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La politique n’est plus ce qu’elle était

Critique communiste

n°23, p.145-156, mai-juin 1978


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Les Mensonges de l’Etat (1979).



Quelle curieuse campagne électorale et quelles curieuses élections ! Rien n’a correspondu à ce qu’on en attendait ou à ce qu’on espérait. La majorité sortante, à quelques modifications près, a été reconduite dans un climat de grande morosité. Ses interventions ont été d’une remarquable indigence, limitées qu’elles étaient pour l’essentiel aux dangers supposés qu’aurait pu faire courir une gestion gouvernementale de l’Union de la gauche, un peu comme s’il s’agissait de détourner l’attention des mauvais résultats de Giscard- Barre. Personne ne s’est soucié du programme de Blois tant il était clair à l’avance qu’en cas de victoire de la droite l’austérité serait maintenue et qu’au nom d’une pseudo « désétatisation » serait poursuivie une politique de redéploiement capitaliste entraînant fermeture d’entreprises et chômage. La majorité semblait convenir de sa propre laideur, de sa propre incapacité à offrir autre chose que la répression et un libéralisme fatigué, mais en même temps elle montrait du doigt les frères ennemis du Programme commun en essayant de convaincre de ce qu’ils étaient non seulement incompétents mais aussi très légers, plus légers que les fondés de pouvoir du capital.

Les réformistes à l’œuvre

Le plus incroyable est que le PS et le PC se sont acharnés à légitimer ce discours mystificateur, en jouant alternativement les comédies du sectarisme et de l’opportunisme. Le Programme commun prétendait ouvrir la voie au socialisme en épargnant autant que possible les intérêts capitalistes, il prétendait aussi mettre fin aux conflits anciens entre socialistes et communistes sans toucher aux intérêts des appareils. C’était évidemment se nourrir d’illusions et ignorer volontairement les contradictions inscrites dans la réalité en repoussant les solutions à plus tard.
Pour sa part, le Parti socialiste était surtout préoccupé d’apparaître comme un parti « responsable » et soucieux de devenir la première formation politique française afin de constituer lui-même l’épine dorsale du nouveau pouvoir censé sortir des urnes. Dans cet esprit, il lui fallait surtout éviter le débordement à la base et garantir la continuité des institutions bourgeoises dans le cadre de changements économiques et sociaux limités. Il devait à la fois convaincre les travailleurs et courtiser les milieux patronaux, utiliser la lutte de classe et la contenir dans des limites très strictes. C’est pourquoi il redoutait tant que le débat public ne dévie en affrontements idéologiques et politiques irréductibles et tenait tant à mettre son homme providentiel, François Mitterrand, sur un piédestal inaccessible. Pendant toute la période électorale, le parti socialiste a ainsi été dirigé par un homme qui veillait surtout à ce qu’on ne se pose pas trop de questions sur l’avenir immédiat. La polémique suscitée par le PCF et la rupture de septembre 1977 elles-mêmes n’ont d’ailleurs pas suffi à le faire se départir d’un calme olympien qui au fur et à mesure qu’on approchait de l’échéance, ressemblait fort à de l’immobilisme et à de la passivité. Il était en effet impossible à Mitterrand et au PS de combattre le sectarisme du PC auprès des travailleurs et d’en appeler à eux sans se soumettre par la même occasion à des critiques fondées de leur pratique de collaboration de classe. Il ne restait plus qu’à faire le dos rond en attendant que le PC fasse un nouveau tournant.
La politique du PCF a été, elle, de bout en bout une caricature de politique révolutionnaire : après avoir rivalisé avec son partenaire socialiste pour attirer à lui les couches les plus conformistes de l’électorat populaire, après avoir bradé la dictature du prolétariat et avalé la force de frappe, il s’est lancé dans une bataille d’appareils pour rééquilibrer de nouveau, à son profit, la gauche et le mouvement ouvrier. Apparemment il a mené cette bataille pour les intérêts des travailleurs et contre toute politique d’austérité, en préconisant — entre autres — un seuil minimum de nationalisations et une relance massive de la consommation. Mais pour les dirigeants du parti, ce n’est pas cela qui importait vraiment, comme l’a montré la désinvolture avec laquelle ils ont accepté le 13 mars 1978 ce qu’ils avaient refusé en septembre 1977, soi-disant au nom des principes.
La dénonciation de l’orientation droitière du PS, loin de servir à redonner la parole à ceux qui n’avaient été consultés, ni sur le Programme commun, ni sur les orientations électorales (que ce soit en 1973, 1974, 1976, 1977 et 1978), n’avait pour but que de conforter le PCF dans son rôle de parti consacré de la classe ouvrière. Comme l’a montré le chantage au désistement pour le deuxième tour, le PCF ne défendait pas l’unité de combat de la classe ouvrière, mais bien plutôt sa propre identité de parti mise en question par la crise du stalinisme et sa propre unité ébranlée par les courants centrifuges qui se dessinaient à sa droite comme à sa gauche. L’attitude adoptée par les dirigeants communistes était d’autant plus sectaire qu’ils ne pouvaient se permettre de jouer franchement et d’avouer leur objectif principal, la préservation de l’appareil du parti et son monopole sur certaines formes de la représentation ouvrière. C’est pourquoi, malgré leur ralliement à l’eurocommunisme, ils apparurent aux yeux d’une grande partie de l’opinion populaire comme des staliniens impénitents, prêts à toutes les manœuvres pour imposer leur hégémonie dans l’alliance de la gauche, et largement indifférents au contenu de classe des orientations suivies par le mouvement ouvrier.

Les attitudes critiques des travailleurs

Tout cela explique les réactions très mitigées de la classe ouvrière au cours de ces derniers mois. Elle a épousé partiellement la querelle entre les appareils du PC et du PS, soit parce quelle se méfiait de l’esprit de capitulation et de collaboration de classe qui régnait dans les hautes sphères du PS, soit parce quelle redoutait la permanence de réflexes staliniens dans le PCF. Mais jusqu’à présent, tout au moins, elle ne s’est pas laissée entraîner dans de grands affrontements fratricides.
La réaction que l’on a rencontré le plus couramment était au contraire une réactioh de méfiance mêlée d’une certaine dose de scepticisme. La classe ouvrière a pris ses distances par rapport aux organisations qui parlent en son nom et elle a observé avec un esprit critique plus ou moins aiguisé les manœuvres tactiques savantes auxquelles se sont livrés les partenaires-adversaires de la désunion de la gauche. Il n’est plus question pour elle de déléguer aux partis de gauche la tâche d’amorcer la marche vers le socialisme (objectif affirmé du Programme commun en 1972), surtout maintenant que le deuxième tour des élections a tourné au désastre. Pour le moyen terme, il semble bien, en fait, que de nombreux secteurs de la classe ouvrière aient décidé d’adopter une attitude tout à fait pragmatique et de juger sur pièces les comportements de leurs organisations. Nombreux sont aussi les militants actifs dans les luttes qui n’accordent plus aux partis qui dominent la scène politique qu’un appui intermittent et très conditionnel. Cela induit peu à peu un nouveau rapport à la politique en général.
Les élections de mars 1977 et mars 1978 n’ont-elles pas montré qu’il existait, malgré tous les appels au « réalisme » une couche non négligeable d’électeurs protestataires, susceptibles de porter leurs voix sur les écologistes ou l’extrême-gauche. On ne peut comprendre autrement les fuites en avant du PC, ses efforts constants d’adaptation, par exemple, l’adoption successive des thèmes du pluralisme et de l’autogestion et enfin les propositions récentes de Georges Marchais pour un « assouplissement » du centralisme « démocratique » de son parti.

La crise des formes politiques

Mais au-delà ce qu’il faut bien voir, c’est que cette crise des rapports entre masses et organisations ainsi que l’accroissement de la distance qui les sépare — phénomènes masqués en partie par l’afflux et la rotation rapide des adhérents dans les deux grands partis — n’ont pas que des raisons conjoncturelles. Ce sont toutes les formes de la politique qui commencent à être mises en question par les difficultés de l’État-Providence. Depuis la récession économique de 1974, tout le monde ou à peu près tout le monde sait que les concessions susceptibles d’être consenties aux masses par le système capitaliste (et l’ensemble de ses mécanismes) se rétrécissent comme une peau de chagrin. L’État crée de moins en moins d’emplois, il démantèle lui-méme une politique contractuelle bâtie avec l’aide des syndicats, accentue sa pression fiscale sur les salariés, surveille les chômeurs, contrôle plus étroitement le crédit et laisse plus ou moins à l’abandon le secteur du logement social, etc. L’État ne se présente plus comme le gestionnaire assuré de la croissance et de la prospérité, mais comme le fondé de pouvoir renfrogné du redéploiement capitaliste et de la restructuration internationale des forces productives. De fait il n’y a guère de bon à attendre de lui dans les circonstances actuelles et lorsqu’on entend rester dans les limites du système, la politique n’est plus dès lors qu’une des modalités de gestion de la crise, c’est-à-dire une façon d’adapter le facteur humain — essentiellement la classe ouvrière — à la rigidité des données économiques.
Il y a bien sûr d’assez grandes différences entre la version social- démocrate de la gestion de la crise et les différentes variantes du conservatisme autoritaire, mais toutes ont des effets analogues : augmentation de la pression de l’État sur les citoyens producteurs- consommateurs, recours aux idéologies et aux politiques de la « sécurité » pour mieux encadrer des rébellions latentes. Il y a en conséquence une transformation en profondeur des rapports à l’État et à la politique : on n’attend plus de l’État qu’il garantisse une amélioration graduelle des conditions d’existence, ce qui jette bien entendu, une ombre sur la participation et la représentation politiques prises au sens traditionnel du terme. Pourquoi participer au jeu politique, apporter son soutien à des organisations, si l’on n’obtient pas en échange des prestations plus ou moins satisfaisantes de l’État et si l’on doit se plier inconditionnellement aux contraintes de l’accumulation du capital ?
C’est bien pourquoi on voit se dessiner une nouvelle relation aux élections. Dorénavant pour un nombre croissant d’électeurs, il s’agit moins d’adhérer avec plus ou moins d’enthousiasme à une politique donnée que de traduire son opposition aux organisations dominantes. La crise de la représentation peut donc se traduire par un taux absolument inhabituel de participation, c’est-à-dire par des manifestations massives de rejet et de condamnation des équipes en place, comme on l’observe aujourd’hui. Dans leur immense majorité les opposants ne succombent évidemment pas à l’illusion que le bulletin de vote peut bouleverser complètement la vie politique, ils essayent simplement de contrer la politique de gestion de la crise que l’on veut faire sur leur dos en freinant les mécanismes de l’oppression ou en entravant leur fonctionnement. Ainsi, c’est un rapport de suspicion et de surveillance réciproques qui s’établit entre gouvernants et gouvernés, se substituant peu à peu aux relations d’appui et de soutien caractéristiques de la représentation traditionnelle. Le pouvoir et les dominés échangent des prestations négatives comme les ennemis qui essayent de s’affaiblir mutuellement en se portant des coups.
Dans cet affrontement, ce sont évidemment l’État et la classe dominante qui ont le plus d’atouts dans l’immédiat. Les travailleurs dans leur vie quotidienne dépendent en effet de l’intervention étatique sur toute une série de plans, Sécurité sociale, services publics, organisation des transports publics et de l’espace urbain, organisation des conditions générales de la production etc. Comme l’a dit et répété Marx, leurs propres connexions ne leur appartiennent pas, mais se présentent comme la socialité extérieure du capital et du pouvoir étatique. C’est pourquoi les hostilités entre l’État et les masses peuvent faire place à des périodes d’armistice où une partie des travailleurs semble s’accommoder de l’oppression et de l’exploitation et cède au chantage étatique à l’aggravation des conditions d’existence, ou à la détérioration générale des questions de sécurité. Ils acceptent avec plus ou moins de bonne grâce de reconnaître la position dominante des équipes gouvernementales en place, pour obtenir temporairement un minimum de tranquillité.
Toutefois, cela ne doit pas faire oublier que cette résignation se produit dans des conditions bien particulières, celles d’un désinvestissement général des formes politiques, qu’on ne s’étonne donc pas trop que le jeu politique se bloque, lorsqu’un pouvoir en place discrédité joue à fond sur les craintes de secteurs périphériques des classes populaires et exploite les contradictions d’oppositions légalistes qui s’en tiennent à la représentation politique au sens parlementaire du terme.

Les difficultés de l’Etat bourgeois

La Ve République est un exemple typique de ce type de chantage institutionnalisé, utilisé dans les grandes occasions, c’est-à-dire essentiellement lors des élections présidentielles, législatives, pour intimider les électeurs. Les éléments hésitants, fortement tentés de rejoindre les positions des organisations dominantes du mouvement ouvrier, en l’occurrence le Parti socialiste pour les élections de mars 1978, sont placés devant la menace d’une crise de régime et d’une instabilité incontrôlable pendant toute une période. Il est clair qu’à ce niveau la bourgeoisie joue avec le plus grand cynisme sur les tares du mouvement ouvrier, notamment sur le dogmatisme conservateur du PCF dans le domaine de la démocratie ouvrière et son radicalisme pseudo-révolutionnaire, et, bien entendu, sur l’esprit de compromission du Parti socialiste qui le pousse à rechercher des politiques en trompe l’œil, ménageant les intérêts du capital, tout en promettant beaucoup aux travailleurs. Comme on le dit volontiers dans les milieux dirigeants, la politique de la « gauche » n’est pas crédible, puisqu’elle ne fait qu’accentuer les difficultés du système actuel, sans préparer véritablement l’avenir. L’alternance doit être proscrite. Mais il faut bien voir que cette méfiance d’une partie des travailleurs et de la nouvelle petite bourgeoisie à l’égard de la gauche traditionnelle n’a pas pour pendant un ralliement réel de cette partie des masses qui est effrayée par la « déstabilisation ».
Sa retraite apeurée ou résignée a au contraire pour conséquence une accentuation du « désinvestissement » politique et un éloignement de la politique-spectacle mimée par les médias, toutes choses qui entraînent un scepticisme profond (plutôt que le traditionnel dégoût devant la corruption du monde politique). La société politique n’est plus saisie que comme une immense machine tournant essentiellement pour refouler les aspirations au changement social notamment en les noyant dans les flots d’une rhétorique du changement.
Ce dépérissement lent du « consensus » n’a pas dans l’immédiat de conséquences trop graves pour l’Etat, puisqu’il diminue les tensions politiques les plus apparentes. A la longue toutefois il multiplie les points de friction, particulièrement dans les grands ensembles urbains sous-équipés et touchés par le chômage, il suscite toute une série de révoltes qui, pour être infra-politiques dans la plupart de leurs manifestations, peuvent néanmoins prendre des dimensions inquiétantes (révoltes contre le nucléaire et différentes formes de dégradation du cadre de vie) dans certaines circonstances. Ces phénomènes sont d’autant plus préoccupants pour la classe dominante que le « désinvestissement » atteint encore plus profondément les rapports de travail.
Comme le constatent beaucoup de sociologues, les ouvriers et les employés se reconnaissent de moins en moins dans leur travail et ne cherchent plus que rarement à y trouver des significations positives ou des raisons d’accepter une vie de subordination, riche en frustrations. De plus en plus le travail se présente comme une obligation purement physique, dégagée de toute connotation morale ou affective (le service rendu à la communauté, la réalisation de soi-même). Certes, il y a toujours des secteurs de la classe ouvrière pour intérioriser l’éthique de l’effort et de la performance que propage la classe dominante ou pour se laisser prendre aux thèmes de l’ascension sociale, mais dans une France ravagée par le chômage, les perspectives d’avenir apparaissent bien sombres au plus grand nombre. La société continue à s’enfoncer dans les difficultés sociales, la désespérance des plus opprimés et des plus révoltés, sans laisser entrevoir de nouvelles éclaircies dans un futur prévisible. La société tourne en rond sur elle-même, dans un climat général de désaffection et de désenchantement.
Dans un tel contexte, les tentatives pour redonner élan et vigueur à la vie politique et aux représentations plus ou moins bien interprétées dont elle se nourrit, ne peuvent qu’être dérisoires, même si elles produisent certains effets à court terme. Les visites au président de la République, les déclarations solennelles des ministres ou des organisations ne suscitent plus qu’un intérêt limité et passager, sauf si elles ont des conséquences tangibles et immédiates pour des couches importantes de la population. L’Etat semble ne plus produire qu’un discours efficient, le discours tautologique qui affirme que « le pouvoir n’est pas autre chose que le pouvoir et qu’il ne peut en être autrement ». Tout cela a évidemment de profondes répercussions sur les réformistes de différentes obédiences qui avaient tous fondé leurs stratégies sur une réactivation des formes politiques traditionnelles et qui prétendaient grâce à cela absorber les poussées apparues depuis Mai-juin 1968.

Les différenciations politiques

Aujourd’hui ils n’ont pas seulement à digérer les conséquences d’une défaite conjoncturelle et doivent aussi faire face à l’effondrement d’une stratégie d’union de la gauche qui leur avait permis un temps de canaliser les forces populaires vers des voies légalistes et parlementaristes. Ils se retrouvent en fait singulièrement démunis pour redéfinir leurs orientations. Prêcher une lente accumulation des forces jusqu’en 1981 ou 1983 est certes possible, mais cela ne peut susciter aucun enthousiasme particulier, surtout si l’on considère que les polémiques entre PS/PC sur les responsabilités de l’échec de mars 1978 ne vont pas cesser de si tôt. La division et la démoralisation sont là, en même temps que les tentations de faire cavalier seul.
Dans le parti socialiste, Michel Rocard se prononce avec beaucoup de force pour l’autonomie du courant socialiste, et dans le PCF il y a nombre de partisans d’un repli ouvriériste et sectaire. Du côté réformiste la situation sera pour toute une période, il ne faut pas en douter, une situation d’affrontements internes et de tâtonnements hésitants à la recherche d’une restructuration du paysage politique. Pendant un laps de temps qu’il est difficile d’estimer pour le moment les courants les plus divers vont en effet se faire jour à propos des problèmes de stratégie et de tactique et cela sans respecter les hiérarchies des valeurs établies et les interdits édictés par des directions diverses. Chaque parti va rechercher fièvreusement les thèmes d’action susceptibles d’avoir de l’écho dans les masses populaires et de le distinguer positivement par rapport aux autres, faisant oublier ses propres responsabilités dans les échecs subis. Il ne faut naturellement pas s’attendre à une remise en question radicale du passé de la part des appareils qui auront pour préoccupation principale de persévérer dans leur être, mais il ne faut pas non plus sous-estimer les ébranlements qui se produiront inévitablement par suite de cette situation d’incertitude et d’inquiétude, la crise de la représentation politique et des institutions chargées d’assurer l’intégration des travailleurs dans le système effectivement à l’ordre du jour la recomposition du mouvement ouvrier, et du côté des réformistes, la mise au point de nouveaux équilibres entre la classe ouvrière et son encadrement politique.

La recomposition du mouvement ouvrier

Cela donne de nouvelles chances aux révolutionnaires, dans une conjoncture qui, apparemment, ne leur est pourtant pas favorable. Les différenciations qui commencent à apparaître dans le PS comme dans le PC ne peuvent manquer en effet d’élargir le champ des discussions. Dans le PCF, en particulier, tout, ou à peu près tout, est peu à peu mis sur la place publique, le passé stalinien du parti comme la pratique bureaucratique du « centralisme démocratique », les oscillations entre les conceptions sectaires et opportunistes de l’unité des travailleurs comme les équivoques de la démocratie avancée. L’apparition d’une opposition de gauche plus ou moins structurée devient ainsi du domaine du possible, avec tout ce que cela peut signifier bien au-delà du parti communiste. Il n’est donc pas aventuré de penser que peut se développer dans le mouvement ouvrier officiel un courant révolutionnaire clairement opposé aux différentes variantes du réformisme.
Il y a toutefois une condition absolument nécessaire à une telle évolution, à savoir la participation active et consciente de l’essentiel des forces de l’extrême gauche à ce processus de constitution d’un pôle révolutionnaire. Or, de ce point de vue, les choses ne sont pas garanties à l’avance. Les organisations situées à gauche du PCF participent elles aussi à la crise de la représentation politique, peut- être même plus fortement que les organisations dominantes, étant donné qu’elles ont des assises moins solides. L’extrême gauche se veut l’expression authentique des aspirations révolutionnaires du prolétariat mais elle parle la plupart du temps un langage très éloigné des préoccupations réelles des travailleurs. Elle s’adresse aux masses en opposant un discours normatif, moralisateur à une réalité décevante et cela avec d’autant plus d’entêtement que l’écho est plus faible.
A la limite tel ou tel groupe se prend pour l’incarnation de la ligne juste en refusant de tenir compte de ses échecs et des démentis apportés par les travailleurs eux-mêmes. Un tel sectarisme n’exclut évidemment pas, mais au contraire appelle, un opportunisme assez plat pour maintenir un minimum de zone d’influence. Lutte ouvrière prend ainsi dans les débats de l’extrême gauche des positions très sectaires, mais n’hésite pas à recourir à l’ouvriérisme et à l’opportunisme le plus débridé. D’une façon générale, on peut constater que les organisations révolutionnaires oscillent entre une politique intemporelle du témoignage et une adaptation plus ou moins fébrile aux événements. C’est cela qu’il est nécessaire de changer au plus vite en donnant au maximum d’organisations l’envie et les moyens de peser sur l’évolution politique de la gauche du mouvement ouvrier. Il ne s’agit pas de se fixer des objectifs démesurés, mais d’intervenir avec un minimum d’efficacité dans la situation en fonction de quelques préoccupations fondamentales :
—  Susciter et alimenter un débat démocratique portant tant sur les problèmes de l’unité ouvrière rendue difficile par les manœuvres des réformistes que sur la signification positive de la démocratie ouvrière, pour augmenter les capacités offensives des travailleurs.
—  Soutenir, populariser et unifier les luttes ouvrières contre la mauvaise volonté ou le sabotage des appareils.
—  Animer les luttes urbaines et toutes les luttes contre le mode de vie capitaliste.
—  Faire pénétrer la dynamique du mouvement de libération des femmes dans le mouvement ouvrier.
—  Rassembler au maximum les forces des révolutionnaires et les orienter vers une politique de front unique rejetant toutes les formes de collaboration de classe. (Le front unique ne se réalise pas seulement à la base dans les entreprises et les localités, mais en s’adressant à des partis ou à des courants entiers, en jouant sur leurs contradictions).
Dans les prochains mois, il est clair que l’on se posera de plus en plus le problème de la structuration présente du mouvement ouvrier, du pouvoir et du bien-fondé de ses oppositions et de ses divisions en partis comme en syndicats, de ses liens avec l’appareil d’État et les institutions de la société bourgeoise. De plus en plus nombreux seront ceux qui voudront une redistribution des cartes, une nouvelle circulation des idées, de nouvelles formes d’organisation permettant une expression plus directe des aspirations à un changement de la société. Il faudra exploiter au plus vite cette conjoncture en n’oubliant pas que des forces sont à l’œuvre du côté du réformisme pour en tirer aussi parti, pour proposer des solutions comme l’« autonomie socialiste » de Rocard qui mêlent une conception très limitée de l’autogestion (l’introduction timide du principe électif dans la vie de production) à un respect tout technocratique pour les « contraintes » économiques et bureaucratiques. Cela veut dire qu’il faut se préparer à mener une bataille centrale dans le mouvement ouvrier contre tous ceux qui prétendent développer la « vie associative » et défendre la « société civile » sans s’attaquer aux fondements de l’intervention étatique. En ce sens, la bataille pour le front unique sera aussi une bataille pour tisser de nouvelles relations entre les masses et pour établir un réseau d’organismes populaires (l’« auto-organisation) susceptibles de résister avec succès à une pression étatique omniprésente. L’unité peut et doit se faire contre l’État et tous ses réseaux d’influence, contre son chantage permanent à la dissolution du tissu social, en lui opposant les germes d’une nouvelle vie sociale. La politique unitaire ne peut être que la reconstruction du mouvement ouvrier sur de nouvelles bases.
Jean-Marie Vincent





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(1934-2004)