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Militarisme et antimilitarisme dans la société occidentale moderne

La Nouvelle revue marxiste

p. 45-55, juin 1961, n°1




Malgré l’antimilitarisme de certains secteurs de la bourgeoisie antiféodale, en France par exemple, la société capitaliste a élevé le militarisme au rang d’institution fondamentale de l’équilibre social. Les milices bourgeoises, utiles lorsqu’il s’agissait de combattre l’absolutisme et son Etat, devinrent dangereuses lorsqu’il fallut assurer le maintien de l’ordre bourgeois et garantir le développement de l’Etat national. Le service militaire obligatoire, combiné avec l’établissement d’un corps spécialisé dans l’art de la guerre changea le caractère de l’armée en donnant aux chefs militaires des moyens jusqu’alors insoupçonnés. Mais l’armée resta ce qu’elle était du temps de l’absolutisme royal : un corps séparé de la société, intimement lié au fonctionnement de l’Etat. Elle restait donc l’expression concentrée et institutionnalisée de la violence inhérente aux rapports de classes, à la fois sur le plan international et sur le plan intérieur. C’est dire que son rôle, bien que, parfois intermittent et marginal, pouvait à tout moment devenir décisif pour rétablir l’équilibre social menacé. Il suffit de se rappeler le rôle que joua le recours au sabre pour mettre fin aux crises de la France du dix-neuvième siècle. Toutefois, jamais ce militarisme ne joua un rôle fondamental dans la sphère des rapports de production et ne s’imposa sans partage à la société civile. Par rapport à la dynamique sociale, son importance était donc subordonnée, et bien qu’indispensable, il ne pouvait être plus qu’un auxiliaire. Même lorsque les dépenses d’Etat, dans le domaine de l’armement avaient déjà atteint une certaine ampleur, le cycle de l’accumulation du capital était encore largement indépendant d’un mode d’intervention centralisé.
1. Ce militarisme, dont l’aspect répressif était dominant, est maintenant du domaine du passé. Le développement des armes modernes a introduit des changements considérables et très apparents sur lesquels on s’est appuyé pour essayer de le décrire sous un nouveau jour. La guerre, dit-on, est devenue totale et il n’est plus possible de considérer l’emploi de la violence selon les normes traditionnelles. La guerre, nous dit C. Wright-Mills [1], n’est plus la poursuite de la politique par d’autres moyens, et certains autres comme G. Anders [2] ne sont pas loin de penser qu’elle a pris en tant que menace sur la vie de l’humanité un caractère « sui generis » qui élève le militarisme au-dessus de la société et de son développement. Ce point de vue, est-il besoin de le dire, ne peut être accepté comme base sérieuse de discussion, car il s’attache trop aux symptômes.
Ne s’agit-il pas, plutôt de saisir l’évolution du militarisme comme significative de l’évolution de l’ensemble de la société ? En d’autres termes, sa transformation apparente ne doit-elle pas être mise en rapport avec les transformations propres à la société capitaliste contemporaine ? Il avait des fonctions à remplir, qu’en est-il aujourd’hui ?
L’extension du militarisme hors de son domaine initial est la règle en temps de guerre. Il empiète sur les prérogatives des oligarchies économique et politique pour mieux concentrer toutes ressources humaines et matérielles nécessaires à l’obtention de certains résultats. Pour reprendre une image d’Auguste Comte, l’industrie - en l’occurence la bourgeoisie - se soumet à la guerre pour atteindre des objectifs qu’elle n’arrive pas à atteindre autrement. L’équilibre social se trouve déplacé vers un autre centre de gravité. Les classes dominées sont pratiquement dépouillées de tout droit ; l’opposition aux objectifs de guerre devient un crime majeur ; l’esclavage salarié pour les femmes, les très vieux et les jeunes vient compléter les effets de la mobilisation des hommes jeunes et d’âge mûr. La société, dans sa structure hiérarchisée, se modèle ainsi peu à peu sur la structure militaire. Par là, la société bourgeoise arrive au maximum de coercition possible en même temps qu’au maximum de destruction au profit des mouvements alternatifs du Capital.
La durée de la deuxième guerre mondiale, son extension géographique, les difficultés inhérentes à sa liquidation peuvent par conséquent amener å se demander si la croissance actuelle du militarisme n’est pas liée au maintien en temps de paix d’un certain nombre de fonctions dévolues à la militarisation en temps de guerre, maintien du au fait que l’équilibre social n’a pu se rétablir au niveau d’avant-guerre. La guerre froide, cet état des rapports internationaux qui n’est ni la guerre ni la paix ne peut naturellement que corroborer cette impression. La dynamique du monde capitaliste est devenue largement dépendante des rapports qu’il entretient avec le bloc soviétique. Le développement économique, les luttes politiques, les rapports avec les pays en marche vers leur indépendance, tout est largement réfracté par le prisme de l’affrontement Est-Ouest. Les contradictions internes semblent s’être transposées sur le plan des relations entre blocs, et l’apologétique de « liberté » répond à l’apologétique « du socialisme et de la paix ». A ce prix, le capitalisme est semble-t-il, arrivé à se stabiliser. Si le rêve d’un capitalisme organisé et d’un super-impérialisme est réalisable, c’est maintenant qu’il a les meilleures chances de réussite. Ceci reste naturellement une vue partielle sur une série de phénomènes complexes — les contradictions internes subsistent – mais elle suffit à faire toucher du doigt l’importance d’une élucidation des nouvelles fonctions assumées par le militarisme dans le contexte de la guerre froide et le rôle qu’il joue dans la stabilisation relative du capitalisme contemporain. La comparaison avec l’état de guerre, où le militarisme est à son zénith pourra à cet égard fournir d’utiles enseignements.

Parmi les phénomènes les plus marquants de l’après guerre, on n’a pas manqué de relever l’augmentation considérable des dépenses militaires. Il est même devenu courant de parler « d’économie de guerre permanente » en faisant allusion aux économies de certains pays occidentaux (les U.S.A. en particulier). Il est apparu que pour faire face à certaines difficultés d’écoulement de la production les gouvernements répugnaient de moins en moins à passer des commandes aux industries produisant des biens de production. Cet aspect, bien que peu étudié, est certainement très important, mais il ne doit pas faire oublier un autre aspect tout aussi important bien qu’encore plus négligé : celui du rôle qualitativement nouveau joué par le militarisme dans le domaine économique. Les programmes de constructions militaires supposent en effet pour leur exécution la mise en oeuvre de mesures précises de contrôle, de coordination, d’harmonisation avec les capacités de production existantes qui ne peuvent être accomplies que par un corps de spécialistes étroitement liés aux milieux de l’industrie et aux milieux gouvernementaux. Une certaine symbiose entre les cercles dirigeants de l’économie et les chefs militaires devient par conséquent nécessaire, ce qui favorise le passage d’un milieu à l’autre, ou tout au moins la naissance d’une optique commune. Aux Etats-Unis, cette tendance est très apparente, et il n’est pas difficile de dénombrer les officiers supérieurs qui ont maintenant des emplois lucratifs dans l’industrie, mais même en France, où ces phénomènes sont loin d’être courants, on peut observer l’apparition d’un nouveau type de technocrate mi-civil, mi-militaire, très lié aux milieux d’affaires. Comme le constate C. Wright-Mills dans son ouvrage sur « l’élite du pouvoir », les seigneurs de la guerre sont devenus une partie déterminante de l’oligarchie dominante, c’est-à-dire font partie de ces groupes d’hommes numériquement limités qui contrôlent les décisions essentielles.
Pour s’en convaincre, il suffit de penser au rôle que jouent les organismes militaires ou para-militaires dans la recherche scientifique et à l’impulsion qu’ils donnent à certaines branches technologiquement avancées comme l’électronique, l’aviation et l’industrie atomique. A l’heure actuelle le progrès économique dans les pays capitalistes avancés n’est plus pensable sans les coups de fouets périodiques des programmes d’armement ou des découvertes d’armes nouvelles qui trouvent leur application également dans le domaine de la production à buts pacifiques. Les progrès de l’aviation commerciale sont ainsi liés à l’essor prodigieux de l’aviation de guerre et l’utilisation pacifique de l’énergie atomique ne fait que suivre avec un certain retard l’avance de l’armement nucléaire. Et il n’est pas indifférent pour les grands monopoles capitalistes de pouvoir faire payer à l’Etat par l’intermédiaire des dépenses militaires, une part importante des frais entraînés par l’utilisation du progrès technique. Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de faire des militaires une sorte de nouvelle classe appelée à remplacer la bourgeoisie, mais bien de voir que des modifications profondes au sein des rapports de production ont entrainé des modifications parallèles au sein de la classe dominante. Le bourgeois de l’époque héroïque était un entrepreneur aventureux, à l’heure actuelle ou le capitalisme a pris du ventre, il est manager, technocrate, chef militaire, en un mot : fonctionnaire du Capital, c’est-à-dire que par suite des rapports privilégiés qu’il entretient avec la propriété capitaliste il a accès aux postes de commandement décisifs et par suite à une part importante de la plus-value pour sa consommation personnelle.
Ce développement sans précédent du parasitisme militaire au sein même des rapports de production ne pouvait naturellement rester cantonné à ce domaine. La vie sociale ne connaît pas de séparations brusques entre ses différentes manifestations, et du politique à l’économique il n’y a pas de muraille de Chine. Aussi bien faut-il constater que parallèlement à la croissance du militarisme dans la vie économique, son rôle s’est accru sur le plan politique. Que l’on songe par exemple à la puissance politique accumulée par les militaires de l’O.T.A.N. dans les pays occidentaux, tant en politique extérieure qu’en politique intérieure. Cette puissance n’est évidemment pas sans partage, les vieilles forces politiques dans des pays à traditions parlementaires encore vivaces comme la Grande-Bretagne, ne se laissent pas facilement enlever le contrôle des décisions les plus importantes. Mais ce qu’il importe de noter ici, c’est que les impératifs de la défense - ou tout au moins ce que les militaires considèrent comme tels - tendent à devenir des impératifs de la vie politique même pour des équipes, les équipes social-démocrates entre autres, qui n’avaient jusqu’à présent montré aucune tendresse particulière pour les exigences des militaires. Les récents débats, au sein du Labour party, sur les problèmes de l’armement atomique sont très instructifs à cet égard ; l’aile droite n’ayant fait qu’exprimer au nom du « réalisme » la position commune à toutes les factions de l’oligarchie dominante. Dans le cas des Etats-Unis, où la puissance des militaires est beaucoup plus apparente, il suffit, pour mettre en relief le rôle de l’armée, de rappeler que Mac Carthy, un des démagogues anticommunistes les plus dangereux ne put être mis en échec que par les chefs militaires, qui décidèrent sa chute le jour où il commença vouloir leur imposer sa loi.
On voit donc que l’intervention de l’armée dans la vie politique n’est plus un phénomène périphérique et intermittent, mais bien un phénomène permanent, même si il n’est pas toujours visible. Lorsqu’un gouvernement doit prendre certaines décisions essentielles dans le domaine économique, il est impensable maintenant qu’il le fasse sans avoir au préalable négocié avec la bureaucratie militaire, qui souvent utilise son propre service de « public relations » pour faire valoir ses exigences auprès du public, c’est-à-dire surtout auprès des milieux bien informés de la bourgeoisie. Il est de même impensable aujourd’hui que l’armée se contente d’être la « grande muette » dont parlaient nos grands-pères ; on est en fait habitué à ce qu’elle donne son avis sur certains problèmes politiques par le canal de sa presse et de ses différents moyens de diffusion et même à ce qu’elle donne son avis sur certains courants politiques. L’armée a maintenant le droit de jeter l’anathème sur ceux qu’elle considère comme un danger potentiel pour se position sociale, c’est-à-dire qu’elle a la possibilité de contribuer à sa façon au maintien de l’équilibre politique, qui, peu à peu, porte ainsi son empreinte. Il va sans dire que point n’est besoin pour l’armée de descendre dans l’arène politique, elle peut, et elle a en effet tendance, à se contenter d’un rôle de mentor sage et désintéressé qui lui évite d’apparaître comme un parti. Ce qui ne l’empêche nullement d’être omniprésente et d’établir des contacts relativement étroits avec les groupements politiques qui partagent sa façon de concevoir les problèmes, montrant par là qu’elle est assimilable à une sorte de groupe de pression tentaculaire tirant une très grande force de sa participation aux activités étatiques.
Allons plus loin. Cette fonction que nous venons de définir ne peut être comprise dans toute sa signification que si nous la saisissons comme un aspect partiel de la fonction idéologique englobante que le militarisme tend à s’arroger au sein de l’élite bourgeoise. La militarisation partielle de la vie sociale qui se manifeste en particulier par la multiplication des organismes para-militaires, tels que organismes de défense civile (aux Etats-Unis par exemple), sociétés d’officiers et de sous-officiers de réserve, amicales de différentes sortes, etc., répond à des besoins d’encadrement qui montrent que la bourgeoisie sur la défensive est amenée à mettre l’accent dans la lutte idéologique sur la nécessité d’obtenir le maximum de cohésion contre les forces centrifuges puissamment alimentées par le « bloc totalitaire » extérieur. La défense des valeurs fondamentales de l’Occident, « la liberté, le respect de la dignité humaine par la défense de la propriété privée », etc., est pour cela confiée pour une large part aux spécialistes de l’arme psychologique. L’idéologie ainsi traitée et fonctionnalisée gagne en valeur opératoire ce qu’elle perd en valeur intellectuelle. Peu importe qu’elle suscite beaucoup de réserves dans une grande partie de l’élite intellectuelle et même qu’elle incite certains milieux à se rebeller, sa valeur réelle se mesure à sa capacité à empêcher les masses populaires de prendre conscience des véritables problèmes de notre époque. Il importe de noter ici que le fait nouveau est moins l’utilisation d’une idéologie dégradée que son utilisation sur une large échelle par une institution étatique qui en planifie l’emploi et les mécanismes pour faire des objectifs de la classe dominante des impératifs catégoriques auxquels on ne peut se soustraire. Ceci nous amène en fait à comprendre pourquoi, malgré son manque d’authenticité, cette forme de manipulation des esprits étend ses ravages bien au-delà des milieux manipulés. L’élite bourgeoise elle-même est obligée de prendre partiellement au sérieux cette idéologie dérivée comme on prend au sérieux un instrument dont on a besoin. Elle est en somme obligée de s’en imprégner, tout en n’y croyant qu’à moitié. Prenons un exemple. Les organismes de recherche de l’armée des Etats-Unis, qui s’occupent de « l’action subversive du communisme », peuvent difficilement éviter de prendre comme cadre de référence l’image du communisme propagée par la propagande militaire elle- même. De même les différentes études (financées de près ou de loin par l’armée) sur les moyens d’élever ou de maintenir le moral des soldats et des civils encadrés, ne peuvent éviter de considérer comme des postulats intouchables les vues officielles (ou déclarées telles) sur les objectifs de la militarisation. En conséquence il ne faut pas s’étonner si l’idéologie de la guerre froide se distingue par son instrumentalisme et n’est plus guère qu’un pâle reflet de l’idéologie de la bourgeoisie triomphante du dix-neuvieme siècle. L’efficacité, c’est-à-dire l’exploitation réactionnaire des sentiments de frustration et d’anxiété des masses prime maintenant l’ouverture sur l’avenir de la société, et le militarisme qui à l’époque de la Révolution française put pour un temps remplir un rôle progressif symbolise dorénavant la décadence de l’ordre bourgeois, sa stérilité et son inhumanité.

2. Cette transformation du militarisme pose de très graves problèmes au mouvement ouvrier. Le vieil antimilitarisme anarchisant n’est évidemment plus adapté. Le drill à la prussienne, bien que toujours existant, n’est plus déterminant dans les formes de la vie militaire ou tout au moins il n’apparaît pas comme tel ceux qui sont concernés ; l’armée en se modernisant s’est aussi appropriée la technique moderne en faisant appel à des spécialistes et des ouvriers de presque tous les corps de métier, par là elle s’est faite dispensatrice de qualifications et de revenus. Son parasitisme, son rôle de garde chiourme des masses n’apparaissent donc plus de façon immédiate et c’est seulement à travers la perception de son rôle social général que la mise au jour de son aspect réellement oppressif devient possible. Cette constatation condamne-t-elle l’antimilitarisme ? Bien au contraire elle le rend encore plus nécessaire, quoique qu’elle invite à en différencier et raffiner les moyens.
Au préalable, il faut toutefois rappeler, comme Liebknecht le faisait il y a une cinquantaine d’années, que l’action antimilitariste suppose pour être efficace la coordination dans une propagande antimilitariste spécialisée des dénoncations particulières aux différents aspects de la militarisation. En un sens, il est vrai que la lutte pour la démilitarisation se confond de plus en plus avec la lutte contre le capitalisme. Mais, précisément, pour que cette lutte donne des résultats, il est nécessaire que la propagande socialiste sache mettre l’accent sur les problèmes fondamentaux et qu’elle établisse une sorte de hiérarchie des urgences. Par conséquent, il n’est pas du tout secondaire pour l’avenir du mouvement ouvrier, qu’existe ou n’existe pas un instrument adéquat de lutte contre le militarisme ; il s’agit de savoir où porter le fer pour atteindre le capitalisme dans ses centres vitaux. Si l’on veut, une propagande antimilitariste spécialisée aurait à dévoiler certains des aspects essentiels de l’évolution actuelle vers un capitalisme d’Etat militarisé, ce qui donnerait encore plus de force aux autres aspects de la critique socialiste. Mais répétons-le encore une fois : pour cela une certaine centralisation des dénonciations est indispensable.
Un des premiers points sur lesquels on peut porter l’attaque est naturellement celui du rôle joué par le militarisme dans les relations internationales. L’inquiétude de très larges milieux nous y invite d’ailleurs suffisamment. Dans certains pays comme la Grande-Bretagne et le Japon des courants pacifistes de masse se sont développés, ce qui montre à l’évidence que d’une manière ou d’une autre nombreux sont ceux qui remettent en cause les structures mondiales actuelles. Jusqu’à présent, toutefois, ces mouvements ont été affectés – malgré l’intervention d’avant-gardes très conscientes - d’une faiblesse congénitale : la plupart du temps le problème de la guerre et de la paix est posé en termes abstraits, en termes de violence et de non violence, sans que le problème de la menace atomique soit mis en rapport avec la militarisation des structures sociales. De plus, la structure dichotomique des rapports entre blocs est trop souvent considérée comme une donnée dont il s’agit d’émousser les pointes. Or, une co-existence durable ne peut être assurée que sur la base d’un dépassement des antagonismes réels qui forment le soubassement des rapports internationaux à notre époque. Il ne s’agit pas naturellement de condamner des efforts aussi prometteurs que ceux des unilatéralistes britanniques, mais de voir leurs limites momentanées. Le désarmement unilatéral, en effet, ne peut déboucher que s’il fait partie intégrante d’un programme de démilitarisation qui dépasse les frontières nationales, qui s’attaque aux fondements de l’impérialisme et se refuse à considérer comme intangibles les structures bureaucratiques du socialisme d’Etat des pays de l’Est qui sont aussi une entrave à la lutte pour la paix. C’est dire, entre autres, qu’on ne peut se contenter de faire pression sur les différents gouvernements pour que ceux-ci par la voie diplomatique parviennent au désarmement. Cette voie qui à beaucoup paraît la plus réaliste est en fait utopique, et c’est la voie difficile de l’action antimilitariste internationale contre les structures militaires, en particulier contre des organismes internationaux du type O.T.A.N., qui est la seule praticable.
Cette action internationale ne peut, il est vrai, être menée sans référence constante à une action antimilitariste qui s’attache aux particularités du développement national de chaque pays, et qui, elle, s’attaque plus particulièrement aux fonctions économiques et politiques assumées par le militarisme dans le cadre étatique. C’est ce qu’il importe d’examiner maintenant.
La dénonciation du rôle économique est, à cet égard, primordiale : la part croissante des dépenses militaires dans les budgets étatiques n’implique pas a priori que toute l’activité économique contrôlée par l’armée est parasitaire, mais elle montre à l’évidence que le système capitaliste lui-même est devenu parasitaire et que les forces productives humaines tombent de plus en plus sous la coupe de formes sociales répressives et destructrices. Aussi faut-il essayer de mettre à profit les contradictions nouvelles que développe le militarisme en étendant son domaine. Au sein de l’immense organisation hiérarchisée qu’est l’Armée, l’inclusion de cellules productives et l’introduction de salariés peut en effet permettre le développement de courants centrifuges. A différents échelons, techniciens et ouvriers représentent potentiellement des germes de lutte de classes d’un type particulier, leur patronat étant un patronat de type étatique. Des mises en cause apparemment limitées de la discipline, des schémas d’organisation, des modes de rétribution peuvent conduire à une mise en cause plus fondamentale du militarisme parce que précisément la structure hiérarchisée et intégrée de l’Armée, qui n’a pas grand chose à voir avec les automatismes du marché capitaliste ne permet guère d’attribuer les non-sens particuliers à des causes purement particulières, car ils apparaissent comme significatifs du tout. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de présenter cette perspective comme une perspective qui offre peu de difficultés, mais bien de voir qu’il s’agit d’un ensemble de possibilités qu’il s’agit d’exploiter si l’on veut obtenir certains résultats. Le mouvement ouvrier en ce domaine comme en d’autres ne doit plus se contenter de la facilité, ni reculer devant certaines solutions radicales. Il n’y a pas d’automatisme de la marche au socialisme.
Sur le plan politique, un travail semblable est tout aussi nécessaire. L’emprise des militaires sur la vie politique qui ne se fait pas jour par des moyens traditionnels, mais par l’entremise d’une participation directe au pouvoir, plus ou moins hors de portée des joutes électorales, exige en effet un effort sérieux de renouvellement de la propagande. Il s’agit moins de montrer que les militaires commettent des abus que de montrer que toute une série de décisions capitales pour l’avenir de chacun relèvent de leur seul arbitraire, et que le pouvoir coercitif qui leur est consenti obéit moins que jamais à des impératifs dictés par les intérêts des masses populaires. A la conception d’une oligarchie toute puissante, incarnée par l’Armée, dominant une masse passive de subordonnés, il s’agit d’opposer une conception de la démocratie directe basée sur la réintégration dans la société de l’appareil jusqu’alors indépendant (réservé à une oligarchie) d’organisation de la vie sociale. La notion de contrôle populaire opposée à la notion de subordination hiérachique développée par l’Armée peut sur ce point jouer un rôle central en montrant pratiquement ce qui sépare sur des points précis les conceptions socialistes des conceptions bourgeoises, c’est-à-dire ce qui sépare la conception de l’écrasement de l’homme par l’homme de la conception d’un développement social démocratiquement intégré, ne laissant peu ou plus de place à la hiérarchisation des différents secteurs de la vie sociale.
Une attaque sur les points que nous venons de soulever ne peut porter de fruits – cela va sans dire – qui si l’action antimilitariste tient également compte de ce que nous avons appelé la fonction idéologique englobante du militarisme. Face à la prétention de l’Armée à défendre les valeurs les plus sacrées de la société moderne, la liberté de l’individu et le respect de la personne humaine, la tâche du mouvement ouvrier est de montrer que les tentatives d’encadrement psychologique ne répondent pas véritablement à la défense des intérêts des masses populaires, ni à la défense de leurs aspirations à une vie plus libre, mais bien au contraire à la défense d’un type d’organisation sociale qui se trouve menacé et à la volonté de s’opposer aux tendances centrifuges qui fleurissent continuellement sur le terrain des rapports de classes. Il faut, en quelque sorte, faire saisir pratiquement aux gens concernés que la défense de la liberté à la manière des militaires signifie et fait la mise en condition des récalcitrants et la mise au point d’un système particulièrement raffiné d’oppression visant l’anéantissement des mouvements spontanés ou conscients vers une transformation des rapports sociaux. La défense de l’Occident, la défense de la liberté doivent apparaître pour ce qu’elles sont : des moyens idéologiques pour étouffer l’esprit de contestation et pour arrêter l’histoire. Toutefois, ce travail de démystification si nécessaire n’est sans doute pas aussi simple qu’il apparaît au premier abord et il ne faut pas se dissimuler que l’appétit de sécurité si fort dans notre société, l’habitude de la subordination, sont autant de facteurs qui jouent en faveur du vieil ordre établi. Un travail patient et continu est donc nécessaire et la démilitarisation ne peut être que le fruit d’efforts convergents qui traduisent la volonté des classes populaires de sortir de l’état d’infériorité et de subordination où elles sont plongées. C’est dire qu’il ne saurait y avoir de muraille de Chine entre la lutte contre le militarisme et la lutte pour les objectifs socialistes ; la lutte contre le militarisme n’est pas possible s’il n’existe pas une perspective socialiste qui lui donne un sens et la lutte pour le Socialisme n’a réalité que si elle s’attaque aux obstacles réels qui s’opposent matériellement et psychologiquement à la marche en avant des exploités. Il serait faux de dire que l’élimination du militarisme suppose la réalisation du socialisme à l’échelle de la planète, mais il est certain que les succès dans la lutte pour le socialisme sont des succès dans la lutte contre le militarisme et vice versa.

3. La violence ne peut être proscrite dans la vie sociale que par l’avènement d’une société socialiste internationale. Aussi serait-il tout à fait utopique de vouloir limiter le programme militaire du mouvement ouvrier à un programme de démilitarisation, les socialistes ne peuvent renoncer à l’avance à l’emploi de la violence et ne peuvent s’interdire de former, là où c’est nécessaire, des forces armées mises au service des classes populaires. A l’époque de la guerre révolutionnaire et de la guerre contre-révolutionnaire le problème de la formation d’armées populaires est donc on ne peut plus important. Le vieil idéal du mouvement ouvrier en ce domaine est, nous le savons, la milice reposant sur la discipline librement consentie de civils rassemblés sur le lieu d’habitation ou sur le lieu de travail, mais cet idéal n’a jamais été considéré comme complètement réalisable par la plupart des grands leaders socialistes. Engels, entre autres, ne manqua jamais de souligner les faiblesses des milices, leur manque de continuité dans l’action, leur difficultés à assimiler la technique moderne. Dans la pratique les dirigeants révolutionnaires ont en fait toujours plus ou moins combiné des éléments de l’armée de milice avec des éléments d’armée de métier, c’est-à-dire ils ont fait appel à la fois à l’enthousiasme révolutionnaire inexpérimenté des masses et à la technicité des professionnels. Et ce type d’armée qui va des brigades prolétariennes yougoslaves aux partisans castristes de Cuba, ne s’est pas révélé inférieur aux tâches de la période présente, malgré l’infériorité évidente de leurs moyens matériels.
Mais peut-on, de cette constatation, tirer la conclusion que, malgré le développement de l’armement atomique qui remet un pouvoir de destruction sans précédent entre les mains d’une petite minorité, l’utilisation de forces armées par le mouvement ouvrier est encore possible à l’heure actuelle sans mettre en danger l’existence même de l’humanité. La réponse qui paraît devoir être difficile, nous semble pourtant relativement simple : l’armement socialiste n’est pas exclusif de la lutte pour la démilitarisation et pour le désarmement des classes dominantes, bien au contraire il y a complémentarité. La lutte pour la démilitarisation serait sans efficacité si elle ne s’appuyait au besoin sur le recours aux armes et les forces armées socialistes succomberaient inévitablement si elles ne pouvaient pas tabler sur de multiples actions tendant à désarmer l’adversaire sans combat militaire (grèves, etc.). Et précisément cette ubiquité de la contestation, son extension aux centres nerveux de l’adversaire, la discorde portée chez ses techniciens peuvent rendre aléatoire, étant donné l’omniprésence de l’ennemi, l’emploi des armes de destruction massive.
Cela n’exclut certes pas le danger de voir recourir aux armes de destruction massives un nombre limité d’individus qui préfèrent l’anéantissement commun au triomphe de l’adversaire. Mais contre ce danger réel, il est aussi possible de lutter efficacement en adoptant une stratégie de dénucléarisation progressive sous contrôle populaire. Les plans du type Rapacki, s’ils sont conçus dans une perspective dynamique, c’est-à-dire comme des schémas d’orientation pour lesquels les organisations socialistes se mobilisent et se battent sans tenir compte du jeu diplomatique des deux blocs peuvent à cet égard avoir un rôle déterminant. Il est en outre possible de conquérir ou de neutraliser ceux qui forment l’infrastructure humaine de l’armement atomique, c’est-à-dire les ouvriers qualifiés, les techniciens, les savants dont la collaboration est nécessaire pour construire ou maintenir en état les armes nucléaires de divers types. Il reste évidemment qu’une marge d’insécurité continuera à subsister, et que la victoire de la raison n’est pas inéluctable. Mais à ceux qui s’empareraient de cette constatation pour justifier une politique de statu quo social à l’échelle mondiale, il faut opposer l’absurdité d’une politique d’immobilisme social, qui, impossible à maintenir à la longue, ne peut que conduire à l’explosion qu’on prétendait vouloir éviter.

Jean-Marie VINCENT.


Source : exemplaire personnel





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Vincent
(1934-2004)




[1O. Wright-Mills : « Les causes de la troisième guerre mondiale ».

[2G. Anders : « Die Antiquiertheit des Menschen.