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L’agonie de l’Etat-providence. Une période du dépérissement de la démocratie politique

Le Monde diplomatique

p. 7-8, mars 1979


Dans la phase d’expansion qui s’est achevée voilà près de cinq ans, l’intervention de l’Etat capitaliste permettait à chacun des partenaires sociaux de trouver son compte. Aujourd’hui, ces propres choix axés sur la rentabilité — dans ses dépenses publiques comme dans sa coopération avec le secteur privé — laissent prévoir une résurgence de la lutte des classes. C’est alors que surgit une nouvelle forme d’étatisme, plus mobile et plus démultipliée.



Le monde occidental a vécu pendant des décennies sous le signe de l’Etat-providence (le « Welfare State » des Anglo-Saxons). Il y a moins d’une dizaine d’années, on admettait communément que l’Etat était capable de faire face à tous les problèmes importants des sociétés de type avancé. Il réglait les fluctuations de l’économie et semblait, en outre, garantir sur le long terme une croissance rapide et à peu près équilibrée en recourant aux instruments d’une planification souple. Cette maîtrise supposée de l’économie légitimait aux yeux de beaucoup une politique sociale ambitieuse et relativement coûteuse qui devait permettre de faire peu à peu disparaître la pauvreté et de réduire les inégalités les plus criantes par une redistribution progressive des revenus et des fortunes. Malgré ses caractéristiques autoritaires et bureaucratiques, l’Etat était supposé faire progresser la socialisation d’une société fondée, à l’origine, sur des principes individualistes. Il ne pouvait que favoriser les tendances à la démocratisation, quelles que soient, par ailleurs, les orientations des gouvernements soumis à un minimum de contrôle parlementaire.

Cet optimisme, quelque peu tempéré par la crainte du communisme (confondu avec le stalinisme), ne manquait pas de justifications, du moins à première vue. Les années 50 et 60 ont connu, en effet, une prospérité qui contrastait avec les difficultés économiques des années 20 et 30, et il était tentant de l’attribuer à l’intervention étatique assimilée à une régulation consciente des différents aspects de la production. On oubliait, toutefois, qu’un certain nombre de phénomènes et de circonstances avaient puissamment contribué à la vigueur de l’expansion économique, notamment le maintien du taux de salaire à un niveau relativement bas (de la crise économique mondiale jusqu’à la fin des années 50) et l’utilisation systématique des échanges inégaux avec le tiers-monde.

Si l’Etat a pu augmenter dans une assez large mesure la consommation sociale (enseignement, santé publique, logement), s’il a pu combattre les inégalités les plus criantes à l’intérieur de couches de travailleurs salariés, c’est bien parce qu’une croissance économique rapide rendait possible l’extension des différentes formes de salaire indirect sans trop peser sur les rémunérations directes des travailleurs. S’il a pu procéder à des transferts de valeurs du secteur nationalisé au secteur privé, s’il a pu freiner les pressions consommationnistes en favorisant dans la mesure du possible le secteur des biens de production, c’est bien parce que la dynamique de l’accumulation était, en général, suffisamment forte pour permettre de tels transferts. Même, ce qui apparaît comme le plus grand mérite de l’Etat-providence, le plein-emploi doit être perçu et saisi dans le contexte des mécanismes capitalistes : c’est l’afflux d’une main-d’œuvre à bon marché des campagnes (exode rural) et des pays du Sud (immigration) qui donne la possibilité aux capitalistes de se passer d’une armée de réserve au sens classique du terme.

La politique de dégagement social

Ce n’est pas qu’il faille ranger l’Etat-providence parmi les catégories purement idéologiques. L’Etat français ou allemand, de l’Ouest d’après la seconde guerre mondiale agit de la façon la plus systématique pour préparer ses capitalistes nationaux à la concurrence internationale et à la conquête de nouveaux marchés extérieurs (voir les différentes formes d’aide à l’exportation). Il favorise les investissements par les dégrèvements fiscaux ou l’octroi de crédits à des conditions avantageuses aux entreprises considérées comme les plus dynamiques ou stratégiquement les mieux placées. Il finance l’essentiel, sinon la totalité, des infrastructures nécessaires au développement d’industries modernes en même temps qu’il prend en charge (directement ou indirectement) la majeure partie de la recherche scientifique. Grâce aux leviers du budget et du crédit, il amortit les secousses conjoncturelles en étalant leurs effets.

On serait cependant tenté de dire que c’est surtout au plan social qu’il fait la preuve de son efficacité. L’Etat-providence, c’est d’abord et avant tout un système perfectionné d’encadrement et d’intégration de la classe ouvrière et des travailleurs. Les différents aspects des relations de travail sont soigneusement codifiés et placés sous la surveillance d’une grande variété d’organismes étatiques. Les conflits du travail sont réglementés comme le sont les activités syndicales ou les conclusions d’accords d’entreprise et de conventions collectives. Grâce à ces réseaux aux mailles fines et à toutes les régulations qu’elles autorisent, l’Etat tempère la lutte des classes, l’enserre dans des limites compatibles avec l’équilibre dynamique du système social et de l’économie. D’une certaine façon, la pression ouvrière devient elle-même un moyen de stimuler le système dans son ensemble, et d’aiguiller les gouvernants vers les problèmes qu’ils doivent résoudre.

C’est tout cela qui est remis en question par la récession internationale de 1974-1975 et le ralentissement de la croissance qui s’ensuit. L’Etat des pays occidentaux ne peut plus se présenter, comme le garant d’une croissance relativement régulière et élevée et comme le régulateur compétent des mouvements économiques. Il lui faut admettre qu’il dépend du jeu d’innombrables données qu’il ne pourra jamais prendre totalement en compte et maîtriser. Il lui faut reconnaître que ses interventions, loin d’avoir les effets qu’on leur attribue en matière de planification, ne font que précéder d’une courte tête, et le plus souvent prolonger, les différentes manifestations de l’accumulation capitaliste. L’Etat ne plane plus au-dessus de la société, il participe de ses soubresauts et de ses transformations, et il ne peut rester vraiment un Etat « social » (tourné vers l’extension des consommations collectives) quand le produit à partager stagne, voire régresse dans certaines circonstances. La pression que le ralentissement de l’expansion fait peser sur la fiscalité (les rentrées d’impôts) l’oblige à stopper la croissance de ses dépenses, en s’attaquant en premier lieu aux dépenses sociales qui ont largement fondé sa légitimité dans les dernières décennies. L’Etat-providence devient ainsi un Etat avare, surtout soucieux de limiter ses responsabilités d’assureur social (santé, retraite, chômage) devenues considérables, soucieux aussi de refouler les demandes venues des couches les moins favorisées de la population. Il ne défend plus que du bout des lèvres la solidarité sociale et tend au contraire à redonner de l’importance aux vertus individuelles, voire individualistes de l’épargne, de la prévoyance.

Ce qui se passe en France depuis quelques mois confirme cette analyse. Les dépenses pour les logements sociaux sont en forte diminution, les dépenses, pour l’éducation, la recherche et, surtout, pour l’université sont stagnantes, voire en régression si l’on tient compte de l’inflation. Les différents ministères voient leurs crédits de fonctionnement soigneusement contrôlés et examinés du point de vue de leur rentabilité supposée (en fonction des objectifs du pouvoir). L’exemple le plus probant est toutefois celui de la sécurité sociale. Le déficit auquel elle doit faire face est financé par une augmentation des cotisations des salariés et des employeurs, ce qui revient à diminuer les salaires sans que le budget de l’Etat soit grevé d’une façon ou d’une autre. Cette évolution est d’autant plus frappante que la politique du gouvernement Barre est rien moins que rigoureuse en matière financière. En 1978, le déficit budgétaire de l’Etat est de l’ordre de 30 milliards de francs et les aides gouvernementales aux grandes entreprises ne sont pas du tout en voie de diminution, comme un examen superficiel pourrait le laisser croire. Le régime néo-libéral du président Giscard d’Estaing fait ainsi preuve d’une sévérité sélective et ne dédaigne pas de faire quelques faveurs aux sociétés multinationales d’origine française.

Il ne faut pas s’attendre à voir les régimes occidentaux actuels revenir aux comportements et aux habitudes d’avant la crise économique de 1929, mais leur préoccupation première est de plus en plus la restauration de la rentabilité du capital ou du taux de profit. Tout en restant une immense entreprise d’équilibrage des relations sociales et de répartition des biens et services, l’Etat prend peu à peu ses distances par rapport à son mode de fonctionnement des années de prospérité. Malgré ses dimensions tentaculaires, il cherche à devenir un Etat à bon marché, tout entier tendu vers l’accumulation du capital et l’efficience.

Il se préoccupe des coûts et avantages qui résultent à court et moyen terme de ses interventions, un peu comme s’il se trouvait dans la situation d’un entrepreneur frappé de plein fouet par la concurrence dans une période de récession.

L’Etat, en ce sens, renonce à se présenter comme une entité supérieure et extérieure à l’économie. En France, où il identifie son action depuis 1976 aux différents « plans Barre », il se veut et se dit partie intégrante des mécanismes d’accumulation, expression et modulation des contraintes du nouveau contexte international, il ne privilégie plus l’espace économique national, mais au contraire le subordonne au « redéploiement » du dispositif mondial du capitalisme français, c’est-à-dire à l’affirmation de multinationales d’origine française dans les nouveaux cadres de la division internationale du travail. Loin de prétendre contrôler les processus de réorganisation et de restructuration de l’appareil productif, il se propose de surveiller et de canaliser les mouvements spontanés de l’économie et de la société, il hiérarchise les contraintes, tente de les rendre plus ou moins supportables, mais n’essaye pas du tout de les écarter. C’est ainsi que le chômage est présenté comme un mal inévitable qui ne peut être combattu que par la rationalisation des entreprises et l’élévation du taux de profit. En d’autres termes, les licenciements économiques deviennent dans cette perspective des moyens de lutter pour l’emploi, tout comme le rétablissement de la concurrence sur le marché du travail devient un moyen d’élever les revenus futurs (grâce à la reprise de la croissance).

L’Etat se dégage pour laisser jouer à plein les mécanismes capitalistes, pour leur donner plus d’espace dans les relations sociales, pour les faire intervenir dans de nouveaux domaines (les services notamment). Mais il faut bien voir que ce « dégagement » n’est pas exclusif, de nouvelles formes d’engagement et même d’un activisme étatique nouveau. On voit se multiplier dans le monde occidental les entreprises communes au secteur public et au secteur privé, les inter-relations entre le domaine étatique et le domaine capitalistique s’estompent par là-même, une nouvelle mobilité institutionnelle apparaît, des administrations se réorganisent et se transforment en fonction de leurs nouveaux liens à l’accumulation.

Ces mutations en cours, dont tout laisse à penser qu’elles vont encore s’approfondir, font bien évidemment éclater les cadres anciens de la politique, les cadres du consensus fondé sur les orientations sociales du pouvoir. La politisation sur laquelle repose l’Etat ne peut plus être un processus intégratif centripète, elle ne peut plus s’affirmer comme identification progressive aux objectifs généraux des gouvernements (plein-emploi, croissance équilibrée, égalisation des chances, etc.).

C’est au contraire une politisation centrifuge, éclatée et décentrée qui peut assurer l’équilibre socio-politique général. L’Etat doit en effet se mettre à l’abri de la contestation sociale qu’il suscite en faisant dériver les mouvements vers des problèmes périphériques ou mieux, vers la culturalisation des conflits. Le pouvoir régulier est intouchable puisqu’il ne fait que transmettre des contraintes d’ordre naturel. Il en va différemment, bien sûr, des pouvoirs locaux ou déconcentrés où l’on peut laisser. Jouer plus librement la communication et le dialogue, ce qui ne porte pas trop à conséquence. L’agonie de l’Etat-providence c’est aussi une période du dépérissement de la démocratie politique.

Jean-Marie Vincent

Professeur de sciences politiques à l’université Paris-VII [sic]





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Vincent
(1934-2004)