site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Jean-Paul Sartre

Analyse de l’idéologie

t. 2, Galilée, p. 62-65, 1983




Chez Jean-Paul Sartre, le problème de l’idéologie est essentiellement le problème du marxisme comme idéologie. La pensée bourgeoise avec ses hypostases, ses concepts figés, son idéalisme frelaté n’entre plus en ligne de compte, elle est à la limite infra-idéologique, parce qu’elle est disqualifiée en tant qu’aveuglement demi-volontaire sur le monde du présent. La bourgeoisie ne veut pas voir les hommes tels qu’ils sont, dans leurs subjectivités prisonnières et aliénées, mais les sublime au-delà des situations dans lesquelles ils sont empêtrés ou englués. Le marxisme réagit, sans doute, contre ce dévoiement idéaliste de la pensée, mais il sacrifie, lui, à un mythe matérialiste qui veut à tout prix la certitude dans le monde des relations sociales. L’action transformatrice de la société cherche à se fonder sur un savoir absolu, sur la connaissance supposée des relations causales qui déterminent la marche de la nature comme de la société, et réduisent la subjectivité ou la conscience à un simple reflet d’une objectivité mythifiée. Pour Sartre, le marxisme ramène donc le changement à l’identité, se refuse à la différenciation et impose des significations « a priori » à un réel multiple et déroutant qui n’est plus alors qu’un résidu contingent dans les analyses « matérialistes ». Le marxisme fait ainsi violence aux déterminations concrètes et aux spécificités des activités humaines ; il est à la fois résurgence de l’idéalisme (la matière se substituant purement et simplement à l’esprit) et volontarisme en ignorant les médiations entre les individus et la société.

C’est pour cela que l’existentialisme, aux yeux de Sartre, ne perd pas son autonomie par rapport au marxisme. Il est, par excellence, la philosophie anti-idéologique de l’homme singulier, il se manifeste comme une approche concrète de la réalité qui restaure les droits de la dialectique du sujet et de l’objet, de la dialectique de l’extériorisation et de l’intériorisation en revenant au projet comme dépassement du donné. Contre la métaphysique du matérialisme dialectique, il fait valoir la force subversive de la totalisation dialectique, ce mouvement de progression synthétique qui part des individus pour construire ou dé-construire le social dans les affrontements avec les situations. L’existentialisme, en ce sens, renoue avec Hegel, c’est-à-dire avec une dialectique de la conscience et de l’intelligibilité à laquelle le marxisme a préféré une dialectique absolutiste de la nature. Mais ce retour à Hegel n’est que partiel, et n’est surtout pas exclusif d’une référence essentielle à l’antipode de Hegel, Kierkegaard. La dialectique sartrienne ne veut pas décoller du vécu, des individus souffrants et, sans cesse, confrontés à l’échec et à la mort ; elle n’aboutit pas au savoir absolu, mais à des totalisations précaires et provisoires, c’est-à-dire à des totalisations temporelles et historiquement situées. Face au marxisme, il faut donc dire que le socialisme (l’aspiration à une société sans classes) fait partie de notre horizon et des questions qu’il est impossible de contourner, mais qu’il n’a pas d’autre nécessité que celle de la tâche à accomplir, de la pratique à mettre en oeuvre.
Le réquisitoire sartrien contre le dogmatisme marxiste n’a aujourd’hui rien perdu de sa puissance, de sa capacité de conviction. Le problème de l’individu et de ses rapports avec la société reste en effet, chez les marxistes, mal éclairci. Il n’est, toutefois, pas certain que le traitement que lui réserve Sartre, soit, pour sa part, à l’abri de critiques fondamentales. On peut noter, en particulier, que la conscience et la subjectivité ne sont pas vraiment questionnées, chez lui, qu’elles représentent une sorte de facticité irréductible, de point de départ sur lequel il n’y a pas à revenir. La dialectique sartrienne est, en fait, une anthropologie dialectique, c’est-à-dire une dialectique de l’homme, de son faire et de ses oeuvres. Autrement dit, Sartre reste sourd à toutes les mises en question de l’homme, et de l’individuation autour de laquelle est construite la thématique du sujet et de l’objet. Il est significatif, à cet égard, qu’il ne s’intéresse à peu près jamais aux réflexions heideggeriennes sur le subjectivisme du « cogito », de la représentation et de la volonté de puissance, c’est-à-dire sur tous les présupposés de la « présence à soi » et de la conscience maîtresse d’elle-même. La dialectique individu-société s’affirme, de ce fait, de manière singulièrement unilatérale dans la plus grande partie de son oeuvre. Si elle est capable de s’attaquer vigoureusement au social hypostasié, elle se refuse à relativiser la téléologie individuelle et à imaginer que les actions réciproques des individus puissent trouver d’autres assises. C’est seulement dans L’idiot de la famille que commence à poindre l’idée que l’individualité est, dans son historicité fondamentale, profondément problématique.

J.-M. V.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)