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Dialogue et solitude : sur le dialogue Jaspers-Heidegger

Futur antérieur

n° 6, p. 100-111, juin 1991




La correspondance entre Karl Jaspers et Martin Heidegger commence en 1921 sous les meilleurs auspices [1]. Les deux hommes sont en opposition, sinon en révolte ouverte contre l’establishment universitaire allemand et plus particulièrement contre les mandarins qui dominent l’enseignement de la philosophie.

Karl Jaspers qui vient de la médecine et de la psychiatrie ne veut pas entendre parler d’une philosophie académique qui se désintéresserait de l’existence et de la quotidienneté. Il n’identifie pas la philosophie aux sciences humaines et sociales, pas plus qu’il ne la réduit à une réflexion phénoménologique rigoureuse sur la science. Elle est pour lui éveil au monde, éclaircissement de l’existence par des questionnements qui ne peuvent prétendre aboutir à des résultats définitifs. Elle est ouverte à tous, et non pas l’affaire de spécialistes, même si elle est ascèse, effort sur soi- même. Elle se montre de façon originaire aussi bien chez les adultes sains d’esprit que chez les enfants et les malades mentaux comme dévoilement de ce qui est occulté par l’indifférence quotidienne. Elle est recherche du vrai et du faux, au-delà de la connaissance, comme tentative de saisir la vérité dans la vie et dans les êtres par la participation au monde. Elle est en conséquence compréhension et communication, compréhension de l’agir historique des hommes et communication sur ce qui les réunit et les fait naître aux autres. K. Jaspers, qui veut philosopher autrement, entend se situer clairement dans la postérité de Dilthey et de Max Weber, penseurs qui s’écartent à bien des égards de la tradition philosophique dominante.

Martin Heidegger, au début des années vingt, est en rupture avec les écoles philosophiques qui s’imposent dans les universités du sud de l’Allemagne. Venu du catholicisme, il rejette les philosophies néo-scolastiques d’origine théologique aussi bien que les philosophies néo-kantiennes centrées sur les problématiques du sujet transcendantal et de la connaissance, car il les perçoit comme les manifestations d’un véritable affaiblissement de la culture philosophique. Il se rattache au courant phénoménologique, mais il est déjà en train de le radicaliser, de le subvenir et de porter en même temps les premiers coups contre les problématiques de la conscience. De façon significative, ce qu’il propose à Jaspers comme objectif de leur correspondance, c’est la constitution d’une communauté de combat pour rénover la philosophie allemande. Pour autant Heidegger ne se dissimule pas les différences qui existent entre eux et s’efforce de radicaliser les positions de Jaspers. Cela apparaît très nettement dans la critique qu’il écrit du livre de Jaspers “Psychologie der Weltanschauugen” [2] (et qu’il ne fera publier que quelque temps avant la mort de ce dernier). Tout en montrant l’intérêt de l’entreprise de Jaspers (dépsychologiser la réflexion philosophique), il n’en dissimule pas ce qui constitue, à ses yeux, les limites. La notion de “vie”, qui est essentielle dans l’ouvrage de Jaspers, est considérée comme une donnée primaire et non comme une pré-saisie (Vorgriff) qui doit elle-même être interrogée sur ses présuppositions. Heidegger qui, à l’époque, s’est engagé sur la voie d’une herméneutique de la facticité, oppose au quiétisme de Jaspers une perspective de destruction de l’ontologie, en d’autres termes une remise en question radicale de la pensée occidentale et de la tradition philosophique. L’amitié et le dialogue philosophiques qu’Heidegger veut voir prendre forme sont par conséquent placés sous le signe de très hautes exigences. Avant même la rédaction et la parution de “Sein und Zeit”, Heidegger demande à Jaspers de s’approprier les thématiques d’une ontologie et d’une anthropologie négatives (critiques du subjectivisme et de l’objectivisme de l’ontologie présente dans la tradition philosophique).

La force iconoclaste de la réflexion heideggérienne fascine indéniablement Jaspers, mais l’effraye aussi et en tout cas le dérange dans ses propres convictions intellectuelles. C’est pourquoi il remet sans cesse l’examen approfondi des écrits de son ami, essaye souvent de se convaincre que les rencontres, les tête à tête, les conversations peuvent compenser les faiblesses et les faux-fuyants du dialogue épistolaire. Mais précisément les lettres qui suivent des rencontres, qui semblent avoir été chaleureuses et exaltantes, ne signalent aucun progrès véritable dans les discussions de fond. Le dialogue se poursuit aussi dans l’équivoque et dans le malentendu, les affrontements qui sont inévitables dans tout dialogue philosophique étant renvoyés à plus tard. De façon significative l’objet explicite du dialogue — en fonction du statut de la philosophie — est remplacé par glissements successifs par le problème de la place dans les institutions universitaires des courants philosophiques les plus proches de Jaspers et de Heidegger. La correspondance n’est pas avare en échanges sur les nominations de professeurs, sur les mérites respectifs des candidatures, en fait surtout sur leur médiocrité. Les deux amis ont la dent dure et se rejoignent pour demander sans grande chance d’être entendus que ceux qui enseignent la philosophie se distinguent par l’originalité de la réflexion, la profondeur de la culture, et le refus de considérations de carrière étroites. Il est vrai qu’à certains moments l’ambition philosophique resurgit. Par exemple lorsque Heidegger en 1929 rend compte de son débat avec Ernst Cassirer sur Kant, mais ces moments sont sans lendemain. Les deux amis s’envoient leurs publications respectives, se promettent réciproquement des recensions, sans que l’échéance arrive jamais.

Le dialogue, au fil des ans, ne se fait pas travail d’une philosophie sur l’autre, travail de l’anti-élitisme jaspérien sur l’isolationnisme heideggérien, travail de l’intransigeance antiépistémologique heideggérienne sur la relative ingénuité jaspérienne en ce domaine. On peut évidemment se dire que l’échec de cette compénétration résulte du caractère des deux hommes. Mais dans ce domaine aussi la psychologie est mauvaise conseillère, car il ne s’agit pas seulement d’une question de bonne ou de mauvaise volonté ; l’indifférence de Heidegger à toute idée de pratique élargie de la philosophie renvoie à un conservatisme politique réel, le désintérêt de Jaspers pour la critique du subjectivisme et de l’objectivisme tient au fait qu’il ne voit pas l’incidence que subjectivation et objectivation peuvent avoir sur les relations intersubjectives et les relations sociales. La politique et le social sont en conséquence le non-dit, voire l’impensé de ce dialogue. Entre 1920 et 1933, la politique et la crise de la société allemande (révolution de 1918 à 1923, crise économique à partir de 1929) en sont totalement absentes, comme si la philosophie devait se défendre de toute contamination par les débats de la société, comme si elle se situait à très grande distance de ce qui fait la vie des Etats. Bien sûr, les deux philosophes ont des positions politiques — conservatisme modéré pour Jaspers, révolution conservatrice pour Heidegger), mais pour eux elles sont simplement du domaine de la “doxa”, alors qu’elles correspondent en réalité à un rapport non réfléchi aux problèmes du pouvoir et à des théorisations non explicites sur ses assises et ses effets. La politique les inquiète comme arrière-plan éventuellement catastrophique, elle ne les sollicite pas vraiment.

Aussi bien n’est-il pas étonnant que l’arrivée de Hitler au pouvoir les déstabilise complètement et fasse entrer la politique dans leur philosophie avec une très grande violence. Jaspers qui, dans un livre de 1932 consacré à la situation spirituelle de l’époque (“Die geistige Situation der Zeit” Berlin 1932) s’intéressait surtout aux retombées négatives de la technique sur la sphère vitale des individus (Daseinsordnung), est confronté brutalement à l’antisémitisme des nazis, parce que sa femme est juive. Il lui faut peu à peu, et douloureusement, prendre conscience que l’orientation anti-juive des nazis n’est pas un aspect secondaire de leur politique, mais bien une pratique de la délimitation et de l’exclusion qui leur permet d’installer leur pouvoir et de supprimer la démocratie parlementaire. Jaspers est d’abord chassé de l’Université (mis à la retraite d’office) et interdit de publication. A partir de 1938, sa femme et lui vivent dans un état d’isolement à peu près complet, et cela jusqu’en 1945, dans des conditions matérielles très difficiles. Cette période de silence forcé n’est pas pour autant une période philosophiquement improductive. La pensée de Jaspers est profondément marquée par l’idée que la philosophie peut mourir au monde et être enlevée aux hommes par des doctrines et des politiques totalitaires. Il voit toujours la philosophie comme universellement répandue, mais il la vit aussi comme fragile et perpétuellement menacée par les politiques qui nient l’échange et la communication et jouent sur la terreur et la violence. Pour résister à ces dangers, il faut notamment que les philosophes renoncent eux-mêmes à réclamer le monopole de la vérité pour leurs productions propres, qu’ils s’ouvrent à la pensée des autres. La philosophie doit se faire pluralisme et lutter contre tous les monolithismes, parce que la vérité est rectification permanente de ce qui se révèle faux, mystificateur dans les relations entre les êtres humains.

Pour Heidegger, la politique se présente en 1933 sous des auspices tout à fait autres. Il ne prend pas l’idéologie nazie au pied de la lettre — les élucubrations d’un Alfred Rosenberg ne peuvent que lui déplaire —, mais il croit découvrir dans le mouvement nazi une réaction profonde contre une société sclérosée, asservie à la tyrannie de l’on (das man) et qui cherche des certitudes et une fausse éternité dans la science et dans des conceptions du monde fermées sur elles-mêmes. Selon Heidegger le nazisme en tant que mouvement présente l’énorme avantage de ne pas s’en remettre à l’opinion publique (Öffentlichkeit) qui obscurcit tout (verdunkelt), mais de faire appel à des forces de révolte et de renouvellement. Pour lui, le nazisme remet en question le mariage conformiste de la démocratie et de la technique qui empêche de se poser des questions sur l’être-dans-le-monde et sur le rapport aux étants. Paradoxalement, lui qui veut faire la critique de l’esprit a-critique (la Kritiklosigkeit) crédite ainsi d’un non-conformisme instinctif un mouvement qui fonctionne essentiellement à la mythologie et à la conception du monde. Ce malentendu tient évidemment au fait qu’Heidegger récuse toute politique de l’espace public et conçoit la politique sur le modèle de l’ « Entschlossenheif » (l’esprit de décision) individuelle qui, dans l’acceptation de la finitude du “Dasein” rompt le cercle enchanté de la subjectivisation et de l’objectification. En un certain sens, la politique qu’il faut soutenir est geste de rupture, destruction du trop-plein institutionnel, tentative pour faire servir les appareils et la technique à d’autres tâches que la routine gestionnaire. Sans doute Heidegger ne se fait-il guère d’illusions sur la brutalité et l’inculture nazies, mais il pense qu’on peut insuffler un supplément d’âme au mouvement par le renouvellement, l’auto-affirmation de l’Université. Comme l’a très bien montré Jacques Derrida [3], dans cette conjoncture, la notion d’esprit qui n’est utilisée qu’avec des guillemets avant 1933 (en raison de ses connotations spiritualistes) devient après 1933 une notion de plein droit, alliée à l’idée de leadership spirituel (geistige Fübrung). Heidegger est manifestement persuadé que les thématiques héroïques et guerrières du nazisme pourraient être transmuées en ouvertures au-delà de la science et de la technique et de l’indifférence bavarde au monde et à l’être des étants. On sait ce qu’il advient de l’entreprise heideggérienne du rectorat. Le philosophe a beau faire preuve de beaucoup de zèle, il ne fait pas le poids devant les clans de la bureaucratie national-socialiste. Des échecs successifs le poussent à démissionner du rectorat de Fribourg, même s’il s’accroche encore longtemps à l’idée qu’il pourrait sortir quelque chose de positif du nazisme. Sa position est en conséquence attentiste, il croit toujours que le peuple allemand et la langue allemande ont un accès privilégié aux problématiques de l’être-dans-le-monde et du rapport du “Dasein” à l’être. Toutefois, une autre orientation théorique apparaît et se développe avec beaucoup de force, l’alliance de la philosophie et de la poésie qui relègue au second plan, puis fait disparaître l’alliance de la philosophie avec la politique décisionniste et pseudo-héroïque. La philosophie n’est plus au premier chef critique des théories de la connaissance, elle se fait méditation, préparation à l’éclaircie de l’être dans un cadre planétaire de domination de la technique, donc d’oubli de l’être comme destin historial. Ce tournant, dont on ne peut nier la réalité, s’il est une manière de dépasser les thèmes de la révolution conservatrice et les thèmes nazis, n’a pas cependant une très grande portée autocritique. Le nazisme devient dans ce cadre un avatar du nihilisme contemporain au même titre que le bolchevisme et l’américanisme, manière radicale d’aplatir des pratiques hétérogènes sur le plan social comme sur le plan politique. Cela occulte en particulier les différences qui peuvent exister entre les politiques qui favorisent le renforcement des dispositifs d’oppression spécifiques d’une société et celles qui au contraire cherchent la libération des échanges politiques pour aller vers une meilleure répartition des pouvoirs entre les groupes sociaux. Sur cette veine, Heidegger ne peut effectivement saisir le nazisme comme le point culminant des mouvements nationalistes, impérialistes, racistes et antisémites qui ont marqué le monde occidental à partir du dix-neuvième siècle. Contrairement à ce que certains ont affirmé légèrement, Heidegger n’était pas antisémite [4], mais il n’a jamais pu se rendre compte (avant l’holocauste) que l’antisémitisme n’était pas un aspect secondaire du nazisme.

On ne peut donc s’étonner que la correspondance s’interrompe en 1933. La dernière entrevue entre les deux hommes a lieu en mai 1933 et selon le témoignage de Jaspers se termine assez mal, parce que Gertrud Jaspers ne manque pas de mettre en question les choix politiques de Martin Heidegger [5]. Il n’y a pas à proprement parler de rupture, mais un éloignement de fait, un fossé qui se creuse de plus en plus. Lors des procédures engagées en 1946 par l’Université de Fribourg et les autorités françaises d’occupation, contre Heidegger, Jaspers écrit un mémoire qui n’est guère favorable à son vieil ami. Pourtant il ne désespère pas de pouvoir peser un jour sur les orientations de celui qu’il continue à considérer comme un esprit remarquable. La correspondance reprend, hésitante, en 1949, chacun sachant que la distance qui les sépare n’est pas facile à franchir. Le partenaire n’est plus ce qu’il était avant 33, il est autre, il s’est déplacé vers de nouvelles directions. Le grand public réunit souvent les deux penseurs et en fait les deux grands hérauts de la philosophie de l’existence, mais ils savent bien tous les deux qu’il s’agit d’un malentendu. Ils envisagent au contraire de débattre publiquement de leurs différences. Jaspers a très clairement le projet d’arriver à des interrogations significatives, voire exemplaires sur les défaillances de la philosophie allemande (la science comprise) face au nazisme. Cela devrait constituer ensuite le point de départ d’une confrontation à un niveau supérieur, celui où les philosophes vont à l’essentiel de leurs différences et ne se préoccupent plus que de la vérité de la philosophie. Le projet de Heidegger est tout autre, il est en fait de faire apparaître que sa façon de philosopher est irréductible à l’existentialisme et qu’elle est un questionnement radical de toute la tradition philosophique. Ce qu’il reproche à sa propre philosophie, ce n’est pas de l’avoir trompé sur les capacités réelles du nazisme, c’est de ne pas avoir pensé la politique comme illusion, qu’elle fasse appel à la décision individuelle ou se joue dans la mobilité factice de l’opinion publique.

Lorsque la correspondance reprend, Karl Jaspers est en train de se déplacer très rapidement vers la politique et dans la politique, poussé par ses interrogations sur le judaïsme et la germanité. L’identité allemande est devenue pour lui tout à fait problématique parce qu’elle s’est construite essentiellement par le fer et par le sang (Bismarck) dans un esprit d’intolérance nationaliste, de refus des autres cultures. C’est pourquoi l’épisode nazi doit être selon lui l’occasion d’un réexamen des fondement de cette identité. A l’inverse, l’identité juive est un bien précieux qu’il faut préserver à tout prix, parce qu’elle s’est forgée peu à peu dans la lutte contre l’oppression et pour la fidélité à soi-même. Jaspers juge par suite très sévèrement le refus des élites de la République fédérale de régler les comptes avec le passé nazi. D’ailleurs il dit et redit sans cesse sa déception devant ce refus du travail du deuil et ce refoulement du passé interdisant un rapport critique à la tradition. Il lui est certes difficile de traiter directement ces problèmes avec Heidegger à la fois parce qu’il veut ménager son amour-propre et parce qu’une certaine méfiance a commencé à s’insinuer entre eux. Mais ce qu’il ne peut faire dans l’immédiat avec son vieil adversaire-partenaire, il le fait dans la ferveur avec Hannah Arendt qui a les qualités remarquables d’avoir été très liée à M. Heidegger, d’avoir étudié avec Jaspers et d’être juive. Dans leur correspondance pleine d’alacrité et de combativité, Hannah Arendt et Karl Jaspers (avec la participation de Gertrud Jaspers et de Heinrich Blücher, mari d’Hannah Arendt) passent au crible avec acuité leurs conceptions réciproques et se font évoluer l’un l’autre. Jaspers d’abord partisan inconditionnel de l’Etat d’Israël finit par se rendre aux arguments d’Hannah Arendt soulignant qu’un nouveau nationalisme n’est pas la meilleure façon de défendre l’identité (ou les identités) juive(s). Hannah Arendt approuve la critique de plus en plus radicale que Jaspers fait du conservatisme de la République fédérale (même si tous deux approuvent son ancrage à l’ouest). Ils se retrouvent sans grandes difficultés dans une hostilité commune à l’intervention américaine au Vietnam, malgré leurs critiques aux régimes de l’est (voir la théorisation du totalitarisme chez Hannah Arendt, beaucoup plus différenciée que celles qu’on trouve chez d’autres auteurs). Chez l’un comme chez l’autre la politique devient une affaire de plus en plus complexe.

Il ne faut pourtant pas se cacher qu’au-delà de leur propre dialogue, ils visent chacun un dialogue qui ne se produit pas avec la philosophie heideggérienne. Jaspers, qui ne manque pas de saisir la répulsion de Heidegger devant toute prise de position politique, essaye de réinvestir sur le plan philosophique ce qu’il pense avoir acquis grâce à la réflexion sur la politique. Il veut opposer au radicalisme de l’extrême qu’il découvre chez Heidegger une pratique philosophique qui ne serait pas celle du juste milieu ou de la conciliation, mais celle du combat contre toutes les puissances qui attentent à la liberté humaine ou à la responsabilité que chacun doit assumer pour son destin. L’histoire pas plus que l’histoire de la philosophie ne peut être subsumée sous la thématique fataliste de l’oubli de l’être. Il s’agit au contraire de les penser toutes deux dans une perspective d’histoire universelle (universalgeschichtlich) qui ne serait pas génétique ou évolutionniste, mais confrontation d’apports culturels divers, non hiérarchisés à une liberté encore à découvrir. Jaspers, qui se veut en cela disciple de Max Weber, admet fort bien que le monde occidental se présente aujourd’hui comme porteur de contradictions qui peuvent mettre en question la survie de l’humanité, mais il ne pense pas que cette réalité occidentale soit univoque, héritière seulement d’une pensée de la “technê” d’origine grecque. L’Occident, pour lui, est profondément marqué par le judaïsme et le christianisme et de façon plus indirecte par la pensée de l’Orient et de l’Extrême-Orient. Dans le monde d’aujourd’hui les contacts culturels se multiplient et les cultures s’entrecroisent. La culture technicienne, il est vrai paraît tout recouvrir et tout étouffer, mais à travers des milliards de singularités qui font l’expérience de leur diversité et de leur altérité en même temps que de leur interdépendance, se produisent et se reproduisent en permanence insatisfaction et inquiétude. Comme le dit Jaspers, la démocratie de nos jours est corrompue, mais si l’humanité veut éviter son propre anéantissement, il faudra qu’en Occident et dans les autres parties du monde la démocratie politique ait la préséance sur l’économie.

Jaspers qui envoie ses œuvres à Heidegger, y compris des textes politiques de circonstance, espère des réponses, prendraient-elles la forme de polémiques (indispensables selon lui pour la bonne santé de la philosophie). Après la lecture de la “Lettre sur l’humanisme’’ [6], il a l’impression qu’il y a matière à débattre de convergences et de divergences sur les dangers du progrès technique et sur les conceptions que Heidegger se fait du penser philosophique et de l’action (le penser est l’engagement par et pour la vérité de l’être). Mais, en fait, le débat n’a pas lieu, ni dans les œuvres, ni dans la correspondance. Les deux interlocuteurs emploient souvent les mêmes mots, mais ils ne s’entendent pas. Heidegger considère que toute politique, qu’elle le veuille ou non, est soumise à la dictature de l’opinion publique (Diktatur der Öffentlichkeit - espace public). Il ne peut donc voir dans la politique de Jaspers qu’une suite d’efforts voués à l’échec et sans prise sur l’événement. Il condamne, certes, le retrait dans l’impuissance du privé, mais pour lui il ne faut pas rechercher de nouvelles pratiques de la politique, il faut s’orienter plutôt vers une sorte d’action-méditation qui désinvestit les mondes rigidifiés de la subjectivité et de l’objectivité, et introduit des éléments de dysfonctionnement ou d’anarchie dans le règne de la technique. La pensée comme pensée de l’être est en quelque sorte l’annonce d’une phase nouvelle de l’histoire de l’être dans un cadre qui reste encore techniciste. Par conséquent, toute pensée qui reste marquée par la “theoria”, alors même qu’elle croit aller bien au-delà des théorisations traditionnelles, est une pensée captive et l’on ne peut dialoguer avec elle à partir de son appareil catégorial en procédant à une critique immanente. En réalité le dialogue ne peut être qu’indirect, car il faut essayer de déplacer cette pensée réticente, de la dépayser pour aller vers d’autres horizons. Heidegger ne rejette pas à proprement parler la philosophie de Jaspers, il tente de la déstabiliser dans ce qu’elle pense avoir de plus fort (par exemple la conception de la pratique philosophique).

Les réactions de Jaspers, telles qu’on peut les observer dans les notes qu’il écrit sur Heidegger, vont bien au-delà de l’agacement. Il ne se sent pas ébranlé dans ses convictions les plus intimes, notamment dans les jugements positifs qu’il porte sur l’“Öffentlichkeit”, mais on sent monter chez lui des sentiments de tristesse et de colère. Il lui arrive souvent de parler, à propos de la philosophie de Heidegger, de magie, voire de nihilisme. Pour lui le discours heideggérien de la “Kehré” (le tournant), particulièrement une thématique comme celle de la “Lichtung” (l’éclaircie de l’être), est obscurantisme. Ce discours en effet ne vise pas à élucider les conditions du devenir apparent (offenbar) de la vérité, mais à en faire une sorte de don inattendu et inespéré, un envoi historial avec lequel les hommes n’ont plus grand-chose à voir. Jaspers reconnaît que Heidegger a des forces intellectuelles supérieures aux siennes, mais en même temps il est persuadé qu’il a lui-même raison, parce que, contrairement à son interlocuteur de Todtnauberg il ne se détourne pas des hommes, et ne philosophe pas par coups de force. Aussi bien Jaspers envisage-t-il d’attaquer ouvertement son ami en s’inspirant de l’adage de Nietzsche — celui que j’attaque, je l’honore. Pourtant au début des années cinquante, il est encore en train d’espérer qu’un terrain d’entente pourra être trouvé. Dans une lettre de 1950, Heidegger avait indiqué à son ami qu’il n’avait pas cherché à rendre visite au couple Jaspers pendant les années du nazisme, parce que lui (et sa femme) avaient honte à la pensée de se retrouver devant Gertrud Jaspers. Poussé dans ses retranchements Heidegger fera en 1953 une auto-critique où il reconnaîtra s’être conduit en 1933 comme un gamin et cela avec beaucoup de légèreté. Jaspers croit un certain temps que cela est un point de départ et que Heidegger prononcera bientôt des paroles publiques libératoires pour lui et ceux qui le suivent. Mais il attendra vainement et en 1963 il interrompt une correspondance qui semble ne plus avoir de sens, en tout cas de sens philosophique.

Entre le contempteur de la “dictature de l’opinion publique” et le chantre de l’espace public, le malentendu était effectivement profond. Quand Jaspers poussait Heidegger à prendre des positions publiques, ce dernier pensait immédiatement à l’exploitation médiatique de ce qu’il pourrait dire, à l’obscurcissement des aspects essentiels de sa pensée qui en résulterait. Il ne voulait pas se livrer au péril de la démocratie, parce qu’il lui semblait qu’elle ne disposait pas des ressources suffisantes pour faire face aux problèmes de la période. Jaspers quant à lui ne voulait pas s’aventurer sur le terrain de la critique de la métaphysique — il se déclarait même partisan de la “prima philosophia” ou “philosophie perennis” — parce que la pensée des origines comme Abgrund (abîme) était pour lui purement et simplement une philosophie de l’absence de sol (Bodenlosigkeit). Pour que les deux amis aient pu se rejoindre, il aurait fallu que leurs deux terrains séparés soient reliés par d’autres terrains, c’est-à-dire par d’autres problématiques. Il ne s’agit pas d’imaginer ici une sorte d’espace neutralisé ou de no man’s land, mais bien de se représenter un terreau où des problématiques apparemment opposées peuvent se féconder réciproquement, se confronter à leur impensé et à de nouveaux questionnements. La thématique jaspérienne de l’“Espace public” placée sous le triple signe de la Raison, de la liberté et de la communication (Hannah Arendt) ne peut se débarrasser de ses connotations idéalistes que si elle accepte de voir que justement l’enfermement subjectiviste (la conscience de soi comme maîtrise) et l’enlisement objectiviste (la pratique réductrice des étants) caractéristiques du monde occidental et triomphants dans le monde la technoscience sont des obstacles fondamentaux à la constitution de l’espace public et à la réalisation de la démocratie. Les thématiques heideggériennes de la volonté de puissance comme nihilisme, de la technoscience comme culmination de l’indifférence à l’être-dans-le-monde ne peuvent prendre toute leur portée que si elles ne sont pas seulement rapportées à des présuppositions ontologiques (la possibilité de refuser l’être pour la mort et de se murer dans l’indifférence sécuritaire), mais reliées aussi à leurs conditions sociales de possibilité (les débats des hommes avec eux-mêmes et avec leur monde).

Il n’est pas certain que les deux amis n’aient pas eu la nostalgie d’une telle rencontre sur un terrain inconnu d’eux. Selon le témoignage de Hannah Arendt, Heidegger affecté par l’interruption de la correspondance évoquait souvent la possibilité d’une solution permettant une reprise des échanges. Quant à Jaspers il n’est jamais arrivé à refermer la blessure Heidegger. Jusqu’à sa mort, il a accumulé les réflexions et les matériaux sur cet ami-ennemi intime. Dans les dernières pages de ses “Notes sur Heidegger”, on trouve les lignes suivantes :
— “Les puissances que nous servions n’étaient pas compatibles. Il apparut bientôt que nous ne pouvions pas nous parler. La joie est devenue tristesse, une tristesse sans consolation véritable comme si une possibilité, très proche, n’avait pas été saisie. C’est ainsi que les choses se sont passées avec Heidegger. C’est pourquoi je trouve les critiques qui lui ont été faites insupportables parce qu’elles ne se situent pas à la hauteur qui est nécessaire. C’est pourquoi je cherche une critique qui atteint la substance de la pensée, c’est pourquoi je cherche un affrontement qui brise la non-communication de l’incompatible et je cherche une solidarité qui reste possible, malgré l’ampleur des distances, quand il s’agit de philosophie” [7]. De son côté, Heidegger confiait dans une lettre à Jaspers : — “On est seul.”





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(1934-2004)




[1Karl Jaspers, Martin Heidegger, Briefwechsel, Francfort, 1990.

[2On trouve ce texte dans “Wegmaricen”, Francfort, 1978.

[3De l’esprit, Paris, 1987.

[4Voir par exemple sa correspondance avec Elisabeth Blochmann, Francfort, 1990.

[5Cf. Hannah Arendt, Karl Jaspers “Briefwechsel 1926/1969”, Munich, 1985, p. 665.

[6Cf. Martin Heidegger “Wegmarken", Francfort, 1978, pp. 311-360.

[7Notizen zu Martin Heidegger, Munich, 1978, p. 263.