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Kelsen et l’Etat de droit

Analyse de l’idéologie

Galilée, p. 239-250, septembre 1980




On assiste aujourd’hui, dans le domaine de la philosophie juridique, à une remontée apparemment irrésistible des thématiques de l’Etat de droit. Contre toutes les formes de l’arbitraire, du despotisme et de la barbarie si répandue au XXe siècle, le règne de la loi (ou « The rule of Laws », « die Rechtsstaatlichkeit » pour reprendre la terminologie en usage dans le monde anglo-saxon et dans les pays germaniques) semble être une conquête indépassable, définissant le cadre de la vie en société. La loi, dans ce contexte, n’est évidemment pas assimilée à ce que veut le pouvoir, à la voluntas, elle se donne pour une loi qui correspond à une ratio qui n’est pas réductible à la logique de la violence et des rapports de force. La ratio de ce règne de la loi, de cette pratique de l’Etat, n’est toutefois pas facile à cerner. Une grande partie des commentateurs aujourd’hui veulent aller au-delà d’une définition purement formelle de cette ratio, c’est-à-dire arriver à une définition subtantielle qui ne s’en tienne pas aux formes de l’Etat de droit (par exemple subordination de l’exécutif au législatif, supériorité de la loi sur le règlement, égalité devant la loi, généralité de la loi, etc.), mais lui donne un contenu qui résiste aux variations de la conjoncture politique et sociale. Dans cet esprit, on fait volontiers référence à des principes du droit ou à des valeurs qui transcendent les pratiques juridiques quotidiennes et peuvent servir à les corriger, lorsque même formellement correctes, elles en arrivent à favoriser des injustices. Cette interprétation de l’Etat de droit qui met l’accent sur sa matérialité ou si l’on veut son contenu pose cependant plus de problèmes qu’elle n’en résout. On peut d’abord se demander si la condamnation du positivisme ou du formalisme juridique sur laquelle elle s’appuie est si justifiée qu’elle apparaît au premier abord. On peut notamment s’interroger sur tout ce qui tend à affirmer une légitimité supérieure à ce que peut être et faire le pouvoir législatif. Dans les pays occidentaux, cette affirmation d’une légalité à deux étages a très clairement pour conséquence une « juridification » du politique, c’est-à-dire une remise entre les mains de tribunaux constitutionnels de pouvoirs considérables en particulier ceux d’opposer au législateur porté par l’opinion des valeurs « intangibles », par exemple la liberté d’entreprise, comme on a pu le constater aux Etats-Unis et en Allemagne. Plus grave encore cette fétichisation des contenus prétendument intemporels du droit permet de restreindre les libertés en créant une catégorie des ennemis de la constitution ou de la constitutionnalité, donc des principes supérieurs du droit. La théorie « matérielle » de l’Etat de droit se dévoile par là même comme une théorie profondément conservatrice qui s’oppose à toutes les mutations sociales et politiques contraires à l’esprit dominant à un moment donné ou à l’ordre existant [1]. En définitive elle tend à restreindre les pouvoirs et les compétences des différentes formes de représentations populaires (parlements) au bénéfice d’instances (Tribunaux, Exécutifs) largement soustraites au contrôle d’en bas. Il est d’ailleurs significatif que la thématique du règne de la loi tende aujourd’hui à se dégrader en une série de variantes sur la loi et l’ordre, sur la sécurité et chez certains en une thématique ouvertement anti-démocratique.
C’est pour cela qu’il n’apparaît pas inutile de revenir sur les mérites du formalisme juridique, et — pourquoi pas ! — du despotisme juridique. A tout seigneur, tout honneur, on peut rappeler que le plus grand théoricien de l’État de droit à l’époque des lumières, Immanuel Kant, était lui-même un théoricien du formalisme juridique dans la mesure où sa conception du droit était fondée sur des concepts de raison (Vemuftbegriffe) et non sur le contenu des actes juridiques, dans la mesure aussi où sa conception de l’impératif catégorique consistait précisément à proscrire toute détermination particulière dans les règles de comportement en société. Ce formalisme de la généralité, manifestement tourné contre l’absolutisme, avait pourtant, un contenu ou une matérialité d’une très grande portée : toutes les procédures conduisant au règne de la loi devaient être des processus démocratiques. En d’autres termes, pour Kant la garantie des droits n’était pas séparable des processus démocratiques conduisant à la formalisation juridique (et à la limitation des pouvoirs de l’exécutif [2]). Sans doute a- t-on souvent souligné que Kant était hostile au droit de résistance et qu’il se refusait à poser le problème de l’origine — despotique — du pouvoir, mais on ne peut trouver chez lui aucune subordination du législateur à une légalité ou à une légitimité supérieures, et incarnées dans les institutions. Kant ne niait certainement pas la possibilité d’errements du législateur, mais il ne voyait d’autres correctifs à ces errements que ceux introduits par le législateur démocratique et indépendant. C’est la généralité des procédures de discussion et d’élaboration qui, encore une fois, était le garant de la généralité de la loi, dente de l’égalité de tous devant elle. Le positivisme juridique (de culture germanique) n’a pas retenu l’universalisme moral de Kant, notamment son éthique du devoir, mais on lui fait injure quand on le soupçonne d’être tout à fait indifférent au contenu des règles de droit. Peter Von Oertzen [3] a très bien montré que les positivistes de la fin du XIXe siècle von Gerber, Labaud, se faisaient très souvent les défenseurs d’un droit souple, adaptatif, ouvert aux transformations sociales entraînées par la progression du capitalisme dans l’Allemagne unifiée d’après 1871. Si philosophie, politique et histoire étaient bannies des nouvelles élaborations juridiques, l’universalisation de la méthode juridique, l’extension du formalisme à de nouvelles sphères de l’activité étatique ou des relations sociales correspondaient indéniablement aux efforts de modernisation de l’Etat et de ses appareils bureaucratiques ainsi qu’aux poussées de la bourgeoisie pour faire pénétrer partout la prévisibilité et la calculabilité. Bien entendu, ce positivisme juridique ne se préoccupait pas ou peu des injustices sociales et son « progressisme » n’était que relatif au rôle qu’il jouait contre les dogmatismes anciens et contre les forces issues du passé absolutiste, mais ce point était capital comme on a pu s’en rendre compte par la suite. Les positivistes, bien que leur démocratisme n’ait guère été prononcé, ont tenu assez fermement à lier le processus législatif au parlementarisme naissant et à respecter la préséance de la loi sur les actes et règlements administratifs. On ne peut en dire autant de la plupart de leurs adversaires qui à travers leur critique de l’indifférence au contenu, et du formalisme scientiste dans le droit visaient en réalité un contenu précis : la participation de masses plus larges aux processus de création du droit. Certes la majorité des critiques conservateurs du positivisme juridique était loin d’être hostile au développement du capitalisme, mais elle voulait le maintenir dans les limites de ce que Lénine a appelé la voie prussienne au capitalisme, c’est-à-dire dans un contexte d’impuissance politique de la bourgeoisie et des masses populaires et de monopolisation du pouvoir par des cliques militaro-bureaucratiques d’origine nobiliaire. Leur opposition au formalisme juridique était par conséquent une opposition au gouvernement de la loi (la loi portée par la discussion et des procédures régulées de confrontation des opinions) par opposition au gouvernement des hommes. Pour eux la matérialité, le contenu du droit renvoyaient plus à des notions de justice paternaliste qu’à des notions d’équité fondées sur l’égalité des sujets de droit. Ce qu’ils poursuivaient dans le positivisme, c’était en définitive moins des praticiens du droit que la montée de formes juridiques de la socialité dans des domaines qui jusqu’alors les ignoraient.
C’est pourquoi on ne peut s’étonner de retrouver les partisans conservateurs de la théorie matérielle de l’Etat de droit (le contenu primant la forme) parmi les adversaires honteux ou proclamés du régime de Weimar et de sa Constitution. Le positivisme juridique fait lui à l’époque assez piètre figure, soit qu’il fasse des concessions à ses adversaires, soit qu’il se trouve sur une défensive difficile. Il est en fait très significatif que la reprise d’une partie des thèmes qui sont les siens, soit le fait de jeunes théoriciens plus ou moins proches du marxisme, tels Franz L. Neumam, Otto Kirchheimer, Ernst Frântel, Hermam Heller. Ce sont eux qui prennent le parti du législateur parlementaire contre les empiètements de l’exécutif ou contre des références à des fondements du droit transcendant les débats, les affrontements entre les groupes ou les classes. Ils n’acceptent ni que l’exécutif puisse légiférer par ordonnances, ni que les juges puissent devenir eux-mêmes des substituts du législateur, plus puissants en fait que toutes les assemblées parlementaires (L’école dite du droit libre). En bref, ils s’opposent à toute l’évolution institutionnelle du régime de Weimar dans le contexte de la crise de 1929, abaissement du parlement, renforcement de l’exécutif (notamment par une interprétation extensive des pouvoirs du président de la République, restriction des libertés publiques, etc.) Sur le plan théorique, ils polémiquent en particulier contre les positions de Cari Schmitt [4] qui veut subordonner le législateur à une loi supérieure, plus proche de la voluntas que de la ratio et surtout privilégie la décision (ou plus précisément l’esprit de décision [5]) et l’ordre qui en découle par rapport aux normes et aux règles universelles dans leur validité. Ils refusent quant au fond que le politique et le juridique puissent être dominés par des oppositions simples et péremptoires et par là se réduisent à des relations entre amis ou ennemis, c’est-à-dire des relations où l’irrationalité des rapports de force et de violence prend le pas sur l’organisation d’un minimum de coexistence sociale. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’ils soient naïfs au point de croire qu’un ordre juridique positif est susceptible de proscrire la violence dans les rapports sociaux ou de faire disparaître la lutte des classes, mais dans les années qui précèdent l’arrivée du nazisme au pouvoir, ils ont une conscience très aiguë des dangers que comportent le déclin de la régularisation juridique et la montée des interventions bureaucratiques et administratives. A leurs yeux, la généralité des lois masque sans doute le règne de la bourgeoisie et fait bon ménage avec de nombreuses inégalités sociales, elle n’en est pas moins un cadre qui laisse un minimum d’espace à l’affirmation des courants d’opinion venus des couches inférieures de la société et limite tant soit peu l’arbitraire qui vient d’en haut.
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le normativisme de Kelsen [6]. On peut le considérer comme la pointe extrême du positivisme juridique, puisqu’il veut arriver à une science ou théorie pure du droit, débarrassée de toute référence à des valeurs ou à un fondement naturaliste. Dans cette perspective, le juridique est du domaine du devoir être, ou de l’obligation, mais ce devoir être ne peut ni ne doit être étudié en tant qu’obligation morale. La science du droit ne peut et ne doit s’intéresser qu’à l’être du devoir être, c’est-à-dire au droit en tant que système cohérent de normes, reliées par des relations ordonnées et hiérarchisées. Ce positivisme de la norme n’est toutefois qu’un aspect de la problématique de Kelsen qui ressortit également et très clairement de ce mouvement de désenchantement et de désacralisation du monde dont parle Max Weber. La science du droit que veut édifier Kelsen n’est en effet, ni scientiste, ni naïvement déterministe. Elle cherche à mettre en évidence les relations régulières qui s’établissent entre les normes et les règles de droit en se gardant bien d’affirmer qu’il s’agit de relations causales. Autrement dit la théorie pure du droit ne peut avoir pour but de construire dans la vie sociale des systèmes de relations juridiques scientifiques, conformément aux prescriptions d’une théorie nomologique. Elle décrit les systèmes de normes sans prétendre dire quel est le meilleur des systèmes possibles, et elle a seulement à mettre en lumière ce qui rend les règles de droit compatibles entre elles et leur permet en tant qu’ordre juridique de contribuer à la mise en ordre de la société. D n’est en ce sens pas question de sacrifier dans le domaine de la théorie juridique à une conception optimiste du progrès du droit qui ne serait elle même que le reflet d’une croyance ou d’une métaphysique du progrès. On peut comparer des systèmes de droit positifs à partir de très nombreux critères, par exemple en tenant compte du degré de coercition qui s’exerce sur les justiciables, cela ne permet pourtant pas de conclure, dans un asbtrait intemporel, en faveur de l’un ou de l’autre des systèmes examinés. Le droit en tant qu’ensemble de normes et de règles peut certainement être relié à des conceptions du monde ou à des philosophies (il est de toute façon inspiré par des systèmes de valeurs), en tant que réalité sociale observable il doit être saisi et décrit comme un ensemble de techniques pour ordonner les relations entre les hommes et les rendre possibles dans les faits. Le droit est de fait une façon d’assembler et de lier des comportements en les forçant à se conformer à des modèles sous la menace de sanctions socialement efficaces. On ne peut donc confondre les règles juridiques et les normes qui les sous-tendent avec des modalités diverses d’accord des volontés individuelles, elles sont précisément des moyens de transcender les discordances et les affrontements de ces dernières, et c’est en tant que telles qu’elles doivent devenir l’objet de la théorie.
Pour Kelsen, le social est par conséquent de l’idéologique et du normatif qui se superpose et s’impose tant aux volitions qu’aux comportements des individus. L’étatique et le politique ne peuvent évidemment être de nature différente, comme le droit ils relèvent dans cet esprit d’une étude positive de données normatives qui sont des formules techniques de régulation des relations humaines. Il n’y a ainsi pas de solution de continuité entre l’ordre étatique et l’ordre juridique, mais comme le dit explicitement Kelsen unité très étroite et toujours en mouvement, de ces modalités techniques d’organisation des relations entre les hommes. L’Etat n’est pas un Etat-substance, une entité supra-sociale qui incarnerait la rationalité de la société et serait lui-même créateur de l’ordre juridique, il est au contraire réductible à un ensemble de relations fonctionnelles entre des normes et des règles destinées à faire face aux conflits entre les individus ou entre les groupes. Politique et juridique ne peuvent par suite être conçus que dans leur complémentarité, comme ordre coercitif qui dans son déploiement technique permet la poursuite des objectifs propres aux forces dominantes de la société. Il faut s’en persuader, l’unité de l’Etat ne se fait pas autour d’une volonté et d’une conscience étatiques, autour de ce que d’aucuns appellent la personnalité étatique, mais en fonction des problèmes posés par la coexistence à la fois difficile et nécessaire d’intérêts et d’orientations hétérogènes. La réalité que constituent le politique et le juridique est multiple, fragmentée, et cela d’autant plus que s’étendent les fonctions de régulation de l’Etat et du droit. Aussi bien ne peut-il y avoir une statique de l’ordre coercitif, mais seulement une logique dynamique de l’apparition, du développement et du remplacement des normes de comportement, dans un contexte où continuité et discontinuité sont sans cesse à l’œuvre. L’Etat comme le droit ne peuvent sur le plan théorique être cernés par des catégories anthropomorphiques — que l’on ait affaire à des vues organicistes, ou à des vues essentialistes qui tendent à faire des phénomènes étatiques le but et la réalisation de la société, voire une réalité morale. Pour rompre avec les déformations idéologiques dans le domaine du politico-juridique il apparaît donc nécessaire — aux yeux de Kelsen — qu’on ne mêle pas les genres ou les niveaux de connaissance, c’est-à-dire qu’on ne joue pas sur plusieurs tableaux à la fois en argumentant tantôt au niveau des principes supérieurs du droit, et de l’Etat, tantôt au niveau d’analyses causales de type sociologique. C’est seulement en veillant attentivement à respecter la differentia specifica de la science du droit par rapport aux autres disciplines qu’on la fera avancer de façon décisive.
Comme il fallait s’y attendre, ce rigorisme kelsenien n’a pas manqué de susciter de vives réactions dès les années vingt et trente. Aujourd’hui encore on l’accuse volontiers de pousser le formalisme à des limites intolérables et de ne pas être en mesure de faire la différence entre les systèmes dictatoriaux et les Etats de droit, entre le règne de l’arbitraire et celui de la régularité juridique. Ces reproches sont, toutefois, beaucoup moins pertinents qu’ils ne semblent à première vue, lorsqu’on veut bien se donner la peine de suivre Kelsen de près. On peut d’abord faire remarquer que dans sa pensée le degré de généralité d’un ensemble ou d’un système de normes n’est pas du tout quelque chose d’indifférent. Seules les normes de portée suffisamment générale peuvent avoir de son point de vue les effets de régularisation des comportements indispensables à une vie sociale complexe largement fondée sur la prévisibilité. C’est cela qui explique par exemple qu’il ait été très hostile au décisionnisme de Cari Schmitt qui privilégie, lui la décision politique par rapport à la norme et l’état d’exception par rapport à la normalité. On peut observer ensuite que Kelsen est un défenseur fervent de la démocratie, et cela en développant, de façon immanente, les implications de sa théorie formaliste. La démocratie comme règne de la majorité (notamment dans le domaine de la création du droit) est en effet la seule procédure efficace de confrontation des opinions, donc la seule procédure qui puisse permettre de poser des normes suffisamment générales dans une situation de polythéisme des valeurs. La démocratie est sur le fond une forme d’affirmation du relativisme politique, c’est-à-dire une façon d’empêcher l’absolutisme politique qui s’oppose au libre développement de la dynamique juridique. Certes les régimes démocratiques ne sont pas l’expression de l’intérêt général ou encore la manifestation d’une volonté commune des sujets de droits, et on doit reconnaître ouvertement qu’ils sont suceptibles de receler oppression et exploitation à des degrés qui peuvent ne pas être négligeables. Mais ce qu’on peut précisément contester c’est qu’il puisse y avoir une volonté commune et un intérêt général au sens fort du terme. En fait ces deux notions constamment employées dans la vie politique ne sont que des fictions commodes, des façons métaphoriques de couvrir des activités étatiques multiples et souvent contradictoires, mais qui doivent se présenter sous le signe du dépassement des volontés individuelles. C’est pourquoi, la démocratie ne peut jamais être véritablement transparente et concilier de manière véritablement harmonieuse l’hétérogénéité des individus et des groupes, c’est-à-dire instaurer cette synthèse de l’universel et du particulier qui est la vieille hantise de la philosophie politique : de ce point de vue, les régimes démocratiques sont très imparfaitement rationnels. Il faut pourtant les créditer de leur recherche patiente du compromis et des ajustements boiteux auxquels ils parviennent quasi quotidiennement, après de laborieuses tractations. Il n’y a en définitive guère de moyens rationnels de combattre l’irrationalité d’un état de guerre permanent entre les différentes composantes de la société, si ce n’est justement de s’en remettre à ces solutions insatisfaisantes toujours à réviser et à remettre sur l’ouvrage. Quelles que soient les apparences, le démocratique s’oppose au non-démocratique (l’autocratique) comme le rationnel à l’irrationnel, par ce que le but implicite des procédures démocratiques est de parvenir à un équilibre dynamique entre les classes, à un équilibre à long terme des relations de classe. En bref, Kelsen est convaincu et pense pouvoir démontrer que la démocratie est la meilleure des techniques sociales possibles pour mettre au point un ordre normatif et coercitif dans le contexte pluraliste, socialement et politiquement, de l’Europe du XXe siècle.
Sans entrer dans un long examen de ce qui s’est passé au cours des dernières décennies, on peut admettre que la marche des événements lui a donné raison au moins en partie. De presque tous les points de vue, les régimes démocratiques se sont révélés préférables aux régimes autocratiques, même si on ne peut les absoudre d’un certain nombre de défauts et fautes majeurs tant d’un point de vue intérieur que d’un point de vue extérieur. Mais la théorie kelsénienne ne répond pas malgré tout à des questions fondamentales : la formalisation juridique et les procédures démocratiques, au-delà de leur indéniable efficacité immédiate, sont-ils viables à plus long terme et capables de faire face aux défis qui leur sont lancés par l’évolution de la société ? Kelsen, lui-même, a bien vu que la montée de la bureaucratie est le plus souvent néfaste à la vitalité des procédures démocratiques et que ces dernières sont obligées de composer avec de fortes tendances autocratiques dans les grands Etats modernes. Pourtant, il n’en a pas tiré d’autre conclusion que celle d’une nécessaire défense des composantes démocratiques des régimes parlementaires. Or, le problème va beaucoup plus loin que celui de tendances latentes à la bureaucratisation et à l’autocratisme, car il concerne aussi bien la fragilité des équilibres de classe que les tendances autocratiques qui se développent à partir des mécanismes économiques. On le sait, crises économiques, guerres et bouleversements, significatifs des rapports de force entre les classes rendait inévitablement plus difficiles les compromis et par là-même la normalité juridico-politique. Il est de fait, en particulier que la norme fondamentale (la « Grundnorm » ), cette norme méta-juridique qui fonde les systèmes juridico-politiques ne peut jouer son rôle que si elle est largement acceptée et fait partie des valeurs partagées au-delà des divisions de classe, ce qui est précisément exclu dans les situations dé grande tension sociale. Mais il faut aller plus loin et noter que la régularité juridique et les procédures démocratiques sont aussi mises en danger dans les périodes « normales » par la tendance de l’Etat interventionniste moderne à soustraire de plus en plus de domaines à la discussion publique et aux procédures électives, pour les réserver soit à la concertation avec les grandes concentrations économiques et financières, soit à des procédures de collaboration entre les partenaires sociaux. On peut ainsi constater que la théorie pure du droit n’explique pas un phénomène essentiel, la crise présente de la formalisation juridique avec toutes ses manifestations ; rigidité constitutionnelle qui s’oppose au libre jeu des procédures démocratiques, proliférations réglementaires, apparition de logiques contradictoires (droit privé et droit social par exemple). Si l’on veut bien y réfléchir, à l’origine de tout cela, il y a chez Kelsen deux séries d’erreurs qui minent sa tentative pour séparer la théorie du droit de l’idéologie et la désacraliser complètement. En premier lieu, il apparaît tout à fait contestable de réduire droit et politique à des techniques sociales pour la mise en œuvre d’objectifs qui peuvent radicalement différer les uns des autres et de présupposer que la dialectique forme-contenu peut être ramenée à une dialectique de la fin et des moyens de validité intemporelle. Comme l’a très bien montré Umberto Cerroni [7], en prolongeant et en corrigeant Pasükanis, c’est un certain contexte social où les liens sociaux deviennent impersonnels et extérieurs aux individus (marché, salariat), qui exige l’idéalité et la formalisation juridiques comme moyen de régulation des échanges. La généralité des normes surmonte idéalement et pratiquement la dispersion, l’isolement des individus échangeurs de valeurs tout comme elle dépasse idéellement et pratiquement l’opposition de classe entre travailleur salarié et capitaliste. Cela revient à dire qu’on ne peut pas considérer le problème des normes et de la coercition de façon intemporelle en hypostasiant les catégories d’autorité, d’ordre et d’organisation que l’on retrouve effectivement dans toutes les sociétés connues. Dans les sociétés où joue à plein la forme juridico-politique, il faut, précisément, déterminer, spécifier comment se modulent l’autorité et l’ordre, comment ils apparaissent, dans quel contexte fonctionnel ils s’insèrent, toutes choses que l’on trouve trop peu souvent dans l’œuvre de Kelsen. En deuxième lieu, on ne peut que critiquer la tendance de ce dernier à réduire le social à de l’idéologico-normatif d’où est exclu toute causalité (en dehors, bien entendu, des aspects naturels de l’homme), en cherchant à ignorer tout ce qui fait de la société actuelle une seconde nature, une « Naturwüchsigkeit » pour reprendre le terme de Marx, où le rapport social relève d’une objectivité fétichisée qui impose sa loi à l’interaction et à l’intersubjectivité. Il en découle inévitablement qu’il ne peut faire la théorie du mouvement des formes juridiques et politiques et particulièrement celle du dépérissement de la démocratie dans les conditions qui sont celles des grands États occidentaux. Mais peut-être faut-il admettre que la radicalité de son formalisme, et les difficultés qui en résultent, ont le mérite de faire comprendre que sur le plan théorique on ne peut rester enfermé dans le dilemme conception matérielle ou conception formaliste de l’Etat et du droit.

Jean-Marie VINCENT


Source : exemplaire personnel





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Vincent
(1934-2004)




[1Sur ce point, on peut se référer à l’ouvrage collectif sous la direction de Mehdi Tohidipur, Der bürgerliche Rechtsstaat, 2 volumes, Frankfurt, 1978.

[2Voir le « Rechtstheorie », partie de la « Metaphysik der Sitten » in Kantwerke, tome 5, Berlin, 1968.

[3Cf. Peter Von Oertzen, Die Soziale Funktion des Staats rechtlichen Positivismus, Frankfurt 1974.

[44. Franz L. Neumann, The Démocratie and the Authoritarian State, London 1964.

[5Sur Cari Schmitt voir Karl Lowith : « Der Okkasionnelle Dezisionismus von C. Schmitt » in Gesammelte Abhandlungen, Stuttgart 1960, p. 93-126.

[6On se référa aux œuvres suivantes de Hans Kelsen :
—  Vom Wesein und Wert der Demokratie, Aalen 1963.
—  Allgemeine Staatslehre, Berlin-Zurich 1966.
—  Sozialismus und Staat, Leipzig 1923.

[7Umberto Cerroni, Marx e il Diritto Modemo, Roma 1962.