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Max Weber et la constellation du matérialisme historique

Actuel Marx

nº 11, p. 67-81, premier semestre 1992


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Max Weber ou la démocratie inachevée (1998) sous le titre "La sociologie et la constellation du matérialisme historique".



Les premiers classiques de la sociologie allemande, Ferdinand Tönnies, Georg Simmel et Max Weber ont très fortement ressenti la nécessité de débattre avec le matérialisme historique. Ils étaient certes loin de considérer que l’oeuvre de Marx formulait l’essentiel des problèmes de l’époque, mais ils étaient parfaitement conscients du bouleversement qu’elle avait introduit dans les champs intellectuel et culturel de l’Allemagne et du monde occidental. Ils étaient indéniablement impressionnés par la pénétration des idées de Marx dans la classe ouvrière et par les succès remportés par la social-démocratie, mais ce qui leur importait surtout, c’était de se mesurer avec la nouveauté d’une nouvelle façon de faire de la théorie.
Les théorisations de Marx, il ne faut pas l’oublier, sont en rupture avec les façons habituelles de théoriser. Marx sécularise la théorie en la présentant de façon explicite comme critique de la tradition et comme critique des explications métaphysiques de l’histoire et de la société. Selon lui, la théorie ne peut plus et ne doit plus faire appel à des garanties extra-sociales, elle est laissée à ceux qui la font et à sa propre immanence dans la société qu’elle interroge et met en question. Elle devient une sorte d’Aufklärung appliquée ou d’illuminisme pratique, parce qu’elle se préoccupe de libérer les hommes de l’oppression et de l’exploitation, parce qu’elle se préoccupe également des effets qu’elle peut produire dans les relations et les pratiques sociales. Elle cherche à utiliser tous les acquis des développements scientifiques, mais se veut en même temps mouvement théorique permanent pour précéder et refléter les mouvements historiques.
La conception matérialiste de l’histoire – autre nom que l’on donne souvent au matérialisme historique - est un véritable défi lancé à tous ceux qui veulent étudier la société et l’histoire. Elle secoue les routines ainsi que les quiétismes, et les classiques de la sociologie allemande se sont bien rendu compte qu’ils devaient faire face sérieusement à cette nouvelle façon de faire de la théorie et aux déplacements qu’elle entraîne dans le monde de la théorie. Pour Ferdinand Tönnies, Georg Simmel et Max Weber, la confrontation avec Marx ne peut par conséquent se limiter à produire des réfutations de tel ou tel thème attribué au matérialisme historique. Elle porte bien plutôt sur les analyses à faire des mouvements de la société, sur le sens à leur attribuer. Le trio des grands sociologues allemands est, comme Marx, persuadé que la société capitaliste contemporaine met en crise les rapports sociaux traditionnels et qu’elle joue sur un changement social permanent. La sociologie, en ce sens, ne peut être une discipline extérieure à son objet, sans implication dans la dynamique qu’elle cherche à saisir. Elle ne peut donc pas ne pas être une réflexion critique sur les crises et les déséquilibres qui marquent les rapports sociaux. En même temps, elle ne peut accepter de se faire théorie téléologique et affirmation d’un sens présupposé des affrontements entre les hommes, parce qu’ainsi elle impose au préalable ce qui est à découvrir dans les débats mêmes de la société.
Aussi bien la sociologie doit-elle entretenir une relation polémique avec le matérialisme historique pour le faire rompre avec toute idée de philosophie de l’histoire, avec tout universalisme explicatif (la lutte des classes comme deus ex machina de l’histoire), avec le dogmatisme et le scientisme qui le menacent en permanence. Il faut en quelque sorte retourner contre lui-même les armes qu’il a forgées contre les théorisations traditionnelles, la sécularisation théorique, la désacralisation des autorités intellectuelles, la critique radicale de tous les conservatismes, Comme le dit Max Weber, il faut combattre ses tendances à l’uni-dimensionnalité, son incapacité à saisir que dans toutes les disciplines de l’action il n’y a pas à proprement parler de déterminisme, mais des combinaisons variables de détermination et d’indétermination. Contre toute théodicée laïque, la sociologie doit se faire discipline de la précaution critique qui pourchasse les hypostases et toutes les tentatives théoriques qui prétendent épuiser le réel et le maîtriser.
Il ne faut toutefois pas se le dissimuler, la confrontation avec le matérialisme historique n’est pas exempte de graves incertitudes. Max Weber le constate, cette théorie de la société et de l’histoire présentée comme unitaire est rien moins que fixée et univoque. Il y a d’une part une théorisation marxienne inachevée qui soulève beaucoup de questions et dont on ne peut savoir facilement quel est le statut exact. Il y a d’autre part un marxisme des épigones, fortement marqué par des tendances au déterminisme économique et une confiance acritique dans l’inévitabilité du progrès et la victoire du socialisme. Max Weber, pour s’en tenir à lui, est suffisamment lucide pour s’apercevoir qu’entre les deux ensembles théoriques, il peut y avoir des ruptures de continuité, mais il se demande aussi s’il ne faut pas s’interroger sur les liens de filiation qui existent entre le premier et le second. Autrement dit, que faut-il penser des effets que produit l’intervention théorique de Marx dans le champ culturel et dans celui des pratiques politiques de masse. Il n’y a pas seulement Marx et ses disciples, il y a aussi le complexe de la social-démocratie et du mouvement ouvrier avec des développements idéologiques qui lui sont propres. Chez Marx, il y a une philosophie de l’histoire qui se cherche, mais n’arrive pas à s’affirmer en tant que telle, alors que millénarisme et messianisme s’emparent du « socialisme scientifique » des sociaux-démocrates.
Max Weber, qui est tout à fait conscient de cette contextualité du matérialisme historique, et donc de l’amplitude des problèmes posés, conçoit en conséquence le débat avec lui, sous toutes ses facettes, comme un débat central pour comprendre la société contemporaine. Élucider le rapport avec le matérialisme historique comme constellation théorique (ensemble de théorisations équivoques et parfois contradictoires) et comme constellation pratique (le mouvement ouvrier et son insertion dans la société), c’est en effet mieux comprendre ce qu’est la théorie de la société dans la société et ce que signifient les différentes formes d’action sociale dans le champ des organisations et des institutions. Toutes proportions gardées, la critique du matérialisme historique revêt chez Weber un statut comparable au statut de la critique de l’économie politique chez Marx (critique des théories économiques classiques et critique des pratiques économiques bourgeoises). La sociologie wébérienne est, pour une part, une critique des illusions passéistes qui n’ont pas pris la dimension du « désenchantement du monde », mais elle se veut aussi et surtout critique de certaines illusions utopistes qui veulent fuir le « désenchantement du monde » en construisant des mondes meilleurs à partir du devoir-être. De façon significative, Weber prévoyait de consacrer toute une partie de son oeuvre posthume - Wirtschaft und Gesellschaft – à la critique du matérialisme historique. Il n’a pas eu le temps de le faire, mais on constate que les références historiques, directes ou voilées, à Marx et au matérialisme sont nombreuses dans toute son oeuvre. Il faut d’ailleurs ajouter que des pans entiers de cette oeuvre - la sociologie des religions, la typologie et l’architectonique des ordres et des formes économiques notamment - sont difficilement compréhensibles, si l’on ne fait pas entrer en ligne de compte le dialogue conflictuel avec le matérialisme historique.
Saisir le rapport de Weber à Marx et au marxisme, c’est par suite tenter de déterminer la logique profonde qui anime l’oeuvre wébérienne dans sa différence avec la logique marxienne. L’entreprise est difficile parce que Marx et Weber ont laissé des oeuvres d’une ampleur considérable, mais inachevées. Weber, en outre, n’a pu disposer que d’une petite partie de l’oeuvre de Marx (il n’a eu accès ni aux oeuvres de jeunesse, ni aux travaux qui préparaient Le Capital, par exemple). Aussi bien est-on souvent forcé de reconstituer ou de reconstruire certaines élaborations de Marx et de Weber, sans avoir la garantie qu’on est bien sur la bonne voie. Weber ne parle pas toujours avec pertinence de Marx, et on le sent souvent perplexe quant à ce qu’il faut entreprendre pour mener à bien une critique constructive du matérialisme historique et le dépasser. Le dialogue de Weber avec Marx est resté inachevé, fragmentaire et en partie inarticulé. A proprement parler, on ne peut le reconstituer que si l’on s’efforce de le prolonger en utilisant les textes que Weber n’a pu utiliser lui-même, ni prendre en charge ; également en confrontant les théorisations marxiennes et wébériennes, au-delà de leur lettre, aux développements des sociétés du vingtième siècle. Le dialogue de Weber avec Marx n’est pas un duel, n’a jamais été un combat singulier, il peut et il doit être un dialogue au second degré avec Marx et avec Weber pour arriver à une confrontation approfondie et élargie.
Weber, comme on le sait, se refuse à voir dans le matérialisme historique un déterminisme économique. Pour autant il n’absout pas Marx d’un certain économisme, dont il ne précise cependant pas les conditions, sans doute parce que le discours de Marx sur ce point ne lui paraît pas toujours clair. Weber montre en particulier que la notion de détermination « en dernière instance » (employée par Engels) n’a pas de véritable consistance : ou bien l’économique impose sa loi à tous les niveaux des pratiques sociales, et dans ce cas on tombe dans le déterminisme économique, ou bien l’économique n’est qu’un élément parmi d’autres, lui accorderait-on une pondération plus grande et produirait-il des effets sur d’autres niveaux de la réalité, et il n’y a pas de détermination en dernière instance. Pour Weber, on ne peut saisir la portée de la dynamique économique dans le cadre de la dynamique globale de la société capitaliste contemporaine que si l’on s’interroge sur l’activité économique en tant qu’action sociale (soziales Handeln). En d’autres termes, l’économie a quelque chose à voir avec les usages et les représentations que s’en font les hommes ainsi qu’avec la façon dont ils la pratiquent. Il n’y a pas d’économie sans culture économique, sans éthique économique et sans pratiques économiques. La dominance de l’économie dans la vie sociale que Weber n’entend pas nier ne s’explique pas en conséquence par la seule économie, mais bien en faisant référence à tous les niveaux de l’activité sociale et à leurs articulations spécifiques à l’activité économique.
C’est au fond ce que Weber démontre dans sa sociologie des religions en étudiant les conséquences sociales des éthiques économiques développées dans les grandes religions mondiales. Dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il montre par exemple que les transformations du christianisme consécutives à la Réforme (transformations de la théologie, des croyances) favorisent l’apparition de nouvelles pratiques économiques. En même temps, il se garde bien d’affirmer, on l’a noté, que le protestantisme explique à lui seul l’apparition du capitalisme. Il ne tient pas du tout à substituer une sorte d’idéalisme primaire à un matérialisme économique simpliste ; ce qu’il entend promouvoir, en fait, c’est une étude multidimensionnelle de l’action sociale, éclairant les modes d’intrication et d’interdépendance des pratiques sociales. Il présente ainsi l’apparition du capitalisme comme la résultante de rationalisations partielles des activités sociales (rationalisation théologique, rationalisation juridique, rationalisation entrepreneuriale, rationalisation scientifique) liées à une transformation fondamentale des activités de production, l’émancipation du travail humain de toutes les formes de servage et d’esclavage. Si on peut parler de matérialisme dans le cas de Weber, il s’agit d’un matérialisme des potentiels d’évolution présents dans les actions sociales dans leurs combinaisons et leurs convergences. Weber parle souvent d’intérêts matériels, d’intérêts de pouvoir, d’intérêts spirituels pour signaler qu’il faut se garder d’avoir une conception réductrice de la « matérialité sociale », mais aussi pour montrer que les cultures de l’action se cristallisent dans des formes et des institutions sociales qui ordonnent et orientent les activités des hommes en développant des logiques propres. L’action peut être innovatrice, mais elle a aussi sa force d’inertie et sa dynamique de reproduction à l’intérieur des réseaux d’interaction et des institutions sociales.
Cette sociologie de l’agir ne peut évidemment pas être une discipline théorique des modes de production, parce qu’elle ne cherche pas à se fonder sur une analyse en termes de rapports de production et encore moins sur une dialectique des rapports de production et des forces productives. Weber lui-même n’aborde jamais directement cette question, mais lorsque l’on étudie les typologies qu’il développe de l’activité économique (Wirtschaften) et de l’ordre économique (Wirtschaftsordnung), on se rend compte assez vite qu’il s’intéresse surtout aux modalités des activités économiques. Pour lui, l’ordre économique se définit par la répartition du pouvoir de disposer et d’utiliser les biens et les prestations économiques. Il prend soin, bien sûr, de montrer qu’aucun ordre économique n’est autosuffisant, qu’il est en relation d’échanges complexes avec un ordre social (répartition du prestige et de l’honneur) et un ordre juridique, mais il tend en même temps à doter l’activité économique d’une logique contraignante pour toute la vie sociale. La typologie qui part de l’économie naturelle (Naturalwirtschaft) pour aller jusqu’à l’économie planifiée est comme aspirée vers le capitalisme, en tant qu’économie naturalisée, par la logique de la rationalité instrumentale. La typologie se trouve ainsi transformée en une sorte d’architectonique universelle dominée par les avancées successives de la rationalité instrumentale avant son succès définitif dans l’Occident capitaliste.
Max Weber réintroduit par là une thématique téléologique qu’il lui serait difficile d’accepter sur le plan théorique, parce qu’elle semble interdire une sociologie de l’agir qui cernerait ce devenir comme unité de la détermination et de l’innovation. Il en résulte une tension profonde dans l’oeuvre wébérienne de la dernière période, Weber luttant, au fond, contre ses propres résultats. Tout cela est particulièrement apparent dans la sociologie de la religion, largement dominée par une perspective d’histoire universelle, celle de la rationalisation religieuse ouvrant la voie à la rationalisation technico-instrumentale, alors que Weber essayait d’éviter une hiérarchisation des grandes religions mondiales. De fait, les religions sont sinon jugées, du moins jaugées en fonction de leur apport à la rationalité occidentale en tant que rationalité technique. Sans doute faut-il se garder d’aller aussi loin que Friedrich H. Tenbruck qui voit dans la sociologie de la religion la preuve que Weber revient à une théorisation idéaliste de l’histoire et de la société (de toute façon, Weber n’accorde pas de rôle exclusif à l’évolution religieuse). Mais on est bien forcé de constater que la rationalisation (et son pendant : le désenchantement du monde) devient un destin auquel on ne peut se soustraire. La rationalisation croissante des activités humaines, leur différenciation et leur diversification ont ouvert aux individus, lors des débuts de l’ère capitaliste, de nouveaux champs d’action qui, aujourd’hui, se rétrécissent de plus en plus : les individus qui doivent se soumettre à une conduite rationnelle-instrumentale de la vie, s’ils ne veulent pas succomber dans le cadre d’une société de compétition, trouvent en réalité de moins en moins d’espace pour leurs activités créatrices et expressives. Ils deviennent prisonniers d’activités routinières malgré les renouvellements technologiques.
Marx, pour sa part, qu’on attaque souvent pour le schéma universaliste de la succession des modes de production, a aussi essayé de suivre une autre direction de pensée. Dans les Grundrisse, renonçant à une dialectique transhistorique des forces productives et des rapports de production, il s’attache à mettre en lumière les conditions de possibilité de la société capitaliste en étudiant la variété et les variations des formes de propriété, des formes de relation des activités humaines à l’environnement naturel, des formes d’appropriation du travail des produits du travail, des formes et rapports de parenté, et, bien sûr, des formes de l’échange (notamment juridiques). Comme Weber, qu’il anticipe sur bien des points, il découvre à l’oeuvre dans les sociétés qu’il étudie des logiques d’évolution comme logiques et potentiels de l’agir social. Dans ces passages, on est à mille lieues de tout déterminisme historique, de toute explication prédéterminée. On peut, certes, observer que Marx cherche à discerner dans des champs historiques multiples des mouvements de dissociation entre nature et culture, entre conditions naturelles et activités humaines. Mais il ne s’agit là ni d’une thématique téléologique, ni d’une thématique universalisante affirmant des lois de l’évolution sociale. Il s’agit bien plutôt d’une thématique interrogative : quels processus pluriels ont conduit à la complexification et à la différenciation capitalistes des activités et des relations sociales ? De façon très caractéristique, Marx ne tente pas de placer sa réflexion sous le signe de la rationalité technico-instrumentale, mais sous l’égide des formes d’échanges et de communication (Verkehrsformen) et des formes de production et de reproduction de la vie sociale. Dans cette investigation, il se trouve, en ce sens, plus proche du « matérialisme » des relations sociales souhaité par Weber que de l’économisme qui le guette parfois.
Il est vrai que Marx, comme Weber, attribue une très grande importance au travail, notamment au « travail libre de la société capitaliste ». Il ne l’analyse toutefois pas comme le travail par excellence de la rationalité instrumentale, comme le sommet indépassable d’une évolution. Au contraire, il ne fait pas de doute pour lui que le travail salarié libre représente une rupture spécifique avec les formes antérieures du travail, puisqu’il se manifeste comme l’unité contradictoire de travail abstrait et de travail concret, comme l’unité d’une prestation pour le capital et d’une utilisation concrète et située d’une capacité de travail. Le temps de travail concret devient le porteur d’un temps de travail social qui est le temps du capital, de son organisation des activités de production et des échanges. Le travailleur salarié ne fait pas que traiter sa force de travail, et donc lui-même, comme un moyen (analyse que fait Weber), il cède l’emploi de cette force à une machine anonyme, destinée à valoriser le capital. En passant un contrat de travail, il consent en fait à ce que sa capacité de travail prenne la forme valeur et soit insérée dans une temporalité sociale qui s’impose à sa propre temporalité en limitant ses rapports au présent mais aussi au passé et au futur. La valeur de la force de travail, par conséquent, ne relève pas d’une mesure naturaliste du temps de travail, mais bien de mesures sociales largement déterminées par la conservation et la reproduction élargie du travail cristallisé dans le capital, donc par le rapport de subordination du travail vivant au travail mort.
Dans ces processus, la force de travail produit de la plus-value ou de la survaleur puisqu’elle est absorbée par des automatismes sociaux qui ne lui concèdent sa propre reproduction simple ou élargie que si elle sert au maintien et à l’extension des dispositifs de puissance économique. La plus-value ou la survaleur n’est, quant au fond, pas véritablement quantifiable, ou seulement de façon seconde ou dérivée, mais elle est captation permanente de forces vives des individus pour des fins avec lesquelles ils ne peuvent avoir de rapports directs. L’accumulation du capital soustrait aux individus une partie de leur activité sans qu’ils aient leur mot à dire sur ce qu’elle devient, sur le travail mort qu’elle contribue à constituer. Il ne faut toutefois pas se méprendre : Marx ne réclame pas pour le travailleur un droit au produit intégral de son travail comme le font certains courants socialistes. Il sait trop bien que dans le cadre d’une production de plus en plus socialisée où l’investissement joue un rôle de plus en plus important, où les prestations individuelles sont difficilement identifiables, on ne peut pas revenir à la maîtrise artisanale du procès de travail. Il entend, en revanche, mettre en lumière les effets de la captation des activités productives par la dynamique de l’accumulation du capital. Pour lui, la capacité de travail et l’intelligence des hommes ne sont pas seulement consommées de façon ponctuelle dans la production et la circulation, elles servent aussi de constituants permanents au rapport social de production, et cela au détriment de leur autonomie. Sans doute le rapport social de production fait-il tout bouger autour de lui, les individus comme les groupes sociaux, mais il le fait en suivant toujours la même direction, en privilégiant toujours les mêmes mouvements pour la reproduction élargie du capital. Il fait ainsi régner sa loi dans toutes les relations sociales : il y a clôture sur lui-même de ce rapport qui fonctionne unilatéralement pour la production et la circulation du capital, en vue de lui insuffler vie, par des transformations incessantes, malgré son caractère de travail mort. Marx, qui rejette comme des hypostases les considérations sur la société en général (cf. les critiques contre Proudhon), constate en même temps que les individus ne constituent pas eux-mêmes leurs liens sociaux qui leur sont en fait octroyés par des agencements de rapports et d’automatismes sociaux, c’est-à-dire par des « abstractions réelles ». L’ensemble est d’autant plus verrouillé que les individus sont fascinés par le monde enchanté de la marchandise et succombent à son pouvoir suggestif.
On pourrait donc penser que le pessimisme webérien est rejoint par Marx, à partir de considérations qui lui sont propres. Mais si l’on veut bien réfléchir quelque peu, on s’apercevra qu’il n’en est rien. Marx ne remet pas en question la rationalité en général ou sous sa forme instrumentale, il ne lui attribue donc pas un rôle irrésistiblement négatif. Ce qu’il s’efforce au contraire de démontrer, c’est que la rationalité dans le monde capitaliste est médiatisée par la logique de la valorisation, par la valeur qui s’autovalorise. Elle est utilisée, non pour rechercher les solutions les plus efficientes pour les hommes et leur métabolisme avec leur environnement, mais les solutions les plus efficientes pour la production de valeurs et l’exploitation de la nature. Dans son fonctionnement même, elle est enfermée dans les limites de la valorisation, mais elle ne se confond pourtant jamais totalement avec elle. En réalité, la raison dans le cadre capitaliste excède ce qu’elle produit, car elle a toujours la capacité et la possibilité de prendre des distances par rapport à la vie et au déploiement du capital. Cela vaut aussi bien pour la rationalité instrumentale (la Zweckrationalität de Weber) qui pourrait travailler au service des besoins, que pour la rationalité appliquée aux valeurs (la Wertrationalität de Weber) qui pourrait s’affranchir de la marchandisation des valeurs culturelles. Cette position de Marx est importante parce qu’elle lui permet de critiquer la dégradation de la production des valeurs (au sens éthique et culturel) tout en déterminant les conditions d’une production de sens (et donc de valeurs) libérée des contraintes de la valorisation. En somme, Marx n’en reste pas à la constatation que l’on est en présence d’une pluralité de valeurs qui ont du mal à faire sens, parce qu’elles ne sont pas suffisamment consistantes, il amorce une réflexion sur ce que pourrait être un véritable pluralisme du sens.
Tout le problème est évidemment de savoir comment pourrait se produire un autre usage des formes multiples de la raison, dans l’économie comme dans la culture. Il n’y a pas chez Marx de réponse unique à cette question : il y a, bien sûr, la référence à une prise de conscience possible à partir de la résistance à l’exploitation, mais cette thématique ne se présente pas de façon très élaborée. Il y a un autre type de réponse, moins connu, la réponse par les mutations du travail (parallèles aux transformations du rapport du travail). Dans les Grundrisse, en particulier, Marx montre comment le travail perd son lien à sa forme immédiate (l’entretien de relations directes avec la matière oeuvrée, l’objet de travail, ou l’outil de travail) pour se faire travail médiat, participation à des processus interdépendants et complexes. Le travail vivant n’entre plus que pour une part limitée dans une production matérielle qui se fait de plus en plus immatérielle. En même temps, le travail se déplace de plus en plus vers la production des connaissances qui, elle, comme innovation et application de ces innovations, tend à diriger et à orienter la production matérielle-immatérielle. Il y a intellectualisation progressive du travail salarié et apparition en pointillé d’un « général intellect », sorte d’intelligence collective en mouvement dans la production sociale. De cette analyse, résumée ici à grands traits, Marx tire deux conclusions très importantes. La première est qu’il devient de plus en plus difficile de faire entrer la dynamique des flux et des échanges économiques dans le corset de la valorisation, notamment de mesurer l’activité productrice des individus, c’est-à-dire leur participation, personnelle aux processus productifs, étant donné l’intrication des processus humains et machiniques de la production. Cela ne veut pas dire que tout calcul rationnel de l’économie de temps devient impossible, cela veut dire qu’il faut mettre à l’ordre du jour d’autres critères de mesure. La seconde conclusion est qu’un contrôle démocratique souple de la production sociale, fondé sur une intensification et une extension des échanges cognitifs, devient possible. La valeur qui s’autovalorise, comme logique autarcique et langage codé des échanges et des flux de production, peut être mise en crise et cesser peu à peu d’être la dynamique dominante des rapports des hommes à la nature et à eux-mêmes.
D’une certaine façon, Marx montre qu’une logique d’évolution - celle de la valorisation - tend à épuiser ses effets positifs et que, simultanément, une autre logique devient possible en contre point. Il n’est pas certain toutefois que cette seconde logique soit perçue par lui très clairement. Il semble hésiter entre deux conceptions difficilement compatibles. L’une qui voit le dépérissement de la valorisation comme lié à des processus de stabilisation et d’homogénéisation sociale, mettant fin à la différenciation et à la diversification si caractéristiques du monde capitaliste. L’autre qui, au contraire, conçoit le dépassement de la valeur qui s’autovalorise comme l’ouverture sur une autre logique de la valorisation : valorisation des échanges avec les autres, valorisation du développement personnel, enrichissement et variation des connexions au monde comme production emblématique des véritables richesses. Cette logique ne peut qu’être une logique multidimensionnelle qui ne se reconnaît dans aucune conception du monde, dans aucune idéologie totalisante, ni dans aucun système d’explication fermé. Elle implique, au fond, la fin des rapports et des rôles sociaux rigides, sans pour autant présupposer la fin des conflits ou la transparence de la société. Si Marx pressent tout cela, il a du mal cependant à le formuler jusqu’au bout, parce qu’il est toujours hanté par l’idée qu’il faut mettre fin à la séparation entre producteurs et moyens de production. Il n’arrive pas à expliciter complètement les conditions d’activités vraiment libres, notamment la mobilité du travail, sa plasticité, ce qui ne peut être assuré que par des automatismes productifs et des agencements systémiques. En d’autres termes, la liberté du travail et des autres activités présuppose l’autonomie des processus productifs et informationnels par rapport à ceux qui peuvent s’y intégrer librement en sélectionnant les activités qui leur conviennent. Manifestement, Marx n’en vient pas distinctement jusqu’à cette conclusion parce qu’il n’arrive pas à différencier l’autonomisation (Verselbständigung) de processus par rapport à tout contrôle social, de l’autonomie (Selbständigkeit) comme fonctionnement automatisé qui n’exclut pas, elle, certaines formes de contrôle social. Weber, pour sa part, est conscient de la très grande portée de la séparation entre moyens de l’action et acteurs, entre instruments ou moyens de travail et ceux qui travaillent, que cela se passe dans les entreprises, les administrations, les universités ou les centres de recherche. Pour lui, il y a là quelque chose d’incontournable, si l’on n’entend pas revenir sur le progrès technique, l’industrialisation et l’utilisation systématique de la science. Le monde relativement autonome des moyens complexes fait, en conséquence, partie intégrante du cosmos des hommes, de leurs relations à eux-mêmes et au monde, et ce serait les mutiler que vouloir les en priver. Il n’ignore toutefois pas que ce monde des moyens complexes risque en permanence de s’imposer au monde des fins (des orientations de l’action et des valeurs) en produisant un renversement qui pourrait se révéler catastrophique entre fins et moyens. Il est par suite persuadé que le monde des moyens doit être maîtrisé pour éviter qu’il ne se referme sur les relations sociales comme un piège. Pour cela il lui paraît indispensable de ne pas laisser à leur force d’inertie les gestionnaires du monde des moyens, c’est-à-dire de ne pas laisser les diverses bureaucraties, économiques, politiques à leur irresponsabilité congénitale. En effet, les bureaucraties qui tirent leur autorité et leur puissance de leur compétence, de leur capacité à traiter rationnellement des problèmes instrumentaux, ne peuvent avoir de distance réflexive par rapport à ce qu’elles font et se poser la question des fins et des orientations. Il faut, de l’extérieur, imprimer des directions, les renouveler, voire les changer radicalement pour s’opposer aux routines sclérosantes et à l’asservissement qu’elles peuvent entraîner. Il faut en fait compter sur l’esprit d’initiative de personnalités exceptionnelles, celles qui l’emportent dans la concurrence économique comme dans la concurrence politique, celles qui bousculent la bureaucratie des grandes entreprises, aussi bien que la bureaucratie de l’État et des grands partis.
Il n’est pas certain que Weber ait été entièrement convaincu de la possibilité de maintenir à la longue une dynamique « charismatique » dans l’économie et le politique capable d’affronter les lourdeurs bureaucratiques et de suppléer les carences des régulations spontanées (marché, concurrences, systèmes électifs). Il est, en revanche, tout à fait persuadé que les défaillances de l’inventivité « charismatique » peuvent avoir des conséquences catastrophiques en permettant à l’irresponsabilité bureaucratique de s’emparer de nouvelles activités sociales. C’est d’ailleurs pourquoi il est opposé à toute idée de « société socialiste » fondée sur l’étatisation, la bureaucratisation politique et la suppression de certains automatismes sociaux (mécanismes de marché, régulation élective de la circulation de pouvoir). La conférence sur le socialisme de 1918, les passages de Wirtschaft und Gesellschaft sur la planification ou sur les effets pernicieux de la fin de la mobilité de la main-d’oeuvre se lisent d’ailleurs aujourd’hui comme autant d’anticipations sur les difficultés et la crise du « socialisme réel ». Weber ne pense pas que le « socialisme » soit une sorte d’impossibilité logique (notamment sur le plan économique), mais il le perçoit comme faisant jouer la rationalité instrumentale beaucoup plus faiblement que le capitalisme. Fondamentalement, le socialisme est à la fois une exacerbation de tendances négatives inhérentes au capitalisme - notamment l’irresponsabilité bureaucratique - et une négation de ses tendances libérales-libertaires au nom d’idéaux communautaristes qui veulent effacer les différenciations, les diversifications sociales individualisantes. Le socialisme – tel du moins qu’il se dessine dans le communisme de guerre issu de la révolution d’Octobre – ne peut être, selon lui, qu’une formation sociale stagnante, rigide, fermée au changement social et au renouvellement politique. Le diagnostic est par suite sans appel, et le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas été controuvé par les évolutions du « socialisme réel ». Certes, Weber s’est trompé en affirmant que l’expérience serait de courte durée, mais cette erreur sur les délais et les rythmes n’infirme pas le fond de ses analyses. On pourrait en conséquence considérer que la cause est entendue et que la théorisation wébérienne sur l’impasse du socialisme l’emporte définitivement sur les vues marxiennes.
Les conceptions de Marx, cependant, ne sont pas toutes d’une pièce, et si l’on peut à juste titre mettre en question certaines de ses thématiques sur la planification ou la résolution des contradictions sociales, il faut aussi prendre en compte d’autres thèmes beaucoup plus complexes et riches d’aperçus critiques sur les problématiques de la transformation sociale. On peut rappeler par exemple les gloses marginales au « programme de Gotha » qui critiquent sévèrement deux dogmes fondamentaux de la social démocratie commençante : l’égalitarisme niveleur et négateur des variétés humaines, l’affirmation selon laquelle le travail salarié est créateur de toutes richesses (Marx repousse l’idée que la société nouvelle puisse être construite autour du travail). Mais il faut surtout se reporter à certains passages des Grundrisse, des Manuscrits de 1863 ou du Capital, pour se représenter à quel point il est difficile de faire rentrer la pensée de Marx dans le corset étroit d’un socialisme, précurseur du « socialisme réel ». Dans certains textes prémonitoires ou visionnaires de ces oeuvres de maturité, Marx montre très bien, comme on l’a déjà vu, que le développement du capitalisme a pour effet d’éloigner de plus en plus le travail de ses formes immédiates (le rapport direct entre le travailleur, l’instrument de travail, l’objet de travail et le produit du travail). Autrement dit, les processus de valorisation de la force de travail transforment profondément les formes phénoménales du travail en l’éloignant de plus en plus de son environnement naturel, en plaçant entre lui et son effectivité ou ses résultats de plus en plus de médiations. Le travail comme réalité médiate est une réalité de plus en plus complexe et intellectualisée. Il se manifeste de plus en plus comme interdépendance de travaux complexes qui ne peut se réaliser que par des formes très élaborées de concertation, par des processus d’agrégation multiples et souples, simultanément redondants et renouvelés. Cela signifie, selon Marx, que les formes capitalistes des échanges de travail, les travaux individuels socialisés par leur rapport au capital et à l’abstraction de la valeur, sont confrontées à la potentialité de relations d’échange et de coopération directes entre prestataires de travail.
Le travail, en filigrane, n’est plus au premier chef producteur de richesses, mais lui-même richesse inventive, moment dans des échanges sociaux complexes, moment aussi dans des activités multiples non réductibles à la seule production et circulation de marchandises. Le travail n’est plus, tendanciellement au moins, une activité séparée des autres activités. Il n’est plus le fondement premier de la conduite de la vie, mais seulement une partie de ce qui constitue la vie, c’est-à-dire une partie de l’intelligence des relations au monde et aux autres. Le travail intellectualisé dans les systèmes automatisés et dans les centres de recherche peut sans doute prendre la forme valeur, mais celle-ci apparaît comme une forme étriquée de mesure de la temporalité et des activités humaines. La productivité du travail comme productivité d’un travail médiat et démultiplié ne peut se réduire en effet à la production de valeurs, elle est en même temps production de temps disponible (pour employer la terminologie de Marx), c’est-à-dire de temps libre (au-delà de la simple récupération hors du travail) et, par contrecoup, de plus de disponibilité dans le travail proprement dit. Il apparaît en pointillé une autre valorisation que celle du capital et de la force de travail : la valorisation multidimensionnelle des échanges et des relations dans un cadre de mobilité des activités. Ce serait évidemment un contresens que d’interpréter cette thématique marxienne en termes de restriction des échanges matériels et symboliques, de pétrification des relations sociales, de stagnation des modes de vie ou de rationalisation centralisatrice. En fait, Marx ne cherche pas une rupture abstraite avec le capitalisme, pas plus qu’il ne cherche à en prendre le contre-pied. Tout au contraire, il n’entrevoit de possibilités effectives de libération qu’en poussant à leurs limites extrêmes certaines logiques d’évolution ou de développement présentes dans le capitalisme (liberté et mobilité du travail, multiplication et intensification des échanges).
À partir de telles prémisses, une critique radicale du « socialisme réel » qui sache éviter le piège d’une confrontation entre un devoir-être (un bon socialisme) et une mauvaise réalité, devient possible. Les sociétés du « socialisme réel » ne sont pas à proprement parler des rejetons mal formés du capitalisme, mais plutôt des substituts mal venus de ce dernier, là où son implantation était faible et fragile (zones périphériques). Contrairement à ce qu’affirment ses idéologues, le « socialisme réel » ne supprime pas l’exploitation du travail humain, il l’exploite moins bien, il l’entrave dans ses mouvements et le combine de façon relativement inefficace avec les moyens de production. Il y a, certes, valorisation du travail par la planification, mais il s’agit d’une infravalorisation à partir d’une valeur-indice affectée par les autorités politico-économiques au travail des salariés d’État [1]. Ces derniers ont par conséquent du mal à valoriser, personnellement ou collectivement, leur force de travail, c’est-à-dire à la vendre et à la dépenser dans de bonnes conditions. Il n’y a pas en réalité de relation visible et lisible entre la prestation de travail et le montant de sa rémunération, ce qui rend difficile toute dynamique d’élévation de la productivité. Comme dans le cadre capitaliste, la force de travail est captée et utilisée par ceux qui disposent des moyens de production, mais les travailleurs n’ont pas la possibilité d’influer directement sur les modalités de leur exploitation et sur ses façons de mesurer leur dépense de force de travail. La relation entre les administrateurs des moyens de production et les travailleurs n’est pas une relation dynamique de confrontation ouverte autour des marges d’initiative et d’autonomie des salariés dans leur coopération. Elle ne transforme pas le travail humain en permanence et ne lui permet donc pas d’entrevoir et de préparer les conditions de son propre dépassement. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que des sociétés fondées sur une telle atonie de la relation de travail soient des sociétés stagnantes et fermées sur l’avenir.
On peut constater, en fait, que Weber et Marx ne se contredisent pas, à proprement parler, sur le « socialisme réel ». À partir de leurs analyses, quelles que soient par ailleurs leurs différences, on peut comprendre l’inefficacité des bureaucraties de l’Est qui n’ont pu jouer que sur une rationalité faible ou affaiblie en matière économique et, très vite, ont dû faire face à l’usure et l’obsolescence des systèmes d’injonction et de commandement au plan politique. À partir des instruments analytiques qu’ils ont forgés, on ne peut que conclure au caractère non viable des socialismes d’État bureaucratiques et à la supériorité indéniable du capitalisme par rapport à ce type de système. Mais leur accord s’arrête là : Weber pense que le capitalisme est indépassable alors que Marx pense le capitalisme comme société ouverte et donc comme forme de société évolutive et dépassable. Cette proximité et cette différence demandent évidemment explication, c’est-à-dire demandent à être explicitées quant à leurs fondements théoriques. La théorisation wébérienne, on le sait, repose sur l’utilisation de l’« idéaltype » comme construction intellectuelle d’ordre discursif. La théorie ne reflète pas le réel, elle se mesure avec lui, elle l’ordonne idéellement, de façon hypothétique et provisoire, afin de saisir les significations culturelles des actions, des organisations et des institutions humaines. Le théoricien dialogue avec le passé et le présent en essayant de les faire parler, c’est-à-dire en reconstruisant des contextes et des ensembles signifiants. Son implication dans l’investigation et dans la construction intellectuelle qui en résulte se doit en fait d’être explicitée pour que les questions et les remises en question apparaissant dans ce dialogue soient elles-mêmes éclairées. D’une certaine façon, il est inévitable que le discours théorique soit sélectif et qu’il n’interroge qu’une partie du réel et cela de façon tout à fait spécifique. Cela veut dire que l’extension du discours théorique est délimitée par le rapport aux valeurs et l’insertion culturelle du théoricien-chercheur et que le discours théorique peut à tout moment être récusé en fonction de nouvelles relations aux valeurs. La théorie ne peut connaître le repos.
À ce niveau, la conception wébérienne du discours sociologique rencontre une difficulté de première importance. Elle n’a pas de critère discriminant pour définir les conditions de remplacement d’une construction intellectuelle idéaltypique par une autre. Weber essaye bien de cerner les conditions formelles de validité des théorisations sociologiques (rigueur des procédures, consistance des raisonnements, critique des paralogismes, etc.), mais on n’a pas manqué de faire valoir contre lui que le formalisme scientifique n’est pas une valeur culturelle transhistorique, transcendant l’espace et le temps. La méthode idéaltypique serait-elle alors suspendue dans le vide ? On ne trouve pas de réponse à cette question chez Weber, mais on peut, paradoxalement, trouver des indications précieuses chez Marx. Dans les Grundrisse, il présente le procès de théorisation en ce qui concerne le domaine de la société dans un esprit voisin de celui de Weber. La théorie est du concret de pensée, la synthèse de multiples déterminations obtenues en prenant des distances (sélection, abstraction) par rapport au donné immédiat : il s’agit donc d’une construction intellectuelle qui utilise des instruments intellectuels comparables à ceux de Weber. Marx essaye toutefois de faire jouer des moyens de contrôle du procès théorique. Il s’efforce d’abord de le replacer dans des relations de production et de communication, dont il est partie prenante. Il le situe en ce sens par rapport à des valeurs-enjeux, produites dans des conditions déterminées et dans des relations sociales marquées par des formes spécifiques d’exploitation et d’oppression. On n’est donc plus placé face au kaleidoscope du polythéisme des valeurs cher à Weber, mais au sein de confrontations qui portent sur des normes (à tendances particularistes ou universalisantes) de la vie en société entre lesquelles on peut choisir. En second lieu, Marx entend bien donner une dimension critique au processus en lui fixant pour objectif de détruire les ontologisations spontanées de la pensée sociale cristallisées dans les catégories économiques notamment. Il appelle ainsi à ne pas considérer les catégories qui organisent idéalement l’ordre des rapports sociaux comme formes d’existence ou des déterminations existentielles, mais justement comme des effets fétichisés d’activités sociales non maîtrisées. Le concret de pensée n’est pas seulement éloignement par rapport à l’immédiat, il est aussi retour à lui pour en dévoiler les pièges.
Est-il nécessaire de conclure ? Comme on l’a déjà noté, il n’y a pas de duel à mener à bonne fin entre Marx et Weber, mais bien plutôt un dialogue. Marx questionné par Weber est un autre Marx ; Weber confronté à la pensée marxienne mène plus loin qu’il n’a jamais pu le faire tout seul.





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(1934-2004)




[1Voir à ce sujet l’ouvrage remarquable de Gérard Roland, Économie politique du système soviétique, L’Harmattan, 1989.