site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La sociologie en contrepoint

L’Homme et la société

n° 97, p. 45-57, 1990




S’interroger sur la portée de l’investigation sociologique aujourd’hui c’est au fond se demander si la sociologie peut fournir des schémas explicatifs susceptibles de faire comprendre ce qui se passe dans les sociétés contemporaines. On sait bien sûr depuis longtemps que ces schemes explicatifs ne peuvent pas constituer des théories générales, universelles du social (dans le temps et dans l’espace). On sait également que l’efficacité immédiate de certaines techniques et la fécondité présente de certaines enquêtes ne suffisent pas à garantir la validité de leurs orientations sur le moyen et le long terme. La réponse à la question posée n’est donc pas simple, elle implique notamment que l’on questionne la sociologie qui se fait, en lui demandant ce qu’elle est en train de faire et de ne pas faire par rapport aux sociétés auxquelles elle est confrontée. Il faudrait en quelque sorte mettre en œuvre un contre-point sociologique qui tenterait de saisir et d’interroger les bévues, les échecs, les oublis, les aveuglements, mais aussi les réussites et le pourquoi de ces réussites, en somme le négatif et le positif dans le travail sociologique.

Il n’y a évidemment pas de critère indiscutable pour départager le bon grain et l’ivraie. L’investigation sociologique dépend forcément des points de vue que l’on adopte, mais précisément la réflexivité sociologique — la confrontation sociologie-société en mouvement — permet de mettre en lumière l’étroitesse de certains points de vue et de favoriser des changements de perspective, c’est-à-dire de stimuler la production de connaissances. Bien entendu les éléments négatifs ou éléments de stagnation ne manquent pas dans la sociologie occidentale (pour s’en tenir à elle). Il n’est ainsi pas difficile de constater que les sociologues s’interrogent assez peu sur la commande sociale qui les fait travailler, sur l’organisation de leur profession, sur les traditions auxquelles ils sacrifient, sur l’insertion sociale des théories qu’ils bâtissent. Il y a certes une sociologie de la sociologie en plein développement, mais elle atteint rarement le niveau de la réflexivité critique (Bourdieu, Gouldner, Giddens, Lukes, Alexander, sont parmi les rares exceptions) [1]. En général, on ne se demande guère pourquoi certains problèmes sont beaucoup étudiés et pourquoi d’autres le sont moins, voire à peu près totalement ignorés.

A ce premier élément négatif, il faut ajouter le caractère trop descriptif et pointilliste de beaucoup de recherches sur contrats, le caractère tautologique et apologétique de beaucoup de théorisations (la société est ce qu’elle est). Surtout il faut se dire que la sociologie actuelle qui aborde beaucoup le changement social dans différents secteurs de la société (des organisations aux entreprises en passant par la famille, etc.) produit très peu de théorisations convaincantes sur le changement social en tant que dynamique sociale fondamentale au niveau societal. La réflexion sur le sens de la direction des transformations sociales, sur leurs incidences culturelles, sur leurs rapports avec les transformations économiques et technologiques est encore dans l’enfance. Il y a certes beaucoup d’études qui montrent l’ubiquité du changement social et proposent de la placer sous les signes de la civilisation post-industrielle ou de la société post-moderne, mais il faut bien voir que ces thématiques sont encore pauvres du point de vue de leur valeur explicative et qu’elles laissent bien des problèmes sur le bord du chemin — en particulier celui de la socialite qui est en train d’émerger aujourd’hui et celui connexe des rapports entre socialite et individualité. Autrement dit, le lien social n’est pas véritablement problématisé, si ce n’est sous des formes superficielles (l’ère du vide, le narcissisme etc.).

Si l’on veut bien réfléchir un peu, cette conjoncture cognitive en demi-teinte ne peut manquer d’apparaître paradoxale, au vu d’un certain nombre d’acquis récents de la sociologie. Au cours des dernières décennies, la sociologie s’est en effet beaucoup diversifiée. Elle couvre un champ de plus en plus large (multiplication des sociologies spécialisées), elle emploie des méthodes et des techniques de plus en plus raffinées dans un climat de pluralisme méthodologique. Elle accumule les données et les enquêtes et même si beaucoup de ce matériel n’est pas toujours très fiable, il fournit, à condition d’être passé au crible de la critique, des points de départ pour de nouvelles avancées théoriques. Aux enquêtes par questionnaires conduisant à la recherche de corrélations, on a vu s’ajouter au fil des ans les enquêtes ethnographiques appliquées aux sociétés occidentales, l’herméneutique collective [2]. Les analyses ethno-méthodologiques, les études fondées sur l’intervention sociologique, le recours aux biographies, etc. On arrive par là à des situations où les mêmes champs d’investigation sont explorés à partir d’angles d’attaque très divers, ce qui peut permettre des comparaisons et des confrontations fructueuses, la mise en évidence de failles ou de béances pour ouvrir de nouvelles pistes à la recherche. La diversité, le foisonnement des textes sociologiques si souvent décriés comme chaotiques ou éclectiques par des critiques trop pressés peuvent donc être perçus comme exprimant l’impossible d’un quiétisme sociologique, comme le reflet d’un changement social qui ne se laisse pas enfermer dans les catégories d’une discipline trop tempérée.

Il est d’ailleurs significatif que l’« empirisme abstrait » dénoncé par Wright-Mills dans L’imagination sociologique n’ait triomphé nulle part, malgré le poids qu’il a pu acquérir dans les institutions de recherche. Quelles que soient les intentions ou les états d’esprit des sociologues, la sociologie est obligée de travailler dans un climat d’inquiétude objective, c’est-à-dire de poussées sociales qui bousculent sans cesse les schémas interprétatifs et explicatifs. C’est ce qui explique qu’un nombre non négligeable de paradigmes nouveaux soient apparus et aient influencé la recherche sociologique au cours des cinquante dernières années, dans un contexte où les débats théoriques ne cessent de rebondir et de semer la perturbation dans les courants sociologiques, qu’ils soient conservateurs ou progressistes. Le fonctionnalisme issu pour une large part d’une reprise et d’une adaptation de thématiques ethnologiques a secoué les sociologies spéculatives ou descriptives dans le monde anglo-saxon. Il a dû lui-même céder du terrain face à l’offensive théorique de Talcott Parsons bâtissant une sociologie de l’action qui permet d’intégrer dans un cadre de référence théorique, rigoureux et vigoureux dans son ambition, des apports jusqu’alors dispersés (motivations, orientations normatives des actions, l’interaction, les systèmes d’attentes des acteurs, les modalités d’agrégation et d’institutionnalisation des actions et des interactions).

Parsons qui était obsédé par ce qu’il appelait le problème hobbessien de l’ordre social a montré mieux que d’autres la complexité et la précarité de l’intégration des individus et des groupes sociaux dans la société [3]. On a certes beaucoup critiqué et à juste titre son structuro-fonctionnalisme (le recours à des pré-requis fonctionnels pour expliquer la différenciation sociale), mais il faut reconnaître qu’il a souvent su donner des tableaux impressionnants des continuités et discontinuités, des liaisons et des ruptures qui marquent la socialite contemporaine (les déviances, les échecs de l’intégration, les délite- ments institutionnels, les chocs de la novation et de la tradition, les déséquilibres systématiques, etc.). Après lui, on ne peut plus parler trop simplement du social, le considérer comme une sorte de prolongement linéaire de l’individuel ou à l’inverse comme une matrice simple de l’individuel.

Le paradigme parsonien est né de contacts étroits de l’orientation sociologique avec la psychanalyse, l’anthropologie culturelle, l’économie, etc. Ce qu’on a appelé le tournant linguistique en sociologie renvoie lui aussi à des influences externes qui vont bien au-delà des sciences humaines et sociales, puisqu’elles viennent aussi des philosophes du langage et des développements de la logique symbolique, sans compter la théorie des actes de langage, la rhétorique et d’autres disciplines concernées par les différentes formes de discours. Mais les effets de ces intégrations d’éléments nouveaux ont été proprement révolutionnaires : depuis le tournant linguistique des années 60 on ne peut plus considérer l’action et l’interaction comme coupées d’échanges symboliques incessants et de contextes langagiers. L’action et l’interaction produisent en quelque sorte des textes et sont produits dans des trames ou tissus contextuels. L’action ne s’analyse plus seulement comme affect, téléologie ou production d’effets, elle se déchiffre aussi comme un ensemble de symptômes qui traduisent des échanges complexes, des structurations latentes. Les attitudes, les opinions qui accompagnent l’action ne suffisent donc pas à cerner sa réalité, n’en épuisent pas la pluridimensionnalité et la richesse. En effet, la sociologie devient pour une large part une sociologie des réseaux d’interaction, des cadres, des codes et des grammaires de l’action.

C’est sans doute dans l’œuvre de Jùrgen Habermas [4] que l’on mesure le mieux l’importance du tournant linguistique. La sociologie de l’agir communicationnel qu’il développe reste, certes, une sociologie de l’action qui ne renie pas les apports parsoniens, mais elle saisit le lien social comme circulation et organisation d’échanges et elle donne à l’agir communicationnel, la préséance sur l’action instrumentale (d’un point de vue épistémologique). On ne peut donc s’étonner que les moyens de l’échange prennent dès lors un poids très particulier dans une société faite essentiellement pour Habermas de relations communi- cationnelles. Reprenant et améliorant les instruments conceptuels forgés par Talcott Parsons, Jùrgen Habermas s’efforce effectivement de montrer que des moyens ou des media de la communication comme l’argent et le pouvoir ont une influence décisive sur les relations sociales dans la mesure où ils régulent la circulation des biens symboliques et matériels, et celles des hommes. L’argent (ou la monnaie) et le pouvoir ne sont pas, dans cet esprit, des substances sociales (vues comme richesse, puissances, violence), mais des dispositifs ou des mécanismes sociaux qui doivent être étudiés du point de vue de leur contribution positive ou négative) à des communications et des échanges sociaux en constante expansion. Selon Habermas, les pathologies de la société contemporaine sont d’ailleurs dues pour l’essentiel à l’autonomisation des dispositifs destinés en principe à faciliter la communication, et à leur transformation en « abstractions réelles » » qui favorisent les échanges d’informations mais entravent par leurs automatismes les activités communicationnelles, particulièrement les activités interprétatives des groupes sociaux et des individus et rendent par là difficile la production de significations nouvelles. Il y a, dit Habermas, danger de colonisation du « monde social vécu » Soziale Lebenswelt par le monde systémique des moyens de communication et de l’action instrumentale. La tâche de la sociologie critique est par conséquent de mettre en lumière les obstacles institutionnels, systémiques, au déploiement de la rationalité communicationnelle dans les différentes sphères d’activités sociales.

Habermas pense avoir ainsi établi la sociologie sur des fondements très solides, mais, si on ne peut manquer d’être impressionné par ses capacités de synthèse, on doit aussi se demander si la notion de rationalité communicationnelle n’est pas fortement imprégnée d’éléments normatifs, c’est-à-dire ne représente pas un principe d’explication méta-social. C’est ce qui explique que les thèses de Habermas se heurtent à de fortes résistances et soient concurrencées en particulier par le systémisme de Niklas Luhmann [5], qui, lui, entend écarter toute transcendance, même voilée, de la sociologie. La société, selon Luhmann est faite de systèmes sociaux auto-poiétiques, auto- référentiels qui règlent leurs rapports à leur environnement et leur propre complexité en régulant les relations sociales comme variations et circulation du sens. Comme Habermas, Niklas Luhmann admet qu’il puisse y avoir des perturbations de la communication, mais elles sont dues pour lui, à des défectuosités, à des rigidités dans le fonctionnement des moyens de communication, et non à une opposition entre système et monde social vécu. Plus le sens joue librement à l’intérieur d’un système social, plus le système est en position de maîtriser la complexité des rapports à son environnement et de maîtriser sa propre complexité interne. La pathologie sociale relève en réalité de sur-imposition de sens, de cristallisations idéologiques, de résistances au changement culturel et au changement social.

Les objections ne manquent pas non plus contre le systémisme de Luhmann. On peut souligner en particulier que l’interaction et l’intersubjectivité y apparaissent singulièrement pauvres, réduites qu’elles sont à des rapports entre porteurs indifférenciés de variations du sens, à des rapports entre des sujets sans subjectivité. L’intersubjectivité selon Luhmann elle, n’est pas autre chose qu’une relation de double contingence, et l’aaion n’est qu’une modification ou une différenciation du sens. Autrement dit, le systémisme de Luhmann ne répond pas aux questions que l’on peut se poser sur les modes de production et d’apparition du sens dans l’intersubjectivité ou encore sur le rôle des pratiques langagières dans la production de significations nouvelles. C’est pourquoi dans les pays anglo-saxons et de langue allemande, beaucoup se tournent vers la sociologie phénoménologique d’Alfred Schutz [6] qui semble donner les moyens de mieux comprendre la genèse du sens, le rôle de la subjectivité et de l’intersubjectivité dans l’action. Le grand mérite de Schutz est en effet d’avoir ouvert un nouvel horizon à la sociologie en proposant un programme de rupture avec le cartésianisme dans les sciences sociales, c’est-à-dire avec le centrage des théories sociologiques de l’action sur le sujet, ses expressions et ses objectivations dans son environnement social. Pour Schutz [7], la séparation entre l’intérieur et l’extérieur, le sujet et l’autre, ne permet pas de saisir la socialite de l’action et de l’interaction, qui se manifeste essentiellement dans l’intersubjectivité, c’est-à-dire dans une dialectique cumulative des relations symboliques entre sujets et de leurs expériences communes dans leurs différences. Les sujets, en fait, se forment dans les relations intersubjectives et dans des structures d’interaction qui leur sont préalables. Les conséquences de ce tournant anti-cartésien sont tout à fait capitales, car si l’intersubjectivité, avec ses pratiques langagières, ses rituels, ses processus d’apprentissage devient essentielle pour analyser l’action et l’interaction, alors le quotidien devient un domaine privilégié pour la sociologie, celui où il doit inventer, tester, éprouver ses catégorisations et ses conceptualisations.

Sans doute, Schutz se garde-t-il comme certains ethométhodolo- gues de faire entrer le travail théorique dans le quotidien, étant donné que toute catégorisation présuppose un minimum de distanciation et donc une sorte de passage dans l’extra-quotidien et dans une temporalité différente. Mais le rapport qu’il établit entre la sociologie et le quotidien le conduit à poser un problème tout à fait fondamental, celui de l’insertion de la sociologie dans le « monde de la vie » « Lebenswelt » en reprenant une thématique abordée par Husserl à propos des sciences de la nature. En suivant ce questionnement, il parvient d’ailleurs à saisir en termes nouveaux la réflexivité sociologique. Elle n’est plus seulement retour sur des théories, mais investigation des pratiques théoriques elles-mêmes, en tant qu’elles participent à des processus de communication, à des relations sociales, à des réseaux d’interaction. Elle est aussi, et surtout, interrogation sur la place et le rôle des sciences sociales dans le monde de la vie, sur leur rapport aux phénomènes de la culture, sur les modifications qu’elles introduisent dans les pratiques quotidiennes et dans les savoirs utilisés au quotidien.

Schutz, lui-même, démontre la fécondité de sa démarche et de sa réflexion sur les sciences sociales en remettant en question certaines conceptualisations courantes de la sociologie ou en produisant de nouveaux concepts à partir de ses nouvelles positions épistémologiques. On lui doit en particulier une critique très pertinente de l’utilisation de la notion de rôle, celle qui fait de Vhomo sociologicus un faisceau de rôles prescrits et acquis, plus ou moins congruents entre eux. Schutz n’a pas de peine à montrer que les individus ne se coulent pas dans des rôles comme on enfile un habit, mais qu’ils occupent des positions plus ou moins stables dans des réseaux de relations intersubjectives et dans des chaînes d’interaction. Les rôles ne sont pas extérieurs aux processus sociaux, ils en sont comme des points nodaux, des cristallisations temporaires où pratiques intersubjectives et subjectives se rencontrent et se combinent. Mais son principal mérite est surtout d’avoir repensé le problème de la temporalité comme un des éléments constitutifs de la socialite, comme une des conditions de manifestation de la subjectivité et de l’intersubjectivité. La temporalité ce n’est plus seulement la succession dans le temps, c’est la présence simultanée de temps sociaux différents dans des générations différentes ayant elles-mêmes des rapports différentiels aux savoirs disponibles dans le quotidien et dans le monde de la vie. La temporalité, c’est aussi la diversité des expériences dans l’action et dans l’interaction, les perceptions variables suivant les individus, les groupes, les générations, du passé, du présent, du futur. Par rapport à ceux qui, tel Habermas, en viennent à proscrire toute idée de praxis comme liée à une conception subjectiviste de la conscience et réduisent la pratique à l’agir communicationnel et à l’agir instrumental-cognitif, Schutz développe une analyse multidimensionnelle de la pratique où, certes, la communication a sa place, mais aussi la diversité des processus d’apprentissage, des rapports qui s’établissent avec le monde de la vie, la variété des positionnements dans les réseaux et processus d’interaction ainsi que les activités de modification des situations.

La socialite peut ainsi apparaître sous un nouvel éclairage. Elle n’est ni la simple sommation et agrégation de rapports interindividuels, ni la socialite préétablie d’une société globale qui s’impose d’emblée aux individus en leur fixant les cadres et les conditions de leur activité, elle est le résultat complexe d’activités diversifiées qui sont sans cesse en train de structurer le quotidien et le monde de la vie. La socialite, c’est le développement de subjectivités, dans un monde commun avec les autres ; c’est le cheminement de relations intersubjectives dans les réseaux d’interaction et les institutions. C’est le rapport qui s’établit entre les activités quotidiennes, les productions culturelles et les activités scientifiques. Elle est à la fois un arrière-plan pour les processus de socialisation des individus, construction de relations symboliques et production de significations. Elle a par là des dimensions qualitatives qu’on ne saurait surestimer : elle est faite de plus ou moins de violence symbolique, elle offre plus ou moins de latitude aux échanges sociaux et aux processus d’apprentissage. De ce point de vue, il est intéressant de noter qu’à partir d’une claire conscience de l’importance du quotidien, les études féminines de ces dernières années ont montré tout ce que la « normalité » sociale pouvait receler de dissymétrie dans les rapports entre les sexes et donc de différences dans l’accession à la socialite comme ouverture au monde (que l’on songe par exemple aux différences dans les processus de socialisation primaire et secondaire). Elles ont aussi enrichi la sociologie du quotidien, en y faisant pénétrer l’étude de l’économie domestique, des pratiques d’élevage, des pratiques sexuelles inégales. Elles ont de nouveau attiré l’attention sur des pratiques d’exclusion inhérentes à certaines formes de socialite ainsi que sur les tendances à la polarisation et à la conflictualité présentes dans des formes sociales apparemment pacifiées. Nombreux sont ceux qui s’aperçoivent aujourd’hui que la socialite n’est ni simple, ni univoque, mais qu’elle est au contraire faite de discontinuités (de relations de proximité à des relations d’anonymité à distance), d’ambiguïtés (dans les relations quotidiennes). La socialite moderne se complexifie en présentant des champs de plus en plus diversifiés aux actions et aux interactions, en même temps elle apparaît problématique, parce qu’en multipliant les possibilités (de rencontres, de communications, de franchissements), elle multiplie aussi les échecs et les impasses.

Ce constat, que l’on trouve dans beaucoup d’enquêtes actuelles rejoint, on l’oublie trop souvent, un questionnnement fondamental des grands sociologues de la fin du xix" siècle et du début du xx* siècle, notamment Max Weber et Emile Durkheim. La socialite moderne qui a favorisé l’éclosion de l’individualité est-elle à la longue capable de la préserver ? Socialisation et individuation qui sont des processus liés et interdépendants ne sont-ils pas amenés à se contrarier ? Les réponses données au début du siècle par les deux sociologues ne sont pas très optimistes. Max Weber est même franchement pessimiste, lui qui prévoyait un avenir de servitude en raison des progrès de la bureaucratisation, mais on lui est redevable d’une analyse très aiguë de la modernité qui pourrait avoir beaucoup de résonance aujourd’hui. Pour lui, la modernité c’est une socialite qui se présente de façon tout à fait paradoxale comme extension et intensification des échanges entre les hommes, mais aussi comme prédominance des actions sociétaires (stratégiques, anonymes) sur les actions communautaires (liées à la tradition, impliquant des contacts directs). La socialite ne garantit plus la sécurité, l’insertion immédiate et durable dans l’ordre social : au contraire en consacrant le polythéisme des valeurs et la désacralisation des ordres anciens, elle crée pour les individus un climat d’insécurité généralisé. La moralité se fait dynamique, mais dynamique instable, voire déstabilisatrice. Le développement de la compétition, la recherche de trajectoires sociales gratifiantes favorisent ou suscitent l’initiative individuelle mais en même temps rendent les individus fragiles. L’individualité se fait schizophrénique, elle recherche l’affirmation de soi, mais aussi la protection des grandes organisations bureaucratiques. Les initiatives véritables, c’est-à-dire celles qui bouleversent les situations et secouent les routines, deviennent de plus en plus difficiles, parce qu’elles réclament du coup d’œil (Augenmass) pour voir au-delà de l’immédiat, et parce qu’elles exigent du caractère pour accepter les risques de l’isolement et de l’erreur. En de très nombreuses circonstances, c’est la Zweckrationalitàt (la rationalité en vue des fins) qui prend l’initiative pour les hommes. En d’autres termes, le calcul rationnel des moyens devient une sorte de logique sociale qui éclipse le monde des fins. Plus précisément, selon Weber, on finit par vouloir les fins en fonction des moyens et pour avoir encore plus de moyens, et les individus finissent par se considérer les uns les autres comme des moyens.

Ce pessimisme de Weber n’accouche toutefois pas d’une théorie du changement social. Socialite et individualité continuent à ne pas faire bon ménage jusque dans ses derniers textes. Dans la grande tradition sociologique, en fait seul Marx présente une théorisation explicite du changement par la lutte des classes, aujourd’hui bien discréditée et trop décriée. Il est indéniable que chez Marx existe la tentation de lier les conflits de classe à une théologie de l’histoire. Il est vrai aussi que Marx a tendance à prendre la lutte des classes pour le tout de la conflictualité sociale et qu’il ne la croise jamais avec les conflits de générations et les conflits qui naissent de la division sexuelle du travail et des activités sociales. Mais on trouve chez lui une conception toujours actuelle des dispositifs de séparation entre les individus à l’intérieur même de la socialite : la transformation d’une grande partie des activités humaines en prestataires de travail abstrait qui a des effets pervers sur les relations interindividuelles et l’intersubjectivité. Les individus qui doivent se valoriser ne peuvent en effet procéder à des échanges et communiquer dans de bonnes conditions dans la mesure où ils doivent traiter les autres et se traiter eux-mêmes comme des instruments de valorisation. Le renversement des relations entre fins et moyens dénoncé par Weber trouve ici sa source : la valorisation et les systèmes de machines qui la portent deviennent la force motrice fondamentale des activités et échanges sociaux. Cela se répercute aussi bien sur les échanges de biens et de produits (on se valorise en consommant) et sur les échanges politiques (largement inégaux) qui n’arrivent pas à développer un véritable espace public. Marx saisit ainsi très bien un des paradoxes de la société capitaliste contemporaine ; elle multiplie les échanges humains en abattant sans cesse les obstacles (les liens de type communautaires, les frontières) en même temps elle les restreint qualitativement et parfois les vide de tout contenu significatif (l’échange comme simulacre d’échange, l’échange comme communication circulaire et redondante).

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si au moment même où sa pensée semble un échec (voir l’effondrement du « socialisme réel »), Marx retrouve une nouvelle actualité dans la mesure où il donne des instruments pour mieux comprendre tant l’accélération du changement social que son caractère incontrôlable, tant son caractère polymorphe que la pauvreté qualitative des relations qu’il établit entre le monde et les hommes ainsi qu’entre les hommes eux-mêmes. Le changement social apparaît, en effet, non comme une nouvelle étape dans la polarité socialité-individualité impliquant la levée de toute une série d’obstacles à la communication, mais pour l’essentiel comme la conséquence de révolutions technologiques qui continuent à détruire les anciennes solidarités sociales et à déplacer sans cesse les équilibres dans le quotidien et dans le monde de la vie. Autant qu’on puisse en juger la sociabilité au travail est en régression [8], parce que le vieux monde industriel est en train de disparaître et parce que les nouveaux lieux de production (matérielle et immatérielle) lui sont peu propices. Sans doute, les entreprises essayent-elles de réagir contre ce relatif assèchement des relations sociales dans le travail par des tentatives d’intégration socialisantes (l’entreprise comme élément de centrage pour toute la vie), mais pas plus que les syndicats elles ne peuvent empêcher des tendances centrifuges vers d’autres lieux de sociabilité dans le quotidien. Ces tendances sont renforcées en outre par les efforts de la réduction de la durée du travail (hebdomadaire, annuelle, sur une vie), par le prolongement de l’adolescence et des études, par le prolongement également de la vieillesse. L’entreprise en tant que lieu de socialisation secondaire est de plus en plus concurrencée par d’autres lieux (systèmes de formation, lieux de loisir, associations diverses). Les entreprises en tant que capital général en action, essayent, certes, de faire pénétrer leurs procédures dans toute la société, mais elles ne pourront jamais transformer les écoles, les universités, les associations, les clubs de loisir en organisations performatives (du point de vue de la valorisation).

Il s’ensuit que la centralité du travail abstrait, son rôle de pivot autour duquel tournent les activités sociales sont remis en question. Bien évidemment, la valorisation du capital et du travail abstrait reste un mécanisme social fondamental, mais il n’en va pas de même sur le plan subjectif. Pour beaucoup le travail n’est plus une activité privilégiée, il est simplement un gagne-pain, un moyen d’obtenir — autant que possible de la façon la moins coûteuse possible — ce qui est nécessaire pour organiser sa vie dans les meilleures conditions possibles. Le travail reste un discriminant social (le travail que l’on effectue détermine largement la place que l’on a dans la société), mais il n’est plus forcément l’activité dans laquelle on se réalise en lui subordonnant toutes les autres. Par là, le travail se trouve désacralisé et ne peut plus avoir la même portée pour informer, structurer les différents moments du quotidien et imprégner la socialite dans son ensemble. Les conséquences de cet état de fait sont multiples. En premier lieu, on observe que les cadres de référence sociaux deviennent plus mouvants pour les individus et que le polythéisme des valeurs s’est accentué considérablement. D’une certaine façon, les individus deviennent plus problématiques pour eux-mêmes parce que leurs parcours sociaux n’apparaissent plus comme allant de soi. Les comportements a-typiques se développent, mettant en crise les normalités sociales (les différentes formes d’insertion dans la société, les formes de participation aux institutions). Les individus apparaissent plus flexibles, plus optimistes, c’est-à-dire décidés à exploiter pragmatiquement les occasions qui se présentent dans la vie professionnelle comme dans la vie privée.

Cette individualité de moins en moins sédentaire est donc de plus en plus difficilement incitée à se plier aux mécanismes sociaux qui garantissent les équilibres dynamiques de la société, et cela moins par esprit de révolte que par désintérêt ou indifférence. Cela est particulièrement vrai au niveau politique, puisque, dans plusieurs pays occidentaux les mécanismes de la participation politique sont en train de se gripper. Pendant plusieurs décennies, celles qui ont vu l’apogée de l’Etat-Providence, la participation massive aux institutions politiques a été assurée par deux ordres de phénomènes, d’une part les prestations croissantes de l’Etat en matière de redistribution et de protection sociales, d’autre part une lutte de classes tempérée autour de l’occupation du pouvoir d’Etat et autour de « projets de société », c’est-à-dire de programmes d’utilisation de l’Etat-Providence. Aujourd’hui tout cela a fait long feu en raison de l’internationalisation très poussée des activités et des échanges économiques. L’Etat national ne peut plus pratiquer si facilement des politiques keynesiennes en matière économique (soutien de la conjoncture, création d’infrastructures) et en matière sociale (extension et amélioration de la protection sociale). Il se veut aujourd’hui moins dépensier et pour la grande masse des gouvernés, il apparaît surtout comme un Etat gestionnaire et administratif qui transmet les contraintes économiques auxquelles il est soumis. Les partis politiques, dans la mesure où ils acceptent bon gré mal gré ce nouveau cadre étatique, en arrivent à Pauto-limitation programmatique en renonçant à tout projet de réformes ou d’intervention sur les processus économiques et sociaux en cours. Il en résulte une restriction de l’horizon des échanges politiques et un rétrécissement des échanges politiques eux-mêmes, ce qui induit une crise rampante des organisations politiques et une crise des formes actuelles de la représentation politique (montée de l’abstentionnisme, déclin du militantisme). Il est à noter que, ces dernières années, la plupart des grands mouvements se sont produits à côté, ou franchement en dehors, des grandes organisations politiques et syndicales, sous la forme d’initiatives de citoyens, de coordinations étudiantes ou ouvrières, de mouvement créés sur des objectifs précis (contre le stationnement d’armes nucléaires par exemple). Mais il est difficile, à ce propos, de parler de la constitution d’un espace public concurrent de l’espace public institutionnalisé en train de se figer. C’est pourquoi même si le politico-administratif continue à proliférer, on peut considérer qu’il y a un véritable déclin de la politique comme confrontation, définition d’enjeux, enchaînements de débats pour obtenir des décisions. Les échanges sociaux sont, par là, mutilés, presque totalement privés d’une dimension essentielle, celle de la circulation des pouvoirs et de l’influence entre les individus et les groupes. A l’époque de l’Etat Providence triomphant, les échanges politiques étaient, certes, oligopo- listiques et très inégaux, mais ils avaient une portée de coordination et d’intégration qu’ils n’ont plus que très partiellement aujourd’hui.

La socialite déjà fragmentée, souvent brisée pour beaucoup, devient, en ce sens, encore un peu plus difficile à pratiquer. L’interdépendance croissante des processus sociaux, et plus particulièrement des processus politiques et de travail, n’est pas véritablement assumée au niveau societal (par exemple par des confrontations, puis des ententes pour des actions convergentes de multiples acteurs, institutionnels ou pas). Aussi ne peut-on s’étonner que les individus vivent, sinon dans la peur, du moins dans une anxiété latente, en raison des défaillances de la socialite dans une société qui ne produit pas seulement les richesses, mais aussi beaucoup de risques [9] et de destructions auxquels il est le plus souvent difficile de faire face individuellement. Une grande partie de la production médiatique, en particulier ce qu’Adorno appelle l’industrie culturelle, est une tentative pour suppléer les carences de la socialite et donc de l’individualité. Elle fabrique un double de la société, un autre du quotidien et du monde de la vie qui multiplient les simulations de ce qui se passe ou pourait se passer pour transmuer les problèmes, les déplacer et si possible les neutraliser. L’hyperréalisme médiatique cherche à devenir un nouveau quotidien, un vécu du comme si, qui fait accepter la pauvreté du vécu réel et entend bien faire prendre ce dernier pour une sorte d’hallucination. L’idéal des media serait de devenir plus vrai que le vrai, c’est-à-dire de faire apparaître le réel non médiatique comme faux et dérisoire, comme le double du double. Mais quelle que soit la massivité des flux médiatiques, le renversement n’est jamais totalement réussi, ni capable de totaliser la vie des individus. Les aspirations à une complémentarité de socialite et d’individualité ne peuvent donc disparaître. Elles se manifestent d’autant plus que les vieilles identités collectives sont en crise, ou tout au moins ne peuvent plus avoir la même signification pour les individus. Il y a, bien sûr, la crise des identités collectives liées au mouvement ouvrier et à la centralité du travail ; il y a la crise des identités communautaires dues aux brassages de population et aux migrations ; il y a aussi la crise des identités nationales (malgré les crispations nationalistes) suscitée par le déclin de l’Etat-nation (beaucoup de problèmes se décident en dehors de lui).

Comme le dit Norbert Elias [10], les identités d’aujourd’hui sont largement des identités « sans nous » (wirlos) ou avec des nous plus ou moins imaginaires. On s’accroche à des nous qui fuient sous les doigts, parce qu’ils semblent fournir des points d’ancrage ou des points de repère dans un monde déroutant, mais on fait souvent l’expérience que la tradition à laquelle on veut se rattacher n’offre que peu de secours pour affronter certaines questions du présent. C’est ce qui explique l’importance que prend la communication dans le quoditien, au-delà des rituels d’interaction, c’est-à-dire la communication non redondante qui, au besoin, se fait conflictuelle pour résoudre des problèmes et transformer les situations. La communication ainsi pratiquée veut construire des solidarités quotidiennes pour remplacer les solidarités spontanées et essayer de construire une socialite délibérée, au-delà des manifestations de concurrence et de compétition.Il ne faut naturellement pas se représenter les choses, comme si ces pratiques communicationnelles pouvaient à elles seules dépasser les dispositifs de séparation, mais elles introduisent des éléments nouveaux dans les réseaux d’interaction. Pour reprendre une terminologie d’Habermas, la tâche critique de la sociologie sera certainement de montrer ce qu’il advient des dispositifs de séparation et de la recherche d’une socialite favorable aux individus.

Université de Paris VIII





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Vincent
(1934-2004)




[1On peut se référer à :

— Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.

— Alvin W. Gouldner, The coming crisis of western sociology, London New York, Free Press, 1970.

— Anthony Giddens, A contemporary critique of historical materialism, London, MacMillan 1981 et La constitution de la société, Paris, PUF. 1987.

— Steven Lukes, Essays in social theory. New York, Columbia University Press, 1977.

— Jeffrey C. Alexander, Twenty Lectures. Sociological theory since Worldwar II Irvington, Columbia University Presse, 1987.

[2L’herméneutique colleaive est une méthode mise au point par Ulrich Oevermann. Elle est fondée sur l’interprétation collective minutieuse de textes d’interviews prolongées.

[3Voir Talcott Parsons, Sociological Theory and modern Society, London, New York, Free Press 1962.

[4Jürgen Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns, Frankfurt, Suhrkamp, 1981.

[5Cf. Niklas Luhmann, Soziale Systeme, Frankfurt, Suhrkamp, 1984.

[6On peut consulter Alfred Schutz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Frankfurt, Suhrkamp, 1974 et Das Problem der Relevanz, Frankfurt, Suhrkamp, Frankfurt, 1982.

[7Sur l’œuvre de A. Schutz on peut se référer à l’ouvrage récent de Richard Grathoff, Milieu und Lebenswelt, Frankfurt, Suhrkamp, 1989.

[8Voir Pierre Bouvier, Le travail au quotidien, Paris, PUF, 1989.

[9Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Wege in eine andere Moderne, Frankfurt, Suhrkamp, 1986.

[10Norbert Elias, Die Gesellschaft der Individuen, Frankfurt, Suhrkamp, 1987, voir aussi, du même auteur, Studien urber die Deutschen, Frankfurt, Suhrkamp, 1989.