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Engels, précurseur de Marx






L’article du jeune Engels « Esquisse d’une critique de l’économie politique » (1844) [« Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie ».] est étonnant à plus d’un titre. Il montre d’abord qu’Engels à 24 ans était parfaitement à l’aise dans le domaine de la théorie économique et était tout à fait capable de donner des aperçus suggestifs sur les problèmes de cette discipline relativement récente. En même temps il formulait sous une forme ramassée un programme de dépassement critique des principales orientations suivies jusqu’alors ainsi qu’un programme de recherche pour aller vers d’autres horizons théoriques.

Cette capacité à trouver des points de repère dans une matière particulièrement complexe ne tombait évidemment pas du ciel. Le jeune Engels au moment où il écrit cet article a déjà derrière lui plusieurs années d’intense activité intellectuelle. On lui doit des critiques littéraires, des articles politiques qui le mettent dans le camp de la démocratie radicale, des écrits sur la condition ouvrière d’une grande acuité d’observation et ce qui n’est pas le moins étonnant des pamphlets philosophiques qui témoignent d’un esprit mûr et original. Engels est un jeune hégélien qui a subi l’influence de Feuerbach (L’essence du christianisme paraît en 1840), retenu la critique de la religion présente dans les écrits de David Friedrich Strauss et Bruno Bauer, mais qui s’efforce de conserver ce qui lui paraît être les acquis fondamentaux de la philosophie hégélienne : la dialectique. Comme le montre son écrit « Schelling und die Offenbarung », il est à la recherche d’une synthèse entre matérialisme et idéalisme qui, pour lui, se réalise dans l’identité processuelle de l’être et de la pensée ou encore dans le passage du réel au rationnel. La critique feuerbachienne démontre qu’il faut se méfier de tout ce qui est projection de l’humain vers du divin et donc déperdition ou dépossession des hommes et de leurs forces propres. Grâce à elle on peut donner à la dialectique hégélienne sa véritable portée : permettre à l’esprit humain de trouver les moyens de pénétrer le réel et de le bouleverser en bousculant les formes sociales et culturelles révolues.

La dialectique est, en ce sens, une philosophie de l’action, une théorie critique de la pratique ou plus précisément des pratiques sociales qui tend forcément vers la politique. Comme le dit Engels à cette époque, elle réunit Hegel et Ludvig Börne, c’est-à-dire la rigueur théorique et l’esprit de conséquence en politique (contre l’absolutisme politique et l’inconséquence bourgeoise). En aucun cas, on ne peut la réduire à une critique abstraite comme le font certains jeunes hégéliens. Elle ne peut en particulier ignorer les luttes des couches défavorisées et opprimées de la société, la paysannerie et surtout les ouvriers. Engels, qui dès 1842 a pu observer la misère et les luttes du prolétariat britannique, en tira peu à peu la conclusion qu’il ne faut pas seulement établir la démocratie mais simultanément s’attaquer aux formes de propriété et plus précisément à la propriété capitaliste.

C’est à partir de ces prémisses qu’il entreprend l’examen de l’économie politique classique. Il n’accepte évidemment pas sa prétention à être une discipline objective dégageant les lois intemporelles de la production. De façon significative, il en fait brièvement la généalogie à partir de la soif d’or dans les rapports commerciaux et surtout à partir de la phase mercantile en Europe. Pour lui, l’économie classique qui se présente comme la défense et l’illustration de la liberté du commerce et des échanges contre les entraves mises en œuvre par les régimes absolutistes et théorisées par les premiers économistes, n’est pas, en réalité, une discipline de la liberté, mais bien une discipline du monopole dans la concurrence et plus précisément des multiples monopoles qui naissent de la propriété privée dans des rapports de concurrence. L’économie classique en tant que théorie est fondamentalement viciée par un défaut constitutif, un refoulement qu’elle ne veut pas s’avouer : l’isolement des intérêts en présence qui pousse à l’antagonisme. Elle ferme les yeux sur le fait qu’il ne peut y avoir dans un tel cadre de moralité collective, de « Sittlichkeit » au sens hégélien du terme, c’est-à-dire l’instauration d’une communauté de citoyens préoccupés du bien public.

La condamnation est, on ne peut plus nette et l’on serait tenté de classer le jeune Engels, dans la catégorie nombreuse de ceux qui excommunient le capitalisme et les économistes à partir de leur indignation et de leur révolte sans se soucier de voir plus loin. Ce serait aller trop vite en besogne, car il essaye simultanément de saisir ce qu’il y a de rationnel dans la réflexion des économistes et comment celle-ci s’efforce de refléter son objet, les rapports économiques fondés sur la propriété privée. Comme il le dit, l’économie classique est une « science de l’enrichissement » et, de façon logique, il va procéder à une critique de la démarche des économistes pour cerner la réalité de la richesse ou de l’enrichissement dans l’économie capitaliste. Il note d’abord que la richesse dont il est question renvoie à une notion tout à fait capitale, la notion de valeur qui est hautement problématique. Il constate en effet que les économistes sont en désaccord à ce sujet, les uns (l’école de Ricardo) la ramenant à des coûts de production, les autres (Jean Baptiste Say) la ramenant à l’utilité. Dans les deux cas, les analyses restent abstraites, selon Engels, parce qu’elles ne tiennent pas assez compte du modus operandi de l’économie et du commerce. Contre J.-B. Say, il fait remarquer que l’utilité n’est pas une réalité en soi et qu’elle est toujours médiatisée par le marché, la monnaie et d’autres dispositifs sociaux. Contre les ricardiens, la critique est du même ordre, bien qu’un peu plus bienveillante. Engels accepte l’idée de coûts de production qui se décomposent en dédommagement de la propriété foncière et du Capital ainsi qu’en rémunération du travail. Mais il fait observer qu’il s’agit de phénomènes discrets et discontinus. On peut, certes, dire que le Capital est du travail accumulé mais il n’est pas que cela, puisqu’il est aussi appropriation, monopole, au même titre que la propriété foncière. Les coûts de production renvoient, en conséquence, à des modalités de calcul hétérogènes qui n’ont aucun caractère naturel. Le jeune Engels polémique à ce propos contre la théorie ricardienne de la rente foncière à laquelle il reproche de ne pas prendre en compte les bouleversements incessants des méthodes de production et l’élévation de la fécondité des sols. Il est d’ailleurs si persuadé de l’importance du progrès technique dans la dynamique capitaliste qu’il ajoute, dans les coûts de production, une rémunération pour le travail intellectuel.

De cet examen, Engels retient qu’il est difficile, sinon impossible, d’avoir un étalon solide pour mesurer la valeur à partir des coûts de production. La valeur de l’école ricardienne doit être, en réalité, considérée comme une valeur abstraite par rapport à la valeur réelle (Realwert) que l’on voit se manifester concrètement sur le marché sous la forme du prix. Autrement dit, on ne peut comprendre la valeur que si on relie les coûts de production à l’utilité socialement déterminée, que si on la saisit comme le rapport des coûts de production à l’utilité dans la concurrence, dans l’affrontement de l’offre et de la demande. La théorie abstraite de la valeur en reste, elle, à une sorte de statique des rapports économiques en présupposant, implicitement, que l’offre et la demande sont presque toujours en équilibre et que la concurrence est libre, c’est-à-dire exempte de phénomènes de monopolisation. Pour Engels, au contraire, la valeur est une réalité fondamentalement variable et dont l’expression monétaire, le prix, résulte de la conjonction de rapports de force et de la transformation ininterrompue des conditions de production. On serait tenté de dire que l’objectivité de la valeur est dans sa variabilité même et dans les déséquilibres qui la produisent et qu’elle suscite en retour. Encore une fois, il faut dire que la valeur n’est pas l’expression de processus économiques naturels, mais de processus sociaux.

Il y a une grande force dans les arguments engelsiens contre toute théorie naturaliste de l’économie, mais on doit cependant signaler une faiblesse de sa position. Elle n’explique pas pourquoi il y a de la valeur ; en d’autres termes elle n’explique pas pourquoi les produits du travail ont la forme valeur et pourquoi le travail lui-même prend la forme marchandise. En ce sens, Engels ne s’est pas arrêté suffisamment longtemps sur l’abstraction de la valeur, sur la valeur abstraite pour y déceler les processus sociaux qui conduisent à la valeur et à la valorisation. S’il y a une forme valeur, c’est bien parce que la production sociale est centrée sur la production de profits ou de valeurs en vue du profit, et cela sans que la soif personnelle de gains joue le rôle principal. Les individus sont pris en fait dans des mécanismes qu’ils ne maîtrisent pas et les transforment en agents et supports des rapports économiques. C’est tout cela qu’il faut prendre en compte afin de conceptualiser le rapport entre coûts de production et utilité (pour reprendre la terminologie engelsienne). C’est ce qu’Engels semble entrevoir en soulignant l’absence de conscience qui caractérise les relations sur le marché et dans l’économie et en postulant une sorte d’objectivité sociale des rapports économiques. Cela lui permet, malgré les incertitudes de sa théorisation de la valeur, de faire une analyse des contradictions sociales à partir des contraintes et des oppositions irrépressibles du combat concurrentiel. Il y a des affrontements entre capitalistes, des affrontements entre capitalistes et propriétaires fonciers, entre capitalistes et travailleurs salariés. Les luttes économiques et sociales sont en quelque sorte permanentes et universelles et n’épargnent aucune couche de la société. Contrairement à ce qu’affirment les économistes, il ne peut donc y avoir d’égalisation des intérêts en présence, tout au plus des combinaisons temporaires qui peuvent très vite faire place à de nouveaux affrontements. Dans ces luttes généralisées, ce sont évidemment les travailleurs salariés qui sont les plus défavorisés : ils subissent tout le poids de la propriété (capitaliste et foncière) et doivent faire face aux conséquences de la concurrence qu’ils se font à eux-mêmes sur le marché du travail et dans la production. Comme le dit Engels, le produit du travail se dresse contre le travailleur comme salaire déterminé par la concurrence et les conditions de production créées par la marche de l’économie.

La marchandise homme (Ware Mensch) est la véritable victime dans ce système d’intérêts opposés, puisqu’elle sert à produire et reproduire les richesses que s’approprie la propriété et ne peut percevoir elle même qu’une partie limitée de ce qui est produit. Une telle situation d’infériorité et d’oppression (Engels ne parle pas encore d’exploitation) est un facteur d’instabilité fondamental qui se superpose aux déséquilibres déjà à l’oeuvre dans le combat concurrentiel. Lorsque les travailleurs salariés ne sont plus utiles pour produire de la richesse, dans de bonnes conditions, ils deviennent une force de production excédentaire dont on se débarrasse pour une période plus ou moins longue. Il y a en même temps du capital excédentaire qui lui-même ne trouve plus à s’employer de façon profitable. L’économie produit ainsi de plus en plus de richesses et développe très largement ses capacités à produire, mais périodiquement elle tombe aussi dans la surproduction. La richesse se conjugue avec la misère, l’arrêt de la production dans certains secteurs avec son élargissement incessant à d’autres domaines. Il semble y avoir en permanence de la surpopulation, mais ce n’est pas en fonction d’une incapacité intrinsèque de l’agriculture (et de l’économie) à nourrir et entretenir des bouches nombreuses. Contrairement à ce qu’avance Malthus, il n’y a pas en fait de surpopulation absolue (trop de naissances par rapport aux ressources disponibles), mais une surpopulation relative par rapport aux mouvements erratiques de l’économie. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de déterminisme naturel, en cette matière, selon Engels, mais un déterminisme social renvoyant à une division essentielle de la société ; la scission entre capitalistes et ouvriers. Ce ne sont pas les moyens de subsistance qui font défaut, ce sont les emplois qui peuvent manquer.

Dans un court article publié en décembre 1842 dans la Rheinische Zeitung sur « la situation de la classe laborieuse en Angleterre », Engels avait déjà noté que les ouvriers britanniques jouissaient d’un niveau de vie supérieur aux ouvriers de France ou d’Allemagne en raison du niveau élevé des forces de production en Grande-Bretagne. Il ajoutait toutefois que ce bien-être relatif pouvait brusquement faire place à un chômage massif et faire d’ouvriers sans propriétés ni possessions des gens sans pain et tout à fait démunis. Les mutuelles, les fonds de soutien, dans les phases de crise aiguë, devenaient très vite insuffisants et inévitablement une partie des ouvriers tombait dans la criminalité et leurs femmes devaient très souvent recourir à la prostitution pour obtenir un minimum de moyens de subsistance. A la fin de l’article de 1844 (« Esquisse d’une critique de l’économie politique »), le jeune Engels revient sur la question pour noter que la concurrence (c’est-à dire l’accumulation du capital et le marché) est porteuse de servitude, d’une servitude que les hommes s’infligent les uns aux autres. A travers les mouvements de la concurrence, l’ordre social se transforme en désordre destructeur qui consomme des forces en perdition et secoue toutes les relations sociales. La criminalité, dans ce contexte, est une sorte de normalité anormale, qui se manifeste comme amoralité ordinaire ou encore comme impossibilité d’une morale sociale effective. Elle suit les courbes de l’activité économique et, pour Engels, il ne fait pas de doute que la société sous sa forme capitaliste offre et demande de la délinquance pour se reproduire. Les délinquants sont expulsés pour longtemps ou définitivement du processus de production et peuvent ainsi être remplacés par des forces nouvelles. Les seules limites à ces processus de dégradation des hommes, ce sont les limites des moyens de répression et de punissement. Dans l’esprit d’Engels le chômage et la criminalité doivent être, en conséquence, pensés comme faisant partie de la dynamique sociale et ce serait s’aveugler sur la réalité que de vouloir les réduire à des dérapages ou à des ratés de fonctionnement. Il s’ensuit que le progrès économique ne peut engendrer le progrès social tant que l’on reste dans le régime de la concurrence et de la propriété privée. Cela est particulièrement apparent dans ce qu’Engels appelle le système de fabrique et qu’il analysera en détail dans le livre de 1845 sur La situation des classes laborieuses en Angleterre. Le système de fabrique, c’est la grande industrie dominée par le renouvellement rapide de la machinerie (machines, équipements). Les temps de production deviennent plus courts et l’on peut produire plus et à un meilleur prix, mais ce progrès technique qui est indéniablement un progrès économique (plus de marchandises) entraîne un asservissement renforcé des ouvriers à leurs conditions de travail et d’emploi. Les capitalistes profitent très souvent des nouvelles machineries pour intensifier les cadences de travail et licencier les ouvriers ainsi devenus superflus. Le progrès de la technologie ne signifie pas diminution des souffrances et des risques pour les travailleurs salariés, il les reproduit sans cesse sur une échelle élargie dans la mesure où il permet une extension de la sphère de la production. Il n’est même pas exagéré d’affirmer que la technologie devient l’arme par excellence de la concurrence et de la propriété privée.

Le texte d’Engels est, à bien des égards, un texte hybride, elliptique et au statut incertain. Il est une mise en question radicale de l’économie politique en tant que théorie, mais il critique aussi la réalité de l’économie de l’époque. Il est à la fois réflexion épistémologique distanciée (sur la valeur par exemple) et programme de recherche pour agir. Il dénonce les effets de la dynamique capitaliste, mais il essaye d’en saisir les principes de fonctionnement. Ce n’est pourtant pas un texte ambigu : son but est clairement de stimuler la réflexion en posant des questions, en montrant les bévues de l’économie politique classique, en dévoilant des enchaînements nécessaires dans la réalité économique. Engels sait fort bien qu’il va vite en besogne et qu’il n’a pas résolu – et de très loin – toutes les énigmes de la théorie et de la pratique économiques, mais il est profondément convaincu que son intervention dans le champ de l’économie repose sur un fondement solide : la négation de la créativité humaine dans le travail salarié soumis à la concurrence. Il écrit avec fougue et mordant, il recourt à l’ironie et au sarcasme, pourtant ce qui prime chez lui, c’est l’effervescence intellectuelle, c’est le travail pour mettre au point un appareil conceptuel permettant d’avancer dans la connaissance du monde économique.

Comme on le sait, Marx a trouvé l’article du jeune Engels génial, et il y a tout lieu de penser qu’il en a reçu une forte impulsion. Dans l’introduction à ses manuscrits économico-philosophiques de 1844, où il cite explicitement Engels, il place son propre travail sous l’égide d’une critique positive de l’économie par rapport à la critique restée théologique des jeunes hégéliens qui n’est, elle, qu’une caricature de la spéculation et de la transcendance hégéliennes. Cette notion de critique positive n’est, bien entendu, pas positive ; elle fait référence à la nécessité de passer au crible les catégories, toutes les catégories de l’économie politique pour les mettre en rapport à la réalité économique. De façon significative, il multiplie les lectures, dont il tire de nombreux extraits, très souvent assortis de commentaires. Dans ses commentaires sur J. B. Say, il note que ce dernier, avant même d’avoir développé le concept de valeur, l’utilise pour cerner la réalité de la richesse ou des richesses qui s’échangent. En d’autres termes, les relations d’implication réciproques, entre richesse, valeur, échanges ne sont pas éclairées, mais simplement exposées de façon circulaire (et subreptice). Et l’on retrouve une circularité du même ordre chez Adam Smith qui explique la division du travail par l’échange, et doit en même temps présupposer la division du travail comme condition de possibilité de l’échange. Dans ses extraits et commentaires sur Ricardo, Marx rejette comme Engels la théorie de la valeur-travail, mais, de façon très intéressante, il découvre la tendance des économistes à dévaloriser le phénoménal (souvent ramené à de l’accidentel) par rapport à l’abstrait, à ce qui semble être une loi sous-jacente. Nul doute que ce soit Engels qui ait inspiré Marx dans ses réflexions sur le pourquoi de cette tendance. Il commence à donner un début de réponse dans ses commentaires sur James Mill en faisant remarquer que celui-ci tente de déterminer la valeur sans tenir compte de ses modifications phénoménales et de ce qui vient la nier. L’abstraction n’est pas a priori irréelle, elle le devient par contre si on en fait un principe d’ordre supérieur à la réalité phénoménale, la vérité par rapport à ce qui ne serait qu’apparence. Il faut concevoir au contraire la valeur comme l’unité de l’ordre et du désordre, du nécessaire et du contingent, de la loi et de ce qui contredit la loi. Marx est certain d’avoir trouvé là un principe méthodologique pour comprendre le capitalisme, mais il cherche immédiatement à aller plus loin. Dans le même commentaire sur James Mill, il montre d’ailleurs que l’argent n’est pas seulement une médiation, un moyen d’échange, une marchandise comparable aux autres comme le disent les économistes, mais une force autonome qui exprime le rapport social des marchandises et des capitaux par-dessus la tête des hommes. Sa forme la plus achevée est le crédit où les hommes ne sont plus que des moyens de l’échange, des êtres-là (Dasein) des capitaux et des intérêts. Alors qu’ils croient agir, les hommes sont en fait agis par des agencements sociaux multiples (le marché, la concurrence, les capitaux, l’argent, etc.) où comme le dit Marx, toujours à propos de l’argent, la chose aliénée domine les hommes. C’est là qu’il faut chercher la solution au problème de l’abstraction, qui au-delà du problème théorique posé à l’économie politique classique, est une abstraction sociale. Le phénoménal, c’est-à-dire les hommes qui échangent et travaillent, est dominé par l’abstraction, mais il ne peut y avoir d’abstraction sans que les hommes y participent. Il y a là un paradoxe au sens fort du terme, une circularité que la critique de l’économie politique a pour tâche de démontrer.

C’est pour cela que, selon Marx, la critique positive doit être complétée par une critique humaniste, c’est-à-dire par une critique de la déshumanisation impliquée par la dynamique de la concurrence, des mouvements des capitaux et du travail aliéné. Il ne faut naturellement pas se dissimuler ce que cette critique humaniste a de problématique en opérant avec des notions comme « être générique », « essence de l’homme » et l’on a pu reprocher à Marx une conception essentialiste de l’aliénation faisant de la récupération des forces propres de l’homme l’enjeu essentiel de la lutte contre la propriété privée et le capitalisme. Toutefois, si l’on y regarde de près, il apparaît dans les Manuscrits de 1844 une thématique qui se situe sur un tout autre plan, une thématique du questionnement sur l’homme lui-même, sur sa subjectivité et ses rapports à l’objectivité dans le cadre capitaliste. Elle transparaît en particulier dans les passages consacrés à la philosophie de Hegel. De façon, à première vue, surprenante, Marx affirme que Hegel et son abstraction assument le point de vue de l’économie politique. Si l’on se rend compte que l’auteur des Manuscrits ne fait pas de l’abstraction philosophique la même chose que l’abstraction de l’économie (à la fois théorique et pratique), il faut en conséquence admettre qu’il discerne entre elles des homologies significatives. Le mouvement de la conscience de soi est conçu sur le modèle du travail et de la consommation propre à l’économie politique. Celui qui travaille (qu’il soit capitaliste, ingénieur ou ouvrier) s’extériorise en objectivant son activité, d’une certaine façon il se perd dans le monde des choses, mais en même temps il se réalise dans ce travail parce qu’il s’affirme lui-même face aux autres et au monde et parce qu’il donne les moyens de s’approprier des richesses. De même la conscience de soi se perd dans l’objectivité pour se récupérer ensuite enrichie de cette objectivité qui se dressait auparavant contre elle comme une puissance étrangère. Mais elle ne peut le faire qu’en se faisant abstraction de l’homme ou encore homme abstrait des rapports sociaux capitalistes, c’est-à-dire homme pensant qui n’arrive pas à saisir les contraintes socialement objectives dans lesquelles il est pris et croit maîtriser par la force de sa subjectivité. La pensée que développe la conscience de soi est en quelque sorte prisonnière de ce qu’elle s’imagine dépasser pour l’avoir conceptualisé. En effet, le passage à des formes de pensée de plus en plus abstraites au-dessus de la matérialité est éloignement des processus réels en même temps que renonciation à les mettre en question.

La critique de l’économie politique esquissée par Engels prend dès lors une très grande ampleur. Elle devient un immense chantier où il faut sans cesse espérer de nouvelles fouilles, interroger la dynamique du capitalisme et la place que les hommes y occupent, interroger également les formes de pensée pour découvrir comment elles peuvent conduire à l’enlisement du travail théorique. La critique de l’économie politique est, en ce sens, une autocritique permanente qui ne peut jamais se satisfaire des résultats obtenus, et cela d’autant moins que le capitalisme est lui-même en perpétuel bouleversement. La tâche ne peut être qu’interminable et toujours à recommencer tant que le capital imprimera sa marque aux rapports sociaux. En même temps, elle est exaltante, parce qu’elle permet de sortir des sentiers battus et de penser autrement en se libérant d’entraves. Il n’est pas certain qu’Engels et Marx aient mesuré toutes les difficultés et les pièges de l’entreprise, lorsque, chacun à sa façon, ils ont voulu l’assumer dans les derniers mois de 1844 et les premiers mois de 1845. Une très grande aventure intellectuelle commence alors dont on n’a pas fini de mesurer la fécondité et l’importance.

Bibliographie

Marx, Engels, Werke, tome I, Dietz Verlag, Berlin 1964.

Marx, Engels, Werke Ergänzungsband Schriften bis 1844, Erster Teil, Dietz Verlag, Berlin 1968.

« Karl Marx. Chronik seines Lebens in Einzeldaten », Zusammengestellt vom Marx-Engels-Lenin-Institut Moskau, Mako Verlag, Frankfurt am Main 1971.

D. I. Rosenberg, Die Entwicklung der ökonomischen Lehre von Marx und Engels in den vierziger Jahren des 19. Jahrhunderts, Dietz Verlag, Berlin 1958.

Horst Ullrich, Der Junge Engels, VEB Verlag der Wissenschaften, Berlin 1961.


Source : exemplaire personnel d’Un autre Marx





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