvement ouvrier ou bien la pratique antiautoritaire de certaines couches intellectuelles. Le programme que trace Colletti garde donc toujours son actualité. Il s’agit toujours de restituer au marxisme sa vigueur en le réorientant vers la critique des rapports sociaux de production. L’un des premiers pas à entreprendre est de le critiquer lui-même sous les formes qu’il a prises comme idéologie « naturelle » des exploités à qui on demande de rester des exploités.


Source : exemplaire personnel de Fétichisme et société





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Sur cette période du mouvement ouvrier italien voir Enzo Santarelli « La revisione del marxismo in Italia » Milano, 1964.

[2Sur les socialistes italiens pendant la guerre des notations intéressantes dans l’article de Luigi Cortesi « Alcuni problemi della storia del P. C. I. Per una discussione » dans « Rivista storica del socialismo » n° 24, janvier-avril 1965, pp. 143-172.

[3Sur Bordiga voir la biographie d’Andreina de Clementi « Amadeo Bordiga » Torino, 1971, qui réhabilite un homme très longtemps calomnié sans cacher ses limites.

[4Antonio Gramsci, La Conquête de l’Etat in « L’ordine nuovo » 12 juillet 1919, traduction française dans « Critique Socialiste » mai juin 1970, n° - Paris.

[5Voir l’anthologie L’ordine nuovo » (1919-1920), Torino 1963 avec une bonne introduction de Paolo Spriano pp. 11-110.

[6Voir Note Sul Machiavelli Sulla Politica e Sullo Stato Moderno, Torino, 1955, pp. 114-115.

[7Voir Paolo Spriano « Storia del partito comunista italiano » en trois volumes I « Da Bordiga a Gramsci ». 1967 — Il « Gli anni della clan destinita ». 1969. Torino.

[8Voir le livre très stimulant de Christian Riechers « Antoni Gramsci Marxismus in Italien », Frankfurt/Main, 1970, qui a cependant trop tendance à reprendre la critique bordiguiste du Gramsci. A l’opposé de ce livre de J. Rodriguez-Lores, « Die Grundstruktur des Marxismus. Gramsci und die Praxis, Frankfurt, 1971.

[9Voir Fernando Claudin « La crisis del movimento communista » tome I de la Komintern al Kominform » (en espagnol) Paris, 1970, pp. 315.321.

[10Cf. Palmiro Togliatti « Le parti communiste italien » Paris, 1961, pp. 114-115-116.

[11Sur le communisme italien après la deuxième guerre mondiale on peut consulter Lucio Libertini « Capitalismo moderno e movimento operaio », Roma, 1965. Livio Maitan « P. C. I. 1945-1969. Stalinismo-opportunismo » Roma, 1969. Claudio di Toro, Augusto Illuminati « Prima e dopo il centrosinistra », Roma, 1970.

[12Cf. Guiseppe Tamburrano « Antonio Gramsci » Vita « Pensiero L’Azione », Manduria Perugia Bari, 1963, qui tire Gramsci dans ce sens.

[13Voir ses ouvrages « Unanesimo positivo e emancipazione marxista » Milano, 1964. « La liberta communista » Milano, 1963. « Rousseau e Marx » Roma, 1964.

[14« Logica come scienza positiva » Messina, 1956, (2e édition).

[15Parmi beaucoup de travaux signalons ceux de Giulio Pietranera « La teoria del valore e dello sviluppo capitalistico in Adamo Smith », Milano, 1961 et « Capitalismo ed Economia », Torino, 1965, et les ouvrages d’Umberto Cerroni sur la théorie juridique.

[16Par exemple l’ouvrage de Nicolao Merker « Le origini della logica hegeliana », Milano, 1961 ou celui de Mario Dal Pra « La dialettica in Marx », Bari, 1965.

[17Sauf contre l’influence de la sociologie occidentale ou des conceptions d’Herbert Marcuse.

[18Voir le recueil « Critica dell’ideologia contemporanea », Roma, 1967 qui contient aussi le texte « Dialettica in nuce ».

[19« Critica dell’ideologia contemporanea » op. cit., pp. 111-112.

[20Tout cela est bien plus en lumière dans Giuseppe Vacca « Scienza Stato Critica di classe. G. della Volpe e il marxismo », Bari, 1970.

[21Danger qui guette Karl Korsch. Voir par exemple Die materialistische Geschichtsauffassung und andere Schriften, Frankfurt, 1971.

[22Bari, 1969.

[23Il Marxismo e Hegel, op. cit., p. 343.

[24Le Capital, Livre I, Garnier Flammarion, Paris, 1969, pp. 71-72.

[25« Un chapitre inédit du Capital » Paris, 1971, p. 74.

[26Ibid., p. 75.

[27Voir dans le recueil d’articles de Lucio Colletti « Ideologia Societa » l’article « Marxismo : Scienza o Rivoluzione ? » Bari, 1969, pp. 305-314.