site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Contestation et distanciation

Analyse de l’idéologie

t. 2, Galilée, p. 49-51, 1983




Le marxisme, celui de Marx et des marxistes des débuts du XXe siècle, s’est voulu critique de l’idéologie, c’est-à-dire mise en valeur des réfractions et des distorsions subies par la réalité sociale dans la pensée bourgeoise. Il a joué en fonction de cela un rôle non négligeable dans le décapage des bonnes consciences, dans la formulation d’interrogations nouvelles sur la production des idées et sur la structuration du monde symbolique. Mais certaines hypothèques et équivoques ont pesé dès le départ sur l’entreprise qui se voulait, rappelons-le — chez Engels —, élaboration d’un socialisme scientifique et élucidation d’une dialectique universelle. Pour les administrateurs de l’héritage marxien, il était fort tentant, en allant encore plus loin dans ce sens, de réduire la critique de l’idéologie à une dénonciation sans nuances de l’adversaire et d’en faire un rituel d’excommunication et d’exclusion pour conforter à bon compte la scientificité présumée de la doctrine. La critique de l’idéologie devenait en quelque sorte son propre contraire en se faisant production de certitudes et de vérités intangibles en jouant sur des oppositions simples, voire simplistes entre science et idéologie. Cette tendance déjà très forte dans la IIe Internationale, devient irrésistible dans le marxisme de la IIIe Internationale vite stalinisée. Le « marxisme-léninisme » codifié à Moscou n’hésita pas à se présenter comme une « conception du monde scientifique « capable de donner a priori les clés de la société, de l’histoire et de l’univers matériel (voir à ce sujet le texte de Staline Matérialisme historique et matérialisme dialectique). Toutes les autres formes de pensée se trouvaient ainsi invalidées à l’avance et rejetées dans les ténèbres de la décadence bourgeoise. Ce dogmatisme qui, à l’ère jdanovienne, parvint à des sommets inégalés, posa d’autant plus de questions aux intellectuels influencés par le marxisme qu’il exprimait et justifiait une organisation répressive de la société soviétique et du mouvement communiste international (sanctionnée notamment par des purges et des procès en sorcellerie).

Pour beaucoup, l’URSS des camps, de la censure et du culte de Staline était plus un repoussoir qu’une référence en vue d’un avenir socialiste possible. En même temps, bien des intellectuels ne pouvaient pas ne pas se poser des questions sur les défaites subies par la classe ouvrière face à l’hitlérisme et face à d’autres mouvements de même type dans les années 1930 et 1940. Le marxisme n’était-il pas après tout lui aussi une idéologie ? Pouvait-il, comme il le prétendait, rendre compte de l’évolution en profondeur du monde contemporain ?

Il suffisait de se poser ces questions pour ouvrir un nouveau chapitre de la critique des idéologies : la critique du marxisme comme critique de l’idéologie, qui se prévaut de la pratique de l’idéologie pour se mettre à l’abri de l’examen. Le problème, en d’autres termes, ne pouvait plus être d’étendre au marxisme le soupçon du fonctionnement selon l’idéologie, mais de déceler en lui ce qui pouvait s’opposer de façon particulièrement insidieuse à la recherche conséquente de la vérité, pour tout dire, du vrai dans les relations sociales. Les réponses de ceux qui considéraient le marxisme comme une réalité incontournable de la culture du XXe siècle, furent extrêmement variées et le sont encore aujourd’hui. En général, on ne se préoccupait pas des théorisations péremptoires et grossières du stalinisme ; on s’inquiétait par contre de ce qui, dans le marxisme original, avait pu laisser la voie libre aux débordements dogmatiques et aux tendances totalitaires. Dès les années 1940, l’Ecole de Francfort entend faire la chasse au positivisme masqué du marxisme, à sa croyance naïve au progrès, à sa prétention à prédire l’évolution de la société. Dans les années 1950, des marxistes indépendants comme Lucien Goldmann réclament une critique marxiste du marxisme. Au-delà de ces orientations vers une auto-critique du marxisme, on voit se développer des courants, surtout d’origine existentialiste, qui cherchent de l’extérieur à dépasser les points aveugles du marxisme en le complétant, en le rendant sensible à d’autres problématiques, notamment à celles de la subjectivité humaine. D’autres vont encore plus loin et s’efforcent de mettre à l’ordre du jour une théorie révolutionnaire qui serait, sans fausse honte, un post-marxisme sans revenir en arrière sur ses acquis les plus fondamentaux. Sur tous ces points, les discussions sont, évidemment, loin d’être terminées.

J. M.V.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)