site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Avant-propos

Les Problèmes de la planification socialiste

p. 9-18, éditions EDI, 1969


En organisant une discussion sur la planification socialiste et plus particulièrement sur les réformes récentes de la planification en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires, nous n’avions pas la prétention de dresser un tableau exhaustif de tous les problèmes posés. A plus forte raison n’espérions-nous pas formuler un jugement d’ensemble, ni tirer une conclusion des confrontations envisagées. Notre souci était au contraire de présenter à tous ceux que ces problèmes intéressent — militants, étudiants ou professionnels — des éléments d’information et de réflexion capables soit d’en aider certains à former eux mêmes leur opinion, soit de susciter une confrontation plus vaste.
C’est dans cet esprit que nous avons organisé à partir d’un rapport introductif quelques débats restreints sur divers aspects de la planification socialiste moderne : les principes mêmes du calcul économique rationnel et la décentralisation de la planification socialiste, les théories de Kantorovitch et le problème de la réforme du système soviétique de planification, la compatibilité des réformes de la planification socialiste avec la théorie marxiste de la valeur, le système de planification dans la République Démocratique Allemande.
Une séance, consacrée à l’expérience yougoslave, n’a pu se tenir, mais nous avons néanmoins publié le schéma des exposés.



La planification est une question en général mal connue des militants socialistes et révolutionnaires. Deux tentations se présentent à eux : ou bien considérer que le problème est essentiellement technique, c’est-à-dire finalement de peu d’importance, ou au contraire prendre des positions tranchées en sous-estimant la complexité des rapports économiques, sociaux, et techniques, qui concernent directement ou indirectement la planification. Il ne s’agit naturellement pas d’affirmer que seule une attitude moyenne entre ces deux extrêmes est juste, il s’agit de prendre conscience de la nécessité d’examiner sérieusement, malgré les difficultés, la thématique de la planification socialiste. En effet, il y a une interdépendance étroite entre les formes de la planification et les formes de l’organisation étatique en transition vers le socialisme : un simple coup d’œil sur la réalité très diverse des pays qui ont renversé le capitalisme permet de s’en convaincre. En d’autres termes le choix des méthodes de planification influe largement sur toute l’évolution politique et sociale.
Ce truisme, longtemps oublié dans les milieux marxistes « orthodoxes », est de nouveau à l’honneur depuis les grandes controverses qui se sont engagées entre les Etats non capitalistes (Union Soviétique, Chine, Cuba, Yougoslavie). On ne peut naturellement que s’en féliciter, puisque l’affrontement ouvert sur les problèmes pratiques et théoriques de la construction du socialisme est à tout prendre bien préférable au monolithisme théorique de la période stalinienne. Il ne faut pourtant pas se dissimuler que ce débat reste chargé de présupposés idéologiques. Chaque Etat, dans la controverse, défend ses propres modalités d’organisation en attaquant la politique interne suivie par ses interlocuteurs. Aussi n’est-ce pas l’intérêt du mouvement ouvrier et du socialisme qui dicte en général les prises de position, mais des considérations le plus souvent terre à terre ou tactiques, même si l’on admet que beaucoup de ceux qui interviennent dans la discussion n’ont pas conscience de ce biais idéologique.
C’est ainsi qu’il faut accueillir avec une suspicion légitime les affirmations des textes chinois sur la restauration du capitalisme en Yougoslavie, voire en U.R.S.S. et dans certaines démocraties populaires (sur ce point il est vrai, les théoriciens chinois restent incertains). En Yougoslavie, la décentralisation économique et l’autonomie des entreprises, même après la réforme économique de 1965, ne sont pas telles que l’on puisse parler d’accumulation capitaliste. Les organismes fédéraux, régionaux, locaux, ont suffisamment de moyens d’intervention pour qu’on s’interdise de parler d’une appropriation privée (par des groupes particuliers comme les collectifs d’entreprise) de l’essentiel du surtravail de la société. A plus forte raison l’accusation apparaît-elle absurde en ce qui concerne l’U.R.S.S. et les démocraties populaires où la marge d’autonomie des entreprises par rapport aux organes de planification est beaucoup plus réduite. De même on ne saurait accepter sans de grandes réserves les condamnations péremptoires de l’intéressement matériel qui nous viennent de Cuba ou de Chine, pays qui malgré de grandes différences dans le niveau de développement économique, ont en commun dans les circonstances actuelles de ne pouvoir élever rapidement le niveau de vie des masses (Tant à cause de la situation objective que de la politique suivie). Bien entendu, cela ne veut pas dire pour autant que le problème des stimulants moraux ou politiques soit un faux problème ou encore un problème d’importance secondaire comme nous le verrons par la suite, cela veut dire que stimulants matériels et stimulants politiques ne doivent pas être jugés isolément, en eux mêmes, mais dans leurs relations et leurs contradictions en fonction des impératifs de la construction de la société socialiste (c’est-à-dire du dépérissement de l’Etat et de la disparition de la société de classe).
La discussion internationale présente fait beaucoup référence aux classiques du marxisme (Marx, Engels, Lénine), mais il est difficile de dire qu’au delà de cette révérence rituelle ellee ait véritablement imprégnée de l’esprit profond qui animait Marx dans ses réflexions sur les sociétés de transition vers le socialisme. Dans sa Critique du programme de Gotha en particulier Marx s’est attaché à montrer que la société issue du capitalisme reste profondément marquée par le passé. Les normes bourgeoises de répartition y subsistent en tant qu’élément déterminant d’imputation des revenus aux individus, en d’autres termes, les rémunérations se font en fonction du travail fourni. Sans doute, bien des mesures peuvent tempérer ce principe, entre autres celles qui tendent à augmenter la consommation collective gratuite, mais il est certain que la permanence d’une situation de pénurie relative rend impossible le passage immédiat à une répartition en fonction des besoins. De même, une répartition égalitaire (qui naturellement va contre la satisfaction de besoins recensés hérités de la société ancienne) présente d’énormes difficultés parce qu’elle pénalise le travail qualifié. Il découle logiquement de tout cela des tendances à la reproduction du salariat et à l’appropriation parasitaire d’une partie du surtravail social. Les positions de pouvoir, particulièrement dans les pays qui en sont encore au stade de l’accumulation primitive, peuvent être utilisées pour favoriser les improductifs liés à l’appareil d’Etat ainsi que les spécialistes de l’industrie (les Soviétiques font état à ce propos d’un critère d’« utilité sociale ») et bien entendu, pour exercer une pression sur la rémunération des travailleurs productifs. De ce point de vue la « rétribution en fonction du travail fourni », même si elle exclut le profit capitaliste, peut donc entraîner de profondes inégalités sociales et même une quasi exploitation des travailleurs productifs (dans la mesure où une partie croissante du surtravail est détournée à des fins non contrôlées socialement).
Pour qu’un tel processus se produise, il n’est pas nécessaire de supposer au départ une mauvaise volonté ou une duplicité quelconque de la part du pouvoir politique anti-capitaliste, il faut et il suffit que la classe ouvrière ne puisse exercer un contrôle rigoureux sur ce pouvoir et partant ne puisse conduire à leur plein épanouissement les nouveaux rapports de production encore en pleine gestation. Il est alors inévitable que les rapports permanents de domination entre dirigeants et dirigés produisent des rapports entre privilégiés et non privilégiés sur le plan de la consommation. Même si au début du processus la couche des privilégiés est mince et la répartition pour le reste de la société relativement égalitaire, la différenciation sociale fait tache d’huile sous la pression de la bureaucratie qui cherche à élargir ses bases sociales (complication grandissante de la hiérarchie sociale, stakhanovisme en U.R.S.S. à l’époque de Staline). On peut par conséquent affirmer que l’U.R.S.S. dès l’époque stalinienne jouait largement sur une certaine forme de stimulants matériels, assortis il est vrai pour les ouvriers et les paysans d’une contrainte physique systématique et permanente. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, malgré tous les refrains sur « l’homme soviétique nouveau » une mentalité de type post-capitaliste s’est reproduite jusqu’à nos jours dans de nombreuses couches de la société, avec comme corollaire une très forte concurrence entre les individus. Dans un tel contexte le travail ne peut se présenter comme un travail social immédiat, car la répartition centralisée du travail se heurte sans cesse à la résistance des individus qui désertent telle ou telle profession, telle ou telle branche, sabotent la production etc. La répartition qu’on constate à posteriori peut ainsi être très sensiblement différente de celle prévue à l’origine et modifier considérablement la dynamique économique. Les correctifs que les organismes du plan peuvent introduire en cours de route (modification des taux de salaire dans telle ou telle branche ou pour telle ou telle qualification) ont en particulier pour effet des déplacements dans la demande des biens de consommation, avec tous les déséquilibres que cela comporte. Tendanciellement, les objectifs de la planification en viennent à dépendre au moins partiellement de la structure de la consommation, c’est-à-dire de la structure de la demande solvable engendrée par la répartition des revenus. Il est bien sûr possible de réagir contre ces tendances par des mesures autoritaires, rationnement avec des magasins spéciaux pour les privilégiés, livret de travail etc.).
Mais à la longue une pareille politique devient irrationnelle, même du point de vue de la bureaucratie ; l’autoritarisme poussé à de telles extrémités contredit en effet les incitations à produire sous-jacentes aux systèmes (recherche du gain personnel). C’est pourquoi depuis 1956 (et même depuis la mort de Staline en 1953) de nombreux assouplissements ont été introduits dans la planification autoritaire de type stalinien en U.R.S.S. et dans les pays de l’Europe de l’Est. Tous ou à peu près tous vont dans le sens d’une reconnaissance plus ouverte de « l’intéressement matériel » comme motivation des individus et du profit d’entreprise comme indicateur économique. Certes, les privilèges liés aux positions occupées dans l’appareil de domination politique n’ont pas été sensiblement entamés par cette nouvelle orientation, pas plus que les formes de rationnement de certains biens de luxe : en faveur d’une petite élite n’ont entièrement disparu, mais cela n’empêche pas que se soit imposée une plus grande technicité de la gestion économique et que les instruments de calcul économique indirect (par opposition au calcul économique direct de la planification en quantités physiques) se soient trouvés revalorisés tels que prix, taux d’intérêt etc. En ce sens on peut parler d’une technocratisation relative des systèmes bureaucratiques, puisqu’apparaissent dans leurs seins des tendances à favoriser la rationalité micro-économique de l’entreprise, à accorder beaucoup plus de poids aux cadres et aux techniciens (recours aux stimulants économiques). Ainsi est reconnu beaucoup plus nettement la permanence du rôle de la loi de la valeur et le maintien d’une forme valeur du travail, même si cette reconnaissance s’accompagne d’une théorisation vulgaire affirmant que les effets de la loi de la valeur sont parfaitement contrôlés et tout à fait cohérents avec les objectifs de la planification. Toutefois on ne doit pas se dissimuler les limites apportées à ces processus (depuis 1965 surtout) tant en U.R.S.S. qu’en Pologne ou en Allemagne de l’Est. C’est qu’en effet le recours très généralisé à des méthodes de gestion économique dites libérales (autonomie plus grande des entreprises, appel à l’intérêt matériel de couches très larges, choix plus libres des consommateurs) rend plus difficile le fonctionnement de la planification centrale bureaucratique et même s’attaque à un de ses fondements, le secret bureaucratique, lui-même essentiel pour maintenir les travailleurs dans leur impuissance politique. Quand les processus économiques sont moins centralisés ils exigent une plus large diffusion de l’information et permettent dans une certaine mesure une plus large compréhension des rapports entre rémunération et travail fourni, entre accumulation et consommation. C’est bien entendu là où le bât blesse la bureaucratie, et c’est ce qui explique son attachement à certains dogmes de la période stalinienne tel que la priorité absolue accordée dans l’accumulation au secteur des biens de production et dans celui-ci au sous-secteur des biens de production servant à produire des biens de production - ce qui a l’avantage de rendre sans objet toute discussion sur les parts respectives de l’accumulation et de la consommation - tel que la détermination bureaucratique centralisée des qualifications et des rémunérations (pas de syndicalisme authentique). A l’inverse, on comprend mieux que les oppositionnels communistes les plus hardis en Tchécoslovaquie aient passé une alliance tactique avec certains réformateurs aux vues technocratiques et que les conceptions de la gestion ouvrière ou de l’autogestion aient été souvent liées en Europe de l’Est aux conceptions de la libéralisation économique (extension des relations de marché entre les unités économiques).
La voie suivie par la Yougoslavie est à cet égard tout à fait exemplaire. A partir de 1950 (année de la loi sur les conseils ouvriers) le développement des rapports marchands et le développement de l’autogestion vont de pair. Chaque extension nouvelle des pouvoirs réels des conseils ouvriers et des comités de gestion s’accompagne d’une diminution des prérogatives et des capacités d’intervention des organes de planification centraux soit directement au profit des entreprises soit au profit des communes ou des républiques. Si on compare les résultats atteints par la Yougoslavie avec ceux atteints par les autres pays de l’Est, l’avantage est dans presque tous les domaines pour la Yougoslavie. La croissance économique depuis 1953 a atteint des rythmes très élevés (sauf entre 1965 et 1967), l’industrialisation a été très rapide, le rôle de la contrainte est très inférieur à ce qu’il est en U.R.S.S. ou en Pologne, le droit de grève est reconnu, il n’y a pas de caporalisme intellectuel. Pourtant ce bilan n’est pas sans ombres. Depuis l’abandon de la planification autoritaire les inégalités de rémunération se sont accrues de façon considérable, bien qu’elles soient encore loin des inégalités propres aux pays capitalistes.
Le chômage (268.000 personnes en 1967) est devenu un grave fléau social, les zones sous-développées ne rattrapent que très lentement leur retard et les conflits entre les différentes nationalités n’ont toujours pas disparu de l’ordre du jour. Qui plus est, à la faveur de la concurrence et de la recherche de la rentabilité, certaines contradictions propres aux sociétés capitalistes sont en train de se développer : contradiction entre consommation privée et consommation sociale, entre la socialisation croissante des forces de production et un mode individualiste d’insertion dans la production, entre la dispersion des unités de production et la nécessité de contrôler socialement la production. Mais écoutons ce qu’ont à dire des critiques yougoslaves sur la situation de leurs pays :
Mladen Caldarovic [1] « Le système de l’autogestion et encore plus le système de rémunération qu’on introduit dans toutes les unités organisationnelles de notre société, sont marqués par le fait que leur mode de fonctionnement est dicté par les lois de la production marchande. On peut dire que dans notre pays la production marchande est d’une manière spécifique devenue un fétiche... Dans un pays avec une structure sociale comme la nôtre, ces relations ont un caractère typiquement petit bourgeois... Il est vrai, l’exploitation sous ses formes directes est devenue impossible, mais l’initiative et l’auto-assertion sont devenues parties intégrantes de l’isolement compétitif... Dans l’ardeur à déterminer des différences exactes dans la contribution et la valeur du travail ou à déterminer l’effet obtenu et le paiement en fonction de cet effet, on arrive à des situations absurdes, en particulier quand les différences ne peuvent pas être déterminées du tout parce qu’il manque un critère objectif... La rémunération selon l’intensité de l’effort - je veux dire la rémunération qui est le résultat d’une évaluation collective et d’un libre échange de vue - a été à peu près complètement ignorée. La valeur éducative de cette évaluation collective a échappé à peu près entièrement aux organisateurs de notre vie sociale. »
Mihailo Markovic [2] « L’autogestion est la négation dialectique du socialisme d’Etat avec ses tendances inhérentes à la bureaucratisation. Toutefois l’autogestion ne peut pas être réduite à ses formes historiques initiales qui existent à l’heure actuelle dans notre pays. Cela signifie, avant tout, qu’elle ne peut pas être limitée aux relations de production au niveau de l’entreprise et aux organes locaux du pouvoir social. Le dépassement complet et définitif est possible seulement quand l’autogestion atteint le sommet, quand les organes centraux de l’Etat sont convertis en organisme d’autogestion. En second lieu, même si l’autogestion est de façon primaire un phénomène économique et social, elle n’est pas que cela. Elle est un concept qui embrasse la vie sociale tout entière et qui a toute une série de présuppositions et de conséquences d’ordre technique, social, psychologique et culturel. A son arrière-plan il y a un concept nouveau et radicalement différent de la société et de l’homme, un ensemble nouveau de principes philosophiques opposé radicalement à celui par lequel la bureaucratie essaye de rationaliser son existence. »
Cette critique théorique s’est transformée en critique pratique au mois de juin 1968 lors des grandes manifestations étudiantes de l’Université rouge « Karl Marx » de Belgrade, et un peu plus tard lors du congrès des syndicats yougoslaves. Toute la société qui semblait assoupie, dissociée, principalement préoccupée de vaquer à ses petites affaires privées sous la tutelle paternaliste et relativement bienveillante de la Ligue des communistes se réveilla et des problèmes jusqu’alors ignorés ou considérés comme secondaires firent l’objet de discussions publiques. Toute une série de dirigeants commencèrent à admettre qu’il fallait combattre les tendances à la désintégration sociale et qu’à côté du processus de décentralisation (ou de démantèlement de l’autoritarisme) il devait y avoir un processus parallèle de recomposition ou d’intégration allant de la base vers le sommet. On peut signaler par exemple que depuis plusieurs mois les associations d’entreprises sont vivement encouragées, qu’on tend à leur confier le soin de stimuler la consommation sociale (fonds d’assurance divers, logements etc.). Dans cet esprit et à la suite d’un referendum organisé parmi les travailleurs concernés, les différents chantiers navals de la côte Adriatique se sont réunis en un complexe unique tant pour mieux répondre aux conditions de la concurrence internationale que pour mieux satisfaire les besoins des familles concernées. Bien évidemment, dans un tel contexte le système des prix s’écarte de plus en plus du modèle de l’économie socialiste de marché cher à certains économistes yougoslaves dans la mesure où il résulte pour une large part non de décisions prises par les seules entreprises, mais de confrontations complexes entre les entreprises, les associations d’entreprises, les chambres économiques, les communes etc. avec tous les dangers que cela comporte, en particulier le danger de positions de monopole d’ordres divers. Comme le constatait une résolution du comité central de la Ligue des communistes en juin 1968 : « La cohésion organique des organismes et formules de démocratie directe et des instances représentatives, où l’intérêt du travail associé et d’autogestion servira de force motrice déterminante au système politique global, telle est la question clé du développement et du triomphe de la démocratie directe. Les collectivités socio-politiques se comportent toujours à de nombreux égards, comme organismes politiques fermés. C’est ce qui explique que les impulsions, tendances et initiatives des travailleurs qui apparaissent au cours de la pratique d’autogestion sociale, aient de la peine à se manifester pleinement et à influencer de façon décisive l’activité des centres politiques. C’est pourquoi le danger est présent de voir se renforcer, non pas la démocratie directe, l’influence du travail associé, mais bien la domination des centres émancipés de la puissance politique qui s’arrogent le droit de représenter eux seuls les intérêts et les besoins de portions restreintes ou plus larges de la communauté. » Cela pose en fait le problème du rôle de la planification centrale qui selon les théoriciens yougoslaves les plus officiels n’épaule pas suffisamment les processus d’autogestion et particulièrement ceux de recomposition en fournissant de façon publique les alternatives possibles avec leurs conséquences économiques et sociales, c’est-à-dire en permettant de véritables débats démocratiques qui sont seuls susceptibles d’aboutir à des décisions ou arbitrages non contestés. Cela pose aussi le problème des formes d’organisation politique et du rôle du parti qui, en essayant de préserver le prestige de son équipe dirigeante et son monolithisme apparent a tendance lui-même à localiser et à fractionner les problèmes, en un mot à les pousser vers la périphérie sans qu’ils puissent y être éclairés de façon satisfaisante. A notre sens, c’est là que réside la difficulté principale, puisqu’il est impossible de bien poser les rapports entre centralisation et décentralisation, entre autonomie relative des entreprises et direction consciente des processus économiques, s’il n’y a pas une véritable socialisation de l’information, c’est-à-dire une démocratie à peu près totale dans le parti au pouvoir. Ce problème n’est pas un simple problème de démocratie formelle. Il ne suffit pas que l’expression d’avis divergents soit licite dans la Ligue, qu’une large publicité soit donnée aux débats de son comité central, qu’aux élections pour les comités d’entreprise, pour les communes, pour les assemblées républicaines et fédérales les électeurs aient le choix entre plusieurs candidats. Il est nécessaire en fait que le sommet politique ne soit pas hors d’atteinte, qu’il n’exerce pas sur la base une domination permanente même voilée et bienveillante. De ce point il est clair que la Yougoslavie n’est pas encore sous le règne de la démocratie socialiste,
Est-ce à dire pour autant que la véritable voie vers le socialisme doit être de type cubain (ou chinois malgré la différence entre les deux pays), c’est-à-dire une voie qui fait appel essentiellement à l’égalitarisme et à différentes formes de mobilisation psychologique ? La réponse, même si on la nuance par exemple en fonction du contexte spécifique de Cuba, ne peut être que négative. En effet si l’appel à l’enthousiasme révolutionnaire pour la participation à de grands projets collectifs est certainement un des ressorts sur lesquels doit jouer le pouvoir socialiste, il est néanmoins vrai que l’enthousiasme en question ne peut devenir un élément de la pratique quotidienne d’une grande partie des travailleurs que si à leur niveau ils ont la possibilité de décider des objectifs à atteindre, de vérifier les résultats obtenus et de corriger les erreurs. Or tel n’est pas le cas à Cuba, où tous les grands projets sont en fait déterminés par un groupe restreint, où les travailleurs dans les entreprises à la suite d’une application rigide du système budgétaire de financement théorisé par Che Guevara sont privés de toute possibilité d’appréhender et de contrôler les processus économiques, où les formes de militarisation du travail commencent à prendre une très grande extension [3]. A la limite on peut d’ailleurs se demander si l’absence de toute démocratie directe n’est pas en train de muer le volontarisme fidéliste en bureaucratisme. A cet égard la position prise par Fidel Castro sur l’agression des cinq en Tchécoslovaquie, son appréciation des tendances à la restalinisation en U.R.S.S. comme des tendances à un retour aux principes révolutionnaires ne peuvent qu’inquiéter.
S’il fallait tirer une conclusion de cet examen rapide, disons que la planification socialiste est encore à construire, que nous possédons aujourd’hui les éléments techniques pour l’étayer, pour aller dans le sens d’un dépérissement de la loi de la valeur (par la combinaison de la planification directe en quantités physiques et en proportions avec différentes formes de calcul indirect), mais que pour l’essentiel la question reste politique. Que le lecteur juge lui-même en lisant ce débat.

J.-M. Vincent
Décembre 1968.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Praxis, n° 4, 1965, Zagreb, pp. 552-553.

[2Praxis, n° 2-3, 1965, p. 185.

[3Voir l’article de Saverio TUTINO dans Problemi del socialismo, n° 33, juillet-août 1968.