site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Les équivoques de la nation : France et Allemagne

Science(s) politique(s)

nº 1, 1993


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Max Weber ou la démocratie inachevée (1998) sous le titre "Etat, nation et science de la société".



Max Weber, qui pensait consiemmment des situations en se situant lui-même per rapport à ses objets de recherche, ne paît évidemment être séparé de l’histoire de son temps et, au premier chef, de l’histoire allemande. Mais cette dernière, surtout si l’on y inclut les processus de formation de l’État, ne peut être disjointe de l’histoire de la France et de la constitution de son État. Beaucoup ont pris l’habitude d’opposer de façon abrupte les conceptions française et allemande de la nation et de l’État. Ils oublient que, au-delà des oppositions entre les deux pays, il y a des relations de conditionnement réciproque, qui n’excluent pas des emprunts et des imitations. Les théorisations wébériennes ne peuvent donc être abstraites de ce contexte et, pour mieux les comprendre, il n’est pas inutile de faire un détour, qui n’en est pas vraiment un, par les confrontations franco-allemandes depuis la Révolution française, et par les différences qui se font jour entre les cultures politiques dans les deux pays.

Dès ses débuts, la Révolution française a une attitude ambiguë, voire contradictoire à l’égard de la nation. D’un côté, par la voix de certains de ses représentants, elle veut une nation cosmopolite, ouverte à tous quelles que soient les appartenances ethniques des uns et des autres. Dans cet esprit, la Convention abolit l’esclavage, émancipe les juifs sur le plan juridique et politique et organise la résistance à l’invasion étrangère au nom de principes universels. D’un autre côté, la Révolution hérite d’une souveraineté étatique d’origine absolutiste et d’une culture dominante, la culture française qui s’est depuis longtemps affirmée contre les cultures minoritaires. Aussi bien est-il tentant pour l’universalisme révolutionnaire des législateurs d’alors de se servir du moule étatique et d’attribuer des qualité éminentes à la culture française. Faire disparaître les patois, refouler les autres langues, souder une nation renouvelée par la levée en armes, c’est en quelque sorte concilier, mêler l’universel et le particulier. Le patriotisme révolutionnaire peut ainsi se présenter comme un attachement authentique aux droits de l’homme à travers l’attachement aux institutions d’une nation en mutation.

Pourtant, cette belle synthèse est plus fictive que réelle. La nation républicaine a des ennemis intérieurs et extérieurs qu’elle combat avec brutalité. Elle n’est pas seulement intégration et inclusion, elle est aussi exclusion. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment les victoires à l’extérieur sont suivies de rapines et de pillages et transformées en conquêtes et en annexions. La nation républicaine n’est au fond pas tellement pressée de favoriser l’apparition d’autres nations républicaines. Il est vrai que les autorités révolutionnaires françaises s’attaquent un peu partout aux survivances du féodalisme et des dominations absolutistes. En Rhénanie et dans une partie de l’Allemagne du Nord, les relations seigneuriales à la campagne sont, sinon totalement abolies, du moins fortement entamées. Dans ces régions, l’émancipation politique et juridique des juifs est également mise en pratique avec vigueur. Mais si l’on pousse l’analyse un peu plus loin, on s’aperçoit vite que, dans les territoires conquis, l’exercice de la citoyenneté est un leurre et que les envoyés de Paris et les proconsuls militaires ont la haute main sur les affaires publiques et sur l’administration.

La contagion révolutionnaire sera finalement moins forte qu’on l’espérait dans le camp des dirigeants français. Les jacobins allemands, par exemple ceux de Mayence, se retrouvent très vite isolés, et certains d’entre eux doivent prendre la voie de l’exil. Chez les intellectuels, l’enthousiasme du début fait place à la déception et à l’amertume, et on observe dans ce milieu une condamnation quasi unanime de la Terreur en France et des conquêtes à l’extérieur. Les politiques des thermidoriens et du Directoire, loin de corriger cet état de choses - la méfiance à l’égard de la nation républicaine -, vont encore l’aggraver en accentuant la politique de conquêtes et de pillages de leurs prédécesseurs. Bonaparte, Premier consul, puis empereur, mettra fin définitivement aux illusions qu’on pourrait encore se faire sur l’expansion de la nation française en lui donnant ouvertement les caractéristiques d’un expansionnisme impérial. Napoléon Ier s’affranchit clairement de la rhétorique et de la phraséologie révolutionnaires et met au premier plan ses intérêts dynastiques et les intérêts de la France comme grande puissance. Dans les territoires qu’il contrôle, il ne revient pas, certes, sur toutes les conquêtes de la Révolution, l’émancipation des juifs par exemple ou la libération partielle des paysans, mais, de façon très significative, il réintroduit l’esclavage dans les Antilles et mène une guerre de reconquête coloniale en Haïti.

De cet homme, qui passe des compromis avec la France traditionnelle, il serait naturellement vain d’attendre une politique favorable à l’unité de l’Allemagne. Bien au contraire, il tient à ce que le vieux Saint Empire romain germanique reste divisé, et il fait tout pour éviter qu’un des États germaniques ne devienne hégémonique en Allemagne. Pour beaucoup d’Allemands, la nation française devient ainsi l’ennemi principal et les idées « françaises », celles des Lumières et de la Révolution, deviennent suspectes aux yeux de beaucoup tout simplement à cause de leur origine. La France de Napoléon qui se heurte aux régimes absolutistes d’Europe est perçue malgré tout comme la continuatrice de la Révolution et cela même dans ses comportements de nationalisme de grande puissance. Napoléon ne manque certes pas d’admirateurs en Allemagne, mais à quelques exceptions près (Hegel, Heine), on voit surtout en lui le stratège militaire, l’homme d’énergie et l’homme d’État. Après Iéna et l’effondrement de la Prusse, les réformateurs autour de Schamhost, Gneisenau, Boyen cherchent à apprendre de Napoléon pour mieux le combattre et n’entendent pas aller au-delà de réformes prudentes dans le domaine social.

C’est pourquoi il n’est pas exagéré de dire que le nationalisme allemand va se forger contre la France tout au long du dix-neuvième siècle. Mais il le fait dam un climat de très grande ambiguïté idéologique. D’un côté, il lui faut combattre les conservateurs qui défendent le « statu quo », c’est-à-dire la division de l’Allemagne en petits États. Il faut donc être antimonarchiste et s’opposer à certains archaïsmes de la société allemande. D’un autre côté, il peut se faire facilement réactionnaire et, pour lutter contre les idées françaises, recourir aux pires traditions de l’histoire allemande, notamment l’antisémitisme. En 1819, au cours d’une période d’effervescence, se produisent des pogroms antijuifs, à Francfort et à Hambourg. Ce que l’on reproche aux victimes, c’est à la fois d’être des hommes d’argent - vieux grief traditionnel - et de sympathiser avec la France qui les a émancipés. Les agresseurs rejettent en fait les juifs hors de la nation allemande, malgré la communauté de langue, parce que ces derniers veulent garder une certaine originalité dans le processus même d’assimilation au monde germanique.

On peut d’ailleurs observer que, lors des luttes de 1813-1815 contre la France impériale, le nationalisme allemand se définit de plus en plus par des références mythiques au passé et par les ennemis qu’il excommunie (les Français, les juifs, etc.). Être allemand par conséquence, ce n’est plus seulement se référer à une culture, c’est se référer à une histoire particulière, sinon particulariste qui diabolise massivement les « autres ». Il y a, bien sûr, des courants libéraux ou démocratiques qui rejettent ce nationalisme romantique et s’opposent à ses manifestations les plus réactionnaires (xénophobie, antisémitisme, etc.), mais ils ont du mal à s’affirmer, parce qu’ils n’ont pas d’appuis institutionnels et sont soumis à une répression lourde des États allemands. Certains d’entre eux vont mettre quelques espoirs dans la Prusse, mais ils devront assez vite déchanter devant le tournant réactionnaire pris par cette dernière dans les années vingt. Pour une assez longue période, l’hégémonie politico-culturelle appartient au nationalisme romantique (cf. Th. Nipperdey, Nachdenken über die deulsche Geschiste 1986, p. 111-125) et à sa nostalgie du passé. Le nationalisme allemand sans État national devient largement un nationalisme de la frustration et du ressentiment.

Dans son grand livre Studien über die Deutschen (1989, p. 15), Norbert Elias fait remarquer qu’il faut cependant se garder de simplifier outre mesure : l’histoire allemande n’est pas faite que de continuités, elle a connu des discontinuités importantes et il faut se garder de faire du nazisme son point d’aboutissement inéluctable. Au cours des années trente et quarante du dix-neuvième siècle, il ne faut pas l’oublier, se fait effectivement jour en Allemagne un intense renouvellement de la politique et de la culture. Des courants démocratiques radicaux, des courants socialistes et communistes apparaissent malgré la répression, le libéralisme profite pour sa part de la montée en puissance de la bourgeoisie après la mise en vigueur du Zollverein (union douanière). L’hégémonie du nationalisme romantique est contestée avec vigueur, et beaucoup cherchent la voie d’un renouvellement national dans l’affrontement avec les intérêts des dynasties (Prusse, Autriche, Saxe, etc.) plutôt que dans un affrontement avec l’ennemi extérieur (il y a une crise en 1840 avec la France qui craint une nouvelle Sainte-Alliance). L’unité de la nation doit se faire par en bas et dans le cadre d’un véritable renouveau institutionnel.

La défaite de la révolution de 1848 en Allemagne et en Autriche, puis l’installation du second Empire en France redistribuent de nouveau les cartes. Le nationalisme romantique et réactionnaire trouve un appui dans l’État prussien qui agit, sous la houlette de Bismarck, pour une solution « petite-allemande » (Kleindeutsch), c’est-à-dire une Allemagne sans l’Autriche. L’unité de l’Allemagne, ainsi conçue, va se faire par le sang et par le fer, c’est-à-dire par l’écrasement militaire de l’Autriche (1866) et de la France (1870-1871). Le nouvel État, l’Empire allemand, est pour l’essentiel une Prusse agrandie dominée par une alliance de grands propriétaires fonciers, de cliques militaristes et bureaucratiques et de bourgeois ralliés (les nationaux libéraux). Cet Etat, très moderne du point de vue technique, n’est pourtant que très partiellement démocratisé : le Reichstag élu au suffrage universel ne contrôle pas vraiment l’exécutif et dissimule mal l’hégémonie pesante d’une partie de l’Allemagne, l’Allemagne du Nord protestante et autoritaire, sur les autres parties du pays. Or, cette hégémonie n’est pas facilement acceptée par l’Allemagne du Sud catholique ou par l’Allemagne du Sud-Ouest de traditions démocratiques. Elle est par ailleurs contestée sur le plan social par un mouvement ouvrier en rapide extension et qui se dote d’un outil puissant, la social-démocratie. Pour combattre ces tendances centrifuges, sans avoir à faire des concessions majeures, le pouvoir d’État va jouer à fond sur un nationalisme antidémocratique et rétrograde, en dénonçant à la fois des périls extérieurs et intérieurs (voir Emest Engelberg, Bismarck, 1989-1990).

C’est ainsi qu’un des idéologues les plus en vue du bismarckisme, l’historien Heinrich von Treitschke, ne se lassera pas de dénoncer, dans les années soixante-dix, la France vaincue comme une puissance revancharde, hostile aux conceptions allemandes de la liberté, de la religion et de l’individu (cf. Domenico Losurdo, Hegel und das deutsche Erbe, 1989, p. 413-433). Il va de soi qu’il s’attaque également à l’ultra-montanisme des catholiques au nom de la germanité et qu’il pourfend le socialisme sans patrie. Sa bataille la plus significative, toutefois, va prendre pour cible le judaïsme allemand qui, selon lui, est trop éloigné des valeurs de la nation allemande (cf. Walter Boelich, Der Berliner Antisenütismusstreit, 1965). Dans un article de novembre 1879, il s’en prend à l’historien juif Heinrich Graetz qui a le tort à ses yeux de rappeler les souffrances des juifs dans l’histoire allemande et de plaider pour la reconnaissance d’une spécificité juive (sur le judaïsme allemand, voir Arnold Zweig, Bilanz der deutschen Judenheit, 1990). 11 est vrai que Treitschke se défend d’être antisémite puisqu’il n’entend pas revenir sur l’émancipation politique et juridique accordée aux juifs de Prusse en 1869. On ne peut pourtant pas ignorer qu’il y a chez lui une stratégie politique délibérée de destruction de la judéité culturelle qui fournit des arguments ou légitime l’agitation antisémite plus brutale du démagogue Stocker et de son parti chrétien social. Treitschke est déjà allé bien trop loin en affirmant que « les juifs sont notre malheur » (cf. Boelich, p. 11).

C’est d’un autre historien, Theodor Mommsen, que va venir la réponse la plus cinglante. D’emblée, Mommsen affirme que le véritable ennemi héréditaire de la nation allemande, c’est le particularisme, c’est-à-dire la recherche d’une particularité allemande qui écarte, exclut et divise. Il montre qu’il y a, en germe, dans la position de Treitschke, la guerre civile. Sans doute, fait-il remarquer, la guerre civile de Treitschke est-elle encore largement une guerre froide qui vise surtout à intimider et faire pression non seulement sur les juifs, mais aussi sur tous ceux qui seraient tentés de faire valoir ou reconnaître leurs particularités, c’est-à-dire leur histoire propre. Toutefois, rien ne garantit que l’affrontement qui reste encore limité ne prendra pas des formes beaucoup plus violentes, dommageables pour la nation allemande. Au particularisme, il faut donc opposer un universalisme de la tolérance et admettre que la spécificité des juifs est liée à leur histoire et au destin qui a été le leur (cf. Bœlich, p. 221 et suivantes) dans la société allemande depuis le Moyen Âge. Même si le comportement de certains juifs peut être répréhensible (Mommsen incrimine notamment les attaques de certains rabbins contre les conversions au christianisme) il ne doit pas y avoir de discriminations contre les juifs en général.

À l’université de Berlin, au début des années quatre-vingt, la position de Mommsen n’est pas du tout isolée et semble même très majoritaire. Quelques décennies après, il n’en sera plus de mène et dans toute l’Allemagne le nationalisme et l’antisémitisme vont continuer à se développa’. À cela, cm peut trouver plusieurs raisons d’ordre interne et d’ordre externe. On peut d’abord releva que les forces conservatrices, Bismarck en tête, se servent souvent de l’arme de l’antisémitisme contre les libéraux (plusieurs de leurs leaders sont d’origine juive) et contre les sociaux-démocrates. On impute plus ou moins ouvertement aux hommes politiques juifs une grande insensibilité aux vertus et aux valeurs de la germanité et on leur attribue une conception abstraite - à la limite française - de l’État et de la société. Il faut ajouter que tout cela se passe dans un climat de chauvinisme exacerbé par les conquêtes coloniales et par une politique d’expansion impérialiste. La politique se fait de plus en plus Machtpolitik, c’est-à-dire politique de puissance, d’affirmation brutale du pouvoir contre ceux qui ne sont pas conformes, et Weltpolitik, c’est-à-dire affirmation du rôle privilégié de l’Allemagne à l’échelle internationale dans le cadre d’une course aux armements. Un observateur aussi lucide que Max Weber se rend compte dès les premières années du vingtième siècle que tout cela conduit à la catastrophe, mais sa voix n’est guère entendue.

À la même époque, la France est, elle aussi, travaillée par les démons de l’antisémitisme et du nationalisme, mais naturellement à partir de thématiques concrètes sensiblement différentes en raison du traumatisme de la défaite de 1870-1871. Il faut noter en premier lieu un antisémitisme catholique qui voit dans les juifs les défenseurs de la modernité et de valeurs républicaines contre la France chrétienne et ses traditions. Cet antisémitisme est fondamentalement de tendance contre-révolutionnaire et vise, à travers les juifs, la France de 1789-1793 et ses continuateurs. On peut mentionner aussi un antisémitisme nationaliste qui voit dans les juifs, en raison de leur cosmopolitisme, des pacifistes potentiels et qui les soupçonne d’être trop ouverts à la culture allemande. Ces deux courants peuvent évidemment se combiner et se retrouver pour attribuer à la IIIe République, considérée comme corrompue et « enjuivée », une incapacité fondamentale à conduire la revanche contre l’Allemagne (pour la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine notamment). Lors de l’affaire Dreyfus, l’alliance de la droite contre-révolutionnaire, d’une partie de l’Église et des militaristes échouera de peu et la République devra sa survie à une alliance rien moins que facile entre centre républicain et gauche socialiste. Pour autant, il n’y aura pas de clarification, après la victoire des dreyfusards, sur le problème de la nation, c’est-à-dire sur le problème décisif des rapports entre la France et l’Allemagne en tant que nations conditionnées par leur antagonisme même. Les efforts d’un Jaurès en faveur de la paix et d’une réconciliation franco-allemande n’entameront pas vraiment le nationalisme républicain d’une grande partie de la gauche, notamment de la gauche intellectuelle qui continuera à voir dans l’Allemagne l’antithèse de ce qu’elle entend représenter.

Cette pensée dichotomique atteindra évidemment son apogée avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale. L’antigermanisme français le plus primaire peut alors se déchaîner à loisir et transformer l’Allemagne en puissance du mal qui est justifiable des traitements les plus rigoureux en tant que pays ennemi du progrès, de la démocratie et des libertés. L’Allemagne est effectivement saisie comme un seul bloc réactionnaire qui cherche à humilier la patrie des droits de l’homme et à instaurer une hégémonie réactionnaire sur toute l’Europe civilisée. Le conflit exclut par conséquent les arrangements et les compromis et ne peut que se terminer par la victoire ou la défaite. En Allemagne, bien entendu, le déchaînement antifrançais est lui aussi sans nuances. Les Français sont dépeints par la propagande allemande comme un peuple frivole, en pleine décomposition et qui ose passer une alliance contre nature avec les hordes barbares de Russie. En d’autres termes, des deux côtés, on tend à absolutiser des oppositions, à les transformer en antagonismes entre des principes métaphysiques et donc à méconnaître les similitudes existant entre les deux sociétés en tant que sociétés capitalistes connais-
est perçue de cette façon comme une communauté transcendant toutes les divisions sociales, culturelles et politiques, ce qui en fait en réalité une communauté fictive vers laquelle on peut projeter tous les désirs de reconnaissance et de participation sociales insatisfaits dans les relations quotidiennes.

Il n’est donc pas surprenant que la victoire en 1918 de la coalition menée par la France et la Grande-Bretagne n’ait au fond rien réglé. La France, lors des pourparlers de paix, se comporte de façon brutale, sans aucune compréhension pour les problèmes du pays vaincu, secoué par des troubles révolutionnaires et de graves difficultés économiques. Elle pratique par là une politique à courte vue qui permet à l’extrême droite nationaliste allemande de relever la tête et de dénoncer à bon compte des tentatives de destruction de la nation allemande. Par son attitude, elle affaiblit par conséquent ceux qui ont la charge de la jeune République de Weimar et qui doivent assumer les conditions draconiennes du traité de Versailles. Pour une partie de l’opinion allemande, celle qui réunit la droite conservatrice et l’extrême droite, les dirigeants de la République sont des traîtres à la patrie qu’on peut vilipender sans retenue et que l’on voue à la vindicte publique (faut-il le rappeler, des ministres comme M. Erzberger et W. Rathenau vont être assassinés et calomniés comme politiciens du renoncement !). Dans un tel climat, il est, bien sûr, très difficile à une conception républicaine de la nation de s’imposer en profondeur. On peut le constater, malgré une période de prospérité et de stabilisation relative entre 1924 et 1929, la république est en réalité un régime très fragile qui va être emporté, en raison de son incapacité à trouver des ripostes adéquates à la montée de l’hitlérisme après l’éclatement de la crise économique de 1929. C’est ainsi que, de 1933 à 1945, pourra triompher une conception exclusive et meurtrière de la nation, d’une nation fondée sur l’hypostase du Volk, du peuple comme ethnie sacralisée, c’est-à-dire une race.

Aujourd’hui la France et l’Allemagne sont réconciliées et sont devenues des piliers de la construction européenne, mais elles n’ont pas encore fait véritablement leurs comptes avec la nation, c’est-à-dire avec deux problèmes essentiels : le rôle de l’État-nation dans un contexte d’internationalisation des relations économiques et la portée de l’identité nationale pour les individus et les groupes sociaux dans le monde actuel. Quant au premier problème, le moins qu’on puisse dire est qu’aussi bien en France qu’en Allemagne, on se préoccupe encore très peu de redéfinir les modalités d’intervention de l’État-nation et de déterminer quelle peut être sa véritable efficacité. On se demande encore moins ce que pourrait être l’action concertée, complémentaire et solidaire des groupes d’États nationaux. Il est en outre assez apparent qu’on s’interroge encore très peu sur les relations entre États nationaux et organismes supranationaux de façon à en faire de véritables relations de coopération, garanties par des débats et des confrontations démocratiques. Pour ce qui concerne le second problème, il est très inquiétant de constater que l’identité nationale continue à être considérée comme une évidence, comme si elle ne devait pas être évolutive et surtout comme si elle devait, en toutes circonstances et en tous lieux, être l’identité première et produire l’exclusion. Il faut, sans doute, prendre avec beaucoup de précautions les discours qui sont produits en ce moment sur la société multiculturelle. Dans tout pays constitué en nation depuis longtemps, il y a forcément une culture dominante, qui a son héritage et son langage, ce qu’on ne peut négliger. Mais cela ne doit pas empêcher que l’identité nationale et culturelle s’ouvre au dialogue et se manifeste comme réappropriation et invention permanentes. Il ne peut y avoir d’identité nationale figée.

C’est sur cette toile de fond qu’il faut replacer l’œuvre de Weber qui va essayer de se mesurer consciemment avec la tradition et la modernité à partir des problèmes posés par une construction étatique fragile et récente.

Weber n’a pas affaire à une culture politico-étatique allemande stabilisée. Il doit au contraire faire ses comptes avec des conceptions autoritaires et élitistes qui se veulent ancrées dans un passé très ancien, mais cherchent souvent à masquer les difficultés du présent en recourant au mythe.

Il est, en fait, confronté à une vie politique atrophiée, marquée par la rigidité des pouvoirs en place et par l’impuissance plus ou moins prononcée de ceux qui doivent les subir. En conséquence, il ne peut pas participer à des affrontements aux contours relativement bien dessinés comme en France (bataille entre une culture politique cléricale et réactionnaire et une culture républicaine aux ambitions réformatrices, notamment au moment de l’affaire Dreyfus). Comme le montre très bien Hans Ulrich Wehler, avec Das deutsche Kaiserreich 1871-1878 (1988), l’intégration au système social et culturel se fait comme « intégration négative » en poussant à la marge des couches très importantes de la société, en jouant aussi sur les craintes et le conservatisme des couches qui se sentent menacées par les transformations économiques en cours. La conflictualité est refoulée et dénoncée à l’avance comme menace pour le Reich afin de laisser le champ libre à une polycratie - armée, administration, justice - autoritaire.

À partir de 1890, après l’échec du bonapartisme de Bismarck, les couches dominantes n’arrivent plus en effet à adopter des orientations cohérentes, elles se laissent aller à l’improvisation et souvent à la provocation (en politique extérieure, par exemple). Elles ne maîtrisent ni les effets de la modernisation capitaliste, ni les conséquences d’archaïsmes persistants dans l’économie et la société. La façade de l’ordre absolutiste, à la veille de la Première Guerre mondiale, ne recouvre que très mal les difficultés d’une société partagée entre des poussées contradictoires.

Dans ce cadre, le champ de la réflexion sociale est dominé, jusqu’à l’aube du vingtième siècle, par les différents courants de l’historicisme (que l’on retrouve aussi bien en histoire qu’en économie et en droit). La plupart d’entre eux pensent alors la société allemande sous le signe de la continuité historiques. À leurs yeux, le principal problème du Reich est, au fond, de faire rentrer les flots tumultueux de l’industrialisation dans le lit d’institutions - notamment l’État (d’origine prussienne) - qui ont subi l’épreuve du temps et reflètent la force du Volksgeist et de la culture germanique ; les disciplines traitant de la société doivent, en conséquence, être des disciplines de la préservation de la tradition et du compromis avec le nouveau, c’est-à-dire des disciplines de la conciliation maîtrisée et autoritaire. Cette orientation, oui se veut sûre d’elle-même, est toutefois fortement remise en question par les contestations des socialistes, marxistes ou non, et le champ de la réflexion sociale est traversé, sous la surface, par de fortes tensions épistémologiques. Max Weber est évidemment obligé de se situer et de chercher une place dans ce champ déstabilisé. Il le fait très tôt sur des positions anti-historicistes (cf. Pietro Rossi, Max Weber oltre lo storicismo, 1988) tout à fait originales, car elles ne succombent ni à la tentation positiviste, ni à la tentation scientiste. Il est particulièrement sensible aux éléments de discontinuité historique et sociale que l’on peut observer dans l’Allemagne impériale. Il se rend compte très vite que l’État allemand ne peut être analysé en termes de simples prolongements du passé et qu’il correspond à une organisation contrastée et déséquilibrée des pouvoirs dans la société (quasi- monopole de la bureaucratie prussienne et des Junkers, pouvoir économique de la bourgeoisie). Il se persuade aussi très tôt que des formes et couches sociales hétérogènes s’entrecroisent et coexistent difficilement et qu’il faut arriver à penser leurs oppositions. C’est pourquoi il va s’efforcer de mettre au point, contre les certitudes et les dogmes, une épistémologie apte à cerner les crises et les changements sans pour autant tomber dans le travers de la téléologie.

La sociologie wéberienne sera donc fondée sur une épistémologie de la rigueur modeste et de la désacralisation de la théorie pour mettre fin aux généralisations trop répandues dans la pensée de la société. Weber entend combattre les conceptions emphatique de l’histoire et de la société propres aux Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit) en éclairant partiellement des dynamiques historiques et sociales elles-mêmes partielles et circonscrites.

Il lui importe au fond de conquérir ou de reconquérir les moyens intellectuels nécessaires pour saisir l’historicité en cours de la société allemande et intervenir sur elle. Sa condamnation insistante des jugements de valeurs, son attachement à l’explication causale doivent être vus aussi dans ce contexte. Pour lui, les références à des explications suprasociales ou à des a priori théoriques constituent autant de barrières épistémologiques et autant d’invitations à céder du terrain à des thématiques irrationnelles. L’appareil catégorial de la sociologie wébérienne (les catégories de la sociologie compréhensive) est donc parfaitement antinomique des catégories de la philosophie de l’histoire, tels esprit du peuple, peuple, etc. Il ne prétend pas refléter immédiatement le concret (ou rendre ce qui arrive effectivement), mais cherche au contraire à le reconstruire intellectuellement de façon provisoire et modifiable.

Il y a pourtant une ambivalence wébérienne dès que l’on aborde les problèmes de la nation allemande et de son ancrage historique. Weber n’essaye pas vraiment de la reconstruire historiquement et sociologiquement, en fait il croit pouvoir se contenter de la considérer comme un être-là et une valeur ultime ; la dialectique complexe de l’État-nation qui s’est formée entre l’Allemagne et la France est, ainsi, mise hors jeu et hors examen, ce qui a certainement nui à la réflexion wébérienne sur l’État et la politique. Il est vrai qu’on trouve aussi ce point aveugle chez Émile Durkheim malgré son intérêt pour la pensée allemande. H faudra attendre plusieurs décennies (en fait jusque dans les années cinquante) pour que le dialogue se noue enfin et que toute une série de barrières intellectuelles tombent, gage de la chute d’autres barrières.

Il est vrai qu’on peut se demander s’il sera facile d’emprunter cette voie dans des sociétés qui sont aujourd’hui en crise. Beaucoup de groupes et d’individus perdent leurs repères et leurs références dans le monde actuel. Atteints ou menacés par le chômage, ils sont dans une situation de relégation ou de non- reconnaissance où leur identité sociale comme leur identité personnelle vacillent. Pour eux le monde social vécu n’a plus d’assises solides et ils essayent de se raccrocher à une identité nationale, parée de vertus qu’elle ne peut avoir, entre autres, celle de redonner de la sécurité. Comme ils ont le sentiment d’être agressés, la réassertion rigide de l’identité nationale s’accompagne chez eux d’affects agressifs contre tout ce qui paraît remettre en question cette identification désespérée. Les étrangers, les immigrés et les juifs, tels qu’ils sont présentés dans la tradition nationaliste et réactionnaire, deviennent facilement des boucs émissaires parce qu’ils sont différents et minoritaires.


Source : exemplaire personnel de Max Weber ou la démocratie inachevée.





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)