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Jan Spurk, Compte rendu de Max Weber ou la démocratie inachevée

Revue française de sociologie

Vol. 40, No. 4, p. 767-770, Presses de Sciences Po, oct.-déc. 1999




Vincent (Jean-Marie). - Max Weber ou la démocratie inachevée.

Paris, Editions du Félin, 1998, 240 p., 139 FF.

L’auteur présente, dans ce livre, une analyse de l’œuvre de Max Weber axée sur la politique : la politique formant le lien social et la politique comme ensemble d’actions concrètes dans un contexte historique. Dans la tradition de l’Ecole de Francfort, « renforcée » par des argumentations marxistes, Vincent porte son regard non seulement sur Weber et sa sociologie dans son époque mais aussi sur la société d’aujourd’ hui et les défis auxquels la discipline est confrontée. De cette façon, il présente les argumentations de la sociologie politique wébérienne qu’il situe explicitement dans l’Allemagne de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, ce qui le mène à une critique de Weber. Cette critique évite l’académisme et surtout la dénonciation. Elle traite de la théorie wébérienne comme d’un phénomène social, comme d’une partie de cette société. La critique « interne » montre d’une part la force analytique de Weber ; d’autre part, Vincent mobilise des positions développées par Marx et l’École de Francfort (et quelques autres) pour aller au-delà de Weber. Ce livre n’a donc rien d’un manuel ou d’un texte scolaire du genre « introduction a... ». Il ne s’agit pas non plus d’une présentation « neutre ».

Dès le début de son ouvrage, Vincent rompt avec la manière habituelle de traiter des classiques : abstraitement et sans référence au contexte historique. En outre, l’œuvre de Weber ne se réduit pas à une théorie de la rationalité. « La sociologie wébérienne est pour une large part une sociologie de l’histoire allemande moderne, une sociologie de l’accession tourmentée de l’Allemagne à la modernité, en même temps qu’une sociologie critique des errements des historiens et des méta-physiques sociales » (p. 21). Les débats et les critiques entre Tonnies, Simmel, Marx, Nietzsche et d’autres grands auteurs de son époque constituent le deuxième pilier sur lequel s’appuie la théorie wébérienne. C’est donc sur I’ arrière-fond de la création de l’ Empire allemand, de la modernisation socio-économique de la fin du XIXe siécle, de la Première Guerre mondiale et des crises révolutionnaires suivant cette guerre que Weber développe sa sociologie allemande. Vincent présente Weber comme un sociologue et un penseur de la société marginal et engagé. La « neutralité axiologique » que Weber réclame n’est pas un appel au désengagement des intellectuels mais la revendication d’argumentations raisonnables dans le débat scientifique. En effet, la sociologie est une véritable intervention dans la situation historique où elle est produite, sans oublier pour autant I’objectivité procédurale et l’ambition de créer une théorie de la société.

L’analyse du capitalisme détient la place centrale dans l’entreprise de Weber. C’est pour cette raison qu’il revient souvent au problème de la rationalité. Cependant, Vincent souligne que Weber n’a jamais développé une véritable critique de la domination qui va de pair avec la rationalité. De même, sa notion de la modernité reste floue. Il ne traite pas des aspects dramatiques, des crises, des ruptures incessantes qui rendent impossible une issue positive à cette modernisation. « La politique, en particulier, devait être placée sous le signe d’un double désenchantement, celui causé par le retrait du sacré et du divin de la vie étatique et du politique, et celui suscité par la découverte de l’inanité ou de l’impraticabilité des projets émancipateurs » (p. 16). Weber analyse donc la nation (allemande), l’Etat-nation (allemand), la démocratie (ou ce qui en existait en Allemagne) et, d’une certaine manière comme l’écrit Vincent, il anticipe I’Etat-providence.

Pour traiter de cette sociologie politique de Weber, Vincent situe Weber, sa théorie et les sciences sociales en général, explicitement dans la société allemande de la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire pendant la période de la constitution de l’État-nation allemand. Du point de vue des dominants, cette constitution est un processus triangulaire (pour se servir d’une image) : à l’extérieur, l’ Allemagne se constitue versus la France (et vice-versa) et, à l’intérieur, versus les conservateurs, mais aussi contre les Juifs et le mouvement ouvrier. Sur le plan théorique, Weber attaque vivement « l’historicisme allemand », défenseur du mythe de l’essence allemande (Volksgeist). Néanmoins, la réponse à la question « Vers quelle modernité, la société allemande devrait-elle se développer ? » reste à trouver. Selon Vincent, c’est en cherchant la réponse à cette question que Weber développe ses positions politiques. C’est dans cette situation, ainsi qu’en critiquant surtout Marx et Nietzsche, que sa conception de I’Etat-nation prend forme : l’Etat comme entreprise responsable de ses équilibres et dont les rapports entre la bourgeoisie et la classe ouvrière font partie. Les analyses de l’effondrement de l’Empire wilhelmien et de la Révolution russe de 1905 mènent à une conception de « démocratie sociale », garantie de l’équilibre social. Vincent émet trois critiques : d’abord, Weber réduit le pouvoir au « pouvoir sur des hommes, sans le saisir comme pouvoir de faire ensemble » (p. 68) ; en outre, la dialectique entre l’imposition d’un pouvoir et la « servitude volontaire » (La Boétie) lui échappe ; enfin, sa conception de la lutte de classe comme un éternel recommencement écarte la possibilité d’un changement profond.

Les notions wébériennes du charisme et des formes d’éthique gagnent leur sens comme critique de la Realpolitik. Néanmoins, comme Vincent le constate, Weber n’arrive pas à « démonter la Realpolitik, fétichisation par excellence de la force » (p. 89).

Enfin, Vincent développe le rapport entre Weber et le(s) parti(s) ouvrier(s) dans la démocratie de masse qui est un système de concurrence oligopoliste entre partis politiques bureaucratisés. Il souligne à raison le lien intellectuel entre Weber et Michels auquel la théorie de la démocratie de Weber doit beaucoup. De cette façon, il ancre l’analyse de la « société désenchantée » dans la société allemande. Weber n’a jamais fait l’apologie ni de I’ ordre établi ni du parlementarisme qui — à son avis — ne correspondent pas aux défis de l’époque. Son approche critique de cette société allemande lui permet de se pencher sur l’insertion des individus, les rapports sociaux et les comportements sans oublier pour autant la critique des « sociologies sous-jacentes aux pratiques politiques dominantes » (p. 134).

Cependant, pour dépasser l’analyse de la « société désenchantée » de Weber, Vincent fait appel à Marx, à Benjamin, à Adorno et à Horkheimer. En outre, dans ce chapitre - qui est certainement le plus novateur et le plus fascinant du livre -, l’auteur (r)établit quelques notions wébériennes, souvent utilisées (mais toujours très correctement) : la rationalité ou les rationalités, l’ordre vital (Lebensordnung) et le désenchantement du monde. Retenons de ces pages seulement que Weber montre « [...] sans doute involontairement, que la conduite rationnelle de la vie est productrice d’une crise grave de l’individualité et qu’elle doit donc être dépassée » (p. 147). En outre, pour Weber comme pour les autres sociologues de cette époque, la critique du marxisme joue un rôle important. Ils critiquent le marxisme comme théorie visant à la fois l’analyse et le dépassement de la société, sans oublier bien entendu le marxisme qui existe (dans une forme vulgarisée) comme idéologie, par le biais du mouvement ouvrier.

Dans le chapitre consacré au « désenchantement du monde » (pp. 171-189) Vincent montre d’une manière convaincante que cette notion wébérienne englobe d’abord la rupture avec la magie comme moyen d’obtenir le salut ; ensuite il n’existe plus de sens immédiat pour les individus ; enfin le monde désenchanté s’appuie de plus en plus sur la science. Weber caractérise de cette façon le centre de notre existence dramatique dans nos sociétés. Vincent, en revanche, en critiquant Weber, se sert des argumentations de Benjamin et aussi d’Adorno et de Horkheimer (« Dialectique de la Raison ») : la société est (entre autres) un lien social négatif. La théorie critique, quant à elle, est une (peut-être la seule) possibilité du désenchantement qui ne provoque pas de réenchantement.

En conclusion, Vincent souligne l’importance de la sociologie wébérienne comme héritage de la discipline, surtout dans le contexte de la large dépendance des sciences sociales du « management social » de I’Etat. La critique de la sociologie wébérienne ne permet pas seulement une approche raisonnable et critique des tendances individualistes et communautaristes d’aujourd’ hui, mais aussi, et cela pèse lourd pour l’auteur, elle permet également de penser une nouvelle et réelle forme de démocratie, esquissée vers la fin du livre. Cela serait le dépassement de la « crise grave de l’individualité ».

En fait, la plupart des chapitres de ce livre sont des articles déjà publiés dans des revues mais retravaillés pour cette publication. Cependant, on n’a pas affaire à une de ces compilations fâcheuses, réunies seulement par le nom de I’auteur, I’ occasion commerciale et la colle entre les pages. Au contraire, le livre de Vincent se caractérise par une réelle homogénéité intellectuelle issue de la maîtrise exemplaire de l’œuvre de Weber, de I’Ecole de Francfort et du marxisme. Vincent introduit ainsi dans la discussion sociologique des positions (quasi exclusivement) développées dans les sciences sociales en Allemagne et qui pour beaucoup — surtout pour des raisons linguistiques — ne sont pas faciles d’accès. C’est l’approche de l’Ecole de Francfort qui guide cette étude présentant la sociologie wébérienne comme une sociologie vivante, combative et critique, mais aussi comme une sociologie contradictoire. Vincent cherche et trouve la discussion virtuelle avec Weber : une manière exemplaire de traiter de cette sociologie classique comme véritable héritage des sciences sociales d’aujourd’hui. Les différents chapitres du livre sont non seulement bien argumentés mais faciles à lire. Ils demandent à être critiqués à leur tour : que la critique continue ! Les quelques répétitions et réflexions sur la situation actuelle, pas toujours indispensables (surtout dans la première partie), n’enlèvent rien à la force de l’argumentation et à l’imagination sociologique que l’on trouve dans ce livre.

Jan Spurk Université d’Evry





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(1934-2004)