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Theodor W. Adorno (L’école de Francfort et l’idéologie)

Analyse de l’idéologie

t. 2, Galilée, p. 51-57, 1983




Dans la formulation que lui donne Adorno, la théorie des idéologies de l’Ecole de Francfort s’inscrit dans la tradition marxiste, mais dans une tradition marxiste qui assume consciemment ce qu’elle doit à la philosophie classique allemande. Pour Adorno, la critique des idéologies est d’abord critique de la division du travail, c’est-à-dire critique de la séparation entre l’esprit objectif — la conscience sociale — et ses conditions de production (matérielles aussi bien que spirituelles). Il y a fausse conscience, idéologie, parce que l’esprit humain ne maîtrise pas les conditions de sa propre réalisation, parce qu’il prétend s’abstraire de ce qui lui permet de se développer et de s’affirmer face à la nature comme dans la société. L’idéologie n’est pas éternelle, elle n’est pas une caractéristique indépassable des relations humaines mais une résultante socialement et historiquement située des rapports qui s’établissent entre les hommes et leur environnement. L’idéologie qui connaît son plein épanouissement au cours de l’ère bourgeoise n’est pas à proprement parler tromperie, elle est bien plus un mélange tout à fait spécifique du vrai et du faux, d’aspirations universalistes et d’intérêts particularistes, de lucidité et d’aveuglement. Dans les affirmations idéologiques, dans les recherches de justifications, il y a toujours – selon Adorno – la présence d’une nostalgie du bien, une sorte d’hommage que le vice rend à la vertu. La fausse conscience bourgeoise ne peut se passer de références à une société libérée, et renoncer à des condamnations explicites de l’oppression. C’est d’ailleurs pourquoi la critique de l’idéologie ne peut être entièrement une critique externe, partant d’un point de vue totalement opposé à celui qui est mis en question, mais doit essentiellement se faire jour comme critique interne, comme explication rigoureuse de la distance qui sépare le postulé de l’actualisé, la règle de sa mise en pratique. La critique recherche ce qui, au coeur même, des élaborations de la société sur elle-même et sur la nature, correspond à un usage restrictif de la raison, à une rationalité qui oublie de s’interroger sur ses propres implications et présuppositions. C’est ainsi qu’aux yeux d’Adorno, la critique du fétichisme de la marchandise qu’on trouve dans le livre I du Capital, ne prend toute sa portée que si l’on en fait la pierre angulaire d’une critique des échanges de marchandises comme échanges apparemment égaux, mais substantiellement inégaux. La substitution des choses aux rapports sociaux dans la circulation des marchandises, la course à la valorisation des produits du travail ne s’éclairent vraiment que si l’on remonte à l’universalisme abstrait des normes bourgeoises et au particularisme masqué des valeurs auxquelles on sacrifie dans la quotidienneté. En d’autres termes, la critique de l’idéologie n’est pas seulement une critique des limites sociales de la connaissance, elle relie constamment les domaines du cognitif et du normatif pour faire saisir les interdépendances qui les marquent.

Il ne faut donc pas s’étonner si Adorno (à la suite d’Horkheimer) rejette catégoriquement les théories de l’idéologie que l’on peut trouver chez Weber, Pareto, et Mannheim. Il leur reproche en effet de prétendre à la neutralité axiologique pour retomber ensuite dans le relativisme des points de vue, en ignorant par là la nécessaire dialectique du singulier, du particulier et de l’universel, du cognitif et du normatif. Adorno a, certes, écrit dans Minima moralia que le tout est le faux et condamné par là une certaine forme de pensée de la totalité qui, dans le prolongement de Hegel, postule un savoir total de la société. Mais s’il refuse l’hypostase du savoir totalisateur, il n’exclut absolument pas une théorie critique de la société comme totalité négative, comme hypostase réelle qui se retourne contre les individus et leur impose une universalité abstraite et tout à fait réductrice. La pensée dialectique, celle qui se dégage de l’idéologie, est précisément celle qui refuse de se laisser prendre aux abstractions intemporelles et transhistoriques qui ne font que couvrir les rapports sociaux et masquer leur spécificité. Elle ne peut, certes, fournir la clé de l’individualité ou de la socialité et dire ce qui est ou ce qui doit être dans le meilleur des mondes, mais elle peut montrer tout ce qu’il y a d’intolérable et d’inacceptable dans ce qui semble aller de soi du point de vue des opinions dominantes. Elle est la pensée qui met en question la prétention de la raison à dominer le réel par ses vertus propres, sans plus s’interroger sur ses automatismes et sur son mode de fonctionnement. Elle est la pensée qui ne s’arrête pas respectueusement devant la science et les méthodologies scientifiques avec leurs ambitions universalistes.

Pour Adorno, la formalisation scientifique en tant qu’épuration du langage ne peut être considérée comme innocente. Elle ne fait pas qu’établir des liaisons entre des propositions, elle est aussi rapport des hommes entre eux et à leur environnement, prolongement cognitif du rapport social de production. Elle ne saurait donc échapper à la critique de l’idéologie, encore moins servir de critère de démarcation entre l’idéologique et le non-idéologique. En fait, elle est de part en part pénétrée d’idéologie dans la mesure où les différentes rationalités régionales qui s’expriment dans les disciplines scientifiques sont tout à fait unilatérales et cependant se nient en tant que telles. Les langages scientifiques ressortissent d’un absolutisme logique qui privilégie les relations instrumentales et de mise en valeur de l’environnement social et naturel au détriment d’autres relations réelles ou potentielles (ludiques, esthétiques, etc.). La logique comme les sciences reposent ainsi sur une conception restrictive de l’expérience et se soumettent à une logique plus générale de la domination et de l’identification (négation du non-identique à la conceptualisation) qui renvoie elle-même à la production et à l’échange de valeurs marchandes. Le rationalisme des sciences est un rationalisme étriqué, lui-même lié à un développement incontrôlé des forces productives et des technologies qu’elles mettent en branle.

Selon Adorno, la société est d’ailleurs recouverte par une sorte de voile technologique. Les automatismes de la technique, d’une technique qui sert à la domination et à la valorisation, s’imposent aux relations sociales et interindividuelles comme une sorte d’impératif catégorique en jouant sur les effets d’amplification et d’approfondissement qu’ils entraînent dans la maîtrise du monde environnant. La domination de l’homme sur la nature comme la domination de l’homme sur l’homme, se présentent dans leurs manifestations les plus apparentes et les plus quotidiennes comme des développements de la logique technologique, comme l’emprise d’une seconde nature à laquelle il faut obéir à moins d’accepter des régressions majeures dans l’organisation de la vie et de la société. Aux contraintes des échanges marchands s’ajoutent, en outre, celles d’une administration planifiante (planende Verwaltung) des données de la vie sociale par un capitalisme de plus en plus organisé. Le passage de la « libre concurrence » à la concurrence oligopolistique et à l’intervention extensive de l’Etat fait peu à peu disparaître les contradictions économiques et met aussi en sommeil la dialectique des forces productives et des rapports de production. La société semble se refermer sur elle-même et se faire un peu plus pesante sur les individus par son extériorité toute-puissante. Cela est particulièrement sensible dans le domaine de la culture où la mercantilisation et la monopolisation industrielle des moyens du savoir et de la communication (cf. l’expansion de l’industrie culturelle) transforment les individus en consommateurs passifs d’une pseudo-culture de masse, tout en les dépossédant de leurs échanges symboliques. Le social se fait hallucination et devient en même temps une structure aveuglante (Verblendungszusammenhang) où expire la dialectique du singulier, du particulier et de l’universel. La lutte des classes institutionnalisée et corporatisée n’a plus de portée subversive alors que les individus réduits à l’état de reflets de l’universel abstrait (la fausse totalité sociale) ne sont plus que des exemplaires, des ombres mutilées d’eux-mêmes. Comme le dit Adorno, il n’y a même plus d’idéologie au sens où l’affirmation idéologique contient traditionnellement un rapport occulté au bien social, car ce qui en fait aujourd’hui office est production scientifique de l’enfermement culturel. La vérité ne se trouve plus dans l’effectivité des relations sociales immédiates ; elle devient ésotérique, insaisissable et à tout dire a-sociale. Le point extrême de l’idéologie se manifeste comme négation de l’idéologie et des mécanismes complexes, qu’elle met en oeuvre pour produire l’illusion nécessaire. Il n’est plus besoin de se tromper et de se justifier des méandres dans lesquels on se laisse entraîner, parce que la vie culturelle n’est plus que pure redondance, redoublement infini des structures sociales, rebondissement ininterrompu dans des occurrences sociales dont il n’est même plus indispensable d’interroger le sens. La culture n’est plus que pure reproduction de l’existence et de la société telle qu’elle est, telle qu’elle nie son être autre.

Est-il besoin de le dire ? Cette disparition-relégation, dans un néant prétendu, du non-identique est, pour Adorno, la démonstration, irréfutable de la crise de la société bourgeoise. En niant par tous les mécanismes de la socialisation dépendante l’individualité qui l’a portée sur les fonts baptismaux, cette dernière se nie elle-même, pousse à l’absurde sa propre logique de l’équivalence, et du nivellement. Elle rend impossible l’action collective ou plutôt la transforme en une suite de réactions régressives, d’identifications au pouvoir et plus particulièrement au pouvoir en tant qu’agresseur. A proprement parler, il n’y a plus de praxis, de construction sociale du sens, de dépassement trans-individuel de l’existant, mais piétinement prolongé, précipitation aveugle dans un monde labyrinthique, succession de mouvements dont les orientations sont en trompe-l’oeil. La massification de la société rend dérisoire toute tentative collective pour sortir du cadre de la reproduction sociale compulsive : les individus ne se rejoignent et ne se retrouvent grégairement que dans ce qu’ils ont de mutilé, de réductible aux modes sociales et aux engouements les plus destructeurs. A la limite, il n’y a plus de pratique authentique que comme pratique théorique, isolée, voire désespérément solitaire. Comme l’affirme paradoxalement Adorno, l’individu ne se sort lui-même de l’eau par les cheveux qu’en renonçant à tout ce qui lui fournit apparemment un point d’appui dans la société, qu’en répudiant obstinément toute quête sociale du salut. Le sujet est devenu mensonge, mais l’individu se survit dans tout ce qui fait qu’il ne coïncide pas avec ce qu’il est et croit être, avec ses propres représentations comme avec les rôles qu’il assume, dans ce qui est décalage, distance par rapport au trop-plein, à la positivité du monde et de l’action. La critique de l’idéologie, au sens traditionnel du terme, avec toutes ses préoccupations de mise au jour d’un bien sous-jacent, doit en fait céder la place à la théorisation négative, à la déconstruction de tout ce qui sous-tend théoriquement les agencements sociaux et à la mise en question de tous les dispositifs d’une raison satisfaite d’elle même.

Ces processus d’auto-destruction des illusions de la ratio ne garantissent rien par eux-mêmes, ils ouvrent seulement la voie à la reconnaissance de l’objectif (ce qui ne peut être réduit par la pensée), au respect du non-identique, de ce qui dépasse un monde de représentations figées et de relations ossifiées. Il n’est en ce sens pas possible de produire des images d’un monde autre avec les matériaux que manipulent communément les hommes et qu’il s’agit précisément de décomposer ou de dissoudre. Toute possibilité d’une négation déterminée de l’état de choses existant, pour reprendre la terminologie hégélienne, n’est pourtant pas écartée. Dans la pratique artistique, l’homme mal socialisé d’aujourd’hui (ou l’individu inadapté) peut trouver les moyens de retourner contre la société ce qu’elle met à sa disposition, en allant au-delà de la seule protestation. En dépassant sa propre subjectivité pour se soumettre aux lois immanentes, d’une oeuvre d’art qui sort de la reproduction sociale, en défaisant par son propre faire ce qu’on fait sans y voir à mal, l’artiste utilise le surgissement des forces productives pour des fins qui transcendent toutes les finalités, socialement légitimes ou licites. L’oeuvre d’art, quand elle renonce, à être la création d’un démiurge, c’est-à-dire une prise de possession mythique renverse les relations entre nature et culture, plus précisément elle délivre la nature d’une culture dominatrice, tout comme elle desserre l’emprise d’une seconde nature technologique reflet de la première si maltraitée sur la culture. La percée de l’art n’est sans doute pas assurée, à chaque pas il côtoie le précipice, c’est-à-dire la retombée dans la fabrication, dans les automatismes des rapports sociaux de production et d’échange, mais il suffit qu’il y ait des virtualités de dé-fétichisation du monde pour que l’activité esthétique soit justifiée. L’art est menacé de mort dans ses modes de production et de réception, mais c’est dans cette menace même qu’il puise sa force subversive, sa tension désespérée vers ce qui n’est pas le donné ou un au-delà domestiqué. Il y a indéniablement un élitisme de l’art, une dépendance de celui-ci par rapport aux inégalités sociales et à la répartition inégale des chances d’échapper à l’industrie culturelle ; il y a même une impossibilité à vouloir envisager sa diffusion massive dans une perspective pédagogique. Cela n’empêche pas que son but ne soit pas la jouissance aristocratique, la satisfaction et la délectation du petit nombre : l’art authentique n’accepte rien de ce qui existe pas plus les rapports sociaux que les rapports à l’environnement socio-culturel, pas plus l’oppression et l’exploitation que la dilapidation-absorption de la nature.

La théorie d’Adorno sur l’idéologie ou plutôt sur l’enfermement dans l’idéologie-redoublement des rapports sociaux conduit, comme on le voit, à des apories. Il semble qu’il soit facile de secouer le poids morts de l’idéologie, puisque celle-ci a renoncé à toute prétention à dire la vérité (à déchiffrer les sens possibles du monde) et cela malgré ses proclamations les plus tonitruantes, pour s’en tenir à des relations ouvertement fonctionnelles avec l’existence sociale. Mais en même temps, la puissance de l’idéologie se trouve multipliée à l’infini dans la mesure où elle n’est plus confrontée au désir lancinant du bien et de la vérité dans les couches décisives de la société. Il suffirait d’un geste pour soulever le voile techno-idéologique, mais la main qui pourrait le faire est paralysée comme sans volonté. Les hommes sont pris dans les filets d’une mythologie de l’efficacité et, fascinés par les automatismes qu’ils ont produits et qui les produisent à leur tour. Il ne reste plus alors qu’à espérer sans espoir, qu’à attendre sans justification le jour indéterminé où l’humanité se réveillera de son sommeil hypnotique. Il reste à se dire que le pire n’est pas toujours sûr et que l’enfermement définitif dans la raison mythifiée est une utopie négative qu’il y a peu de chances de voir jamais se réaliser totalement. C’est sans doute ce qui autorise le discours adornien à se réfugier pour le présent dans une philosophie de l’histoire comme régression, mais à appeler de ses veux une auto-critique inattendue de la raison. Par là la théorie des idéologies quitte le domaine de la sociologie pour entrer dans celui de la dialectique négative et peut-être celui de l’a-théologie négative, c’est-à-dire d’une réflexion sur le caractère inacceptable des souffrances humaines.

J.-M. V.


Source : exemplaire personnel





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