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L’après-marxisme de Jürgen Habermas

Actuel Marx

n° 2, p. 137-143, PUF, 1987




La théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas est présentée par son auteur comme une tentative de redéfinition globale du champ des sciences sociales. Elle postule, comme il le dit lui-même un changement de paradigme, le passage de thématiques qui s’ordonnent autour de la conscience et de la praxis à des thématiques qui privilégient l’interaction et la communication. En d’autres termes, le mode d’accès adéquat à la socialité ne peut plus être la praxis individuelle qui se confronte à l’autre, ni non plus la dialectique du sujet et de l’objet, mais bien les relations d’échange symboliques et matérielles qui s’établissent dans et par le langage. Le social ne peut être compris que sur le fond d’une pragmatique du langage qui étudie les actes de parole (les « speech acts » de Searle et Austin) comme le terreau nourricier de l’interaction. Il ne s’agit donc pas de s’en remettre à une économie des échanges linguistiques ou encore à la complémentarité d’une sémiotique et d’une sémantique, mais bien d’analyser l’action et l’interaction comme faites d’actes illocutoires ou perlocutoires jouant sur une pluralité de formes communicationnelles.

Dans cette perspective théorique, l’action instrumentale perd toute primauté ontologique. Elle n’est plus le modèle de l’action, mais une modalité particulière de celle-ci où l’on efface les dimensions communicationnelles (les savoirs acquis et transmis collectivement, par exemple) pour ne retenir que la confrontation monologique du sujet avec le monde des objets. Le lien social ne passe pas essentiellement par le faire, mais par l’agir communicationnel qui a toujours des dimensions supra- individuelles dans la mesure où il doit jouer sur l’intercompréhension ou l’accord des parties en présence. Les individus ne font pas qu’ajuster leurs comportements les uns aux autres, ils sont en fait impliqués en permanence dans des relations de validation de leurs relations, c’est-à-dire dans des processus d’assurances réciproques. Au niveau cognitif, il y a mise au point de procédures pour s’assurer de la vérité des connaissances produites ; au niveau expressif, il y a des procédures qui visent à garantir l’authenticité de l’expression et de sa mise en scène ; au niveau régulatif, il y a des procédures qui portent sur les règles de mise au point et d’interprétation des normes. La pragmatique du langage, en ce sens, ne peut en rester au stade descriptif, elle doit aussi s’intéresser aux conditions de possibilité et de validité de l’agir communicationnel.

Il est par conséquent erroné de concevoir le problème de la raison sous le seul angle des relations cognitives-instrumentales au monde ou sous le seul angle d’une raison pratique monologique (le rapport de la conscience individuelle aux autres). Pour Habermas, la raison est multidimensionnelle, reflétant en cela la pluralité des modes de communication dans l’interaction. On peut donc opposer à la conception wéberienne de la rationalité (prédominance de la rationalité instrumentale sur la rationalité par rapport aux valeurs) qui transforme la rationalisation en destin sociétal, une conception beaucoup plus différenciée et beaucoup moins déterministe des sphères autonomes de rationalité. Chacune d’entre elles peut connaître des rythmes d’évolution qui la séparent ou la rapprochent des autres en fonction des données générales ou spécifiques de la communication. Habermas est, par suite, persuadé qu’il existe une dialectique de la rationalité communicationnelle, liée essentiellement aux écarts, aux décalages et aux recouvrements des sphères de la communication les unes par rapport aux autres. Chaque espèce recèle un potentiel de dépassement des particularismes (la validation ne peut se satisfaire à la longue de procédures qui ne seraient pas vraiment universalisables dans l’interaction) se faisant jour avec plus ou moins de force suivant la configuration des structures sociales. Rien ne garantit que ces potentialités puissent se transformer en tendances irrésistibles, mais rien n’indique non plus qu’elles ne puissent pas se frayer un chemin au travers des déséquilibres sociaux. La rationalité instrumentale, notamment sous la forme de la rationalité économique, domine l’époque contemporaine, mais cela n’empêche pas que d’autres modalités de la raison soient à l’œuvre dans le domaine normatif et dans le domaine expressif, et puissent se manifester selon des logiques tout à fait différentes de la logique de l’efficience. Pour Habermas, la modernité — en tant qu’horizon culturel et projection sociétale — est profondément contradictoire ; elle ne suit pas qu’une seule direction, mais au contraire explore plusieurs voies à la fois dans le déséquilibre et le désordre.

C’est pourquoi Habermas ne pense pas que l’on souffre aujourd’hui de trop de rationalité, mais au contraire d’un trop peu de raison et plus précisément d’un trop peu d’unité entre les différentes sphères de la raison, d’une unité qui, pour se réaliser pleinement, devrait se faire jour sous l’égide d’une communication sans entraves institutionnelles ou sociales majeures. On peut et on doit donc étudier la modernité sous l’angle de ce que Habermas appelle les pathologies de la communication, c’est-à-dire tout ce qui, dans le corps de la société, limite ou déforme la communication là où elle a une importance décisive. De ce point de vue, il est essentiel d’analyser les rapports qui s’établissent entre le monde systémique (celui des mécanismes sociaux) et le monde social vécu ou « soziale Lebenswelt » (celui des fondations normatives, des interprétations et des expressions). En effet, les automatismes sociaux qui permettent de faire l’économie des coûts de la communication, tendent à échapper au contrôle des hommes, en imposant de plus en plus aux relations sociales leur propre logique de fonctionnement. Les media de l’échange comme l’argent et le pouvoir font circuler massivement de l’information et des décisions nécessaires aux rapports sociaux, mais ils s’affirment en même temps comme des moyens de pilotage de ces mêmes rapports qui font largement abstraction des confrontations communicationnelles sur les orientations et les stratégies à l’œuvre dans les groupes sociaux. À la limite, les automatismes sociaux se donnent pour des systèmes auto-référentiels et auto-poiétiques qui débordent sur le monde social vécu et cherchent à l’enfermer lui aussi dans les lois du systémisme. Il y a, dit, Habermas « colonisation » progressive du monde social vécu par ce qui est censé n’être que son prolongement instrumental. De cette façon, les « abstractions réelles » que sont les media de l’échange — pour reprendre une terminologie forgée par Marx — instaurent peu à peu leur domination sur la communication ou tout au moins sur une grande partie des communications. Les groupes comme les individus se heurtent sans cesse à des obstacles « objectifs » qui tracent des limites très étroites à la communication alors que celle-ci reconnaît de moins en moins de frontières, que ce soit celles de la tradition ou celles des particularismes. La communication qui peut de plus en plus se nourrir dans son universalité des différenciations et des diversifications croissantes de l’interaction se trouve ainsi prise paradoxalement dans les mailles d’immenses réseaux de filtrage et de conditionnement.

Pour Habermas, il ne fait pas de doute que la « technicité » des relations économiques, des relations de pouvoir et des échanges d’information subordonne dans une large mesure l’agir communicationnel aux actions de type stratégique, elles-mêmes déterminées largement par ce que rendent possible ou impossible les mécanismes systémiques. Les luttes sociales sont donc de moins en moins des luttes de classes au sens habituel du terme, et de plus en plus des luttes pour l’élargissement des champs communicationnels, c’est-à-dire des champs où la démocratie devrait être à l’œuvre. Elles se présentent le plus souvent comme des crises de légitimation d’institutions bureaucratisées, entraînées dans le mouvement des mécanismes systémiques au-delà des intentions et des volitions des acteurs. Corrélativement, elles se manifestent comme crises de désinvestissement et de désengagement des groupes ou des individus par rapport aux relations et aux trajectoires sociales qui leur sont offertes. Contrairement à ce que pensent les néo-conservateurs, il ne s’agit pas là d’oppositions entre les exigences d’efficacité du système social (et particulièrement du sous-système économique) et les poussées hédonistes qui viennent de la culture, mais bien d’incompatibilités entre la raison fonctionnelle mise en œuvre par les rouages (aux besoins humains) du système et les rationalités communicationelles qui se développent un peu partout dans la société. L’impérialisme des mécanismes systémiques suscite par conséquent de multiples fractures au sein des rapports sociaux et de nombreux déséquilibres, facteurs d’instabilité. La « colonisation » du monde social vécu, en ce sens, ne peut pas ne pas rencontrer d’énormes résistances qui mettent à l’ordre du jour, sous différentes formes, le renversement des relations entre technicité et communication. Selon Habermas, il ne faut, certes, pas s’attendre à une transparence complète des relations sociales et des relations des hommes à leur environnement (notamment techniques), car il ne peut y avoir en fait de raison communicationnelle totale, c’est-à-dire des actions communicationnelles capables de totaliser la société. Mais la multiplication de processus de subordination de l’instrumentalité à la communication pourrait transformer de façon sensible les dynamiques à l’œuvre dans la société et diminuer dans de fortes proportions les contraintes pesant sur les hommes. La lutte pour donner au monde social vécu la préséance sur les agencements systémiques ne dessine pas les contours d’une société entièrement nouvelle, mais elle multiplie les possibilités de processus nouveaux, notamment de processus de renouvellement de la socialité.

Comme on peut s’en rendre compte, la théorie de l’agir communicationnel prend explicitement ses distances avec la dialectique transhistorique des rapports de production et des forces productives soupçonnée de mythifier les affrontements sociaux en les ordonnant de façon quasi exclusive autour de l’organisation et la répartition de la production. Elle substitue par conséquent au paradigme de la production un paradigme de la communication pour reprendre la terminologie employée par Gyürgy Markus. Mais on peut se demander si cette rupture épistémologique avec un certain « positivisme marxiste » est bien maîtrisée et pertinente dans toutes ses dimensions. Dans son œuvre de maturité, Marx n’en est pas resté à une sorte de primat ontologique de la production (production générique de l’homme par l’homme), mais s’est attaché à montrer que l’instrumentalité comme la communication sont dominées par la valorisation, c’est-à-dire la transformation des activités humaines les plus nombreuses en travail abstrait. Comme Habermas, on peut et on doit sans doute récuser les formulations naturalistes de la théorie de la valeur faisant du travail concret une source naturelle de la valeur, mais cela ne doit pas empêcher de se poser des questions sur la forme valeur du travail et des produits du travail et sur son rôle dans la dynamique des rapports sociaux. Or, force est de constater que J. Habermas passe la théorie de la valeur par profits et pertes, sans s’interroger sur la forme travail dans la société d’aujourd’hui, assimilée implicitement à une pure activité instrumentale et méconnue dans son caractère de procès social complexe. Il est ainsi conduit à simplifier la thématique du monde systémique, perçu essentiellement sous l’angle d’automatismes liés à l’expansion de l’instrumentalité et au délestage de la communication, et cela sans qu’’interviennent les automatismes de la valeur qui s’auto-valorise par-dessus la tête des hommes. Les « abstractions réelles », surtout les media d’échange et de pilotage (argent, pouvoir) sont par là même privées d’une partie de leurs dimensions et caractéristiques les plus importantes — notamment les représentations et les opérations sociales qui transmuent les activités concrètes en travail abstrait producteur de capital. Il s’ensuit que Habermas néglige des aspects essentiels des agencements systémiques, les cycles et métamorphoses du capital, les asymétries de la division du travail, l’universalité des relations intersubjectives de valorisation qui fixent les limites de variation des échanges intra-systémiques et inter-systémiques et régulent par conséquent les media de l’échange, argent et pouvoir. Effectivement ceux-ci ne font pas que transmettre des données économiques et des décisions politico-administratives, ils articulent aussi des relations entre des « objets sociaux » (capital, marchandise) et leur subordonnent une grande partie des échanges humains. Les agencements systémiques ne sont donc pas seulement des mises en parenthèses de la communication, mais surtout la cristallisation en dispositifs réifiés de relations sociales de production et d’échanges. Aussi la « colonisation » du monde social vécu renvoie-t-elle moins à la prolifération de l’instrumentalité et de la technicité qu’à l’invasion des valeurs qui s’auto-valorisent dans les domaines les plus divers.

Tout cela ne peut que rejaillir sur les analyses de Habermas qui traitent de la société contemporaine et de ses contradictions. La renonciation à la mythologie du prolétariat rédempteur ne le conduit pas à une conception plus élaborée des contradictions sociales et des médiations qui interviennent dans la lutte des classes, mais au contraire à des vues relativement linéaires sur ce qui est à l’œuvre dans le tissu social actuel. Il n’est pas interdit de penser que se déroulent à ce niveau les difficultés et les faiblesses de la dialectique de la rationalité communicationnelle selon Habermas, qui sous-tend toute sa reconstruction du matérialisme historique. Les logiques d’évolution présentes dans les différentes modalités de la communication sont censées entrer dans un jeu d’opposition et de rétro-action avec les institutions d’encadrement et d’organisation des échanges humains et par leur intermédiaire avec la matérialité des relations sociales. En d’autres termes, la matérialité des pragmatiques du langage se confronte avec les institutions (du symbolique au politique) et grâce à la réalité de cette confrontation, la rationalité communicationnelle trouve (ou ne trouve pas) la possibilité de se déployer et de progresser. Il ne peut toutefois se produire une dynamique sociale de la progression ou du dépassement des particularismes communicationnels que si l’on admet l’apparition à un moment ou à un autre de processus d’apprentissages collectifs permettant une véritable réflexivité sociale et une cumulation des expériences de validation. Habermas postule donc qu’au niveau de la phylogenèse se produisent des processus d’apprentissage cognitifs et extra-cognitifs, comparables à ceux qu’on observe au niveau de l’ontogenèse (cf. les références aux travaux de Piaget et de Kohlberg). Mais il ne s’aperçoit pas qu’il introduit ainsi des éléments d’anthropomorphisme dans l’étude de la société, et qu’il se donne subrepticement par là les moyens d’imposer une finalité — l’éthique de l’échange discursif sans violence et sans déformation — à la dialectique de la communication (qui devient une dialectique transhistorique au même titre que la dialectique des rapports de production et des forces productives). À partir de telles prémisses, Habermas ne peut évidemment qu’ignorer ou sous-estimer les modalités de constitution des rapports de communication et la place qu’ils occupent dans l’articulation des rapports sociaux. Cela explique la valeur quasi-transcendantale (pour reprendre sa propre terminologie) qu’il accorde à la pragmatique du langage, ce qui lui fait négliger la part de l’incommunicable dans les structures de communication (l’inconscient des individus notamment) et réintroduit sous la forme de la communauté discursive ou communicationnelle, ce qu’il croyait proscrire, à savoir la problématique de la conscience. A cet égard, il apparaît bien que Habermas ne questionne pas assez l’intersubjectivité et l’interaction, particulièrement dans les rapports discontinus et complexes qu’elles entretiennent avec la subjectivité et la socialité, et s’en tient à une sorte de « positivité » de la communication. Pour changer de paradigme, il ne suffit sans doute pas de mettre la communication à la place de la conscience individuelle, et des déplacements de problématiques sont certainement nécessaires. Il y a, en ce sens, beaucoup d’éléments a-critiques dans cette théorie qui se veut pourtant une refondation lucide de la vieille théorie critique.

On aurait tort toutefois de considérer que les théorisations de J. Habermas n’ont pas de portée dans le champ actuel des débats théoriques. Elles montrent au contraire que des mutations très importantes sont en train de s’opérer dans tous les secteurs de la connaissance, faisant tomber d’anciennes frontières et délimitant de nouveaux terrains d’investigation. Après le travail de Habermas, il n’est plus possible de parler de l’action comme avant, de la considérer essentiellement sous l’angle de la téléologie en ignorant ses multiples dimensions à l’intérieur des rapports de communication. Habermas touche juste quand il dénonce les limites de certaines philosophies de la praxis (dont le marxisme, tel qu’il s’est historiquement cristallisé autour du mouvement ouvrier) : l’agir et le faire ne peuvent être saisis dans les termes d’une dialectique simple du sujet et de l’objet, de l’intériorisation et de l’extériorisation. Il touche également juste quand il montre que la transformation de la société ne relève pas pour l’essentiel d’une réorganisation planifiée et planificatrice des rapports sociaux, mais d’une extension et d’une libération des processus de communication permettant de re-dimensionner les échanges et la production matériels. Il touche toujours juste quand il se propose de dépasser les aspects monologiques de la raison pratique kantienne en replaçant l’universalité éthique comme visée concrète dans des communautés d’instauration et d’interprétation des normes. Il faut par ailleurs reconnaître qu’en posant avec beaucoup de radicalité la question de la reconstruction du marxisme, J. Habermas invite à ne pas en rester aux lamentations habituelles sur la crise de ce dernier, mais à travailler sur les défaillances et les insuffisances qu’on peut trouver au cœur même des théories de Marx, et à travailler bien entendu sur les mythes et les mythologies qui sont venues se greffer sur des analyses critiques de la société et du monde. Après Habermas, il n’est plus possible de lire Marx avec les mêmes yeux.

Notes

(1) J. Habermas, La théorie de l’agir communicationnel, Favard, 1987 (traduction de Theorie des kommunikativen Handelns, Suhrkamp, 1981).

(2) J. Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handelns, Suhrkamp, 1983.

(3) J. Habermas, Der philosophische Diskurs der Moderne, Suhrkamp, 1985.

(4) À. Honneth, F. Joas, Kommunikatives Handeln (ouvrage collectif), Suhrkamp, 1986.





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(1934-2004)