site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Un intellectuel antimédiatique

L’Humanité

9 avril 2004




Dans ses multiples recherches théoriques comme dans ses postures militantes variées, Jean-Marie Vincent a richement contribué au ressourcement politique du communisme.

Jean-Marie Vincent est mort brutalement mardi soir dans une clinique parisienne, où il avait été admis pour une intervention chirurgicale bénigne. Rien ne laissait prévoir cette issue fatale, et la disparition de ce penseur en pleine possession de ses moyens intellectuels, de grande culture politique et sociale, aux multiples facettes et préoccupations - il fut sociologue, philosophe, esthète, théoricien du marxisme vivant - constitue une perte pour la réflexion de tous, intellectuels et militants, et pour les lecteurs de notre journal dont il était devenu depuis quelque temps un familier de ses colonnes.

Né en mars 1934 en Lorraine, fils de parents séparés, élevé par sa mère qui tenait une petite entreprise de chocolaterie, nourri, enfant, des sympathies maternelles pour la Résistance (son père avait sombré dans la collaboration), il avait commencé ses études supérieures de droit à Nancy, avant d’entrer à Paris à l’Institut d’études politiques, tout en approfondissant à l’université ses connaissances en sociologie et en philosophie. C’est à cette époque, au début des années cinquante, peu avant le déclenchement de la guerre d’Indépendance algérienne, qu’il rencontre au Musée social, rue Las-Cases, le futur politologue Denis Berger, alors étudiant en histoire et militant communiste, lequel défendait déjà, précise ce dernier, " des idées proches des trotskistes ". Dans cette période se noue une profonde amitié, faite de proximité et de camaraderie politiques et militantes, de respect, de travail et de partage intellectuels, qui se maintiendra jusqu’ici tout au long du demi-siècle. En 1953, toujours étudiant, Jean-Marie Vincent se rapproche du mouvement lambertiste qui soutien le mouvement anticolonialiste de Messali Hadj en Algérie, s’engage dans un groupe dit " bolchevique léniniste ", puis rejoint à la fin des années cinquante l’Union de la gauche socialiste qui aboutira à la création du PSU. Il en restera membre jusqu’au départ de Michel Rocard au Parti socialiste, en 1974. Il adhère alors à la Ligue communiste révolutionnaire, devient l’un des acteurs d’un courant d’opposition au sectarisme de ses dirigeants, avant de se retirer au début des années quatre-vingt. Admirateur de la révolution soviétique, mais critique et adversaire virulent du stalinisme, Vincent a souvent regardé du côté du Parti communiste, sans le rejoindre. Il était convaincu pourtant du rôle central que jouait ce parti dans l’histoire et l’avenir du mouvement ouvrier français - même après son affaissement politique des années 1980-1990 -, et c’est toujours relativement à cette force qu’il définira ses engagements et son action, conçue comme une sorte d’écho et d’amplification critiques. Marxiste, communiste d’idées depuis sa jeunesse, il franchira finalement le pas de l’action commune avec le PCF en contribuant activement à la fondation de l’Observatoire du mouvement social (OMOS), en 2001. Il avait activement participé à la tenue des États généraux du communisme et était cosignataire de l’Appel pour une alternative de gauche de mai 2003, ce qui l’avait conduit par la suite à soutenir la liste, candidate aux élections régionales, de la Gauche populaire et citoyenne conduite par Marie-George Buffet et Claire Villiers en Île-de-France.

Comme le soulignent les " papiers " et comptes-rendus de lecture qu’il avait accepté de donner à l’Humanité à partir du mois de juin dernier - dès que sa retraite universitaire lui permit en réalité de se plonger dans cette forme d’activité intellectuelle -, Jean-Marie Vincent était d’un souci d’information, d’une précision et d’une rigueur théorique redoutables, n’hésitant pas par exemple à se replonger dans l’ensemble du Capital de Marx pour apprécier tel ou tel ouvrage ou commentaire, à l’intention de nos lecteurs. Il travaillait énormément, prenant beaucoup de notes, se lançant, par exemple, dans un travail considérable pour écrire, avec Michel Vakaloulis et Pierre Zarka, son dernier livre publié sur la mondialisation économique capitaliste.

Sa carrière universitaire brillante, qui fit de lui un professeur en titre au début des années soixante, prit un tour décisif après 1968 lorsque, tournant le dos aux prestiges institutionnels, il choisit le centre expérimental de l’université de Vincennes et participa à la fondation de son département de sciences politiques. Jusqu’à la fin de sa vie il s’engagera dans l’aventure de plusieurs revues : Critique socialiste, Critique communiste, Futur antérieur, Variations... Il publie des ouvrages sur Marx, sur le marxisme, ainsi que l’un des tout premiers livres français sur l’École de Francfort. Familier de la culture allemande, il y a découvert une tentative de réflexion critique sur la méthode marxiste et sur la psychanalyse, qui l’accompagnera tout au long de son parcours. L’un de ses derniers travaux à paraître aux Éditions Syllepse porte ainsi sur une traduction et des textes choisis du sociologue et philosophe allemand Oskar Negt, qu’il considérait comme un auteur décisif. Il s’intéressera beaucoup aux évolutions du monde du travail, au renouvellement de la structure de classe. C’est un thème qui restera au centre de ses préoccupations car il considérait qu’au-delà des caractéristiques variables du capitalisme, la marchandisation et le " fétichisme " de la marchandise en constituent une donnée essentielle qui trouble durablement les rapports de travail, au point de restreindre la prise de conscience, par le salarié, de la réalité du monde. Allergique aux grandes phrases, aux complications grammaticales, aux déclarations qui sonnent creux, aux modes idéologiques du petit Paris, il avait la dent dure contre les " intellectuels médiatiques " pour qui, écrit-il dans l’Humanité, " les idées n’ont de valeur que pour ce qu’elles rapportent ", qui " sacrifient à peu près tout à la réussite " et " participent à une production massive de méconnaissance ". Il était en revanche très attentif aux multiples nuances du concret, respectueux des personnes et de leur goût pour le bonheur. Jean-Marie Vincent se montrait avare de mots. Dans la conversation courante il laissait son interlocuteur faire le lien entre des affirmations d’allure sibylline, l’encourageant d’un discret sourire ou d’un bref " oui, c’est ça... ". Ses étudiants appréciaient ses cours démonstratifs et denses, découvrant un homme pouvant se montrer affable, attentif, incitant au travail collectif et à la prise de risques, mais qui faisait rarement le premier pas dans la communication, comme s’il craignait d’abuser de son autorité ou de ses connaissances. Son oeuvre écrite qui ne craint ni l’audace, ni l’échec en politique, faite de livres souvent écrits en collaboration, d’articles de revues accessibles chez de nombreux éditeurs, constitue un puissant antidote contre la pensée unique (voir ci-dessous).

Les obsèques de Jean Marie Vincent se dérouleront aujourd’hui à 16 heures, au cimetière communal de Clamart (avenue de Trivaux). Nos pensées vont à sa compagne Sylvie Chabert et à sa petite fille.

Lucien Degoy





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(1934-2004)