site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Le stalinisme ou la pétrification de la politique

Critique des pratiques politiques

p. 73-101, Galilée, 1978




Dans les grandes démocraties occidentales, la politique se présente d’abord comme l’expression et la synthèse de la multiplicité des opinions. Elle se donne pour la manifestation ordonnée de la majorité des citoyens, mais il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir qu’elle recouvre aussi une contrainte souvent très pesante sur l’ensemble de la société, contrainte qui s’exerce à travers l’activité d’institutions étatiques incontrôlées. Elle a en fait un double visage, un visage libéral, celui de la confrontation des opinions individuelles et des échanges de prestations avec l’Etat (les citoyens soutiennent ce dernier en fonction des demandes qu’il choisit de satisfaire), un visage autoritaire, celui des décisions qui s’imposent à tous et structurent d’en haut le champ des relations sociales et des relations inter-individuelles. La politique, c’est la libre circulation des idées et des opinions sur le modèle de la circulation des marchandises, et en même temps l’organisation de la coercition, sa constitution en système permanent de domination.
Il est naturellement tentant de ramener ces caractéristiques contradictoires de la politique à des oppositions rigides et éternelles entre l’individuel et le social, le spontané et l’organisé, la liberté et l’ordre, mais sur cette voie, on ne fait que constater des antinomies ou des états d’équilibres plus ou moins précaires, sans vraiment les comprendre. Si l’on veut, au delà des apparences, pénétrer la dynamique profonde de la politique, il faut essayer de saisir le jeu autonome des formes politiques dans son unité propre comme dans son imbrication avec les formes économiques. De ce point de vue, on ne doit surtout pas prendre le processus de formation de l’opinion pour un simple processus d’échanges inter-subjectifs. Les individus qui arrivent sur le forum de l’opinion publique, sont tous formellement égaux, un homme, une voix, comme ils sont égaux en tant que vendeurs et acheteurs de marchandises, mais ils sont, en réalité, substantiellement inégaux dans les rapports de production et de répartition qui sous-tendent les échanges économiques et plus ou moins directement les échanges politiques. Les uns disposent de l’essentiel des moyens de communication et de formulation des stratégies et tactiques politiques, les autres sont dans une situation de dépossession qu’ils ne peuvent que très difficilement surmonter. Formellement, les participants à la politique échangent des prestations ou des services équivalents, ils font valoir des influences qu’ils peuvent exercer pour obtenir en compensation des interventions ou des pressions en leur faveur. Comme le remarque Talcott Parsons [1], il y a une circulation de l’influence (dont le pouvoir n’est qu’un cas particulier) sur le modèle de la circulation de l’argent. Mais, précisément, cette comparaison en dit plus long qu’elle ne le voudrait : si l’on va au-delà de l’immédiat, la circulation de l’influence se dévoile comme une circulation de la contrainte et de l’acceptation passive, tout comme la circulation de la monnaie se dévoile en dernière analyse comme une circulation de capital-argent (et partant de la force de travail exploitée) déterminée par les mouvements de l’accumulation. En d’autres termes, la grande masse des citoyens, séparée de l’Etat et des instruments de pouvoir est placée dans l’obligation de choisir les modalités de sa soumission, en fonction des choix laissés ouverts par la classe dominante et par le système politique. Elle choisit entre des équipes dirigeantes qui ne s’affrontent pas vraiment sur « des choix de société », elle s’adapte à des situations politiques dont elle ne peut saisir toutes les données. Elle est souvent poussée à la passivité la plus complète, parce que la circulation et la production de l’influence se déroulent comme des processus mécaniques ou automatiques tout à fait extérieurs [2].
C’est d’autant plus vrai que la politique tend à épouser les mouvements du capital, de sa reproduction en tant que rapport social. En effet, ce ne sont pas les individus désincarnés, tout à fait autonomes de la théorie bourgeoise qui apparaissent au niveau de la politique et concourent à la formation de l’opinion (et à la définition de l’intérêt général), mais bien des individus insérés dans le processus de production de plus-value et modelés par lui. Dans une société capitaliste moderne, il s’agit essentiellement de salariés qui cherchent à améliorer leur position sur le marché du travail, autant que possible sans tenir compte de la dynamique du profit. Potentiellement, ils représentent une force considérable, la force des travailleurs coalisés qui sont susceptibles de refuser la soumission aux impératifs de la production de plus-value ainsi qu’au commandement capitaliste qui en résulte dans la vie de production (les nécessités de la rentabilité et d’un certain type de calcul rationnel). Mais, justement, tous les mécanismes de la socialisation propre à la société capitaliste tendent à les dépouiller de leur force collective et à les reproduire comme des sujets impuissants devant leurs propres relations substantifiées. C’est d’ailleurs pourquoi la politique comme production du consensus, c’est-à-dire comme acquiescement à la reproduction du capital et comme procès de légitimation de la classe dominante, ne peut être comprise autrement que comme une suite d’interventions destinées à maintenir les travailleurs dans leur isolement les uns par rapport aux autres, voire à les dissocier en multipliant les points d’affrontement secondaires entre les différentes strates ouvrières. L’Etat peut bien reconnaître des groupes structurés qui défendent des sommes d’intérêts particuliers (la concurrence des sources de revenus ou des facteurs de production au niveau des rapports de distribution) et passent très souvent des compromis, il ne peut tolérer une classe ouvrière autonome, pas plus qu’il ne peut se réconcilier avec une représentation politique qui rend explicite les conflits latents de la société. La confrontation des opinions comme processus de sélection et d’élaboration de décisions et de positions concrètes, est, par suite, un processus d’atomisation des travailleurs, de désagrégation de leurs réactions collectives, de dissociation de leurs relations inter-individuelles et inter-subjectives. La participation que l’on demande au plus grand nombre ne dépasse effectivement pas le stade de l’adhésion plus ou moins conformiste, de l’échange ritualisé avec le pouvoir, de l’acquiescement à des valeurs et des finalités qui sont extérieures aux producteurs directs. Elle se donne pour la recherche de l’ordre, d’un ordre quasi naturel qui assure la pérennité des échanges entre des sujets isolés dans un monde d’objets qu’ils s’approprient dans la concurrence, elle n’est pas et ne peut donc être organisation consciente de la production sociale par les individus en interaction. Dans la mesure, où elle se refuse à être plus qu’une méthode d’intégration et de réduction des conflits, elle ne fait que redoubler les effets de séparation du rapport social de production immédiat. Autrement dit, la politique bourgeoise n’unifie pas, elle sépare ceux qu’elle prend dans ses réseaux pour mieux les maintenir aux places qui leur reviennent dans la reproduction sociale. Dans son autonomie apparente (mais relative), elle abstrait les groupes et les individus des conditions réelles de leur socialisation lors même qu’elle les fait parler de leurs intérêts, voire de lutte des classes (à l’exemple de la « lutte des classes démocratique » de Seymour Martin Lipset).
Mais il y a un revers à la médaille. La politique ne peut pas être seulement négation de la socialité potentiellement riche et développée des travailleurs, de leur aspiration irrépressible à la transformation sociale. Elle doit être aussi processus d’agrégation de la classe dominante, et de sélection du personnel politique dirigeant bien au-delà des limites de la seule bourgeoisie. Il est clair que ce processus d’agrégation-sélection ou d’attraction- répulsion peut et doit se faire en posant la capacité des différents groupes dominants à maintenir les travailleurs dans leur état de subordination, mais, précisément, cela n’est possible que s’il y a confrontation, affrontements réels, entre des stratégies et des tactiques différentes, sur la meilleure façon de faire jouer les mécanismes de l’influence. Comme Max Weber l’a très bien montré, la méthode « démocratique » est, de ce point de vue, supérieure à tous les affrontements feutrés ou apparents entre cliques de pouvoir dans les systèmes autoritaires ou totalitaires. Mais il faut ajouter aussi que la production du consensus, c’est-à-dire de l’adhésion résignée des travailleurs à leur exploitation, implique, en outre, un dialogue tout à fait affiché et permanent de l’Etat avec les organisations qui encadrent les travailleurs salariés. Ces organisations peuvent, bien entendu, être dominées par des couches petites-bourgeoises, mais, en tout état de cause, elles doivent défendre, au moins symboliquement et rituellement, des positions opposées à celles de la bourgeoisie. En ce sens, le processus d’égalisation des différences politiques ne peut être purement coercitif, simple réduction à l’unité et à l’homogénéité par les décisions d’en haut. Il doit y avoir valorisation progressive des positions et des opinions parvenues (ou admises) à la dignité de la représentation, grâce à des opérations successives de transmutation, pour arriver à l’intérêt général, cette puissance extérieure, cette abstraction réelle ou encore, cette cristallisation de l’autonomie du politique par rapport à la dispersion des individus. En d’autres termes, il doit se produire un jeu incessant de concurrence et de métamorphose des formes politiques, ce qui laisse inévitablement des espaces pour la résistance au système et à son totalitarisme implicite. Ce sont, bien sûr, ces espaces ou ces interstices que le mouvement ouvrier a utilisé dès le XIXe siècle pour perturber le bel arrangement de la politique comme échange apparent d’équivalents et comme règne des techniques de l’influence. Le parti socialiste de masse bouleverse ainsi, dans un premier temps, les règles de la représentation ; il ne filtre pas ou ne sélectionne pas les revendications ouvrières, il cherche au contraire à les formuler avec le plus de vigueur possible. Par son orientation d’opposition fondamentale, il entend défendre, non des individus atomisés, mais les membres d’une classe en voie de constitution ou d’unification qui refuse son exploitation et son oppression. Il tend par conséquent à inverser le sens des mécanismes politiques, à court-circuiter la métamorphose- anamorphose des formes politiques. Il ne s’agit plus pour lui d’épurer les opinions et de construire l’influence étatique à travers les échanges politiques, mais bien de reconstruire les relations sociales en transformant la scène politique et ses règles de fonctionnement (de mise en scène et d’interprétation de la matérialité des relations sociales). Les députés socialistes se servent du parlement et des diverses assemblées comme de bases d’agitation où ils dénoncent les tares les plus criantes de la société bourgeoise, ils ne se préoccupent pas essentiellement de l’équilibre des échanges politiques.
Dans un deuxième temps, il est vrai, la contre-offensive étatique et bourgeoise développe tous ses effets en maintenant l’activité politique ouvrière dans les limites de la représentation de type parlementaire et de la délégation-renonciation. Pour cela, elle s’appuie, naturellement, sur les moyens coercitifs les plus éprouvés, comme en témoigne, à l’évidence, la dure répression qui frappe les luttes ouvrières au tournant du siècle. Mais, cela n’est qu’un aspect de la question, car, plus encore que sur la violence, c’est sur l’insuffisance de la socialisation politique opérée par partis et syndicats d’inspiration socialiste que joue la classe dominante. Les travailleurs, dans leur résistance à l’exploitation et à l’oppression, ne peuvent se produire immédiatement comme les individus socialisés d’une classe émancipée, puisqu’ils sont dépouillés des instruments essentiels d’organisation (séparation du pouvoir et des moyens de production). Ils délèguent en conséquence à des minorités actives et relativement privilégiées (dans le cadre de la division du travail) la tâche de les affirmer en tant que classe unifiée face à la bourgeoisie et ses auxiliaires, en attendant de disposer de la force collective et de l’espace social nécessaires pour bouleverser de fond en comble les relations sociales. Dans les moments les plus aigus d’un mouvement de grève ou lors d’affrontements politiques majeurs, il y a sans doute dépassement des réactions individualistes, manifestation consciente de la solidarité objective qui lie les esclaves salariés du capital, mais cela ne repose pas sur une transformation directe et irréversible des rapports des hommes entre eux et à leur environnement. Les individus restent matériellement dépendants de leur séparation des moyens de production et d’échanges. Leurs propres communications sont entravées, non seulement par la mauvaise circulation des informations et des connaissances, mais aussi par le caractère très particulier, voire très particulariste des positions qu’ils occupent les uns par rapport aux autres. Le groupe en fusion, cher au Sartre de la « Critique de la Raison dialectique » ne peut être qu’éphémère à ce stade, parce que l’horizon de chacun ne peut s’intégrer facilement dans l’horizon de tous, parce que la pratique de chacun, bien qu’adossée à celle des autres, est prisonnière de multiples cloisonnements (dus notamment à la division des sexes, à la division et à la hiérarchisation des tâches à l’intérieur de la classe ouvrière). Il en résulte donc que l’organisation ouvrière ne peut être de façon permanente auto-organisation ou tendance à l’auto-organisation, ce qui implique « a contrario » son insertion permanente dans les mécanismes de la représentation-valorisation de positions différentielles. Les partis ouvriers en temps « normal » (c’est-à-dire, lorsque l’Etat n’est pas dérangé dans son fonctionnement habituel) sont contraints effectivement de sélectionner les intérêts concrets qu’ils entendent défendre, ce qui revient très souvent à privilégier telle ou telle fraction de la classe ouvrière au détriment des autres, en fonction de considérations plus ou moins réalistes. Ils font, comme on dit, la part des choses, en tenant compte de rapports de force qu’ils ne peuvent modifier, dès le départ, de fond en comble, parce qu’il s’agit de rapports complexes entre les classes (rapports avec la petite-bourgeoisie et la paysannerie au-delà des rapports avec la bourgeoisie), largement médiés et déterminés par la rigidité fétichiste des mouvements de l’économie et des formes politiques. D’un certain point de vue, les partis de la transformation révolutionnaire sont prisonniers des processus interclasses de production de l’opinion (l’égalité formelle des individus sous patronage capitaliste) qu’ils cherchent à utiliser. Il leur est, par conséquent, particulièrement difficile de concilier les considérations les plus immédiates et l’intérêt à plus long terme (prise du pouvoir) pour jeter un pont entre le présent et l’avenir. Il y a, à ce niveau, ambiguïté et réversibilité de l’action socialiste : la représentation, au lieu de transmettre la pression des masses sur le pouvoir, peut très bien transmettre celle du pouvoir sur les masses. C’est ce que les milieux les plus lucides de la bourgeoisie ont bien vu dans les dernières années du XIXe siècle, en proposant que l’Etat devienne un Etat social, c’est-à-dire un Etat capable de faire jouer la dialectique des formes politiques pour intégrer la classe ouvrière. On voit, de fait, plusieurs Etats, notamment l’Etat français, prendre en charge le besoin de sécurité des travailleurs (assurances sociales, etc.) et pousser le patronat à faire des concessions matérielles, tout en utilisant les mouvements de masse réactionnaires (boulangisme, anti-sémitisme, etc.) comme autant d’épouvantails pour faire accepter aux partis d’inspiration socialiste, une politique « modérée », c’est-à-dire oublieuse de ses objectifs initiaux. Comme le disait déjà Bernstein, « Le mouvement est tout, le but n’est rien ».
L’Etat capitaliste moderne, du moins celui qui est représentatif, est ainsi entraîné dans une dynamique de la confrontation et de la collaboration systématiques avec le mouvement ouvrier organisé. A ce stade, il n’est plus question de dénier à ce dernier son droit à l’existence ou sa représentativité. Il s’agit, tout au contraire, d’en faire un des éléments les plus importants de la reproduction du rapport social de production, et donc de la reproduction élargie du capital. Sur le plan politique, le mouvement ouvrier peut et doit devenir un facteur de légitimation de l’Etat, grâce à l’insertion de ses thèmes de réforme sociale dans les pratiques réelles de modernisation-rationalisation du fonctionnement étatique. Il s’agit, en quelque sorte, de faire servir les thèses gradua- listes — la transformation par paliers de la société - à un processus permanent d’adaptation des structures étatiques à la lutte des classes et aux conditions générales de l’équilibre social. Sur le plan économique, les revendications ouvrières doivent être formulées et traitées de façon à devenir fonctionnelles par rapport à l’accumulation, c’est-à-dire dépouillées de leurs charges subversives et explosives. Elles doivent apparaître comme une variable dépendante du progrès économique et technique ou comme des retombées, plus ou moins bien contrôlées de l’élévation de la productivité du travail, c’est-à-dire comme des facteurs endogènes à la vie économique. Il est assez apparent que tout ceci ne peut être obtenu sans des batailles politiques et idéologiques incessantes, ni non plus sans épreuves de force majeures, mais il faut bien voir que l’Etat, pour faire face à ces problèmes, peut compter sur les effets produits par les transformations de la société et par sa propre adaptation au capitalisme monopoliste et impérialiste. Le recul de l’artisanat, de la paysannerie et du petit commerce, et parallèlement la progression des salariés dans la population active, augmentent le nombre de ceux qui dépendent de la régulation étatique dans leur vie quotidienne (Assurances sociales, Sécurité sociale) ou dans les relations de travail (protection par la législation sociale et des fonctionnaires spécialisés). Dans ce contexte, les organes étatiques ne manquent pas d’apparaître comme une réunion d’organismes au-dessus de la mêlée, comme des éléments irremplaçables de cohésion sociale, voire comme l’expression consciemment assumée de l’interdépendance des individus et des groupes dans une société de plus en plus complexe. Cette fétichisation de l’Etat, c’est-à-dire son identification à un rôle de promoteur de l’intérêt général face à une multiplicité d’intérêts privés, est d’autant plus forte que la concurrence des opinions prend un tour de plus en plus monopolistique. La concentration des moyens de communication, l’institutionnalisation de l’affrontement entre les grands partis, tout cela rend difficile l’expression des opinions « déviantes » ou nouvelles. Les groupes primaires ou les fractions de classe sont obligés de s’intégrer dans un pluralisme fortement organisé, s’ils veulent faire entendre quelque peu leur voix. Aussi bien, les travailleurs restent-ils largement séparés de leurs organisation, seraient-elles constituées explicitement pour défendre leurs intérêts les plus palpables (comme les syndicats). Ils ne les possèdent pas, pas plus qu’ils ne possèdent leur propre force collective, accaparée par le capital dans la production. Ils ne peuvent en réalité que les construire comme des puissances extérieures dont ils ne pourront se servir que dans des limites très étroites.
C’est contre cette tendance à l’osmose entre l’Etat représentatif et les organisations d’origine ouvrière que s’est constituée l’Internationale communiste. Selon les thèses qu’elle développe lors de sa fondation il ne peut plus être question d’utiliser les armes traditionnelles de la politique pour conquérir l’Etat, il faut inventer et mettre en pratique une politique révolutionnaire nouvelle qui ne se laisse pas enfermer dans le corset de la représentation-valorisation. Le parlementarisme peut être utilisé, mais pour dénoncer et démonter la mystification qu’il contribue à mettre en œuvre, et appeler les masses à sortir de leur subordination. L’objectif stratégique de la prise de la prise du pouvoir lui-même, se transforme, il devient conquête du pouvoir en vue de la destruction de l’Etat bourgeois, et non plus en vue d’une installation tranquille dans les vêtements de la bourgeoisie. Le socialisme révolutionnaire se présente, en fonction de cela, comme refus de la bureaucratie et comme recherche de la démocratie directe, recherche dont le but est d’édifier un Etat de type nouveau, l’Etat des conseils qui doit mettre fin à la séparation entre le pouvoir et les masses. Les thèses de Lénine sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat disent de façon caractéristique [3] : « Thèse 5. La commune de Paris, célébrée en paroles par tous ceux qui désirent se faire passer pour des socialistes, car ils savent que les masses ouvrières nourrissent envers elle une sympathie sincère et chaleureuse, a montré d’une manière particulièrement frappante le caractère historiquement conventionnel et la valeur limitée du parlementarisme bourgeois et de la démocratie bourgeoise, ces institutions progressives au plus haut point par rapport au moyen-âge, mais qui doivent nécessairement être remaniées de fond en comble à l’époque de la révolution prolétarienne. C’est justement Marx qui a apprécié mieux que quiconque la portée historique de la Commune et a montré dans son analyse le caractère exploiteur de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme bourgeois, lorsque les classes opprimées se voient octroyer le droit, une fois en quelques années, de choisir le mandataire des classes possédantes qui « représentera et réprimera » (ver-und-zertreten) le peuple au parlement... Thèse 6. Ensuite ce qui fait l’importance de la Commune, c’est qu’elle a tenté de briser, de détruire de fond en comble l’appareil bureaucratique, judiciaire, militaire, policier de l’Etat bourgeois en le remplaçant par une organisation autonome, l’organisation des masses ouvrières qui ne connaissait pas la séparation des pouvoirs législatif et exécutif. » Cette vigoureuse opposition au système représentatif classique reste néanmoins, dans ses caractéristiques essentielles, une critique le plus souvent abstraite et moralisante de l’existant. Elle ne s’appuie pas sur une compréhension approfondie des processus objectifs de la représentation et du fonctionnement de l’Etat comme ensemble d’institutions articulées aux différents niveaux et aux différents moments du processus d’ensemble de la production capitaliste. Dans les pays d’Europe atteints par la vague révolutionnaire, les nouveaux communistes ne vont guère au delà d’une mise en question abstraite des institutions. En Allemagne et en Italie où apparaissent les mouvements conseil- listes les plus développés et les mieux organisés, l’Etat résiste relativement facilement aux assauts désordonnés qu’on livre contre lui, étant donné l’appui direct ou indirect qu’il reçoit de la bureaucratie représentative des organisations ouvrières [4]. En Russie, le dépérissement rapide des Soviets, et l’interdiction progressive des organisations politiques autres que le parti bolchevik place l’édification du nouvel Etat sous le signe, non de la démocratie la plus développée pour les masses, mais au contraire sous le signe d’un nouvel autoritarisme. La dictature du prolétariat à la fin de la guerre civile et du « communisme de guerre » se dévoile, en fait, comme une dictature au nom du prolétariat, pesant au besoin très lourdement sur des masses populaires réticentes. On ne peut donc s’étonner que, dans ces conditions, l’opposition entre démocratie parlementaire et démocratie des conseils ne prenne pas véritablement corps dans la vie politique, une fois passée la vague révolutionnaire consécutive à la première guerre mondiale. Malgré un ébranlement théorique et pratique sans précédent, il n’y a pas de révolution politique notable dans les relations sociales les plus décisives, il n’y a pas de percée dans les relations entre les hommes et les structures pesamment objectives des échanges et de la production politiques. C’est toujours dans le cadre ancien, malgré les perturbations et les secousses, que se pose le problème de la politique révolutionnaire. Autrement dit, il faut inventer de nouvelles pratiques politiques dans une situation qui n’est pas ou n’est plus révolutionnaire.
Beaucoup de communistes, au début des années vingt, croient trouver la solution en essayant d’opposer le devoir-être révolutionnaire incarné par le parti à la réalité mauvaise de la social-démocratie, du parlementarisme et de la contre-révolution. Pour eux, c’est le parti qui résume l’essentiel du combat anti-capitaliste en rassemblant ses membres sur la base du refus des compromissions, qu’il s’agisse de compromissions de type syndical (recherches d’aménagements successifs du salariat) ou de compromissions de type parlementariste (les alliances de la social-démocratie avec des forces libérales bourgeoises). La construction du parti est ainsi un processus d’ascèse et d’épuration progressive des éléments tièdes ou douteux, c’est-à-dire de sélection impitoyable. U faut, bien sûr, que le Parti obtienne l’adhésion ou le soutien des masses, mais on postule, précisément, que les masses se reconnaîtront en lui à partir du moment où il aura fait la preuve de son incorruptibilité, de son intransigeance dans les débats qui agitent la scène politique. Son rôle, en somme, est moins de peser sur l’agencement ou le déploiement des forces en présence que de rappeler constamment qu’il est nécessaire d’œuvrer à la transformation révolutionnaire de la société et de préserver son intégrité pour le moment des affrontements décisifs. Le parti doit se préparer de façon permanente à l’insurrection sans s’arrêter, outre mesure, à des considérations tactiques, sans rechercher systématiquement la popularité immédiate, parce qu’il est appelé à être la voix de la classe ouvrière, sa conscience enfin révélée à elle-même dans les instants privilégiés du processus révolutionnaire. Les masses ouvrières — à suivre cette conception — ont ainsi un rôle essentiellement passif. Plus précisément, elles n’ont qu’à appuyer les initiatives du parti et à lui accorder leur confiance, malgré les attaques toujours renouvelées de l’adversaire de classe. On voit par là qu’un certain nombre de bouleversements introduits par les communistes - notamment la pénétration de l’activité politique dans les usines par la création de cellules d’entreprise — qui paraissent rapprocher très étroitement la politique des préoccupations les plus quotidiennes des travailleurs, ont quasi inévitablement des effets ambivalents. Le parti ne cherche pas véritablement à mettre fin à l’atomisation des salariés exploités par le capital, en permettant à ces derniers de se retrouver dans leur propre action collective. Il leur prescrit, au contraire, leurs modalités d’intervention, leurs thèmes d’agitation et leurs objectifs d’action, ce qui signifie que la politique se présente toujours comme un élément extérieur d’organisation et de structuration de volontés qui restent particulières. A la limite, le parti ne cherche pas vraiment à organiser les masses, il tente seulement de sélectionner au sein de la classe ouvrière et de l’intelligentsia les secteurs les plus réceptifs, ceux qui sont susceptibles de retransmettre la politique qu’il définit et de lui apporter un soutien indéfectible à travers les pires difficultés. Il ne peut donc y avoir, entre parti et masses, des échanges où les deux partenaires se féconderaient réciproquement, se transformeraient mutuellement en s’orientant vers l’auto-organisation des travailleurs. Il est vrai qu’à la même époque, la direction de l’Internationale communiste (et plus précisément, Lénine et Trotsky) voit bien le danger d’élitisme que comporte cette évolution du rapport entre parti et masses, puisqu’elle préconise, à partir des IIIe et IVe Congrès de l’I.C., un front unique prolétarien dont l’objectif avoué est la conquête des masses par les Partis communistes [5]. Apparemment réductible à de simples considérations tactiques, ce tournant secoue en réalité très sérieusement les habitudes les plus ancrées chez les communistes. En effet, on invite ces derniers à ne pas se contenter de critiquer les partis social-démocrates, mais de tenter de les entraîner dans l’action en bousculant tous les conservatismes d’appareil. On leur demande aussi d’effectuer un travail en profondeur dans les syndicats à direction réformiste, alors que, dans plusieurs pays, ils ont contribué à créer des syndicats rouges, indépendants sur le plan organisationnel et idéologiquement opposés au réformisme. Plus important encore, on cherche à leur faire adopter des démarches tactiques reliées à des perspectives stratégiques plus concrètement formulées : les mots d’ordre doivent partir de l’état de conscience (et d’organisation) des masses, pour le faire progresser vers des objectifs plus avancés et vers de nouvelles formes d’organisation. Le front unique doit, dans cet esprit, avoir son couronnement dans le mot d’ordre du gouvernement ouvrier et paysan, conçu non comme une autre appellation de la dictature du prolétariat, mais comme un gouvernement de coalition amorçant la rupture de l’ordre établi et de l’équilibre étatique — sur la base, bien entendu, d’une très large mobilisation extra-parlementaire. Il n’y a plus de tête à tête entre la classe ouvrière et le parti révolutionnaire, mais des relations complexes entre des forces changeantes dans un champ lui-même profondément labouré par des courants politiques divers. Quand on parle du front unique authentique (et non de ses caricatures ultérieures), il s’agit par conséquent de la première formulation d’une politique ambitieuse d’utilisation ou de retournement révolutionnaires des formes politiques de la société bourgeoise. Mais il est précisément caractéristique que cette politique de front unique, d’unification de la classe ouvrière sur des bases anti-capitalistes, se soit heurtée d’emblée à des résistances considérables dans les partis les plus importants de la IIIe Internationale. La plupart du temps, on la rejette comme opportuniste et impossible à pratiquer en fonction des réactions hostiles des ouvriers communistes qui ont rompu avec la social-démocratie. On craint également qu’elle ne regonfle et justifie les partis socialistes et les différentes variétés du réformisme. Dès 1924, lors du Ve Congrès de l’I.C., le gros du communiste international l’abandonne en lui substituant une politique du front unique par le bas (pas d’unité au sommet) qui flatte les préjugés de la gauche des P.C. en revenant à un révolutionnarisme abstrait et au postulat du rôle unique et privilégié de toute éternité du parti. On attend purement et simplement des ouvriers social-démocrates qu’ils désavouent leurs organisations et leurs dirigeants pour se porter sur des positions analogues à celles des partis communistes, ce qui suppose évidemment que les problèmes stratégiques et tactiques les plus importants sont déjà résolus.
Sur cette voie, l’Internationale communiste ne rencontre que des échecs et ne peut d’ailleurs que rencontrer des échecs, mais, et c’est là l’essentiel pour les dirigeants soviétiques dominants à ce moment-là, elle se ferme à toutes les influences venant de l’extérieur, c’est-à-dire aux critiques venant du mouvement ouvrier lui- même et plus particulièrement des cercles communistes les plus défiants à l’égard de l’esprit d’orthodoxie. Ce qui importe, c’est de serrer les rangs et de soustraire les problèmes du mouvement communiste à tout débat public, général et prolongé. Les années 1924-25 marquent en effet les débuts de la stalinisation de l’Union soviétique, c’est-à-dire son insertion progressive dans l’ordre international des Etats. Sans doute, Staline et les partisans du « socialisme dans un seul pays » ne songent-ils pas à faire de l’Etat soviétique, un Etat absolument comme les autres, ni non plus à restaurer complètement l’ordre ancien. Ils s’attachent, tout au contraire, à stabiliser et à consolider un système social hybride, dans lequel — pour reprendre une expression de Lénine dans « l’Etat et la Révolution - un Etat bourgeois sans bourgeoisie préside à l’instauration de rapports de production semi-collectifs et bureaucratiquement contrôlés, et cela en expropriant le prolétariat qu’il prétend exprimer. Dans ce cadre, il est clair toutefois que la préoccupation principale du nouvel Etat ne peut être de majorer l’importance de la lutte des classes internationale, mais de chercher à améliorer ses rapports avec les Etats les plus importants, soit en passant des accords avec eux, soit en recherchant leur neutralité plus ou moins bienveillante. Cela ne veut pas dire que le mouvement communiste international perd tout intérêt pour la direction soviétique — il peut être un instrument de pression sur la vie interne de bien des Etats, et surtout il sert à légitimer le régime soviétique aux yeux de ceux qui lui sont soumis. Mais il vient en second lieu, après les intérêts du « premier pays à construire le socialisme », et de ce point de vue, il n’y a pas d’inconvénient majeur à ce que les communistes hors d’Union soviétique sacrifient à une politique- fiction qui les mène à plusieurs lieues des affrontements de classes réels et les fasse vivre dans un monde purement dichotomique (en noir et blanc). Dans la plupart des cas, ils s’isolent des préoccupations de secteurs très importants de la classe ouvrière, tout en réintroduisant, sous les aspects d’un gauchisme sectaire, des relations paternalistes dans le mouvement ouvrier organisé, plus précisément des relations entre des initiés supposés savoir et des éléments passifs qui n’ont qu’à accepter les vérités qu’on leur assène. Ils maintiennent ainsi la politique — qui se dit prolétarienne — à distance des travailleurs, comme si l’on avait à faire à un domaine réservé aux spécialistes de l’activité révolutionnaire. Il est vrai qu’en 1926-27 les aspects les plus sectaires de cette politique de l’exorcisme sont atténués ou abandonnés par les partis européens qui reviennent, avec plus ou moins de bonheur, à la politique de front unique. La reprise des affrontements en URSS, notamment entre la fraction stalinienne et l’opposition de gauche unifiée, ramène toutefois le balancier vers le gauchisme le plus sectaire. Ne faut-il pas prouver que les opposants intérieurs et extérieurs (dans les P.C.) sont des « droitiers » qui reculent devant les tâches révolutionnaires ? Dans cet esprit, le VIe Congrès de l’Internationale définit une orientation qui repose sur le postulat — pas absurde, mais tout à fait faux - qu’une nouvelle vague révolutionnaire approche très rapidement. En même temps, il affirme que toutes les organisations politiques, les partis communistes exceptés, se déportent tout aussi rapidement vers la droite par peur de la Révolution. Il y a, prétend la direction de l’Internationale, une tendance à la fascisation accélérée de la vie politique des démocraties occidentales qu’on ne peut combattre que par une politique ouvertement révolutionnaire pour des échéances à court terme. Dans ce contexte, les partis social-démocrates qui participent de cette évolution, pour ne pas qu’ils y ont un rôle directement moteur par leurs activités anti-communistes, sont des partis social-fascistes. Ils représentent les principaux soutiens de la bourgeoisie — sur le plan social — parce qu’ils égarent une partie très importante de la classe ouvrière et l’empêchent de trouver la voie révolutionnaire. Ils sont donc des agents extrêmement dangereux du processus de fascisation (peut-être plus dangereux que les organisations se réclamant ouvertement du fascisme) et qui doivent être, en tant que tels, combattus avec la dernière énergie. Selon ces vues, il n’y a pour ainsi dire pas de distinction à faire entre les organisations fascistes, social-démocrates et bourgeoises, ce qui en Allemagne, en particulier, conduit à une sous-estimation catastrophique du danger représenté par l’hitlérisme et de la portée de son arrivée au pouvoir. Jusqu’au tournant de 1934-35 (le VIIe Congrès de l’Internationale communiste et sa préparation par les événements d’Allemagne et de France), les militants communistes doivent se débarrasser de tout sens de la nuance et dénoncer de façon indifférenciée les organisations qu’ils trouvent en face d’eux. En même temps, ils sont incités à surévaluer les sentiments révolutionnaires régnant au sein de la classe ouvrière et à simuler des actions de masse (les journées contre la guerre en 1929 par exemple), moins pour impressionner réellement la bourgeoisie que pour se donner à eux- mêmes et à la partie des travailleurs qu’ils influencent la représentation d’un processus révolutionnaire en réalité inexistant. La plupart du temps, les résultats — comme on peut s’y attendre — sont pitoyables, mais les directions des P.C. expliquent ces insuccès ou ces déroutes par la persistance de conceptions idéologiques bourgeoises au sein des masses et des militants, et n’ont naturellement pas de peine à trouver des boucs émissaires dans leurs propres rangs. C’est en définitive au manque de discipline et aux erreurs d’une poignée de dirigeants qu’on attribue la responsabilité des échecs, alors que la ligne suivie est considérée, elle, comme au- dessus de toute critique, c’est comme la seule interprétation scientifique possible de la réalité objective et subjective des rapports sociaux (voir le mythe de la ligne générale dans les années trente).
Parvenue à ce stade, l’orientation des P.C. n’est plus qu’une négation abstraite, formaliste de la politique bourgeoise et du réformisme. Elle est, dans une large mesure, incantation, cérémonial répétitif, et son but ne peut évidemment être de transformer les formes politiques, puisqu’elle vit de théâtralité et de mise en scène en essayant de masquer les affrontements de classe réels derrière les joutes transposées ou transfigurées d’une de classe idéale. Il n’y a pas de déconstruction possible des automatismes politiques (production et circulation par-dessus la tête des individus de l’influence et du pouvoir), parce que la « ligne générale » doit être un déchiffrement à l’avance irrécusable de l’histoire par les autorités du parti, et parce que l’autonomie de la politique et du politique - en l’occurrence, l’opposition décrétée absolue des communistes à toutes les autres formes d’expression — doit s’imposer aux militants et aux sympathisants avec la force d’une loi naturelle. En d’autres termes, les partis communistes ne jouent pas et n’ont pas à jouer le rôle de diffuseurs du savoir politique, n’ont pas à être des forums où l’on vient socialiser et élaborer des expériences apparemment hétérogènes pour briser les monopoles des différents appareils de la bourgeoisie ou les automatismes de la reproduction politique. Us ne font que donner une expression figée, et par là même très peu opérante, à l’opposition de couches ouvrières et intellectuelles au régime capitaliste. Les partis, une fois engagés sur ces rails, ne peuvent plus guère fonctionner que comme des simulacres d’intellectuels collectifs ; ils recueillent bien les sentiments et les pensées des masses, mais pour les traiter de façon telle qu’ils restent inarticulés et utilisables seulement par les dirigeants, seuls juges qualifiés des questions de stratégie et de tactique. Les ouvriers qui n’ont qu’un point de vue partiel sur les événements n’ont qu’à faire confiance au point de vue plus large, synthétique de la direction de leurs organisations. Quant aux intellectuels, ils doivent expier leurs origines bourgeoises ou petites-bourgeoisies. A proprement parler, le parti n’est pas une sur-représentation du prolétariat, il est par une opération de transsubstantiation quasi mystique, son corps, son âme, sa voix — la classe enfin révélée à elle-même. Cette substitution, par décision métaphysique (en réalité bureaucratique) n’est, bien entendu, compréhensible que si l’on fait référence au rôle de guide assumé par le parti soviétique. Les partis communistes d’Europe ne peuvent s’élever au-dessus de leur propre classe ouvrière qu’en se présentant comme les dépositaires ou les porte-drapeaux de la Révolution d’Octobre, rôle pour lequel ils ont besoin de l’aval des dirigeants soviétiques comme de la direction de la IIIe Internationale. Ils se trouvent par là même liés à une politique étatique trans-nationale (ou si l’on veut au front politico-diplomatique de défense de l’URSS) qui transcende les jeux politiques étroitement nationaux et les associe à des affrontements tout à fait spécifiques avec la bourgeoisie internationale. Il s’agit, en effet, moins de conflits reflétant directement les allées et venues de la lutte des classes que d’affrontements consécutifs à l’insertion progressive de l’URSS comme système bureaucratique dans l’ordre capitaliste international. Il en résulte tout à fait logiquement que les partis communistes sont appelés à sacrifier à un internationalisme qui se situe lui-même au-dessus de toute appréciation critique, de toute confrontation collective des expériences, des erreurs et des échecs, puisque sa pierre de touche est la défense du « premier Etat socialiste dans le monde » et rien d’autre. Tout cela augmente encore, s’il en était besoin, la distance entre les modalités d’élaboration de la politique des P.C. et leurs conditions concrètes d’application dans la lutte des classes. Cela ne veut pas dire que les organisations communistes sont incapables de s’adapter au contexte où elles agissent, cela veut dire simplement qu’elles le font d’en haut sans toucher à la « ligne générale », c’est-à-dire à la ligne qui correspond, à un moment donné, aux rapports que l’URSS et le mouvement communiste international ont pu établir avec les différents secteurs de la bourgeoisie. L’adoption de la stratégie des fronts populaires (centrée sur les problèmes nationaux) semble sans doute contredire ces assertions, mais on peut remarquer qui si elle signifie l’abandon définitif de la ligne du social-fascisme et l’adhésion avouée à une formule de « Realpolitik », elle n’en laisse pas moins en place des éléments essentiels de la politique des périodes précédentes. La direction nationale (a fortiori la direction internationale) est toujours considérée comme infaillible, elle ne peut donc que définir des lignes substantiellement justes qui, cependant, doivent être aussitôt oubliées qu’elles sont abandonnées, parce qu’il faut s’imposer à un prolétariat sans mémoire, fébrilement activiste et politiquement passif. Il est, on ne peut plus significatif que l’orientation vers la formation de fronts populaires, loin de diminuer le dogmatisme dans les P.C. ne vienne au fond que le renforcer. L’Internationale communiste tend la main à des partenaires bourgeois, repousse les échéances stratégiques du socialisme dans un avenir lointain au nom de l’antifascisme, mais en même temps resserre les mailles de l’orthodoxie en faisant de toutes les formes de déviation et d’hérésie des crimes majeurs. Parallèlement aux grands procès de Moscou et aux purges de masse qui s’attaquent à toutes les forces centrifuges, réelles ou potentielles, en Union soviétique, le monolithisme des P.C. se renforce au point que les manœuvres ultra-opportunistes auxquelles se livrent leurs directions (voir par exemple les propositions de front des Français en 1936-37 faites par le P.C .F.) ne sèment pas trop de confusion chez les militants et les sympathisants. Il y a ainsi un dédoublement permanent entre l’idéologie qui est constituée aussi bien de thèses rigidement énoncées que de règles univoques d’interprétation du monde, et les pratiques politiques qui peuvent être très louvoyantes. Autrement dit, la politique n’est plus directement éclairée par une pensée critique, évoluant constamment et évaluant consciemment, mais par des considérations à courte vue et purement pragmatiques sur les rapports de force.
Le paradoxe est, qu’au moment même où les partis communistes achèvent d’établir cette relation conformiste et subalterne à la politique en élaborant - pour la plupart d’entre eux — des politiques d’alliances sans lendemain (parce que basées sur des équilibres précaires et transitoires), les pratiques politiques de la bourgeoisie se renouvellent peu à peu en réponse aux défis lancés par la révolution d’Octobre, par la crise économique mondiale de 1929 et par la croissance du mouvement de masse dans certains pays (notamment aux Etats-Unis et en France). Le « New deal », en particulier marque un nouveau palier dans l’intervention de l’Etat capitaliste moderne. Pour faire face aux difficultés récurrentes de l’économie (stagnation ou baisse du taux de profit, faible activité d’investissements) l’Etat, en effet, ne se contente plus de régulariser les conditions de l’accumulation et de combattre les effets les plus dévastateurs de l’exploitation, il s’insère lui-même de plus en plus directement dans le processus d’accumulation et de circulation du capital, afin de peser sur les éléments fondamentaux de la reproduction élargie (renouvellement du capital fixe, prix de la force de travail, soutien de la demande globale, circulation du capital-argent). Beaucoup d’observateurs qui sont sensibles à toutes les manifestations de dépassement de l’initiative privée qui se font jour dans ce cadre, en tirent très vite la conclusion qu’on est en présence d’un capitalisme planifié, capable de résoudre ses contradictions économiques les plus criantes. Mais, c’est aller trop vite en besogne et prendre un certain nombre de phénomènes pour plus significatifs qu’ils ne le sont, en confondant par exemple l’extension de la propriété d’Etat avec l’expropriation des capitalistes ou encore en assimilant certains aspects de la régulation du marché par l’Etat à un véritable contrôle de la circulation et de la distribution des biens et des produits. Or, en regardant la réalité avec un peu plus d’attention, on s’aperçoit que, si l’Etat compense bien la défaillance de certains automatismes économiques et monétaires, notamment en opérant des transferts de plus-value et de valeurs entre les différents secteurs de l’économie, il ne supprime en rien la concurrence des « multiples capitaux » pour parler comme Marx, c’est-à- dire leur confrontation permanente et universelle pour aboutir à la valorisation. Cela est si vrai que l’implication grandissante de l’Etat dans les processus économiques n’entraîne qu’exceptionnellement et pour des périodes de temps limitées des tendances l’autarcie. C’est qu’en effet les espaces économiques nationaux ne sont pas suffisants pour l’activité de bien des entreprises, étant donné le degré atteint par la concentration et la centralisation des capitaux, en fonction aussi de la multiplication des échanges. Contrairement aux apparences les plus immédiates, l’Etat, confronté à ce genre de situations, devient de plus en plus capitaliste, c’est-à- dire de plus en plus dominé par les contraintes, de l’accumulation, dans la mesure où son activité de compensation des déséquilibres, de redistribution de la plus-value doit être financée sans trop peser sur le taux global d’accumulation, dans la mesure où sa politique de crédit et de création de monnaie doit épouser, quoi qu’on en dise, les rythmes faibles ou forts de l’accumulation. L’Etat, à ce stade de maturité du capitalisme, ne cherche pas à limiter la mobilité du capital. Son rôle consiste au contraire à en recréer sans cesse les conditions en passant par-dessus certaines barrières édifiées par les monopoles, voire par les entreprises étatiques elles-mêmes.
L’élément le plus décisif de ces nouvelles tendances réside toutefois dans l’intégration du syndicalisme de masse dans les conditions de l’équilibre politique et économique d’ensemble, par quoi se traduit le passage à un niveau supérieur de la confrontation de l’Etat avec la classe ouvrière. Le syndicalisme n’est plus simplement considéré comme un ensemble de moyens permettant de régler les relations à l’intérieur de la classe ouvrière et de modérer ses revendications, mais comme un instrument fondamental d’une politique delà croissance, c’est-à-dire comme un instrument permettant d’ajuster de façon permanente la dynamique salariale à la dynamique de l’accumulation (thème toujours présent : une augmentation des revenus salariaux inférieure à l’augmentation de la productivité du travail). Par conséquent, on demande aux syndicats, non seulement d’assurer le paix sociale, mais aussi de s’associer aux perspectives de l’expansion économique, en se fiant aux promesses du progrès technique et en acceptant une concertation de tous les instants tant avec le patronat qu’avec l’Etat. En contrepartie, il est évidemment indispensable de garantir aux syndicats et à leurs mandants une augmentation à peu près continue des revenus salariaux, parallèlement à une accession rapide des masses à certains biens de consommation durables. Tout cela devient possible à une très large échelle à partir des années cinquante où l’Etat exploite systématiquement les réserves de croissance obtenues par le capitalisme au cours des décennies de stagnation relative et de défaites ouvrières des années trente et quarante (fascisme, nazisme, guerre mondiale, guerre froide) pour pousser le système capitaliste dans sa propre fuite en avant. Pendant toute une période, le taux d’exploitation est suffisamment élevé pour que la tendance à la baisse du taux de profit ne fasse pas trop sentir ses effets et pour que la masse globale des bénéfices continue à croître de manière satisfaisante.
A l’abri derrière cette prospérité, la politique se technicisé ou se technocratise ; elle devient débat sur les stratégies et les tactiques du développement ou sur les problèmes de gestion du « Welfare State ». A se fier à certaines apparences, il semble même que l’Etat se dilue en tant que système de domination organisé pour être remplacé peu à peu par un pouvoir central qui ne serait plus (depuis la deuxième guerre mondiale) qu’un centre d’arbitrage et de marchandages, confronté à une série de pouvoirs périphériques s’équilibrant et se contrebalançant les uns les autres. A fous les niveaux, il semble ne plus y avoir de place que pour des discussions dont les enjeux sont à l’avance limités par des données technico- économiques, elles, tout à fait indiscutables. La politique ne peut donc être que l’art - de plus en plus scientifique — d’ajuster les ressources diverses et multiples, mais limitées, des pouvoirs publics, aux demandes potentiellement illimitées des citoyens, ce qui naturellement bouleverse les conditions de la représentation. Les individus et les groupes déjà encadrés par leurs organisations professionnelles, se sentent de plus en plus mal représentés par les notables de type traditionnel et leur rhétorique vide, au niveau politique aussi, ils ont donc tendance à se reconnaître dans des partis dominés par des dirigeants apparemment compétents et capables de comprendre qu’il faut avant tout tenir compte des mécanismes délicats de la croissance. Les partis qui ont vocation à gouverner se « technocratisent » : ils tentent d’élaborer des options politiques ou des orientations qui leur permettent de s’affirmer face à leurs concurrents, mais restent compatibles avec l’équilibre et les conditions de l’économie de croissance. Pour reprendre la terminologie de la science politique actuelle, on voit l’éclosion de partis d’électeurs tout à fait pragmatiques qui essayent de capter le maximum d’adhérents et de soutiens électoraux en se présentant comme les meilleurs gestionnaires de la société « hic et nunc », et non dans un avenir lointain. Dans la vie politique, la part de la coercition semble de plus en plus résiduelle alors que tout se centre sur les échanges d’équivalents, les gouvernants faisant valoir leur capacité à satisfaire le maximum de demandes (besoins matériels, besoins d’ordre et de sécurité, etc.), les gouvernés accordant leur soutien en fonction de ce qu’ils attendent de tel ou tel parti plus ou moins proche du pouvoir. La politique semble ainsi correspondre de plus en plus à un modèle simplifié de mise en valeur du capital, le pouvoir faisant valoir, face aux valorisations particulières, sa capacité à organiser et à multiplier les échanges sociaux et surtout sa capacité à reproduire sur une échelle élargie un équilibre social dynamique. C’est ce qui autorise beaucoup à affirmer qu’on est en présence d’une société de plus en plus intégrée (uni-dimensionnelle, disent certains critiques) où les affrontements idéologiques diminuent de plus en plus jusqu’à devenir tout à fait secondaires. A les entendre, la politique comme l’économie sont dominées par des relations sinon totalement transparentes et rationnelles, du moins marquées par la recherche d’avantages réciproques. Il y aurait en somme consolidation progressive du système, perfectionnement de ses mécanismes et immunisation de plus en plus grande contre les mises en question majeures venant des couches inférieures de la société comme des cercles d’intellectuels en révolte. La société industrielle décrite par les sociologues serait en réalité presque indestructible et prescrirait elle-même les voies à emprunter pour promouvoir le changement social.
Cette théorisation peut s’appuyer sur des faits assez troublants — en particulier sur le calme relatif qui règne dans la grande industrie au cours des années cinquante et soixante, et cela dans la plupart des pays occidentaux. Mais elle ne peut s’affirmer en tant que « théorie scientifique » qu’en occultant ou en oubliant des ensembles de phénomènes singulièrement importants comme la guerre froide et la polarisation du monde en camps politiques et idéologiques opposés (ainsi que leurs effets de stabilisation). En effet, au cours des années cinquante, les manifestations d’opposition tant soit peu radicales, les conflits du travail tant soit peu aigus sont excommuniés et exorcisés comme autant d’expressions du « communisme totalitaire » ou condamnés comme des attaques intolérables contre les libertés de chacun. Et, il faut bien voir que les effets de cette chasse aux sorcières sont d’autant plus profonds que la réalité du monde soviétique et des démocraties populaires semble lui donner une justification. La fin des années quarante voit, sans doute, le triomphe de la révolution chinoise, mais aussi la rupture entre l’URSS et la Yougoslavie et les premiers grands procès dans les pays d’Europe de l’est. Le stalinisme en tant que courant politique et en tant que coalition d’Etats ne fait pas qu’étouffer l’initiative révolutionnaire, il place aussi le mouvement ouvrier dans des positions difficiles face à la bourgeoisie. Il est vrai que les partis communistes occidentaux de masse contre-attaquent vigoureusement et arrivent à susciter chez beaucoup de travailleurs une grande méfiance à l’égard des idéologies du « monde libre ». Ils ne peuvent toutefois empêcher que des secteurs importants de la classe ouvrière portent des jugements de plus en plus négatifs sur l’Union soviétique et les démocraties populaires. Il est effectivement difficile de considérer comme un progrès le remplacement des mécanismes capitalistes du consensus par ceux du conformisme et de l’acclamation plébiscitaire permanente ou encore le remplacement des institutions de la représentation-déformation propres au parlementarisme par celles de la représentation-substitution de type bureaucratique (gouverner en lieu et place du prolétariat). C’est bien pourquoi, malgré leur relative réussite économique, les sociétés de l’Est deviennent peu à peu des repoussoirs et des exemples négatifs. Comme les P.C. continuent à les qualifier de sociétés socialistes, il en découle que le discrédit dans lequel elles tombent, rejaillit sur la perspective socialiste elle-même. Les partis communistes servent donc, qu’ils le veuillent ou non, de faire valoir aux régimes politiques d’Europe occidentale, à la fois comme incarnation du mal à combattre et comme preuve vivante du libéralisme des gouvernants.
Les P.C. ne sont naturellement pas restés les bras croisés devant ce renforcement du capitalisme et devant cette dégradation de leur propre image. Très tôt, et cela vaut particulièrement pour le Parti communiste italien, ils se préoccupent des nouveaux problèmes de stratégie politique qui leur sont posés et cherchent des solutions dans le prolongement des politiques de front populaire ou de front national. A partir du XXe Congrès du P.C. de l’Union soviétique, ils s’orientent de plus en plus ouvertement vers des « voies nationales et parlementaires au socialisme » qui sacralisent les pratiques et les alliances les plus opportunistes des périodes antérieures à la guerre froide. Il faut bien voir, toutefois, qu’il y a là plus qu’une reformulation de politiques anciennes. Il ne s’agit plus de mettre en avant des stratégies à objectifs limités — battre le fascisme, chasser l’occupant, reconstruire l’économie nationale — qui s’interposent comme autant d’étapes préalables à la lutte pour le socialisme. Il s’agit au contraire de définir la stratégie de la transformation sociale en utilisant les moyens traditionnels du réformisme (la démocratie parlementaire et certaines formes de pression du mouvement de masse) sans se confondre avec lui aux yeux des travailleurs. Les P.C. cherchent donc à rester les héritiers de la révolution d’Octobre tout en réclamant l’héritage de la démocratie bourgeoise, particulièrement ses formes les plus avancées - le régime d’assemblée, les élections à la proportionnelle, etc.
Couler un tel alliage n’est toutefois pas chose si simple, mais bien une entreprise contradictoire. En effet, se référer à la révolution d’Octobre, c’est se référer, ou bien à la démocratie directe des conseils de 1917 — ce que ne font plus les P.C. — ou bien aux structures anti-démocratiques de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, toutes choses qui sont difficilement compatibles avec la glorification du parlementarisme et de la représentation. Les Partis communistes sont, par suite, conduits à faire beaucoup de contorsions et à tenter des ajustements laborieux et le plus souvent peu convaincants. Cela consiste, par exemple, à prendre ses distances par rapport aux dirigeants soviétiques sans rompre avec eux ou à critiquer, sous la pression des campagnes menées par les mass media des pays occidentaux, tel ou tel aspect de la réalité des pays de l’Est sans cesser pour autant de les qualifier de socialistes. Cette pratique de la rectification idéologique hésitante a, bien entendu, pour contrecoup de revaloriser encore un peu plus la démocratie parlementaire et de rendre les communistes encore un peu plus prisonniers du processus de révision dans lequel ils se sont engagés. fl devient alors de plus en plus difficile de s’interroger de façon critique sur une démocratie et un Etat que l’on considère avec une relative bienveillance. C’est ce qui explique la très remarquable stagnation de la théorie marxiste de l’Etat depuis la « déstalinisation » de 1956 alors qu’on observe un renouvellement indéniable dans d’autres domaines. Sans doute, par touches successives, les affirmations les plus simplificatrices de la théorie soviétique du capitalisme monopoliste d’Etat sont-elles peu à peu corrigées. Mais force est bien de constater que ces corrections tendent pour la plupart à faire de l’Etat, sinon une instance neutre, du moins une entité ou un organisme dotés d’instruments utilisables tels quels pour une direction efficace de l’économie et la transformation de la société. Pour les théoriciens des P.C. occidentaux, aux fonctions répressives de l’Etat viennent se superposer graduellement des fonctions de régulation de l’économie qui traduisent la socialisation croissante des relations de production et augmentent d’autant les possibilités de contrôle de mouvements de l’accumulation. La conquête du pouvoir n’est plus alors qu’une entreprise de démocratisation (remplacement des fondés de pouvoir des monopoles par des représentants des couches non monopolistes, décentralisation et renforcement des pouvoirs des communes et des régions) tandis que la transformation sociale se présente, elle, comme un perfectionnement des fonctions de régulation étatique par l’extension des nationalisations et l’injection d’une certaine dose d’auto-gestion dans la grande industrie.

C’est admettre implicitement que l’autonomie de l’Etat interventionniste va bien au delà d’une autonomie fonctionnelle limitée et que cet Etat n’est pas nécessairement articulé aux mouvements du capital et à la lutte des classes (sauf pour ses appareils idéologiques et répressifs). Il y a, en ce sens, extériorité de l’Etat par rapport à la mise en valeur capitaliste et possibilité de soustraire la politique à la valorisation sans changer fondamentalement les conditions de production de l’intérêt général et du consensus. Marx semble ainsi pactiser avec Keynes, au moment même où les politiques keynésiennes s’effondrent ou deviennent inopérantes face aux manifestations de crise du capitalisme le plus développé. A contre-temps, les communistes vantent les vertus de l’Etat capitaliste « planificateur », quand ce dernier, confronté aux dimensions nouvelles de la concurrence internationale, doit se plier, en réalité, à toute une série de contraintes nouvelles. Il n’est plus question, pour lui, de se consacrer essentiellement à l’organisation « planifiée » de l’espace économique national, mais de rechercher la meilleure insertion possible des firmes nationales les plus productives dans la concurrence internationale du travail. L’Etat national ne disparaît pas pour autant, ni ne voit non plus son rôle diminuer au niveau économique et social comme l’affirment certains. Au contraire, dans la phase actuelle de redéploiement ou de redistribution des forces productives à l’échelle planétaire, il est plus important que jamais pour faire s’adapter les « forces nationales » aux relations internationales de production (qui sont, bien sûr, des relations de classe). Il aide les uns pendant qu’il abandonne les autres à leur sort, en faisant comme on dit la part des choses, c’est-à-dire en essayant de déterminer les situations d’équilibre entre les exigences de l’accumulation du capital et celles de la paix sociale. L’Etat national ne cesse pas en fait d’être un agent actif de la reproduction des rapports capitalistes, quoiqu’il se trouve confronté à des multinationales et à l’apparition de regroupements économiques supra-nationaux (plus ou moins solides et durables) et qu’il doive en même temps se placer dans une hiérarchie beaucoup plus serrée des Etats impérialistes. Il doit plus que jamais intervenir dans la circulation et la production de capital pour compenser ou combattre des déséquilibres encore plus nombreux qu’autrefois, tout en étant lui-même entraîné dans des mouvements de moins en moins contrôlables. Depuis la crise internationale de 1974-75, les gouvernements des pays occidentaux prétendent de moins en moins pratiquer des politiques anti-cycliques efficaces et font bien plutôt référence aux données du marché mondial, aux mouvements monétaires et de capitaux, aux équilibres délicats du commerce extérieur. L’heure n’est plus aux refrains sur le plein emploi et les rythmes de croissance rapides, mais aux couplets sur l’assainissement des politiques du crédit, sur la lutte contre l’inflation, sur la « modération » des augmentations de salaires, sur la nécessaire restructuration des unités de production. L’Etat ne peut plus éviter des attaques tout à fait apparentes et directes contre la classe ouvrière, voire contre les institutions de concertation et les politiques contractuelles patiemment édifiées au cours des années cinquante et soixante. Il n’est donc pas étonnant que les assises politiques de la plupart des pays occidentaux soient sérieusement bouleversées : la recherche du consensus fait dès lors appel moins à un pathos de la consultation et de la participation qu’à une rhétorique de l’inévitable et des catastrophes à tout prendre quasi naturelles qu’il faut assumer. L’Etat comme ensemble d’appareils articulés les uns aux autres ne se donne plus fondamentalement pour l’organisation communautaire du bien- être et de la croissance, mais pour un organisme complexe qui systématise les techniques de défense de la société contre les dangers qui la menacent. Il faut accepter les contraintes de la discipline des salaires, du chômage et de la déqualification, de la lutte contre l’inflation et la criminalité, pour sauvegarder un minimum de sécurité dans des relations sociales tendues (au moins potentiellement). Il ne s’agit plus de convaincre le plus grand nombre que les possibilités d’ascension sociale sont non négligeables, malgré la rigidité des structures sociales, mais de lui faire accepter sa position subordonnée comme le moindre mal, en le persuadant, entre autres choses, que le pire n’est pas encore arrivé. L’accent se déplace peu à peu, au niveau idéologique, des élaborations technocratiques typiques des années soixante vers des affirmations beaucoup plus fatalistes et désabusées sur la nécessité de circonscrire les foyers de crise et de trouver les méthodes qui minimisent les pertes et les coûts humains. La politique se fait gestion de la crise et devient l’art de restreindre le champ des choix possibles pour la majorité des citoyens. Les partis dominants se disent contraints d’appliquer des politiques d’austérité en fonction d’évolutions qui échappent à leur volonté, en même temps ils dénoncent avec véhémence et comme démagogique tout ce qui entrave les mouvements de restructuration du capital. L’opposition bien qu’indispensable à l’équilibre des échanges politiques, est de plus en plus mal tolérée lorsqu’elle veut aller au delà des différentes modalités possibles de l’austérité, et il n’est guère de période électorale qui ne voit fleurir des appels au renforcement des institutions contre des désordres réels ou supposés. L’Etat doit se renforcer afin de mieux encadrer et surveiller ses sujets.
Dans un tel climat, les projets de réformes dont se veulent porteurs les partis eurocommunistes manquent sérieusement de crédibilité. Ils essayent de faire revivre une période révolue en mettant en avant les capacités planificatrices de l’Etat capitaliste au moment même où l’on commence à douter de son aptitude à maîtriser les processus économiques. Il est d’ailleurs révélateur que le parti le plus proche du pouvoir, le Parti communiste italien, ait aujourd’hui beaucoup de répugnance à employer cette rhétorique manifestement dépassée. Dans les circonstances présentes, il se garde bien de prêcher la relance de l’économie italienne par la relance de la consommation populaire, mais au contraire préconise une austérité mesurée et sélective pour redonner de la vigueur aux mécanismes de l’accumulation. Tous les P.C. occidentaux, notamment le P.C.F., n’en sont pas là, mais on est bien obligé de constater qu’il y a un décalage de plus en plus grand entre les aspirations au changement social global qu’ils essayent d’attirer à eux, et les changements réels qu’ils se sentent capables de promouvoir. Les programmes qu’ils popularisent sont en trompe-l’œil ; ils présentent des perspectives - aller vers le socialisme grâce à la démocratie avancée, par exemple — qu’il est impossible de suivre en prenant les voies suggérées. Sans qu’ils osent l’avouer, les P.C. d’Europe occidentale s’accrochent à la « normalité » des systèmes sociaux où ils sont insérés et s’attachent plus particulièrement aux mécanismes de la représentation et de la valorisation politiques, parce qu’ils craignent eux-mêmes le changement, c’est-à-dire les mouvements de trop grande amplitude et les révisions déchirantes qui les remettraient directement en question en tant qu’appareils. Ils tentent d’ignorer la crise latente des échanges d’influence et de pouvoir, le raidissement des institutions contre les demandes des groupes et des individus et le grippage consécutif des mécanismes de la concurrence entre les organisations politiques, en faisant des efforts démesurés pour redonner vie au parlementarisme. Pourtant, cette fuite en avant, au cours de laquelle on jette de plus en plus de lest par-dessus bord (sur le plan théorique comme sur le plan politique) afin de prouver son « démocratisme » ne fait que reculer les échéances sans retarder vraiment la maturation des contradictions qui travaillent les organisations formées dans le moule stalinien. En effet, la proclamation bruyante de politiques d’ouverture à de nouvelles alliances, la reconnaissance de pluralisme politique font naître l’espoir chez les militants et les sympathisants communistes que leur parti s’apprête à établir de nouvelles relations à la politique en diminuant la distance qui la sépare des masses. Or, rien de tel ne peut se produire, dans la mesure où le parti affirme a priori être la seule expression authentique de la classe ouvrière et entend lui- même se préserver — par son régime interne protégé — des débats et des affrontements qui traversent les couches exploitées et opprimées de la société. La représentation démocratique à laquelle se réfèrent les dirigeants communistes, est désespérément traditionnelle, ce n’est pas un ensemble de relations mouvantes, impliquant des permutations incessantes (des individus comme des rôles), des jeux d’influence l’on échange à la fois plus et moins que des équivalents, ou encore des déplacements de positions entre représentants et représentés. La représentation selon les PC reste contre vents et marées une relation, univoque et à sens unique, d’expression-traduction où l’exprimé se donne pour un reflet (plus ou moins fidèle, il est vrai) de la conscience et des besoins populaires. On veut oublier que derrière cette relation purement spéculaire (selon ses apparences), c’est privilège de l’interprète qui se cache, manifestant la supériorité du « pour-soi » expressif par rapport à « l’en-soi » amorphe, pour reprendre une terminologie hégélienne qu’affectionnent particulièrement les communistes lorsqu’ils parlent des rapports entre la classe ouvrière et le parti. La vérité de la politique est extérieure aux réseaux de relations que les hommes peuvent établir entre eux dans la vie quotidienne, elle s’énonce par des canaux autorisés. Aussi le Parti peut bien se « libéraliser », s’ouvrir à des influences culturelles diverses, répudier les manifestations de sectarisme politique les plus voyantes, il est inévitablement entraîné dans des relations paternalistes avec ses membres et sa clientèle large, tant qu’il est le porteur de la « bonne parole ». Malgré tous les tournants, l’élaboration de la stratégie et de ses applications tactiques, reste le domaine réservé d’un corps relativement étroit de dirigeants, et la grande masse des adhérents ne peut qu’approuver — ou désapprouver par son silence ou son départ — les orientations retenues après des débats — âpres ou feutrés, peu importe — en petits comités. Pour les P.C. d’aujourd’hui, et quel que soit leur éclectisme, il n’est, en fait, pas question d’adopter une attitude critique conséquente à l’égard du jeu des formes politiques, encore moins de se poser le problème de leur dépassement ou de leur dissolution. Tout doit se passer à l’intérieur de la représentation de type parlementaire et des relations inégalitaires entre l’Etat bourgeois-bureaucratique et ses administrés-subordonnés (la grande masse des salariés des secteurs publics et privé).
Ce faisant, les partis eurocommunistes s’exposent à subir de plein fouet la crise qui affecte la reproduction des formes politiques [6]. Au niveau global ou sociétal, la politique semble, en effet, n’être plus aujourd’hui que le fonctionnement vide de sens d’une sorte de méga-machine grinçante. Comme on l’a vu, le pseudo- Etat-Providence ne fournit plus que des prestations douteuses à la grande majorité des citoyens - sécurité de l’emploi et garantie du revenu supprimées pour une partie importante des salariés, par exemple. Aussi faire de la politique n’a plus guère de portée ou de signification pour les acteurs qu’au niveau d’une micro-physique du pouvoir, d’une micro-physique de la fluidité des relations entre les individus et les groupes primaires, dans l’oubli ou la dénégation de l’Etat. L’aspiration « auto-gestionnaire » se disperse dans une suite d’efforts désordonnés pour desserrer les étreintes qui étouffent la vie quotidienne (de travail ou de loisir) sans trouver des points d’application effectifs. La crise des rapports de travail comme la crise des relations de valorisation mutuelle entre les individus (dont la crise des rapports entre hommes et femmes est l’expression la plus achevée) corrodent les différentes formes de la participation politique subordonnée en produisant de multiples lignes de fuite dans divers secteurs de la société (dont l’exemple le plus récent est celui des autonomes), ce qui n’empêche pourtant pas le Léviathan étatique de rester assis de tout son poids sur les rapports sociaux. Les individus et les groupes sociaux, quelle que soit leur révolte, ne cessent de reproduire leur propre impuissance, parce que leurs relations et échanges continuent à dépendre matériellement de l’Etat et de formes politiques qui leur sont extérieurs (en tant qu’enchaînements de processus incontrôlés). Il en résulte une situation apparemment sans issue, une vie politique anémique et anomique dont les P.C. s’efforcent de sortir en essayant - véritable travail de Sysiphe — de redonner de la vigueur aux activités de type parlementaire, ce qui contribue momentanément à la réanimation de certaines institutions, mais n’apporte pas de solutions globales.
C’est pourquoi, il apparaît à la longue difficile que les P.C. maintiennent ce type d’orientation sans que se produisent de forts remous dans leur vie interne et sans que vienne à l’ordre du jour le problème essentiel, celui de la rédéfinition de la politique ou plus exactement de sa dé-construction en tant qu’écheveau de relations substantifiées, de formes objectivement cristallisées au-dessus de la tête des hommes. Dans cette perspective, qui implique une appréciation positive de la crise actuelle des organisations politiques, la politique devra se transformer complètement et devenir reconstruction de la trame sociale, réinvention de la démocratie directe (et de nouvelles formes de représentation- permutation dés places), c’est-à-dire dé-construction de l’Etat comme articulation d’institutions et d’échanges autonomisés. Le politique, tissu conjonctif des activités sociales, qui est, dans la société actuelle, facteur permanent de dissociation par les jeux d’appréciations différentielles des sujets et des classes qu’il implique (la valorisation politique comme sanction et redoublement de la valorisation économique), devra lui aussi se transformer pour devenir au contraire facteur d’agrégation et d’association et permettre les procès de transformation des relations sociales (réduction des différences hiérarchiques, dépérissement des relations marchandes, etc.). C’est dire que l’objectif traditionnel du mouvement ouvrier, celui de la destruction de l’Etat bourgeois est incontournable et irremplaçable, sans oublier toutefois qu’il signifie, non le renforcement des mécanismes étatiques et de la contrainte, mais un changement-renversement des fonctions de la politique, une inversion du sens ou du non-sens qu’elle a présentement pour la plupart des acteurs. Ceci n’est évidemment possible que si les partis se réclamant du socialisme et des travailleurs subissent de profondes mutations et sortent des limites strictes de la représentation- valorisation-déformation. Il faut, enfin ! des partis qui rompent avec l’anamorphose politique, qui ne « représentent » plus, sinon eux-mêmes dans les batailles à mener pour l’auto-organisation des masses. Les partis ne doivent pas être autre chose que des agencements de forces matériellement situées concourant à la mise en déséquilibre de l’édifice politique actuel. Les partis sont eux aussi à réinventer.





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Jean-Marie
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(1934-2004)




[1Voir à ce sujet son livre Politics and social structure, New York, 1969, et les commentaires de F. Bourricaud fans L’individualisme institutionnel. Essai sur la sociologie de Talcott Parsons, Paris, 1977, pp. 157-217.

[2Dans son livre, L’Etat, le pouvoir, le socialisme, Paris, 1978, Nicos Poulantzas critique la mise en relation des formes politiques avec les échanges marchands en faisant. remarquer que seule la production peut être déterminante. Il oublie simplement que la circulation est un des moments du processus d’ensemble de la production capitaliste.

[3Cf. V.I. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, 1961, t. XXVIII, pp. 483-84.

[4Voir l’ouvrage tout à fait remarquable de Peter von Oertzen, Betriebsräte in der Novemberrevolution, Berlin-Bonn, 1976, 2e édition.

[5Sur la politique de front unique, voir Leon Trotsky The first five years of the communist International, New York, 1972, deux volumes, et plus particulièrement le deuxième tome.

[6Sur l’eurocommunisme on peut consulter :
-  Fernando Claudin, L’eurocommunisme, Paris, 1977.
-  Ernest Mandel, Critique de l’eurocommunisme, Paris, 1978.