site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La dislocation sociale

Veredas

Séminaire "El mundo que se destruye, el mundo que emergerge", Mexico, septembre 1999


Ce texte a été présenté au Séminaire international "El mundo que se destruye, el mundo que emergerge", qui s’est tenu à l’Universidad Autónoma Metropolitana, Unidad Xochimilco, Mexico (Mexique), les 20, 21 et 22 septembre 1999. Traduit du français par Arturo Anguiano, il paraîtra dans la revue mexicaine Veredas à l’automne 2001.

[le texte en français ci-dessous est une traduction imparfaite de la traduction du texte en espagnol qui lui fait suite]



Marx affirme avec insistance dans les Grundrisse que la société capitaliste n’est pas composée d’individus, mais de relations sociales. De cette affirmation paradoxale, on pourrait être tenté de tirer des conclusions structuralistes et économiques : la société serait régie et régulée par les schémas inconscients présents dans les relations sociales et plus précisément dans les rapports de production, et les individus ne seraient que les supports de ces relations. De nombreux marxistes sont arrivés à de telles conclusions, sont tombés dans un véritable déterminisme historique et ont laissé très peu de place à l’activité des individus. Cependant, en lisant Marx attentivement, on peut voir qu’il n’est pas évident qu’il prenne cette voie. Il ne dévalorise pas du tout le rôle des individus ; au contraire, il s’interroge longuement sur leur mode d’insertion dans la société, sur la façon dont ils s’associent les uns aux autres. Il permet même d’entrevoir les conditions et les perspectives d’une individualité riche en liens avec le monde et la société.

En fait, le problème posé par Marx tourne autour des phénomènes de dépossession des relations sociales qui marquent les individus dans la société capitaliste. Il ne renvoie pas les individus au néant, il s’attache à montrer qu’ils sont soumis à des automatismes sociaux qu’ils construisent et reconstruisent eux-mêmes en permanence dans leurs activités et par leurs activités. La société est dominée, selon lui, par des abstractions réelles, par des formes de pensée collective comme le marché, le capital, la monnaie ou la valeur. Le contexte social et la structuration de la société sont déterminés par ces abstractions réelles, qui déterminent également les dynamiques sociales. C’est ainsi que naît le caractère social, c’est-à-dire le tissu conjonctif dans lequel se déplacent les personnes et un cortège de discontinuités et d’obstacles. Les dispositifs institutionnels, loin d’être le fruit de la libre activité instituante des groupes sociaux et des individus, sont sous la domination directe ou indirecte de l’économie et de la valorisation. Leur logique de fonctionnement consiste à créer des dissymétries, des inégalités dans les échanges sociaux, dans la distribution du pouvoir afin de reproduire les conditions de la valorisation (ce qui implique évidemment des processus permanents de dévalorisation d’une grande partie de la société). Les systèmes de positions et de fonctions sanctionnés et garantis par les institutions juridiques et étatiques sont hiérarchisés (plus ou moins), malgré l’égalité devant la loi des sujets de droit et des citoyens.

Comme le dit Marx, les individus se retrouvent comme des masques de caractère, comme des emprunteurs de machinations anonymes. Leurs relations interpersonnelles, en dehors de l’intimité familiale ou des relations affectives, sont placées sous l’égide du désintérêt et de l’indifférence : la proximité spatio-temporelle sur les marchés ou dans les institutions peut bien générer de l’éloignement. Dans un tel contexte, la culture peut avoir la force unificatrice qu’on lui prête souvent, voire constituer la "valeur refuge" que certains appellent de leurs vœux. Il est vrai qu’elle est perturbée par de multiples courants et par une grande variété de modes d’expression qui n’excluent pas la critique et la protestation, mais qui ne permettent pas d’établir des relations symboliques entre les différents pays et sociétés. Surtout, elle est de plus en plus pénétrée par l’industrie de la culture (les médias), qui efface les déchirures et les contradictions par l’attrait de la marchandisation et la fantasmagorie d’un monde de rêve. En conséquence, la culture devient plus erratique, sensible à tout changement de circonstances et de plus en plus partagée entre la capitulation à la médiatisation et la réaction fondamentaliste.

Dans ces conditions, les liens sociaux quotidiens établis sur le lieu de travail, dans les relations de voisinage, etc. sont précaires et fragiles. La socialité doit être constamment reconquise car elle est constamment remise en question, menacée de destruction et même détruite (par exemple, les groupes informels dans les entreprises). Derrière l’apparence de normalité, le monde social vécu par les individus est instable et soumis à de fortes perturbations, alors qu’ils ont précisément besoin de stabilité pour entretenir des relations satisfaisantes entre eux. Ces déficits de sociabilité placent les individus dans une situation où ils sont incapables de faire face à l’omniprésence de la violence dans la société, à la violence qu’ils subissent, à la violence qu’ils infligent aux autres ou à eux-mêmes. Il y a ici une violence sourde, répétitive et anonyme qui provient d’abstractions réelles, de dispositifs de valorisation. Il y a la violence qui se développe dans les relations de travail (rythmes de travail, menaces de chômage, etc.). Il y a aussi la violence subie dans la compétition pour un emploi, pour un revenu suffisant et les moyens spatio-temporels de l’autonomie. Les forces des individus, contraints de vendre leur force de travail, leur sont enlevées par les dispositifs du capital, à la fois comme forces individuelles et collectives. Ces dispositifs, comme le dit Marx, viennent de puissances étrangères qui se retournent contre les salariés en tant que forces du capital. Il s’agit d’une violence particulièrement insidieuse, d’autant plus insidieuse qu’elle est moins perceptible que d’autres formes de violence.

Cependant, le phénomène le plus remarquable est sans doute que ces différentes violences sont intériorisées parce qu’elles sont perçues comme plus ou moins naturelles et d’une certaine manière inévitables. Ce faisant, les dominés et les exploités s’infligent des violences et prolongent les agressions extérieures en agressions intérieures. L’impuissance relative de beaucoup conduit à une sorte d’agressivité diffuse sans nécessairement passer à l’acte. La société capitaliste bourgeoise se présente comme une société civilisée qui rejette la violence ouverte des individus et des groupes sociaux. La loi, avec l’aide de l’État, régit non seulement les relations contractuelles, mais aussi les atteintes à la propriété et à l’intégrité des personnes physiques. Mais il faut bien comprendre que la protection juridique est ambivalente : elle arrête la violence en même temps qu’elle l’alimente en marquant et en stigmatisant une partie importante de la société (par exemple, la population carcérale, les détenteurs de casiers judiciaires, les personnes soumises à différentes formes de contrôle, etc.) D’autre part, cette population criminelle ou criminalisée peut servir d’"épouvantail" et, par là même, de justification à ce qui est présenté comme l’ordre social. En ce sens, il n’est pas exagéré de dire que la violence est un élément essentiel du caractère social et de la sociabilité de la société contemporaine.

En France, cette réalité a été largement occultée pendant la période de prospérité qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. L’État qui s’est volontairement qualifié d’"État providence" était un État qui voulait la protection sociale, qui a encouragé massivement la construction de logements sociaux, qui a engagé un dialogue avec les syndicats et qui a démocratisé le système éducatif. Beaucoup pensaient que la société française évoluait vers une situation de plus grande égalité et de plus grande justice et, par conséquent, vers l’établissement de relations pacifiques. Le travail salarié ne doit plus être considéré comme une relation d’exploitation, mais comme un mode tripartite de régulation de la force de travail (composé de l’État, des organisations patronales et des syndicats de salariés). On a un peu vite oublié que l’État-providence était à la fois le fruit des luttes sociales et des compromis passés de ces luttes visant à stabiliser la situation. Dans tout cela, rien ne garantissait que le compromis social puisse être indéfiniment prolongé et définitivement institutionnalisé. En effet, à partir de la seconde moitié des années 1970, toute une série de ce que l’on croyait être des acquis sociaux ont été remis en question. Les politiques de lutte contre l’inflation et d’augmentation des marges bénéficiaires des entreprises et les restrictions budgétaires dans divers domaines ont progressivement compromis le plein emploi, tandis que les syndicats, incapables de s’unir face aux offensives patronales, ont été rapidement affaiblis. Dans les années 1980, tout en maintenant pour l’essentiel la protection sociale offerte aux salariés, l’État devient l’organisateur de l’adaptation de l’économie à la mondialisation. En mettant en œuvre une politique fondée sur une monnaie forte (le franc) et une déflation compétitive, elle a rendu la croissance de plus en plus dépendante de la demande extérieure et des exportations, au détriment de la demande intérieure.

Le résultat le plus spectaculaire de cette réorientation de l’État a été le démantèlement de ce que l’on appelait les bastions ouvriers, c’est-à-dire les grandes concentrations industrielles du Nord, de l’Est et en partie de la région parisienne. Les régions où le mouvement ouvrier était fortement implanté depuis longtemps ont vu la disparition de dizaines de milliers d’emplois et, par conséquent, l’effondrement des structures syndicales et politiques. Le Parti communiste français (PCF), qui constituait l’épine dorsale politique du mouvement ouvrier dans ces régions, a été partiellement touché : ses rangs ouvriers ont fondu comme neige au soleil, d’autant plus vite qu’il était accroché à sa vieille mythologie du "Parti communiste". La vieille mythologie du parti de la classe ouvrière et ses conceptions dépassées de la lutte politique dans un contexte en mutation rapide. Cela explique pourquoi les éléments essentiels de la culture du mouvement ouvrier se sont désintégrés. De nombreux militants, responsables politiques et syndicaux ont perdu leur manière d’interpréter le monde et la société et, par conséquent, l’essence de leurs références symboliques ; des brèches se sont ouvertes dans leur univers symbolique dans lesquelles ont pu s’infiltrer des idées de résignation et des réactions de désarroi. Cette démoralisation relative du monde militant a naturellement eu des répercussions sur l’ensemble du monde du travail et a progressivement détruit l’ancienne culture ouvrière. La perspective d’un changement sociétal a disparu ou s’est éloignée de centaines d’années-lumière. Cet affaiblissement idéologico-culturel s’est encore accentué après la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, perçue comme l’échec catastrophique d’une tentative malencontreuse de dépasser le capitalisme. En outre, le monde intellectuel, longtemps marqué par le marxisme, l’a abandonné en masse et a largement succombé aux phénomènes de médiatisation. Depuis les années 1990, l’anticapitalisme, sauf dans des cercles relativement restreints, est essentiellement un anticapitalisme moral et sentimental. Le virage politique néo-libéral et le culte mystique du marché n’ont donc rencontré que peu de résistance.

Sous couvert d’un discours répétitif sur le caractère irrésistible de la mondialisation, le capital a pu lancer en France une offensive majeure pour déresponsabiliser les relations de travail et réorganiser ses mécanismes. Sous le signe de la flexibilité nécessaire pour faire face à la concurrence, le contrat de travail à durée indéterminée, c’est-à-dire l’emploi relativement bien protégé, est de plus en plus souvent remplacé par le travail précaire, les contrats à durée déterminée, le travail temporaire, le travail à temps partiel, le travail clandestin, etc. Dans le même temps, les anciennes qualifications reconnues dans les contrats collectifs sont remises en question comme étant non pertinentes. De tous côtés, elles sont confrontées à la concurrence, qui est évidemment évaluée dans les bilans internes de la compétitivité des entreprises. En outre, on exige de plus en plus de compétitivité et de flexibilité afin de répondre aux fluctuations de la demande, mais aussi d’éviter les licenciements et le chômage. Les chefs d’entreprise cherchent en effet à "individualiser" la relation de travail, c’est-à-dire à isoler le salarié des dispositifs de gestion ; il devient alors plus facile de l’intégrer à l’esprit de l’entreprise et d’imposer des horaires variables par l’annualisation du temps de travail. Le salarié de l’entreprise flexible doit non seulement perdre la mémoire de ce que le mouvement ouvrier a pu faire, mais aussi renoncer à se construire une temporalité, même un peu autonome. Pour les employeurs, l’employé idéal est celui qui essaie le plus de possibilités possibles et qui consacre une partie importante de son temps libre à devenir plus compétent aux yeux de ses employeurs.

Il n’est pas exagéré de dire que depuis la fin des années 1980, la flexibilisation des relations de travail a frappé la société française comme une tempête. La violence qu’elle exerce est d’abord symbolique : elle cherche à inculquer aux non privilégiés qu’ils doivent placer leur vie sous l’égide de la mobilité, mobilité de l’emploi (et aussi entre emploi et non-emploi), mobilité dans l’acquisition des connaissances, mobilité géographique, etc. On pourrait observer que la variation des activités ou l’alternance entre des phases d’activité et des phases d’inactivité n’est pas en soi un mal, au contraire : on pourrait l’approuver dans l’abstrait ; cependant, dans les faits, il ne s’agit pas de mobilités de choix, volontairement assumées, mais en réalité nous sommes en présence de mobilités forcées qui sont destructrices d’une grande partie de la spontanéité et de la créativité. Cette mobilité de flexibilisation a pour fonction d’empêcher la stabilité nécessaire au développement de projets autonomes, à l’établissement de connexions avec le monde et à l’enrichissement des relations sociales. C’est une mobilité qui représente une fuite en avant, une soumission aux mouvements du moment et aux temporalités du capital.

Le travailleur flexibilisé ne connaît plus d’horaires véritablement réguliers, notamment en ce qui concerne l’annualisation du temps de travail, et ne dispose donc pas des moyens d’organiser son temps hors travail de manière satisfaisante. Il doit être disponible en permanence, au détriment de sa vie privée. En faveur de la flexibilisation, le capital met systématiquement en place une action de contrôle intensif du temps des employés. Dans le cas de la France, les affrontements autour de la réduction du temps de travail (à 35 heures par semaine) sont très significatifs de ce point de vue. Les négociations des branches et des entreprises pour l’application de la première loi ont eu lieu en pleine mobilisation du patronat pour imposer des clauses sur les heures supplémentaires et la durée annuelle du travail, propositions auxquelles s’oppose la majorité parlementaire de gauche. Le partage du temps des salariés est de plus en plus irrégulier et, comme l’affirment les spécialistes de l’ergonomie et de la pathologie du travail, la souffrance dans les entreprises atteint des sommets malgré la diminution de la pénibilité physique des activités productives.

La plupart du temps, cette souffrance provient de dispositifs anonymes (l’organisation et les horaires de travail, le rythme des systèmes de production, etc.), mais aussi impersonnels soient-ils, ils doivent s’incarner dans des hommes (les responsables) qui doivent s’armer d’indifférence, voire de satisfaction, en devenant les instruments des dispositions du capital. En conséquence, la sociabilité du travail (relations et groupes informels), déjà fortement perturbée par les nouvelles formes d’individualisation (salaires, concurrence), acquiert une violence contenue et exacerbée par les rapports de concurrence renforcés. Les liens de solidarité, patiemment tissés au cours de décennies d’activité syndicale, se relâchent ou même disparaissent tout simplement. De nombreux salariés doivent s’infliger des violences pour survivre dans ce contexte et perdent ainsi une partie de leur capacité de résistance. Si le monde du travail reste un monde ordonné et hiérarchisé, il n’offre plus les caractéristiques de régularité et de normalité qui le caractérisaient jusqu’à la fin des années 1970. Il est devenu - c’est le moins que l’on puisse dire - plein de menaces, parsemé d’obstacles, et donc sans aucune certitude de pérennité. C’est le monde de l’insécurité.

Dans le même temps - ce qui est logique - se développe ce que les sociologues appellent la violence urbaine, terme qui recouvre de nombreux phénomènes : délinquance, affrontements dans les banlieues pauvres, destruction de bâtiments publics, violence dans les transports, incivilités (autrement dit, brutalité dans les comportements quotidiens). À l’origine de tout cela, il y a évidemment le chômage, la précarité de l’emploi, qui frappe particulièrement les jeunes immigrés, et crée une atmosphère de désespoir sourd dans les banlieues des grandes villes, qui favorise le développement de la criminalité et de la toxicomanie. Mais surtout, il ne faut pas oublier que cette violence réactive (réactionnelle) est alimentée et dans une certaine mesure reproduite par le comportement des institutions et les orientations des pouvoirs publics. Depuis les années 1980, tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont cherché à mettre en œuvre des politiques urbaines ambitieuses et se sont fixé comme objectifs la réhabilitation de l’environnement dans les périphéries les plus dégradées, la canalisation de la violence urbaine et la réintégration sociale des plus démunis et des plus menacés. En réalité, malgré quelques actions réussies en partenariat avec les municipalités, les politiques mises en œuvre ont eu pour effet central d’adapter l’enfermement social et de le rendre, sinon supportable, du moins vivable (à la limite de la survie). Aux périphéries, les travailleurs sociaux et les éducateurs spécialisés tentent d’orienter leur travail vers les familles en danger de naufrage. Différentes formes d’aide sociale sont mises en œuvre, du RMI (revenu minimum d’insertion) à l’aide au logement. Cela n’empêche pas les relations sociales dans de nombreuses banlieues de se disloquer et les conditions de vie de se détériorer qualitativement : de nombreux commerçants abandonnent leurs activités, les écoles - souvent surpeuplées - souffrent de relations de plus en plus tendues entre élèves et enseignants, etc.

Tout ceci explique que les politiques urbaines s’accompagnent de pratiques répressives et sécuritaires qui provoquent la révolte et la colère des populations sur lesquelles elles s’exercent. C’est comme si l’on était confronté à une sorte de spirale de violence sans fin qui incite à une vigilance permanente. En conséquence, on assiste à ce que le sociologue Jacques Donzelot appelle des processus de sécession, c’est-à-dire des processus de déplacement des classes aisées et moyennes vers des zones urbaines considérées comme sûres. Ainsi, les couches supérieures de la société ne sont plus en contact direct avec les couches inférieures, mais seulement de manière occasionnelle. Ces derniers ne sont plus visibles, sauf en tant que masses dangereuses mues par des impulsions plus ou moins criminelles. L’espace se fragmente et les modes de territorialisation se différencient de plus en plus. Les couches aisées se construisent de vastes territoires, facilement accessibles, avec de meilleurs moyens de communication avec le monde. Les couches défavorisées, quant à elles, s’entassent dans des logements sociaux souvent mal équipés et ont souvent du mal à se déplacer et à communiquer. Pour eux, le territoire n’est pas un espace où la sociabilité peut facilement se déployer, mais plutôt un facteur d’hétéronomie, de désorganisation de la vie, de relations conflictuelles de voisinage, de confrontations entre générations. Ce n’est que par intermittence que les pauvres parviennent à créer des mini-territoires réellement habitables mais toujours menacés de disparition par la spéculation immobilière ou le déplacement des zones protégées.

Cette territorialisation, déterritorialisante pour les défavorisés, n’est pas nécessairement le résultat de politiques délibérées, mais correspond à la tendance du capital à créer des espaces sociaux d’enfermement et de dénuement et à valoriser les espaces sociaux dans lesquels se déplacent ses agents privilégiés. Il n’est donc pas surprenant que l’enfermement et le dénuement provoquent inévitablement une aspiration à l’évasion des frontières, c’est-à-dire un désir de franchir les barrières qui séparent les enfermés des autres couches sociales. Tous ceux qui ne sont pas résignés ou qui sont matériellement et moralement trop épuisés s’efforcent de trouver des solutions individuelles à un destin qui leur semble injuste. Ils participent ainsi à une mythologie de la mobilité sociale, de l’ascension sociale par l’effort et l’inventivité, par exemple par la création d’entreprises, la formation continue pour acquérir de nouvelles compétences et plus récemment par la participation à des fonds d’épargne. Même si la mobilité sociale existe, l’envahissement massif comme possibilité objective est contredit par le fonctionnement d’une société comme la société française d’aujourd’hui. Pour s’échapper, il faut passer par des processus de filtrage, de sélection et de hiérarchisation qui laissent la majorité de ceux qui aspirent à s’échapper sur le bord de la route. Les efforts déployés pour échapper à une situation difficilement supportable renforcent un mythe auquel s’accrochent les défavorisés pour ne pas baisser les bras et les privilégiés pour avoir bonne conscience et renvoyer la place qu’ils occupent au mérite (et au non-mérite). La mythologie ou l’idéologie de la mobilité sociale fonctionne en fait comme un moyen essentiel de dissimuler les divisions de la société.

Cela ne signifie pas pour autant que le voile idéologique (pour reprendre la terminologie d’Adorno) qui pèse sur les relations sociales soit impénétrable. Certains mouvements - notamment ceux qui se disent sociaux - qui dépassent la simple revendication salariale en remettant en cause, par exemple, l’organisation du travail, déchirent parfois un coin du voile en révélant tout un refus social qui contredit et résiste aux mécanismes du capital. La grève des services publics en 1995, dont l’épicentre était les chemins de fer, dénoncée au départ comme une grève corporative des "privilégiés" par rapport aux travailleurs précaires, a révélé à un public de plus en plus nombreux l’intention du gouvernement Juppé - qui s’attaquait aux systèmes de retraite et aux modes de financement de la sécurité sociale - de réduire les coûts sociaux du travail. Progressivement, les arguments objectifs invoqués par les tenants du pouvoir, comme la récupération des impératifs du capital, notamment les impératifs de la guerre sociale menée contre les salariés à l’échelle internationale, ont été révélés. C’est ce qu’ont compris, au moins intuitivement, les millions de salariés du secteur privé qui, d’une manière ou d’une autre, ont manifesté leur solidarité avec les grévistes en leur apportant un soutien financier, en participant à des manifestations, etc. Ils ont clairement senti qu’une défaite des salariés du secteur public signifierait leur propre défaite et augmenterait la pression sur toutes les victimes de la flexibilité du travail.

Il est nécessaire de replacer dans ce cadre les mouvements qui ne sont pas à proprement parler des mouvements de salariés, mais qui, à leur manière, concernent les relations de travail. Tout d’abord, il y a le mouvement des chômeurs, qui a fait son apparition publique lors des bouleversements de 1997-1998 ; sa grande nouveauté réside dans le fait qu’il a remis en question les caractéristiques essentielles du salariat. En réclamant un revenu décent pour tous les chômeurs, ils ont implicitement exigé que le revenu distribué ne dépende pas des aléas du marché, des stratégies capitalistes et du rapport de force entre les puissances financières. Ils ont exigé - et continuent d’exiger - une relation substantiellement transformée entre le travail et l’emploi. De leur côté, les mouvements étudiants de 1998 ont montré que les étudiants acceptaient à contrecœur de ne se préparer qu’à un avenir professionnel incertain dans les antichambres inconfortables des relations de travail. Leurs revendications semblaient être purement matérielles, mais au cœur de celles-ci se trouvaient des demandes de dignité, des demandes de plus de respect et d’attention de la part des enseignants, des aspirations à des processus d’enseignement moins marqués par la concurrence et les préoccupations compétitives. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas beaucoup d’ambiguïtés dans ces mouvements, comme dans certaines demandes de sécurité publique conçues de manière étroite et dans certaines tendances à réduire les problèmes d’enseignement à des problèmes de relations pédagogiques. Mais ces ambiguïtés n’altèrent pas pour autant la portée positive des mouvements, qui bousculent avec sensibilité les systèmes de formation, éléments importants de la division intellectuelle du travail, et délimitent subtilement d’autres relations de savoir. Le vent du néolibéralisme souffle aujourd’hui beaucoup moins fort qu’au début des années 90 dans différents milieux (par exemple les intellectuels, les syndicalistes et les enseignants) et les critiques des processus de mondialisation deviennent plus nombreux et ont de meilleurs arguments. Le climat change progressivement.

Cependant, l’horizon n’est pas encore vraiment dégagé. Bien que la critique sociale effective trouve souvent un écho dans les médias et dans le discours politique, elle est loin d’être une critique cohérente et systématisée, capable d’exercer une influence massive sur une période de temps relativement longue. Les moments les plus aigus ou les plus exaltants restent dans la mémoire, mais ils ne constituent pas la base ou le support d’une connaissance articulée des dynamiques sociales, et encore moins le point de départ de perspectives de transformation des relations dans la société. Les mouvements sociaux montrent clairement que des changements profonds sont à l’ordre du jour, mais ils n’indiquent pas en eux-mêmes les voies à suivre. Leur vision de la possibilité de nouveaux liens sociaux est trop fragmentaire et partielle, pour ne pas dire vague. Il faut donc reconnaître que les mouvements sociaux ne réfléchissent pas vraiment à leurs propres pratiques, ou qu’ils ne le font que sous une forme latente, embryonnaire. En ce sens, ils n’interrompent pas la circularité sociale inhérente à leurs contestations des mécanismes et du fonctionnement du capital, qui procèdent par contre-offensives visant à détruire les nouveaux liens sociaux que les opprimés et les exploités auraient pu établir entre eux. Ces mouvements n’interrompent pas non plus la circularité symbolique du "plus ça change, plus c’est la même chose", circularité qui découle de la difficulté d’organiser cognitivement les expériences de luttes sociales et les sentiments d’impuissance qui en découlent. L’un se transforme dans le mouvement, le moi devient un autre, mais l’un redevient le même quelque temps plus tard.

Cela nous amène à affirmer une fois de plus que, pour briser ces circularités qui s’inscrivent dans la reproduction élargie du capital, les mouvements sociaux doivent se doter d’une dimension réflexive, c’est-à-dire qu’ils doivent produire leurs propres connaissances et dispositions d’apprentissage afin d’analyser et de percevoir le monde et la société autrement. L’objectif d’organiser l’univers symbolique des opprimés afin d’affaiblir la domination des arrangements symboliques à court terme doit être clairement établi. Cependant, cette dimension réflexive - et il faut faire attention ici - n’est pas purement cognitive, elle comporte aussi des aspects que l’on peut qualifier de compétitifs, c’est-à-dire visant le changement, la modification des pratiques. Ce ne sont pas seulement les schémas ou les motifs d’interprétation de la réalité qui doivent être remis en question, mais aussi les schémas d’action et les relations dans l’action. Par leurs pratiques, les participants à l’action doivent découvrir leur potentiel inexploité et les liens avec les autres qu’ils ont laissés inexploités. Agir, ce n’est pas essentiellement se lier à des positions ou à des objectifs définis à l’avance par telle ou telle instance ; c’est surtout changer les situations et les circonstances en faisant apparaître de nouvelles possibilités contre toute forme de statu quo. L’action transformatrice ne peut donc pas se préoccuper de changer les relations de pouvoir en favorisant les pouvoirs collectifs, les pouvoirs de mobilisation de ceux qui sont habituellement dominés. Pour reprendre une terminologie de Michel Foucault, on peut dire que l’action doit être présentée comme une politique de la vérité, de la vérité comme mise à l’épreuve de nouvelles orientations pour dépasser les pouvoirs établis, de la vérité comme recherche de nouvelles relations intersubjectives, notamment entre les sexes.

Plus encore : pour donner sa chance à la politique de la vérité, il faut développer d’autres pratiques de la politique proprement dite. Pour ce faire, il faut commencer par libérer la politique de l’économisme qui lui colle à la peau dans des pays comme la France. Nous tombons dans l’économisme, sans nous en rendre compte, lorsque nous reconnaissons que la politique doit s’arrêter aux frontières de l’économie ou lorsque nous admettons que les institutions politiques doivent être au service de l’économie. La politique dominante actuelle est trop dépourvue d’instruments efficaces et trop bureaucratisée pour produire des effets positifs. En fait, elle doit être subvertie comme une politique diminuée (rabougrie), aux ailes coupées, dans la mesure où il est indispensable de la renouveler en la faisant pénétrer dans l’économie pour la subvertir. Concrètement, il s’agit d’opposer à la valorisation capitaliste d’autres critères d’évaluation et de gestion afin de libérer les échanges sociaux dans la production. A terme, cela devrait permettre l’émergence d’autres lois d’appropriation des biens et des activités qui soient socialisantes et à la base de véritables interventions publiques.

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[Traduit du français par Arturo Anguiano.]

La dislocación social

Marx afirma con énfasis en los Grundrisse que la sociedad capitalista no está compuesta por individuos, sino por rela ciones sociales. A partir de esta afirmación paradójica podría uno estar tentado a sacar conclusiones estructuralistas y eco nomicistas : la sociedad estaría gobernada y regulada por los esquemas inconscientes presentes en las relaciones sociales y más precisamente en las relaciones de producción y los indi viduos no serían sino soportes de esas relaciones. Muchos marxistas llegaron a semejantes conclusiones, cayeron en un verdadero determinismo histórico y dejaron muy poco lugar a la actividad de los individuos. Sin embargo, al leer a Marx con atención, uno puede darse cuenta de que no es claro que tome esa vía. Para nada menosprecia el papel de los indivi duos, al contrario, se interroga ampliamente sobre su modo de inserción en la sociedad, sobre la manera como se asocian unos con otros. Deja incluso entrever las condiciones y pers pectivas de una individualidad rica en conexiones con el mundo y la sociedad.

De hecho, la problemática planteada por Marx gira alrededor de los fenómenos de desposesión de las relaciones sociales que marcan a los hombres en la sociedad capitalista. No remite a los individuos a la nada, se esfuerza por mostrar que están sometidos a automatismos sociales que ellos mis mos construyen y reconstruyen sin cesar en sus actividades y por sus actividades. La sociedad está dominada, según él, por abstracciones reales, por formas de pensamiento colectivo como el mercado, el capital, la moneda o el valor. El contex to social y la estructuración de la sociedad se fijan por esas abstracciones reales que determinan igualmente la dinámica social. De aquí se desprende el carácter social, es decir, el tejido conjuntivo en el que se mueven los hom bres y un cortejo de discontinuidades y de obstáculos. Los dispositivos institucionales, lejos de ser el fruto de la libre actividad instituyente de los grupos sociales y de los indi viduos, están bajo el dominio directo o indirecto de la economía y la valorización. Su lógica de funcionamiento consiste en crear las disimetrías, las desigualdades en los inter cambios sociales, en la distribución de los poderes para reproducir las condiciones de la valorización (lo que implica evidentemente procesos permanentes de desvalorización de una parte importante de la sociedad). Los sistemas de puestos y de funciones que las insti tuciones jurídicas y estatales sancionan y garantizan son jerárquicamente ordenados (más o menos), a pesar de la igualdad ante la ley de los sujetos de derechos y ciudadanos.

Como dice Marx, los individuos se reencuentran como máscaras de carácter, como prestatarios de maquinaciones anónimas. Sus relaciones interpersonales, fuera de la intimidad familiar o de las relaciones afectivas, son ubicadas bajo la égida de la dis tancia y la indiferencia : la proximidad espacio-temporal en los mercados o en las insti tuciones puede muy bien generar lejanía. En tal contexto, la cultura puede tener la fuerza unificadora que se le concede con frecuencia o incluso constituir este "valor de refugio" que desean algunos. Es verdad que es trastocada por múltiples corrientes y por una gran variedad de modos de expresión que no excluyen la crítica ni la protesta, pero que no proveen los medios para establecer relaciones simbólicas entre los distintos países y sociedades. Sobre todo, es penetrada cada vez más por la industria cultural (los medios) que borra los desgarramientos y las contradicciones por el encanto de la mercan tilización y las fantasmagorías de un mundo soñado. En función de todo esto, la cultura deviene más errática, sensible a cualquier cambio de coyuntura y cada vez más dividi da entre la entrega a la mediatización y a la reacción fundamentalista.

En esas condiciones, los vínculos sociales cotidianos que se establecen en los lugares de trabajo, en las relaciones vecinales, etcétera, son precarios y frágiles. La socia bilidad debe ser reconquistada sin cesar porque sin cesar es puesta en entredicho, ame nazada de destrucción e incluso destruida (por ejemplo, los grupos informales de las empresas). Detrás de la apariencia de normalidad, el mundo social vivido por los indi viduos es inestable y está sometido a fuertes perturbaciones, mientras que éstos tendrían necesidad precisamente de estabilidad para mantener relaciones satisfactorias entre sí. Esas deficiencias de la sociabilidad colocan a los individuos en una situación de infe rioridad para enfrentar la ubicuidad de la violencia en la sociedad, de la violencia que sufren, de la violencia que infligen a los otros o a sí mismos. Hay aquí una violencia sorda, repetitiva y anónima que viene de las abstracciones reales, de los dispositivos de valorización. Hay la violencia que se desarrolla en las relaciones de trabajo (ritmos de trabajo, amenazas de desempleo, etc.). Hay igualmente la violencia que se sufre en la competencia por un empleo, por disponer de ingresos suficientes y de los medios espacio-temporales para la autonomía. Las fuerzas propias de los individuos, obligados a vender su fuerza de trabajo, les son arrebatadas por los dispositivos del capital, lo mismo como fuerzas individuales que como fuerzas colectivas. Dichos dispositivos devienen, como dice Marx, de las potencias extranjeras que se vuelven contra los asala riados como fuerzas del capital. Se trata aquí de una violencia particularmente insidiosa, tanto más insidiosa mientras es menos perceptible que otras formas de violencia.

Sin embargo, el fenómeno más notable es sin duda que esas diferentes violen cias se interiorizan porque son percibidas como más o menos naturales y en cierta forma inevitables. Haciendo esto, los dominados y los explotados se infligen violencia a sí mis mos y prolongan las agresiones externas en agresiones internas. La impotencia relativa de muchos desemboca en una suerte de agresividad difusa sin que se pase necesaria mente al acto. La sociedad burguesa capitalista se presenta como una sociedad civiliza da que rechaza la violencia abierta de los individuos y de los grupos sociales. El derecho, con la ayuda del Estado, regula no solamente las relaciones contractuales, sino también los ataques a la propiedad y a la integridad de las personas físicas. Pero hay que tener claro que la protección jurídica es ambivalente : detiene la violencia al mismo tiempo que la alimenta al marcar y estigmatizar a una parte importante de la sociedad (por ejemplo, la población carcelaria, los titulares de registros judiciales, los sujetos a diferentes formas de control, etc.). Por otra parte, esta población criminal o criminaliza da puede servir de "espantajo" y, por lo mismo, de justificación de lo que se presenta como el orden social. No es exagerado decir en este sentido que la violencia es un ele mento esencial, tanto del carácter social como de la sociabililidad de la sociedad con temporánea.

En Francia esta realidad fue ampliamente ocultada durante el periodo de pros peridad que siguió a la Segunda Guerra Mundial. El Estado que se calificaba voluntaria mente de "Estado-Providencia" era un Estado que quería la protección social, que impulsaba de manera masiva la construcción de alojamientos sociales, dialogaba con los sindicatos, democratizaba el sistema de enseñanza. Muchos creían que la sociedad francesa avanzaba hacia una situación con mayor igualdad y justicia y, en consecuen cia, hacia el establecimiento de relaciones pacíficas. Ya no se quería ver en el trabajo asalariado una relación de explotación, sino un modo de regulación tripartita de la fuerza de trabajo (conformada por el Estado, las organizaciones patronales y los sindi catos de asalariados). Se olvidaba un poco apresuradamente que el Estado Providencia era a la vez el fruto de luchas sociales y de compromisos pasados a partir de esas luchas dirigidas a estabilizar la situación. En todo eso no había nada que pudiera asegurar que el compromiso social podría ser prolongado en forma indefinida e institucionalizado definitivamente. De hecho, desde la segunda mitad de los años setenta fue puesta en entredicho toda una serie de lo que se creía eran logros sociales. Las políticas de lucha contra la inflación y por el aumento de los márgenes de ganancia de las empresas y las restricciones presupuestarias en varios dominios minaron poco a poco el pleno empleo, mientras los sindicatos, incapaces de unirse frente a las ofensivas patronales, se debili taron rápidamente. En los años ochenta, a pesar de mantener en lo esencial la protec ción social prporcionada a los asalariados, el Estado se transforma en organizador de la adaptación de la economía a la mundialización. Al aplicar una política basada en una moneda fuerte (el franco) y en una deflación competitiva, hizo que el crecimiento dependiera cada vez más de la demanda externa y de las exportaciones en detrimento de la demanda interna.

El resultado más espectacular de esta reorientación del Estado fue el desmante lamiento de lo que se llamaban los bastiones obreros, es decir, las grandes concentra ciones industriales del Norte, del Este y parcialmente de la región parisina. Zonas donde el movimiento obrero estaba fuertemente implantado desde hacía largo tiempo vieron la desaparición de decenas de miles de empleos y, por consecuencia, el hundimiento de las estructuras sindicales y políticas. El Partido Comunista Francés (PCF), que constituía la espina dorsal política del movimiento obrero en esas regiones, fue parcialmente afecta do : sus efectivos obreros se fundieron como nieve al sol, tanto más rápido cuanto se colgaba de su vieja mitología de partido de la clase obrera y de concepciones añosas de la lucha política en un contexto muy cambiante. Esto explica que se hayan disgregado los elementos esenciales de la cultura del movimiento obrero. Muchos militantes, respon sables políticos y sindicales han perdido sus esquemas de interpretación del mundo y de la sociedad y, por consiguiente, lo esencial de sus referencias simbólicas ; se abrieron bre chas en su universo simbólico en el que se pudieron filtrar ideas de resignación y reacciones de desconcierto. Esta desmoralización relativa del mundo militante repercu tió naturalmente en el mundo del trabajo en su conjunto y destruyó progresivamente la vieja cultura obrera. La perspectiva del cambio de la sociedad desapareció o se alejó a cientos de años luz de distancia. Este debilitamiento ideológico-cultural se acentuó todavía más después de la caída del Muro de Berlín y del fin de la URSS, percibidos como fracaso catastrófico de un intento extraviado por ir más allá del capitalismo. A esto hay que agregar que el mundo intelectual, marcado durante muy largo tiempo por el mar xismo, lo abandonó masivamente y sucumbió ampliamente a los fenómenos de media tización. A partir de los años noventa el anticapitalismo, salvo en círculos relativamente restringidos, es esencialmente un anticapitalismo moral y sentimental. El viraje político neoliberal y el culto místico al mercado encontraron así pocas resistencias.

Al abrigo de discursos repetitivos sobre el carácter irresistible de la mundia lización, el capital ha podido lanzar en Francia una ofensiva de envergadura para deses tabilizar las relaciones de trabajo y reorganizar sus dispositivos. Bajo el signo de la flexibilidad necesaria para hacer frente a la competencia, el contrato de trabajo de duración indeterminada, es decir, el empleo relativamente bien protegido, es reem plazado con mayor frecuencia por el trabajo precario, los contratos de duración determinada, el interinato, el trabajo de tiempo parcial, el trabajo clandestino, etc. De manera simultánea, las antiguas calificaciones reconocidas en los contratos colectivos son combatidas como no pertinentes. Un poco por todos lados, se enfrentan a la com petencia, evidentemente evaluada en los balances internos de competitividad de las empresas. De manera complementaria, se demanda cada vez mayor competitividad y flexibilidad para responder a las fluctuaciones de la demanda, pero también para escapar del despido y el desempleo. Los dirigentes de las empresas buscan de hecho "indivi dualizar" la relación de trabajo, es decir, aislar al asalariado frente a los arreglos geren ciales ; se vuelve entonces más fácil integrarlo al espíritu de la empresa e imponerle horarios variables a través de la anualización del tiempo de trabajo. El asalariado de la empresa flexible no debe solamente perder la memoria de lo que ha podido hacer el movimiento obrero, también debe renunciar a construirse una temporalidad, así sea un poco autónoma. Para la patronal, el asalariado ideal es aquel que prueba el máximo de posibilidades y consagra una parte importante de su tiempo libre a volverse más com petente a los ojos de sus empleadores.

No es exagerado decir que desde finales de los años ochenta la flexibi lización de las relaciones de trabajo cayó como una tormenta sobre la sociedad francesa. La violencia que ejerce es, para empezar, simbólica : busca inculcar a los no privilegiados que deben situar su vida bajo la égida de la movilidad, movilidad del empleo (y también entre el empleo y el no empleo), movilidad en la adquisición de los conocimientos, movilidad geográfica, etc. Podría observarse que la variación de las actividades o la alternancia entre fases de actividad y fases de inactividad no es en sí un mal, al contrario : se podría estar de acuerdo con ella en abstracto ; sin embargo, en los hechos no se trata de movilidades escogidas, asumidas volunta riamente, sino que se está en realidad en presencia de movilidades obligadas y destructivas de gran parte de la espontaneidad y la creatividad. Esta movilidad de la flexibilización tiene como función impedir la estabilidad necesaria para el desa rrollo de proyectos autónomos y el establecimiento de conexiones con el mundo y relaciones sociales enriquecedoras. Es una movilidad que representa la huída hacia adelante, la sumisión a los movimientos de coyuntura y a las temporalidades del capital.

El trabajador flexibilizado ya no conoce horarios verdaderamente regulares, especialmente en función de la anualización del tiempo de trabajo, por lo que carece de los medios para organizar su tiempo fuera del trabajo de manera satisfactoria. Tiene que estar disponible permanentemente en detrimento de su vida privada. En favor de la flexi bilización, el capital aplica una acción sistemática de control intensivo del tiempo de los asalariados. En el caso de Francia, los enfrentamientos en torno a la reducción de la duración de la jornada de trabajo (a 35 horas semanales) son muy significativos desde ese punto de vista. Las negociaciones por ramas y empresas para la aplicación de la primera ley se han dado en medio de la movilización de la parte patronal para imponer las cláusulas sobre las horas extras y el tiempo anual de trabajo, propuestas a las que se opone la mayoría parlamentaria de izquierda. El fraccionamiento del tiempo de los asalariados es cada vez más irregular y, tal como lo afirman los especialistas en ergonomía y patología del trabajo, el sufrimiento en las empresas alcanza nuevas alturas a pesar de la disminución del castigo físico de las actividades productivas.

La mayor parte del tiempo esos sufrimientos provienen de dispositivos anónimos (la organización y los horarios de trabajo, del ritmo de los sistemas de producción, etc.), pero por impersonales que sean, deben encarnar en hombres (los responsables) que deben armarse de indiferencia, e incluso de satisfacción, al volverse instrumentos de las disposiciones del capital. En consecuencia, la sociabilidad del trabajo (las relaciones y los grupos informales), ya fuertemente perturbada por las nuevas formas de individuali zación (salarios, competencia), adquiere una violencia contenida y exacerbada por las reforzadas relaciones de competencia. Los vínculos de solidaridad, pacientemente teji dos durante décadas de actividad sindical, se relajan e incluso simplemente desapare cen. Muchos asalariados deben infligir violencia contra sí mismos para sobrevivir en este contexto y así pierden una parte de sus capacidades de resistencia. Si bien el mundo del trabajo sigue siendo un mundo ordenado y jerarquizado, ya no ofrece las características de regularidad y normalidad que le caracterizaban hasta fines de los años setenta. Deviene -por lo menos- pletórico de amenazas, sembrado de obstáculos, sin que tenga por lo tanto la certidumbre de permanecer. Es el mundo de la inseguridad.

Paralelamente -lo que resulta lógico- se desarrolla eso que los sociólogos llaman la violencia urbana, término que recubre muchos fenómenos : delincuencia, choques en las periferias pobres, destrucción de edificios públicos, violencia en los transportes, incivilidad (en otras palabras, la brutalidad en los comportamientos de la vida cotidiana). En el origen de todo esto se encuentra evidentemente el desempleo, la precariedad del trabajo que golpea sobre todo a los jóvenes inmigrantes y crea una atmósfera de desesperanza sorda en las afueras de las grandes ciudades, lo cual propicia el desarrollo de la criminalidad y de la toxicomanía. Pero sobre todo no hay que olvidar que esta violencia reactiva (réactionnel se alimenta y en cierta manera se reproduce por el comportamiento de las instituciones y las orientaciones del poder público. A partir de los años ochenta, todos los gobiernos, de derecha o de izquierda, han pretendido imple mentar políticas urbanas ambiciosas y se han fijado como objetivos la rehabilitación del medio ambiente en las periferias más degradadas, el encauzamiento de la violencia citadina y la reinserción social de los más desvalidos y de los más amenazados. En rea lidad, a pesar de emprender algunas acciones exitosas en colaboración ; con las munici palidades, las políticas puestas en práctica han tenido como efecto central adaptar el confinamiento social y volverlo, si no soportable, al menos vivible (al límite de la sobre vivencia). En las periferias, los trabajadores sociales y los educadores especializados tratan de dirigir su trabajo hacia las familias que se encuentran en peligro de naufragio. Se implementan diferentes formas de ayuda social, desde el RMI (ingreso mínimo de inserción) hasta la ayuda para el alojamiento. Esto no impide que en muchos barrios periféricos las relaciones sociales se disloquen y las condiciones de vida se deterioren cualitativamente : muchos comerciantes renuncian a sus actividades, las escuelas -con frecuencia superpobladas- sufren cada vez más tensión en las relaciones entre alumnos y maestros, etcétera.

Todo esto explica que las políticas urbanas se acompañen de prácticas represi vas y de seguridad que suscitan la revuelta y movimientos de cólera entre las pobla ciones sobre las que se ejercen. Es como si se estuviera confrontado una especie de espiral de violencia sin fin que incita a una vigilancia permanente. En consecuencia, se produce lo que el sociólogo Jacques Donzelot llama procesos de secesión, es decir, procesos de desplazamiento de capas acomodadas y medias hacia zonas urbanas con sideradas como seguras. De esta manera, las capas superiores de la sociedad ya no se encuentran en contacto directo con las capas inferiores, sino muy ocasionalmente. Estas últimas dejan de ser visibles, salvo como masas peligrosas que se dejan llevar por pul siones más o menos criminales. El espacio se fragmenta y los modos de territorialización se diferencian cada vez más. Las capas acomodadas se construyen territorios vastos, de fácil acceso, dotados de mejores medios de comunicación con el mundo. Las capas des favorecidas, por el contrario, se hacinan en habitaciones sociales muchas veces mal con servadas y tienen frecuentes dificultades para desplazarse y comunicarse. Para ellas, el territorio no es un espacio donde la sociabilidad puede desplegarse fácilmente, es más bien factor de heteronomía, de desorganización de la vida, de relaciones vecinales con flictivas, de enfrentamientos entre las generaciones. No es sino en forma intermitente que los pobres pueden acondicionar miniterritorios verdaderamente habitables pero siempre amenazados de desaparecer gracias a la especulación inmobiliaria o a desplazamientos de las zonas protegidas.

Esta territorialización, desterritorializante para los desfavorecidos, no obedece forzosamente a políticas deliberadas, sino que corresponde a la tendencia del capital a crear espacios sociales de confinamiento e indigencia y valorizar los espacios sociales donde se mueven sus agentes privilegiados. Por eso no hay que sorprenderse si el con finamiento y la indigencia provocan inevitablemente un anhelo de evasión de los límites, esto es, un deseo de traspasar las barreras que separan a los confinados de las otras capas sociales. Todos los que no están resignados o muy rendidos material y moralmente se esfuerzan por encontrar soluciones individuales a una suerte que les parece injusta. Participan así de una mitología de la movilidad social, del ascenso social por el esfuer zo y la capacidad inventiva, por ejemplo, con la creación de empresas, la formación continua para obtener nuevas competencias y más recientemente con la participación en los fondos de ahorro. Incluso si la movilidad social existe, la invasión masiva en tanto posibilidad objetiva es contradicha por las modalidades del funcionamiento de una sociedad como la sociedad francesa de hoy. Para evadirse hace falta pasar por proce dimientos de filtraje, selección y jerarquización que dejan en la orilla del camino a la mayoría de los aspirantes a la evasión. Uno se encuentra así ante resultados completa mente paradójicos : los esfuerzos realizados para escapar a una situación difícilmente soportable logran reforzar un mito del que se agarran los desfavorecidos para no deses perar y al cual se aferran los privilegiados a fin de tener buena conciencia y remitir el lugar que ocupan unos y otros al mérito (y al no mérito). La mitología o la ideología de la movilidad social funciona de hecho como un medio esencial para ocultar las divi siones de la sociedad.

Esto no quiere decir, sin embargo, que sea impenetrable el velo ideológico (para retomar una terminología al gusto de Adorno) que pesa sobre las relaciones sociales. Algunos movimientos -sobre todo los que se llaman movimientos sociales- que des bordan la simple reivindicación salarial al cuestionar, por ejemplo, la organización del trabajo desgarran a veces una esquina del velo haciendo aparecer todo un rechazo social que contradice los dispositivos del capital y se resiste a ellos. La huelga de los ser vicios públicos realizada en 1995 y que tuvo como epicentro los ferrocarriles, denun ciada al principio como una huelga corporativa de "privilegiados" respecto a los asala riados precarizados, evidenció ante un público cada vez más numeroso la intención del gobierno de Juppé -que atacaba los sistemas de retiro y las modalidades de finan ciamiento de la seguridad social- de disminuir los costos sociales del trabajo. Poco a poco se revelaron los argumentos objetivos invocados por los partidarios del poder, como la recuperación de los imperativos del capital, particularmente los imperativos de !a guerra social emprendida contra los asalariados a escala internacional. Esto lo com prendieron, al menos de manera intuitiva, los millones de asalariados del sector privado que de una manera u otra se solidarizaron con los huelguistas a través de ayuda financiera, participación en manifestaciones, etc. Sintieron claramente que una derrota de los asalariados del sector público implicaría su propia derrota y aumentaría las pre siones hacia todas las víctimas del trabajo flexible.

Hace falta reubicar en ese marco los movimientos que no son propiamente movimientos de asalariados, sino que a su modo conciernen a las relaciones de trabajo. Para empezar, está el movimiento de desempleados que hizo su aparición pública en el viraje que se dio entre 1997 y 1998 ; su gran novedad residía en que cuestionaba las ca racterísticas esenciales del asalariado. Al reclamar ingresos dignos para todos los desem pleados exigían, implícitamente, que los ingresos distribuidos no dependieran de los azares del mercado, de las estrategias capitalistas ni de las relaciones de fuerza entre potencias financieras. Demandaban -y siguen demandando- una relación sustancial mente transformada en el trabajo y el empleo. Por su lado, los movimientos estudiantiles registrados en 1998 mostraron que los estudiantes aceptaban de muy mala gana tener que prepararse sólo para un porvenir profesional, incierto en las antesalas incómodas de las relaciones de trabajo. Al parecer, sus revindicaciones eran puramente materiales, pero en el fondo hacían valer exigencias de dignidad, demandas de mayor respeto y de atención por parte de los maestros, aspiraciones a procesos de enseñanza menos mar cados por la competencia y por la inquietud de la competitividad. Esto no quiere decir que no hayan existido muchas ambigüedades en esos movimientos, como en ciertas reivindicaciones respecto a la seguridad pública, concebidas estrechamente, y en algu nas tendencias a reducir los problemas de enseñanza a problemas de relación pedagó gica. Pero estas ambigüedades no alteran esencialmente el alcance positivo de los movimientos que sacuden de manera sensible los sistemas de formación, elementos importantes de la división intelectual del trabajo, y delinean sutilmente otras relaciones del saber. Ahora el viento del neoliberalismo sopla mucho menos fuerte que al inicio de los años noventa en distintos medios (como es el caso de intelectuales, sindicalistas y maestros) y los críticos de los procesos de mundialización se vuelven más numerosos y poseen mejores argumentos. El clima cambia poco a poco.

Sin embargo, el horizonte aún no está verdaderamente despejado. Si bien la críti ca social efectiva encuentra muchas veces un eco en los medios y en los discursos políticos, se encuentra lejos de ser una crítica coherente y sistematizada, susceptible de ejercer una influencia masiva en un periodo relativamente largo. Los momentos más agu dos o los más exultantes quedan para la memoria, pero no constituyen los puntos de apoyo o los soportes de conocimientos articulados de la dinámica social y menos aún el arranque de perspectivas de transformación de las relaciones en la sociedad. Los movimientos sociales demuestran claramente que los cambios profundos están a la orden del día, pero no indican por sí mismos las vías a seguir. Sus puntos de vista sobre la posibilidad de nuevos vínculos sociales son demasiado fragmentarios y parciales, por no decir vagos. Hace falta reconocer entonces que los movimientos sociales no pien san realmente en sus propias prácticas o que lo hacen solamente en forman latente, embrionaria. En este sentido, no interrumpen la circularidad social propia de sus cues tionamientos a los dispositivos y al funcionamiento del capital, que proceden con contraofensivas dirigidas a destruir los vínculos sociales nuevos que oprimidos y explota dos hubieran podido establecer entre sí. Esos movimientos tampoco interrumpen la cir cularidad simbólica del "más cambia, más es la misma cosa", circularidad que nace de la dificultad para organizar cognoscitivamente las experiencias vividas en las luchas sociales y los sentimientos de impotencia que de ellas se desprenden. El uno se trans forma en el movimiento, yo deviene otro, pero uno vuelve a ser el mismo tiempo después.

Lo anterior nos lleva a afirmar nuevamente que, para romper esas circularidades que se integran a la reproducción ampliada del capital, los movimientos sociales deben dotarse de una dimensión reflexiva, es decir, producir conocimientos propios y disposi tivos de aprendizaje para analizar y percibir de manera diferente el mundo y la sociedad. Hay que establecer de manera clara el objetivo de organizar el universo simbólico de los oprimidos para debilitar el dominio de los arreglos simbólicos coyunturales. Sin embar go, esta dimensión reflexiva -y hay que tener cuidado en esto- no es puramente cognoscitiva, tiene también aspectos que puede uno llamar competitivos, es decir, volcados hacia el cambio, hacia la modificación de las prácticas. No deben sublevarse solamente los esquemas o móviles de interpretación de la realidad, sino también los esquemas de acción y las relaciones en la acción. A través de sus prácticas, los partici pantes en la acción deben descubrir sus potencialidades inexplotadas y las conexiones con los otros que han dejado inutilizadas. Actuar no es esencialmente ligarse a posi ciones o a objetivos definidos de antemano por tal o cual instancia ; es, ante todo, mo dificar situaciones y circunstancias haciendo aparecer nuevas posibilidades contra toda forma de statu quo. La acción transformadora, en consecuencia, no puede preocuparse por cambiar las relaciones de poder favoreciendo los poderes colectivos, los poderes de movilización de quienes son habitualmente dominados. Para retomar una terminología de Michel Foucault, se puede decir que la acción debe presentarse como una política de la verdad, de la verdad como prueba de nuevas orientaciones para superar los poderes establecidos, de la verdad como búsqueda de nuevas relaciones intersubjetivas, en particular entre los sexos.

Todavía más : para dar su oportunidad a la política de la verdad, hay que desarrollar otras prácticas de la política propiamente dicha. Para ello, es necesario comenzar por liberar la política del economismo que se le pega a la piel en países como Francia. Se cae en el economismo, sin darse cuenta, cuando se reconoce que la polí tica debe detenerse en las fronteras de la economía o cuando se admite que las institu ciones políticas deben estar al servicio de la economía. La política hoy dominante está demasiado desprovista de instrumentos eficaces y demasiado burocratizada para pro ducir efectos positivos. De hecho, hay que subvertirla en tanto política disminuida (rabougrie), con alas cortadas, en la medida en que es indispensable renovarla por la vía de hacerla penetrar en la economía para subvertirla. Concretamente, esto quiere decir oponer a la valorización capitalista otros criterios de evaluación y de gestión para liberar los intercambios sociales en la producción. Con el tiempo, eso debería permitir la aparición de otras leyes de apropiación de los bienes y de las actividades que sean socializantes y fundamento de verdaderas intervenciones públicas.





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)