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Le marxisme de notre temps vu par Gilles Martinet

Les Temps modernes

n° 205, p. 2256-2268, juin 1963




Le mouvement ouvrier d’Europe occidentale ressent confusément depuis quelques années la nécessité d’un renouveau théorique pour adapter son action à la réalité qu’il entend transformer. Les tentatives les plus spectaculaires et les plus connues en ce sens ont été le fait d’un certain nombre de partis social-démocrates qui ont jeté par-dessus bord tout leur bagage théorique d’origine marxiste au nom du réalisme, et ont adopté dans la plupart des cas les vues des milieux « réformateurs » bourgeois sur l’évolution de la société, dont ils espèrent qu’elle passera graduellement, spontanément et sans douleur au stade du socialisme. Mais notre intention n’est pas de relever ici les contradictions et les faiblesses de ce type d’analyse qui tend à présenter J. Kennedy et Jean XXIII comme les véritables pionniers du « socialisme » : le caractère apologétique, quiétiste et fataliste de ces vues est trop apparent pour des socialistes convaincus. Il nous paraît plus important de noter que les milieux d’origine communiste ou socialiste de gauche, après avoir très longtemps nié la nécessité d’une révision ou d’une refonte du corps des idées admises sur la nature de l’évolution sociale et de la lutte révolutionnaire, commencent eux-mêmes à se mettre en branle sous la double pression de la déstanilisation — dont on est encore loin de mesurer toutes les conséquences — et des succès relatifs de la politique néo-capitaliste dans les pays de l’Europe des six. Pour des raisons diverses, dont la moindre n’est pas la tradition intellectuelle héritée de Gramsci, socialistes et communistes italiens ont été les premiers à faire des efforts sérieux et notables pour faire progresser la théorie socialiste. Ils ont eu le mérite d’attirer l’attention sur les formes nouvelles de l’action syndicale, sur les possibilités tactiques non négligeables des dirigeants du grand capital face au mouvement ouvrier et enfin sur le caractère dépassé des revendications démocratico-bourgeoises du mouvement ouvrier européen après 1945. Ils ont en quelque sorte remis le socialisme à l’ordre du jour en montrant qu’il peut devenir une nécessité pratique, immédiatement perceptible pour les travailleurs salariés au niveau des rapports de production à partir d’une meilleure compréhension de leur expérience quotidienne. Le socialisme ainsi compris n’est plus un au delà de la société capitaliste, une simple critique de l’extérieur, mais bien une critique interne, sans cesse mise à jour, des rapports sociaux et de la dynamique économique. Une notion aussi complexe et dialectique que celle de programme de transition — d’abord mise au point par l’Internationale communiste, puis reprise sans grand écho par Léon Trotsky en 1938 — fut remise à l’honneur en Italie, pour dépasser la fausse antinomie du programme partiel et du programme fondamental, du court terme et du long terme, du réformisme quotidien et du révolutionnarisme des discours dominicaux. Tout programme, dans cette perspective, doit relier la conjoncture aux réformes de structure nécessaires pour satisfaire durablement les revendications les plus élémentaires des masses ; réaliste et inspiré par l’expérience, il doit cependant contenir un élément de rupture par rapport à l’équilibre du système capitaliste. Inspiré par la volonté de permettre ou de renforcer l’autonomie des masses, il ne cherche pas forcément à les orienter vers une attaque frontale contre le pouvoir de la bourgeoisie, mais il doit inévitablement tendre à organiser une dualité de pouvoirs en invitant les travailleurs à substituer partout où cela est possible, leur volonté et leurs méthodes d’organisation à celle du capital.
On se rend compte — malgré le schématisme de notre exposé — qu’il y a là un moyen de vivifier la pratique socialiste et de la faire sortir des ornières de l’empirisme opportuniste et du romantisme révolutionnaire mal compris (références rituelles au modèle d’octobre 1917). Aussi bien n’est-il pas étonnant que nous retrouvions maintenant en France des idées similaires, soit que certains militants se soient mis à l’école italienne, soit qu’ils parviennent, à partir de leur propre expérience et en fonction de la tradition à laquelle ils se rattachent, à des conclusions semblables. La fermentation chez nous, il est vrai, est plus tardive : la croyance en une intervention externe pour mettre à bas le capitalisme français n’a pas totalement disparu, même si elle ne s’appuie plus sur l’hypothèse d’une guerre mondiale gagnée par l’Union soviétique. D’autre part, l’installation au pouvoir du gaullisme, faussement analysé comme un césarisme traditionnel, a redonné une vigueur apparente aux mots d’ordre démocratiques bourgeois dont l’apothéose est la conception de « l’Union des républicains » (jusqu’au chanoine Kir et au M.R.P.) chère à Maurice Thorez.
Les idées nouvelles, dont beaucoup traduisent tout simplement un retour aux sources, se font pourtant peu à peu jour malgré les obstacles. Dans une grande confusion, de nombreux militants du P.C.F., de l’U.E.C., du P.S.U., voire même de la S.F.I.O. commencent à mettre en question les schémas habituels de l’action politique de gauche. Les conclusions de tous ces efforts restent encore très ambiguës (impliquant les unes un révisionnisme de droite, les autres un révisionnisme de gauche), mais il est certain aussi qu’une fois entamée, cette discussion ne peut plus être arrêtée et qu’à son terme elle peut faire éclore des conceptions positives.
C’est dans ce contexte que se situe le Marxisme de notre temps [1] dont l’ambition est de donner au lecteur un fil conducteur pour se retrouver dans tous les problèmes importants du socialisme contemporain. Pour atteindre son but, Gilles Martinet n’a pas isolé arbitrairement les questions qui se posent au mouvement ouvrier des pays capitalistes avancés. Il les a replacées dans un contexte planétaire qui éclaire souvent très bien les problèmes particuliers. Son point de départ lui-même nous écarte apparemment du centre de la discussion, puisqu’il consiste en une confrontation de la théorie marxiste de l’État socialiste avec la réalité et la pratique des États se réclamant du socialisme. Mais ce détour n’en est pas vraiment un, puisque des conclusions qu’on est conduit à tirer sur les sociétés de transition vers le socialisme, dépend largement la formulation des objectifs qu’on donne à la lutte pour le socialisme dans les pays avancés.
Pour Gilles Martinet, la démocratie socialiste n’a encore jamais existé puisque selon ses propres termes « les partis communistes sont parvenus à briser les structures capitalistes et à instaurer une organisation économique de type socialiste, mais que cette organisation a revêtu des formes autoritaires et non pas des formes démocratiques ». Le bilan qu’il trace entend donc être critique, et pour la théorie et pour la pratique du socialisme d’inspiration marxiste. Sur le plan théorique, ses critiques s’adressent d’abord aux leçons que Marx et Engels pensaient pouvoir tirer de la Commune de Paris pour définir les conditions du dépérissement de l’État et de l’instauration de la démocratie socialiste :
- Suppression de l’armée permanente et son remplacement par le « peuple armé » ;
- Élection d’une assemblée non parlementaire, mais agissante ayant en même temps le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ;
- Application du principe de l’éligibilité et de la révocabilité à tous les emplois ;
- Alignement du traitement des fonctionnaires sur le salaire des ouvriers.
Le développement matériel et culturel de la société lui paraît en effet insuffisant pour que ces conditions puissent être remplies, tant à cause du nécessaire maintien d’une certaine centralisation, qu’à cause de l’asservissement des individus à la division du travail, qui entraîne avec elle l’inégalité des revenus et des conditions de travail. Cette critique se précise ensuite par l’examen des prises de position de Lénine dans « l’État et la Révolution », en particulier des passages sur la démocratie socialiste que Gilles Martinet qualifie « d’étonnante théorie de la simplification des fonctions administratives de l’État », dictée par un optimisme injustifié.
Le contrôle de la production et de la répartition, le recensement du travail et des produits par les ouvriers en armes, thème central de la pensée de Lénine, se sont d’après lui très vite révélés utopiques après quelques mois d’expériences du nouveau pouvoir soviétique. La critique des faits, la bureaucratisation du pouvoir ont été en somme la plus cruelle des réfutations. A ce niveau très général, l’analyse de Gilles Martinet est évidemment juste et irréfutable. Marx lui-même avait déjà signalé dans sa « critique du programme de Gotha », c’est-à-dire avant toute expérience prolongée de pouvoir socialiste, « que le droit (c’est-à-dire aussi l’État) ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond ». Mais il est clair aussi que pareille constatation ne nous fait pas beaucoup avancer dans la solution de la difficulté. Elle ne nous dit pas où et comment Lénine a mal analysé le problème de la division du travail, de l’inégalité économique et de la disparition progressive des classes. Elle ne nous dit pas non plus si les conditions actuelles de la division du travail dans les pays capitalistes avancés modifient profondément ou non les données du problème. Elle ne nous dit rien sur la façon dont doit être envisagée la construction du nouvel État par les socialistes qui combattent dans la société actuelle : à savoir, par exemple, ce qu’il faut entendre par destruction de l’appareil d’État bourgeois dans les conditions du capitalisme d’État et de l’interventionnisme économique. Sur tous ces points malheureusement, G. Martinet ne dit rien ou presque. Ses remarques à ce sujet, éparses dans tout le livre — parfois intéressantes — restent fragmentaires et contournent le fond du problème : l’analyse de l’État moderne dans ses rapports avec les structures sociales. Comme nous le verrons plus loin, cela n’est pas sans conséquences.
Dans les analyses consacrées à la pratique des États non-capitalistes se réclamant du socialisme, c’est-à-dire de l’U.R.S.S. essentiellement, nous retrouvons les mêmes faiblesses : beaucoup de constatations justes, des conclusions insatisfaisantes, parce que trop partielles. Quelques lignes suffisent à G. Martinet pour dénoncer brillamment « l’imposture stalinienne » ; les difficultés commencent toutefois lorsqu’il s’agit de pousser un peu plus loin l’étude du « culte de la personnalité ». A plusieurs reprises G. Martinet nous indique bien qu’il considère les analyses de L. Trotsky comme tout à fait insuffisantes, en soulignant au passage que les explications de ce dernier sur la bureaucratie sont souvent contradictoires et trop simplifiées, mais il est très difficile de savoir dans quel sens il faut s’orienter pour aboutir à une analyse correcte. Gilles Martinet nous dit aussi que Trotsky aurait dû accorder plus d’importance aux contradictions sociales, propres à la société soviétique, entre la paysannerie et la classe ouvrière, entre la bureaucratie et la classe ouvrière, etc. Mais il est très difficile de savoir vers quelles positions vont ses préférences, si ce n’est qu’on se rend compte qu’à l’instar de Trotski il se refuse à considérer la bureaucratie soviétique comme une nouvelle classe. Le XXe Congrès, le XXIIe Congrès du P.C.U.S., pourtant si décisifs pour l’évolution récente, restent en fait en dehors de cet examen rapide ; la dynamique de la déstalinisation avec ses perspectives échappe ainsi à l’analyse. Aussi bien ne faut-il pas s’étonner si les conclusions de notre auteur restent à un niveau très abstrait de généralisation : « Ces expériences (celles de l’U.R.S.S., et des démocraties populaires) font ressortir l’importance des contradictions qui subsistent dans les régimes économiques de type socialiste. Le stalinisme voulait à la fois les nier et les étouffer : il importe de voir comment elles pourront s’exprimer librement à travers un système politique qui comportera nécessairement encore beaucoup d’ambiguïté et de « formalisme », mais qui sera supérieur aux systèmes bourgeois en ce sens que les problèmes de la gestion économique seront au centre des débats de la démocratie. »
Cette conclusion, qui apparaît inspirée par le bon sens, a un désavantage fondamental : celui de mettre l’accent sur les aspects « formels » des contradictions de la société de transition vers le socialisme : proscription des oppositions ouvertes entre les différents groupes sociaux et entre les groupements politiques ou para- politiques qui les expriment plus ou moins bien. Ceci n’est pas sans importance, car les conclusions pratiques qu’on peut tirer de ces analyses ont elles-mêmes des conséquences d’une très grande portée. Vu sous cet angle, le problème se réduit pratiquement à celui de la démocratie formelle. Ce qu’il faudrait, en somme, dans la société de transition, c’est permettre le pluralisme politique et laisser jouer les contradictions aux différents échelons de la vie sociale (entreprise, commune, etc.) en reniant les traditions autoritaires du bolchevisme pour revenir aux conceptions de Rosa Luxembourg sur la liberté.
Mais laisser jouer les contradictions n’est pas en soi une méthode ou un ensemble de moyens aptes à les résoudre. Et il est difficile de dire dans l’abstrait si l’U.R.S.S. et les démocraties populaires pourront sûrement faire face à leurs difficultés en adoptant un système politique pluraliste (même si le pluralisme des positions politiques est nécessaire). La vérité est en fait que seule une action sociale complexe peut venir à bout de contradictions sociales importantes, telles que celles déterminées par la division entre tâches de direction et tâches d’exécution dans les grandes entreprises modernes. La plupart des grands penseurs marxistes ont d’ailleurs toujours indiqué que c’est seulement par l’action consciente des groupes sociaux sur la base de programmes élaborés, que cette question pouvait être abordée sérieusement, en particulier en mettant en lumière les conditions historiques concrètes de l’autogestion de la société. Ce que nous aurions attendu de Gilles Martinet, c’est qu’il nous indiquât à partir des expériences de la Yougoslavie et de la Pologne, par exemple, les hypothèses possibles quant à l’avenir de la démocratie socialiste, de la démocratie directe. Or, force nous est de constater que G. Martinet ne croit pas, par suite d’une compréhension erronnée de la dynamique de l’entreprise moderne conçue comme un microscome de la société, à la perspective de l’autogestion de la société (tout au moins pas pour un avenir prévisible). Écoutons-le plutôt lui-même :

« Malheureusement les « ouvriers armés » ne sont pas en mesure de diriger les entreprises. Et cela non seulement parce qu’ils n’ont pas encore acquis les connaissances nécessaires et parce qu’ils ne disposent pas d’un temps de loisirs suffisant, mais aussi parce que les tâches d’exécution qui sont les leurs ne se confondent pas avec les tâches de direction. Cela ne veut pas dire que ces travailleurs ne peuvent pas participer à la gestion des entreprises, mais cela signifie que cette participation passe par une confrontation permanente avec les administrateurs et les techniciens et non par une prise en charge de la direction elle-même. Cette confrontation ouvre la voie au développement des initiatives de la base, à l’amélioration de la gestion et à la correction de tout ce qu’il peut y avoir de routinier et d’inhumain dans la conduite technocratique d’une usine ou d’un service. Elle peut aussi — ce point est capital — peser sur la détermination de la hiérarchie des salaires. »

Bien que notre auteur ne le dise jamais explicitement, on retire l’impression que, pour lui, le progrès technique, devenu une force incontrôlable et supra-humaine, ne peut qu’accentuer la subordination de la grande masse des travailleurs à une couche relativement nombreuse de directeurs ou de « managers », de plus en plus compétents ; d’où le caractère utopique de tout projet de société non bureaucratisée, alors que les seules perspectives réelles sont celles d’une société bureaucratique tempérée par une démocratie économique plus ou moins formelle ; d’où aussi l’émoussement relatif de la lutte des classes. Ces vues pessimistes sont apparemment très convaincantes, car elles correspondent aux justifications que produit spontanément la société dans laquelle nous vivons, mais s’il est une chose que les plus récents travaux de sociologie industrielle ont mis en valeur, c’est bien l’ampleur des contradictions que le développement technique suscite. La division du travail autoritaire est entrée dans une crise à tel point profonde que le sociologue allemand Hans Paul Bahrdt [2] a pu parler d’une crise de la hiérarchie dans toutes les structures relevant de l’entreprise moderne. Il existe, en effet, une opposition latente, quelquefois ouverte, entre le « management » capitaliste (les technocrates par opposition aux techniciens) qui cherche à imposer ses critères conservateurs et étroits de rentabilité et d’organisation d’une part, et la grande majorité du personnel salarié qui aspire, y compris grâce à la maîtrise de la technique, à donner d’autres objectifs à la vie productive, d’autre part. Certes, si l’on s’en tenait à la perspective des anarcho-syndicalistes du début du siècle (« l’atelier aux ouvriers ») on pourrait à bon droit déclarer illusoire l’idée de gestion ouvrière ; le travailleur moderne, qui ne possède plus complètement et isolément un métier ou une qualification, ne peut prétendre devenir une sorte de petit patron autonome à son poste de travail. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit de savoir si la force collective que développent les travailleurs (ouvriers, techniciens, employés) en coopérant dans une étroite interdépendance à la production, est capable d’instaurer un nouvel ordre social dans lequel la subordination n’est qu’un moment de la vie de travail. Pas plus et pas moins.
Bien évidemment, en ignorant cette problématique, Gilles Martinet n’aiguille pas seulement sa recherche vers une fausse conception de la société de transition vers le socialisme, il ferme aussi la porte à une estimation correcte de la dynamique du mouvement des masses dans les pays capitalistes et déporte immanquablement son intérêt vers les nouvelles couches de techniciens au lieu de considérer l’ensemble des salariés exploités. Logiquement, il s’ensuit une stratégie politique qui est obligée de chercher des substituts à l’action de classe des salariés, étroitement limitée par la loi d’airain de la « technique » ; ou alors il faut faire des sauts dans l’inconnu en escamotant certaines difficultés. Comme nous allons le voir, Gilles Martinet tombe effectivement dans ces deux travers lorsqu’il aborde le problème de la lutte pour le pouvoir.
Son point de départ, la condamnation de l’enlisement réformiste dans le parlementarisme, est excellemment formulé : « Pendant des années et des années, la forteresse ennemie est harcelée sans que l’espoir existe de la conquérir ou de la détruire. C’est la bataille de tranchées, monotone, harassante, mais inévitable. Puis un jour, un pan de la muraille vient à s’effondrer. Tout se joue alors en quelques mois, parfois même en quelques semaines. Ou l’on élargit la brèche et l’on s’enfonce d’un élan continu vers le cœur de la cité ennemie, ou l’on s’arrête en chemin et, alors, il faut s’attendre à voir s’édifier de nouveaux murs et se construire de nouveaux retranchements d’où partiront de redoutables contre-attaques. Tout sera bientôt à recommencer. » Mais les difficultés commencent précisément lorsqu’il faut définir la voie non parlementaire au socialisme. Gilles Martinet sait bien, naturellement, que l’attaque frontale, militairement organisée par une minorité cohérente et décidée, n’est pas une solution adéquate, même si la violence ne doit pas être écartée a priori. La stratégie doit donc partir des contradictions internes du capitalisme et de ses mouvements immanents pour prolonger ceux qui minent l’édifice. Il s’agit en quelque sorte de développer et de multiplier les éléments de contestation, de démocratie directe qui existent au sein delà société capitaliste avancée : « La participation à la gestion des entreprises et le contrôle des centres de décision sont des objectifs pour lesquels les travailleurs doivent commencer à lutter dès maintenant, c’est-à-dire dans le cadre de la société capitaliste. » Malheureusement Gilles Martinet reste d’une très grande imprécision sur la nature de ces centres de décision, dans lesquels il mêle les industries nationalisées et plus généralement « les organismes chargés de la gestion économique et sociale sur le plan national, sur le plan régional et sur le plan des entreprises », ce qui peut aussi bien comprendre les comités d’expansion régionale, les commissions de modernisation du plan, les holdings, les conseils d’administration des grandes entreprises, les cabinets ministériels et certains organismes économiques plus ou moins représentatifs. Et en fonction de cette imprécision il ne peut être qu’embarrassé pour montrer le sens de la participation à ces organismes. Il dit en particulier : « Mais tant que l’on restera dans ce cadre (le cadre capitaliste), cette participation et ce contrôle ne seront jamais réellement établis. Dans le meilleur des cas, les syndicats trouveront, à l’occasion de ce combat et des succès partiels auxquels il peut conduire, le moyen de mieux contester la politique patronale et d’imposer certaines de leurs revendications. » Cela n’indique rien en définitive sur la façon de lutter pour le pouvoir, et Gilles Martinet qui ne peut l’ignorer tente de faire un saut dans l’inconnu pour éviter la difficulté. Il poursuit le plus naturellement du monde : « La situation sera très différente lorsque tous les pôles de domination économique — et donc les principaux secteurs industriels — auront été socialisés. Le problème ne sera plus alors de constituer un bloc de l’ensemble des salariés face aux capitalistes ; il sera de laisser jouer les intérêts divergents susceptibles d’apparaître à l’intérieur de ce bloc. » Nous nous trouvons à ce moment-là dans le cadre d’une « démocratie moderne » sans qu’on sache très bien si le régime capitaliste est renversé ou non, dans lequel il s’agit « de donner aux travailleurs la possibilité de se prononcer sur les grandes options qui commandent le fonctionnement de tous ces organismes ». A l’échelon national, ce choix entre les grandes options, conformément à la croyance de G. Martinet en l’incapacité des classes populaires, se réduit toutefois au choix entre deux ou trois équipes politiques, car il nous met tout de suite les points sur les i : « Et l’assemblée législative dans tout cela ? Cette assemblée, élue, elle aussi, sur le plan national, doit être incontestablement privée du droit de désigner le gouvernement, c’est-à-dire de modifier, en cours de route, le choix effectué par le peuple. Si un conflit limité surgit, c’est cependant à elle
- qui groupe partisans de la majorité et partisans de la minorité
- de rédiger les questions qui seront posées par voie de référendum. Si le conflit est plus grave, s’il fait éclater la majorité, alors c’est encore à l’assemblée de décider par son vote s’il doit y avoir ou non arbitrage du peuple, c’est-à-dire convocation de nouvelles élections. » Nous n’entendons pas, bien entendu, condamner a priori la technique constitutionnelle préconisée par Gilles Martinet, mais la tournure d’esprit qui réduit le problème de la nature de l’État — destruction et dépassement de l’ancien, construction d’un nouveau — à celui de la séparation des pouvoirs, ce qui sur le fond constitue une sérieuse concession aux conceptions technocratiques (voir sur ce point les ressemblances entre G. Martinet et P. Mendès-France).
L’erreur fondamentale qui conduit à cette impasse, nous l’avons vu, réside dans une sous-estimation des contradictions profondes de la société capitaliste au niveau des rapports de production : c’est-à-dire dans une sous-estimation des mouvements propres des salariés — au delà des questions de niveau de vie — pour mettre fin à leur servitude.
Le point de départ de la voie non parlementaire se trouve pourtant là : le problème, comme l’avaient déjà bien vu les premiers ouvriers communistes, et comme n’a jamais cessé de le répéter Antonio Gramsci, est d’organiser ces mouvements, de les rendre plus conscients, en un mot de faire sortir cette contestation permanente de son horizon limité et de lui donner une autonomie réelle sur le plan politique, idéologique et culturel, par rapport au fonctionnement habituel de l’économie capitaliste.
C’est dire que les revendications les plus élémentaires doivent être replacées dans un contexte plus large, celui des obstacles réels à surmonter pour leur satisfaction définitive et des réformes de structures nécessaires pour franchir ces obstacles, ce qui doit finalement permettre de déboucher sur la prise du pouvoir comme nécessité historique et comme perspective concrète [3]. Dans une telle dynamique, il est bien évident que les classes exploitées n’ont pas à chercher à partager les responsabilités de la marche courante de la société avec les capitalistes, ni en particulier à rechercher une illusoire association avec le patronat dans des centres de décision, souvent périphériques par rapport à la réalité profonde de l’État (lieu de rencontre entre les monopoles et la technocratie, et ensemble de forces répressives). Elles ont bien plus à s’assurer des points d’appui nouveaux en arrachant au niveau des entreprises, des localités et des régions, des pouvoirs d’abord limités de contrôle sur certains mécanismes économiques et sociaux, ce qui peut permettre dans un premier temps de remettre en cause certains des objectifs poursuivis par les classes dominantes, d’élargir ensuite ces pouvoirs en véritables centres de décision autonomes susceptibles de promouvoir des fins antagoniques à celles du capitalisme, sous la forme de programmes de réformes, réalistes par rapport aux possibilités effectives de la technique, mais inacceptables à la longue pour le système social capitaliste. La coordination de ces actions, la hiérarchisation de ces programmes en un tout cohérent qui se présente comme la préfiguration d’un modèle différent de rapports sociaux peut alors ouvrir la voie à une période de double pouvoir, marquée par l’organisation et l’unification conscientes des contre-pouvoirs des classes exploitées en un embryon d’État capable de se substituer à l’État bourgeois (conçu non comme un simple appareil, mais comme un concentré de forces sociales). On voit par là que cette voie n’est pas celle du tout ou rien, mais celle de l’élargissement progressif des revendications, de la transition graduelle d’un niveau de conscience encore bas à la perception de la tâche historique de la classe ouvrière, c’est-à-dire la voie de la préparation systématique d’une crise politique et sociale du système capitaliste, par opposition à l’attente passive d’une catastrophe inéluctable d’ordre quasi naturel (crise économique ou guerre).
Sans cette conception stratégique, la lutte pour le socialisme devient un véritable travail de Sisyphe, ce qui est ail fond confirmé par l’ambiguïté des analyses de Gilles Martinet et par l’absence de véritables conclusions pratiques de son ouvrage. Son effort de rénovation donne trop souvent, il est vrai, l’impression de tourner court ; des intuitions intéressantes s’enlisent dans un attentisme prudent et dans des formules bien balancées. Bien que moins discutable, le chapitre sur le tiers monde appelle des observations du même ordre. L’auteur montre en quelques lignes, bienvenues que la théorie de là révolution permanente ou de la révolution ininterrompue, c’est-à-dire la théorie de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution démocratique et nationale appelée à se transformer rapidement en révolution socialiste, est la seule théorie qui permette d’affronter les problèmes de la décolonisation. A cela il ajoute quelques passages sur la formation d’une « lumpen-bourgeoisie » parasitaire dans les pays récemment devenus indépendants, sur l’existence de civilisations-freins (islam, hindouisme), sur le néo-colonialisme, sur 1’ « économie de dimension » (importance des dimensions de l’espace économique nécessaire pour un développement rapide) ; passages qui viennent corriger les vues quelquefois trop optimistes qu’on peut se faire sur les possibilités de la révolution coloniale. Mais en dehors de quelques remarques sur l’aide technique et sur les emprunts étatiques, on cherche vainement des analyses sur le problème fondamental de la jonction entre la révolution coloniale et la lutte socialiste dans les pays avancés. On cherche aussi vainement une analyse différenciée sur le rôle des différentes couches sociales révolutionnaires (intelligentsia, paysannerie, classe ouvrière), car on ne peut guère considérer que les critiques sommaires faites à Fanon [4] constituent un essai d’analyse. En définitive, la dynamique révolutionnaire de notre époque n’est qu’effleurée et le lecteur reste sur sa faim.
Que conclure ? (Nous mettons à part les problèmes européens qui réclameraient un tout autre discours.) Très certainement que la tentative de synthèse de Gilles Martinet, malgré certains mérites, est un échec. Mais, au delà de cette constatation sévère, il faut souligner que cet essai présente un intérêt considérable, celui de manifester les faiblesses et les hésitations du mouvement ouvrier occidental. Il faut savoir intégrer et dépasser ces tentations qui mèneraient inévitablement à l’assoupissement et au quiétisme, tout en se rendant compte que les vues de Gilles Martinet reflètent une situation de fait, de recul du mouvement ouvrier, qu’on ne peut surmonter seulement verbalement. Gilles Martinet n’élucide pas le marxisme de notre temps ; il n’en exprime pas moins un moment d’interrogation et de doute, inévitable après tant de dogmatisme et d’aveuglement.

Jean-Marie VINCENT


Source : exemplaire personnel





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Vincent
(1934-2004)




[1Il n’est naturellement pas le seul. Pensons par exemple au livre de Jean Dru Le Pari démocratique.

[2Cf. L’ouvrage collectif Technik und Industriearbeil, Tübingen, 1957 et H. P. BAHRDT, Industriebürokratie, Stuttgart, 1958.

[3C’est dans un tel contexte qu’on peut voir naître des assemblées politiques agissantes, idée trop rapidement rejetée par G. M.

[4Sur ce point voir l’article d’Enrica COLLOTTI-PISCHEL dans Problemi del socialismo, décembre 1962.