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Note pour une histoire de la social-démocratie française

Les Temps modernes

n° 234, p. 816-842, novembre 1965




Le socialisme français a de très anciennes traditions qu’il n’est pas difficile de faire remonter jusqu’au dix-septième siècle, mais sous sa forme moderne il a moins d’un siècle. C’est en effet seulement dans les vingt dernières années du dix-neuvième siècle que se constitua peu à peu un parti indépendant qui se réclamait tant du socialisme que de la classe ouvrière. La défaite de la Commune de 1871 avait infligé de telles pertes au prolétariat et à ses porte-parole que la reconstitution du mouvement socialiste était plus une seconde création qu’une simple renaissance. La continuité historique avait été partiellement interrompue et de ce fait l’affrontement des socialistes avec les problèmes concrets fut beaucoup moins marqué par les nébuleuses idéologiques du socialisme proudhonien et anarchisant. Les succès rapides et nombreux que rencontrèrent Guesde et Lafargue dans leur campagne en faveur du marxisme trouvent là leur explication. La nouvelle génération de combattants socialistes avait soif d’explications rationnelles, elle se méfiait des illusions lyriques qui avaient été partagées par les Communards dans leur immense majorité. La doctrine socialiste, à leurs yeux, devait à la fois rendre compte sans ménagement de la faiblesse ouvrière et fonder sur des arguments sérieux et scientifiques la nécessité de la transformation socialiste. Le présent devait être vu et compris pragmatiquement, alors que le futur, lui, pouvait être paré au nom de la science et du déterminisme des couleurs les plus riantes.
Vers 1880 le militant guesdiste ne pouvait plus croire à la possibilité de convaincre l’élite bourgeoise des bienfaits du socialisme, mais il avait besoin d’une certitude pour surmonter les difficultés considérables de sa tâche ; celle de la victoire immanquable du socialisme contre tous les obstacles. Ses conceptions et ses vues étaient en même temps doctrinaires et empiriques. Dans son travail quotidien il se voulait tout à fait réaliste pour utiliser au maximum les mille occasions que donnait le comportement des capitalistes à l’agitation socialiste. Il était également très attentif aux problèmes les plus terre à terre des milieux ouvriers et tâchait d’y faire face avec les moyens qui se trouvaient à sa disposition. Tout cela’ le rendait remarquablement fort contre la répression bourgeoise, mais ne lui permettait pas de surmonter Véritablement, par la théorie, la situation dans laquelle il se trouvait ; il ne faisait que la nier idéalement par un acte de foi dans le progrès social. Aussi n’est-il pas étonnant que les, conditions politiques et sociales particulières à la troisième République aient profondément marqué le mouvement socialiste d’alors.
La troisième République [1] présente ce paradoxe d’avoir été portée surfes fonts baptismaux par des monarchistes et d’être en quelque sorte le fruit d’une contre-révolution (la répression de la Commune). Son existence fut très longtemps précaire et elle ne dut son salut qu’à l’embarras et aux divisions des anti-républicains. Ceux-ci, en effet, étaient partagés en légitimistes (partisans de la branche aînée des Bourbons), en orléanistes (partisans de la branche cadette des Orléans) et bonapartistes. Unis contre le prolétariat et la petite bourgeoisie, ils se différenciaient sur le choix des méthodes à employer pour gouverner. Les légitimistes, liés à l’aristocratie campagnarde et au clergé désiraient une monarchie comparable à celle de la Restauration. Les orléanistes, liés à la vieille bourgeoisie et à la haute banque, préconisaient une monarchie constitutionnelle. Les bonapartistes, quant à eux, étaient partisans d’un régime césariste clairement destiné à maintenir les masses en tutelle par la coercition et la démagogie. Ces divergences dans le camp conservateur n’auraient sans doute pas suffi à garantir la forme républicaine des institutions, si les milieux bourgeois n’avaient craint de susciter une opposition trop forte en permettant la restauration de la monarchie. Ni la paysannerie, ni les classes moyennes n’étaient prêtes à subir sans résistance le règne du hobereau ou des chevaliers d’industrie bonapartistes. Aussi, pour les hommes politiques les plus lucides, la République apparaissait-elle comme le moins mauvais des régimes possibles. Leur porte-parole, Thiers, ancien orléaniste, se fit l’avocat d’une République conservatrice qui aurait laissé intacts le pouvoir et les privilèges de l’armée, de l’Église et de l’oligarchie financière. La République devait être une République sans républicains sincères.
Thiers, qui n’avait eu qu’un tort, celui d’avoir eu raison trop tôt, fut renversé par la réaction monarchiste, mais sa conception fut reprise par l’aile droite des républicains (Gambetta, Jules Ferry, Jules Grévy) qui s’efforça de se faire accepter des vieilles élites et de la grande bourgeoisie par sa modération en matière sociale et sur le plan politique (acceptation des lois constitutionnelles de 1875). Sur cette base s’établit un équilibre politique et social caractéristique de la troisième République ; les courants antirépublicains restant très forts et bénéficiant de nombreuses complicités dans l’appareil d’État, les républicains opportunistes se servaient de cette menace pour inciter les radicaux à modérer leurs exigences et à admettre une gestion prudente des affaires publiques. Au nom de la défense républicaine et de la lutte contre le césarisme, le conservatisme devenait la résultante immanquable des luttes politiques de la IIIe République ; les radicaux abandonnaient leur programme de réformes afin ne pas rendre plus difficile leur alliance avec l’aile républicaine de la grande bourgeoisie, mais en même temps ils alimentaient par leurs abandons successifs les courants antiparlementaristes, ce qui les liait encore un peu plus aux républicains opportunistes et aux ministères dits de concentration républicaine. Certes, les critiques contre ce système mystificateur n’ont pas manqué dans les rangs du radicalisme ; chaque génération radicale voyait se lever des adversaires décidés de l’opportunisme [2]. Ils finissaient néanmoins par être absorbés dans le système, parce que celui-ci satisfaisait pour une large part le désir de participation politique des élites du monde rural et des classes moyennes. Combattre dans ses fondements conservateurs la IIIe République n’était possible que sur des bases de classe plus avancées que celles des radicaux, c’est-à-dire sur des bases socialistes.
Les guesdites et les blanquistes, à qui l’on doit la reconstitution du mouvement socialiste après la Commune, produisirent effectivement une critique relativement élaborée de la démocratie parlementaire française comme démocratie formelle. Ils durent d’ailleurs s’affirmer contre les radicaux, dont ils mirent en lumière les reniements successifs depuis le programme de Belleville sous le second Empire : abandon de la lutte contre le militarisme, de la lutte pour la révision de la Constitution, de la lutte pour l’impôt sur le revenu. Mais, si cette critique portait et gagnait aux socialistes la sympathie d’une partie importante des masses, elle restait trop abstraite pour leur indiquer la façon dont ils devaient concevoir la lutte politique dans une république parlementaire. En réaction contre les radicaux, guesdistes et blanquistes avaient une tendance indéniable à renvoyer dos à dos les différents courants de la bourgeoisie, qu’ils soient parlementaristes ou antiparlementaristes, et à sous-estimer ainsi l’ampleur des contradictions du système politique. Il s’ensuivait chez eux une attitude messianique qu’une participation active, mais de caractère purement propagandiste, à la vie parlementaire ne pouvait compenser. Aussi n’est-il pas étonnant que leur intransigeance ait été mise en question par tout un secteur du mouvement socialiste au nom des nécessités de la pratique. Le possibilisme de Brousse s’appuya sur les succès municipaux des socialistes pour contester la tactique guesdiste, le millerandisme, poussa à la participation ministérielle pour exploiter en faveur des masses populaires la plus ou moins grande disponibilité des ministères radicaux. Toutefois, c’est de Jean Jaurès que vint la critique la plus dangereuse pour le « marxisme orthodoxe » de Guesde ou de Vaillant.
Comme Bernstein, Jaurès [3] était rebuté par l’attentisme des principaux dirigeants socialistes de son époque. Son tempérament de lutteur le portait à rechercher l’affrontement avec les forces les plus réactionnaires de la bourgeoisie, et à utiliser au maximum les divisions internes de celle-ci. Pour lui, il n’était pas un seul instant question de rester neutre entre les parlementaristes et les antiparlementaristes. Il ne niait certes pas les limites de la démocratie bourgeoise de son temps, mais il la comprenait comme une étape conduisant directement à la démocratie socialiste. A ses yeux, le socialisme apparaissait comme l’achèvement et le prolongement du droit et des formes républicaines mises au point par la Révolution française de 1789. Le mouvement de la société vers la démocratie et le socialisme, bien que soumis à des aléas et des rythmes divers, lui semblait inscrit dans le contexte de l’époque, parce que justifié par le désir de perfectionnement moral de l’homme. L’État moderne, débarrassé de son allégeance aux intérêts d’une classe, devait à la manière hégélienne représenter la moralité organisée d’une société en marche vers son perfectionnement [4], et la Révolution devait découler directement de la prise de conscience par la majorité du peuple des possibilités de dépasser sa condition de subordination et d’infériorité. Jaurès, selon ses propres paroles, entendait faire la synthèse du matérialisme de Marx et de l’idéalisme de la philosophie classique allemande.
On aurait tort, cependant, de ne voir dans ses conceptions qu’une simple version poétique du révisionnisme bernsteinien. Jaurès, après avoir eu quelques faiblesses pour le ministérialisme d’un Millerand, devint un adversaire sincère du gradualisme des réformes à petites doses. Dans ses vues sur l’histoire, il entendait concilier la foi en la déesse démocratie avec l’idée du rôle privilégié du prolétariat dans la lutte pour son triomphe. Selon lui la démocratie, pour se dépasser en démocratie socialiste, avait besoin de l’action constante du parti du prolétariat pour imposer son hégémonie politique. Au terme de longues luttes entre le principe de la démocratie et de la justice d’une part, celui de l’égoïsme et des privilèges d’autre part, un bond qualitatif devait se produire grâce à l’esprit de sacrifice du prolétariat. La démocratie se libérait des limites que lui avaient imposées ses créateurs bourgeois, de politique elle devenait économique et sociale. La Révolution était en somme pour Jaurès moins une création qu’un point d’aboutissement, moins une rupture avec le passé que sa révélation à lui-même.
Cette conception du socialisme et de la révolution qui ne trouva sa forme achevée chez Jaurès que vers 1905 au moment de l’unification des différents groupes socialistes, était apparemment très éloignée des vues des militants de formation guesdiste. Ils l’acceptèrent cependant graduellement, parce qu’elle tenait compte de leur attachement à l’originalité ouvrière ou au particularisme prolétarien, parce qu’elle justifiait leur volonté de ne pas se confondre avec la gauche bourgeoise, et enfin parce qu’elle tenait compte de leur croyance dans le progrès social. L’idéologie guesdiste et blanquiste ne trouvait en fait pas grand-chose à opposer, si ce n’est sa méfiance, aux tentatives de Jaurès pour sep lacer à la tête des batailles pour les libertés démocratiques. Les guesdistes attendaient l’effondrement du capitalisme alors que Jaurès entendait préparer son dépassement et, dans chaque situation, cherchait la ligne de moindre résistance de l’édifice bourgeois. Jaurès put ainsi combattre victorieusement l’antiparlementarisme latent du mouvement socialiste et même renverser l’appréciation que les socialistes avaient à l’origine du radicalisme bourgeois. Il ne s’agissait plus de combattre son influence néfaste sur une partie du prolétariat et de la paysannerie, mais d’exercer sur lui une pression de plus en plus forte pour qu’il se dégage de l’influence du grand capital et se prête aux réformes tendant à créer lés conditions du bond qualitatif vers le socialisme. Dans l’action, on devait relever les fautes et les erreurs du radicalisme, mais on ne devait pas en tirer la conclusion que toute collaboration était impossible, car en réagissant ainsi on risquait de s’interdire les moyens d’influer sur la vie politique.
L’optimisme jauressien présentait ainsi les choses comme si la IIIe République n’eût pas été dominée par la circularité des manœuvres des républicains conservateurs et des trahisons des radicaux. Jaurès lui-même prenait très au sérieux la défense républicaine et croyait voir dans l’évolution de la vie parlementaire une marche ascendante, quasi ininterrompue, vers le renforcement des forces démocratiques. Il pensait que les batailles défensives menées contre les groupements d’extrême droite avaient écarté le danger réactionnaire dans une très large mesure, et que les obstacles qui restaient à vaincre ne présenteraient pas de difficultés plus graves. Pour lui la lutte des classes de l’époque moderne était canalisée par les méthodes démocratiques et il lui semblait à peu près impensable que les classes dominantes puissent revenir en arrière. Il étendait d’ailleurs ces vues aux relations internationales et aux rapports entre États, voyant dans l’évolution de la diplomatie internationale la même progression vers une plus grande civilisation que dans l’évolution de la vie étatique intérieure. Il n’ignorait certes pas les dangers qui naissaient de l’affrontement larvé des grandes nations européennes, mais il les croyait surmontables par la confrontation démocratique et par l’emploi de méthodes d’arbitrage, parce qu’il ignorait la réalité de l’impérialisme. En effet, alors que de nombreux socialistes européens (russes, polonais, allemands, etc.) s’étaient efforcés de découvrir les racines économiques et sociales de l’explosion expansionniste du XIXe siècle, l’analyse jauressienne, elle, en était restée aux composantes du conflit franco- allemand de 1870 (affrontements entre nationalités, intérêts stratégiques des États, psychologie des gouvernants, etc). Le monde de Jaurès, s’il n’avait encore rien d’idyllique, anticipait déjà par bien de ses aspects sur la société sans classe.
Il n’est pas interdit de penser que, sur la fin de sa vie, Jaurès avait commencé à prendre conscience des limites de sa pensée théorique ; à plusieurs reprises, il s’était heurté au conservatisme de la social-démocratie allemande (en particulier à son refus de lutter ouvertement contre la monarchie prussienne) et il n’avait pas été sans apercevoir l’influence corruptrice qu’exerçait le système politique français sur de très nombreux socialistes. Mais, si l’on peut soutenir avec quelque vraisemblance que Jaurès était en train d’évoluer, cela n’était certainement pas vrai du jauressisme en tant que courant politique dominant du mouvement ouvrier français à la veille du conflit mondial. La guerre le trouva totalement impréparé et tout à fait incapable de se retrouver dans une situation qui n’entrait pas dans ses catégories intellectuelles. Il ne pouvait que courber la tête devant ce qui lui apparaissait comme une catastrophe naturelle et attendre que viennent des jours meilleurs pour reprendre sa routine politique. La guerre pour la plupart des jauressistes n’était pas la conséquence logique des rapports de classe à l’échelle internationale, mais un accident qui était venu interrompre pour un temps une évolution politique et sociale pleine de promesses. Leur aspiration la plus immédiate, qu’ils fussent pacifistes ou chauvins, était de retourner à l’état de choses antérieur. Aussi les conséquences de la guerre les surprirent-elles autant que le conflit lui-même. Ils ne voulaient pas voir l’ébranlement des vieilles structures sociales, pas plus que l’extension du danger militariste dans les pays où régnait la démocratie parlementaire et surtout ils essayaient d’ignorer les profonds bouleversements qu’avait introduits la Révolution fusse dans les rapports entre les classes. Après l’Octobre russe, les rapports entre la bourgeoisie et le prolétariat ne pouvaient plus être ce qu’ils étaient avant, mais les jauressistes n’en avaient pas conscience.
Au moment du congrès de Tours, la majorité des cadres socialistes (jauressistes et guesdistes confondus) se trouva du côté de ceux qui refusèrent de s’unir aux bolcheviks. Sans condamner ouvertement la révolution d’Octobre, ils lui déniaient tout caractère exemplaire en refusant de la considérer comme socialiste. Elle n’était pour eux qu’un putsch de type blanquiste, reflétant les conditions arriérées de la Russie tsariste. Ils doutaient de sa solidité et ne voulaient en aucun cas se laisser entraîner à des aventures révolutionnaires dans l’Europe d’alors. De façon très significative, Léon Blum [5] [6], dans son discours au congrès de Tours, opposa les masses inorganiques que manipulaient les bolcheviks aux masses organiques, c’est-à-dire éduquées et conscientes, qui sont nécessaires à toute révolution socialiste authentique. A l’arrière-plan de cette position certainement très sincère, il y avait au fond la répulsion des vieux dirigeants socialistes pour ceux qui ne respectent pas les règles du jeu démocratique traditionnel et font appel aux plus profonds sentiments de révolte des exploités. Le socialisme, selon’ les adversaires de la IIe Internationale, ne pouvait parvenir au pouvoir qu’après avoir converti et éduqué l’immense majorité des travailleurs et des membres des classes moyennes. Comme l’a justement observé Colette Audry 8, cette conception déniait toute valeur éducative profonde à la lutte pour la prise du pouvoir (dans le cadre d’une période de double pouvoir par exemple) et à la période de dictature du prolétariat. En définitive, faire la Révolution, c’était amener la quasi-totalité des travailleurs dans les organisations social-démocrates pour leur faire partager l’idéologie social-démocrate.
Les minoritaires de Tours crurent de bonne foi qu’ils continuaient la tradition révolutionnaire du socialisme français contre les innovations dangereuses venant de Moscou. Ils ne s’étaient pas sali les mains dans la répression contre-révolutionnaire tomme les social-démocrates allemands, et ils pouvaient se vanter d’avoir conservé des liens très étroits avec la classe ouvrière. Pourtant, en tant que courant politique, les blumistes des années 20 ne sont pas simplement les héritiers des guesdistes et des jauressistes d’avant la guerre. D’une part, ils ont vu naître sur leur flanc gauche un concurrent puissant, le parti communiste, qui écarte d’eux les jeunes générations révolutionnaires ; d’autre part, leur pensée politique, en refusant de reconnaître une partie de la réalité pour ce qu’elle est, s’est ossifiée et détachée de toute élaboration vivante. La S.F.I.O. après 1921 est remarquablement stérile sur le plan théorique ; rien de comparable aux écrits de Jaurès, de Lafargue, de Guesde, peu ou pas de controverses intéressantes sur les problèmes de la stratégie socialiste. L’exégèse des textes anciens faite par Blum ou les autres dirigeants du parti semble suffire à régler toutes les questions. La pratique du parti présente elle-même au cours de ces années une remarquable rigidité ; on respecte la discipline républicaine aux élections, on soutient quelquefois les radicaux dans leur action gouvernementale (le soutien à éclipses), mais on se refuse au nom des principes révolutionnaires à toute participation ministérielle. La pratique n’est ainsi ni révolutionnaire, ni ouvertement réformiste, mais en réalité quiétiste et sans perspectives. La S.F.I.O. subit l’événement et sa tactique n’est plus qu’une caricature sans imagination de celle que Jaurès avait mise au point ; l’essentiel est de maintenir ou de développer l’organisation sans se préoccuper véritablement de bouleverser le jeu politique français.
Il faudra attendre les répercussions de la crise économique mondiale sur la société française pour que la S.F.I.O. sorte de son assoupissement. C’est en effet au début des années trente qu’une forte aile droite mit en doute le bien-fondé de la non- participation aux gouvernements de gauche (radicaux et alliés) et proposa au parti de cesser sa politique d’opposition. Selon ses leaders il fallait œuvrer conjointement avec une partie de la bourgeoisie pour remettre en route l’économie et empêcher une crise sociale catastrophique. Certains d’entre eux, influencés par les idées d’Hendrik de Man, préconisaient même des méthode autoritaires pour appliquer leur politique de plan. C’était un véritable défi aux habitudes du parti et il fut relevé avec vigueur tant par Léon Blum que par la gauche renaissante du parti. La S.F.I.O. se refusa à être un garant de la discipline de la classe ouvrière dans le cadre d’une politique de relance du capitalisme, bien au contraire elle attaqua avec une certaine vigueur la politique de déflation (diminution du traitement des fonctionnaires) pratiquée par les gouvernements d’alors. Au parlement Léon Blum qui était lui-même un excellent debater harcela sans cesse les ministres des finances et dénonça avec brio le caractère de classe de la politique gouvernementale (que les ministères soient à participation radicale ou non).
Ce gauchissement de la S.F.I.O., sanctionné en 1932 par la scission de l’aile droite, fut encore accentué dans les mois suivants par la montée du danger fasciste. L’ensemble du parti prit conscience du risque que faisait courir au mouvement ouvrier la prolifération des figues fascistes financées par une partie du patronat. L’aile gauche du parti favorisa la formation de groupes de combat, les T.P.P.S., qui disputèrent aux ligues le contrôle de la rue, et la direction du parti se garda bien de reprendre à son compte la politique du moindre mal qui avait été celle de la social-démocratie allemande. Au contraire, après le 6 février 1934, malgré certaines réticences au sein de l’appareil, le parti tout entier s’engagea dans une politique d’unité d’action avec les communistes dont l’objectif avoué était de s’attaquer aux racines du fascisme. En quelques, mois une nouvelle vie s’empara de l’organisation, dont le prestige n’avait jamais été aussi grand. Les deux tendances de l’aile gauche, « la bataille socialiste » et « la gauche révolutionnaire » firent un intense travail d’éducation auprès des militants en essayant de leur faire comprendre la révolution d’Octobre et en tâchant de poser les bases d’un programme socialiste qui prolongerait la lutte antifasciste. Il semblait que le parti allait se hausser au-dessus de lui-même et que l’objectif révolutionnaire allait vraiment être au centre de ses préoccupations.
Les apparences, toutefois, étaient trompeuses. Les responsables socialistes dans leur majorité ne concevaient pas la bataille antifasciste hors du cadre parlementaire et républicain le plus légaliste. Pour eux la bataille de 1934-1936 était un peu une résurgence des luttes pour la défense de la République du début du siècle, et beaucoup d’entre eux pensaient qu’ils devaient pousser en avant les radicaux sans chercher à exploiter directement les avantages tactiques obtenus par les forces ouvrières. Ils se trouvaient en présence d’un mouvement de masse dont ils comprenaient mal la profondeur et l’ampleur. De nouveau ils étaient confrontés à des masses inorganiques qui avaient tendance à venir déranger le bel ordonnancement du dispositif prévu par le parti. Leur comportement était par suite ambigu ; ils se réjouissaient du renforcement de leur parti et souvent se laissaient porter par la vague de l’enthousiasme populaire, mais en même temps ils craignaient les débordements dé cet enthousiasme et cherchaient à le freiner. C’est encore une fois Léon Blum qui se chargea de traduire en choix politiques -clairs ces sentiments plus ou moins confusément ressentis dans les milieux dirigeants (nationaux et locaux) du parti et qui leur donna la justification théorique propre à satisfaire le besoin d’orthodoxie des militants.
Léon Blum., à qui on ne peut dénier une brillante intelligence, s’était aperçu relativement tôt que l’ampleur du mouvement antifasciste risquait de placer la S.F.I.O. dans la position de plus fort parti sur le plan parlementaire, c’est-à-dire de parti appelé éventuellement à exercer la responsabilité du pouvoir Dans un article du 2 juillet 1935 [7] il écrivait : « Tout parti prolétarien, du fait même qu’il pratique l’action parlementaire, peut se trouver astreint à l’exercice du pouvoir, par le jeu régulier des institutions politiques du capitalisme et dans les cadres de son régime économique. A moins de répudier l’action parlementaire elle-même, je n’aperçois aucun moyen de se soustraire absolument à cette obligation éventuelle. » Dans sa pensée cette possibilité de l’exercice du pouvoir se distinguait nettement de la prise du pouvoir qui ne pouvait être le fait que d’un prolétariat uni (dans une seule organisation) et devenu très largement majoritaire sur le plan politique. L’exercice du pouvoir était en quelque sorte l’exécution d’un contrat dont les stipulations dépendaient dans une très large mesure de la bourgeoisie, autant si ce n’est plus que de la volonté de l’électorat socialiste. Par le jeu des alliances et par l’acceptation des règles de la légalité républicaine le parti socialiste fixait lui-même des limites étroites à son action et ne pouvait les dépasser sous peine de mettre en danger tout l’équilibre politique auquel il s’était attaché. Avant les élections de 1936 Blum pensait d’ailleurs qu’il ne serait même pas possible au parti socialiste d’exercer le pouvoir et, disons-le franchement, il espérait que la S.F.I.O. pourrait se contenter d’occuper le pouvoir « pour empêcher la conjonction de la force gouvernementale et des forces fascistes contre les libertés démocratiques et ouvrières et pour mettre au contraire la force gouvernementale au service de la lutte antifasciste ». Le problème essentiel pour lui était de revenir à la normalité démocratique et au libre jeu des institutions parlementaires. Aussi était-il extrêmement modéré dans ses revendications programmatiques. Le front populaire, d’après lui, devait mettre au point un programme de relance de l’économie (grands travaux, augmentation du pouvoir d’achat des masses) et de mise à l’écart des hauts fonctionnaires fascistes, mais ne devait guère aller au-delà. Tout au plus préconisait-il un certain nombre de nationalisations comme des mesures techniques susceptibles de donner au gouvernement les moyens d’appliquer sa politique ; en aucun cas il ne devait être question de « socialisations » qui portent un coup au fonctionnement du régime capitaliste. Tout dans les articles ou dans les discours qu’il faisait à cette époque indiquait une extrême prudence et une sorte d’effroi à la pensée que le parti socialiste se trouvait placé à la tête des forces antifascistes. A lire ces articles ou ces discours on retire cependant l’impression que Léon Blum attendait au moins un résultat positif de la tempête antifasciste, la réunification du mouvement ouvrier sur des bases politiques proches de celles qu’il avait toujours définies. A son sens, en effet, l’acceptation par les communistes de l’unité antifasciste et d’un programme de front populaire très modéré dans les termes les entraînerait à plus ou moins longue échéance à renoncer à leur conception du parti d’avant-garde qui pousse les masses à aller plus loin qu’elles ne le veulent au départ. La lutte antifasciste devait être, en somme, non une étape vers la prise du pouvoir ou vers un ébranlement des structures étatiques capitalistes, mais une étape dans la voie du rassemblement des forces ouvrières.
Ce programme blumiste, si bien équilibré et si réaliste, ne résista pas à l’affrontement des classes à partir de 1936 [8]. Si certains de ses aspects furent réalisés, son orientation fondamentale ne fut pas, retenue par les protagonistes du drame social que fut le front populaire. La bourgeoisie détermina son propre comportement non par rapport au programme politique dressé par Blum mais par rapport à une estimation relativement lucide du mouvement des masses. Elle croyait moins à la modération des leaders les plus en vue de la S.F.I.O. qu’au langage assez clair des grévistes de juin 1936. En un mot, là où Blum lui assurait qu’il n’était pas question d’aller au-delà d’une opération antifasciste limitée, elle avait l’impression que son existence en tant que classe dominante était en jeu. De même les masses ouvrières qui dans la lutte menée depuis 1934 avaient peu à peu pris confiance dans leurs propres forces ne prenaient pas à la lettre le programme qui leur était proposé ; elles sentaient confusément que beaucoup de choses étaient possibles et elles aspiraient à de profonds bouleversements.
A moins de réviser et d’approfondir progressivement sa politique pour tenir compte de l’ampleur du sabotage de la bourgeoisie et de la vigueur du mouvement de masse la S.F.I.O. ne pouvait donc être que surprise et ballottée par les événements. Effectivement la première expérience gouvernementale des socialistes français fut extrêmement décevante pour la plupart des militants du mouvement ouvrier. Très vite, le gouvernement à direction socialiste perdit l’initiative et subit passivement les pressions et les manœuvres de la bourgeoisie. Initialement Léon Blum commit deux fautes très graves, d’abord celle d’accorder une très large part aux radicaux dans son ministère alors qu’un ministère socialiste homogène était dans le domaine des possibilités, ensuite celle de rechercher à tout prix la fin du grand mouvement de grève de juin 1936, naturellement sans utiliser son extraordinaire puissance pour imposer toute une série de mesures anticapitalistes à une bourgeoisie provisoirement atterrée et prostrée °. Après l’apaisement il était évident que la contre-offensive allait se déclencher immédiatement. Les difficultés financières dues aux manœuvres des grandes banques, la résistance ouverte des sénateurs radicaux eurent vite raison de l’élan réformateur du gouvernement Blum. Au bout de quelques mois il dut décréter la pause et repousser à plus tard la mise en œuvre de sa politique. Certes, les réformes adoptées dans les premiers mois de l’été 1936 étaient loin d’être négligeables -
 [9] elles font sentir leurs effets encore aujourd’hui — mais elles ne furent pas le fruit d’une action délibérée, continue, sûre d’elle- même du gouvernement, elles furent le produit d’une période d’affolement au cours de laquelle les cercles dirigeants de la bourgeoisie poussaient eux-mêmes à ces réformes. Par contre le souffle républicain (l’épuration antifasciste) que le gouvernement s’était engagé à faire passer sur la haute administration fut bien faible et n’empêcha pas un noyautage systématique de l’appareil d’État par les hommes de la pire réaction. Lors des conseils nationaux de la S.F.I.O. les militants de l’aile gauche n’avaient pas de peine à faire la preuve que le personnel dirigeant des industries nationalisées (celles de la guerre) était composé en grande partie de membres d’organisations para-fascistes. Par sa passivité sur ce plan le gouvernement Blum contribua certainement à créer les conditions de la prise du pouvoir par le maréchal Pétain en 1940.
Mais c’est sans conteste dans le domaine de la politique étrangère que la faillite du blumisme fut la plus lourde de conséquence, parce qu’elle facilita la défaite du prolétariat espagnol engagé dans une lutte révolutionnaire. Les conceptions de Blum en politique internationale étaient fortement marquées par l’héritage de Briand. Il pensait qu’il était possible d’aborder les problèmes de la guerre et de la paix en établissant graduellement un système de sécurité collective et d’arbitrage international, tout en faisant abstraction des contradictions de classe à l’échelle internationale. Trop lucide pour être un pacifiste inconditionnel, il croyait conjurer les dangers d’un système de sécurité collective basé sur la course aux armements par une action conjointe des puissances « pacifiques » pour imposer une politique de désarmement. Dans une déclaration lue à la chambre des députés le 23 juin 1936 il disait : « Les peuples devront s’acheminer avec toute l’indispensable prudence vers un état de paix désarmée ; la conscience universelle dressera automatiquement contre tout agresseur toutes les forces matérielles et morales des peuples pacifiques, préalablement et méthodiquement organisées. C’est cette foi dans l’avenir de la sécurité collective qui orientera notre action. En se fixant cette ligne de conduite le gouvernement demeure fidèle à la politique constante de ceux qui, à cette tribune, ont toujours proclamé que les intérêts de la paix sont inséparables de ceux de la France. Il veut animer cet effort constructif de tout l’élan que le peuple français vient de conférer à ses représentants pour l’organisation dans le domaine international, comme dans la vie nationale, d’un avenir de justice et d’humanité. » Tout cela reposait par conséquent sur le postulat que les grandes démocraties mèneraient une politique irrémédiablement hostile en toutes circonstances aux puissances fascistes et, dans la pratique, Blum en concluait qu’il fallait étroitement aligner sa politique étrangère sur celle de la Grande-Bretagne. Or, la guerre d’Espagne allait justement montrer que la Grande-Bretagne ou tout au moins ses classes dirigeantes préféraient encore le renforcement de concurrents dangereux au triomphe du prolétariat espagnol organisé. Cela n’empêcha pas Blum en choisissait la non-intervention (c’est-à-dire la non-livraison d’armes à la République espagnole) de sacrifier le mouvement ouvrier espagnol, dont la victoire eût changé la face des choses en Europe, à l’alliance qui conduisit la France deux ans plus tard aux honteux accords de Munich, parce qu’il avait l’impression de sauvegarder l’essentiel. En juin 1938 il écrivit lui-même avec une grande franchise : « Il (le gouvernement français) n’a pas dénoncé les accords de non-intervention, et cela pour des raisons très analogues, dans le fond, à celles qui l’avaient déterminé à les conclure. Il n’a pas voulu accuser une divergence de vues ou de conduite avec l’Angleterre, alors que l’entente anglo-française est et demeure la condition primordiale de la paix européenne. Il a tenu compte des malheureuses et incompréhensibles divisions françaises. Dans sa volonté tenace de paix, il a craint de porter le coup de grâce à une convention internationale qui possède malgré tout, par sa seule essence, une certaine vertu pacificatrice et qu’il reste peut-être un espoir de ranimer. Il a eu le souci — j’envisage ici la période la plus récente — de ne pas entraver la conclusion de cet accord avec l’Italie auquel le gouvernement anglais attachait, à tort ou à raison, une telle importance. » Il apparaît donc bien rétrospectivement que Blum et ses amis lâchèrent la proie pour l’ombre, un allié sûr pour un allié incertain. Par la suite, il est vrai, Blum avança un autre argument de poids pour justifier son attitude. Selon lui une intervention active du gouvernement de front populaire en faveur de la République eût impliqué un grave danger de coup d’état militaire en France. On veut bien le croire, mais il est assez curieux qu’à l’époque où le mouvement de masse était à son apogée (été 1936) rien n’ait été fait pour avertir les organisations ouvrières et pour les mettre en état d’alerte. On retrouve de nouveau ici cette lamentable prudence qui refuse de courir tout risque et subit ainsi la loi de l’ennemi de classe. Il est certain que Blum a reculé devant l’ampleur des tâches qui auraient incombé aux prolétariats français et espagnol unis dans une grande bataille internationale contre le fascisme, en particulier pour desserrer son étreinte sur l’Allemagne et l’Italie. Dans son système de pensée ce choix apparaît, bien entendu, tout à fait logique, il n’en est pas moins condamnable [10].
Les conséquences de la non-intervention furent également très graves pour le mouvement ouvrier français. Elle jeta des germes de division durables, sema la démoralisation, corrompit bon nombre de dirigeants en les habituant à reculer devant les obstacles et incita beaucoup de militants au scepticisme sur les capacités d’action du mouvement ouvrier. Elle prépara le climat moral, fait de pacifisme veule et borné qui était nécessaire pour aboutir à Munich et à Vichy. Blum lui-même refusa d’aller jusqu’à ces extrémités, mais on ne peut lui enlever toute responsabilité dans cette évolution. Il est certain en particulier que loin d’instruire et d’éduquer son parti pour faire face aux difficultés de l’action, il l’endormit et flatta ses penchants les plus négatifs. La dégradation du front populaire trouva le parti socialiste, sinon consciemment consentant, du moins fataliste et résigné. Les avertissements venant des deux tendances de gauche, particulièrement ceux de la « gauche révolutionnaire », s’ils touchèrent de nombreux militants, n’entamèrent pas ses gros bataillons. Leurs critiques restaient en effet entachées de nombreuses erreurs qui réduisaient leur efficacité, ou leur crédibilité. Il faut noter en particulier qu’elles firent trop longtemps confiance à Blum, croyant qu’il radicaliserait sa politique en fonction du sabotage exercé par les forces bourgeoises. Involontairement elles participèrent ainsi à ce climat d’optimisme irresponsable dans lequel baignait tout le parti socialiste. Il est assez significatif que le leader de la « gauche révolutionnaire » Marceau Pivert, dans son fameux article du 27 mai 1936. « Tout est possible », n’ait fait qu’affirmer abstraitement la possibilité d’un développement révolutionnaire à partir des grèves avec occupation d’usines sans j faire référence aux résistances inévitables que rencontrait le front populaire, sans non plus offrir un programme concret per- : mettant de dépasser les limites du front populaire conclu en 1935 [11]. Dans le domaine de la politique étrangère les défauts et les erreurs des deux tendances de gauche furent d’ailleurs aussi apparents ; la « bataille socialiste » identifia sa lutte contre le fascisme avec la propagation d’un nationalisme jacobin facilement réconcilié avec le vieux thème de la « défense nationale, « tandis que la , « gauche révolutionnaire » s’enlisait dans un pacifisme révolutionnaire qui oscillait entre le pacifisme le plus traditionnel et une reprise schématique du défaitisme révolutionnaire de Lénine. En général les tenants de la gauche de la S.F.I.O. s’opposèrent, il est vrai,, à la non-intervention, mais ils le firent avec un retard considérable par rapport aux initiatives prises par le gouvernement. Lors de l’échec du front populaire en 1938, l’aile gauche était en fait incapable de réorienter le parti et de lui donner une nouvelle impulsion à partir d’un bilan critique du blumisme. De nombreux militants de « la bataille socialiste » penchaient vers le parti communiste, alors que la « gauche révolutionnaire », exclue au congrès de Royan de la S.F.I.O., s’épuisait à vouloir créer un nouveau parti dans Une période de recul du mouvement ouvrier.
En définitive le front populaire se terminait en catastrophe pour la S.F.I.O. qui perdit en quelques mois sa position d’organisation dominante du mouvement ouvrier français. Ni sa théorie, ni sa pratique n’avaient résisté à l’épreuve du feu, et le révolutionnarisme qui était le sien depuis le congrès de Tours demandait à être révisé sérieusement. La perspective de l’unité ouvrière telle que l’avaient conçue ses dirigeants (sous la forme de la réintégration des communistes dans la vieille maison) était plus lointaine que jamais, l’exercice du pouvoir n’avait en aucun cas rapproché par sa seule existence l’éventualité de la prise du pouvoir. Pour les plus lucides et les plus conséquents des dirigeants de l’aile droite il n’était donc pas difficile de conclure que le parti devait consciemment se social-démocratiser et abandonner comme utopique cette idée de la transformation révolutionnaire de la société qui avait fourni le thème de tant de discours. Il était tentant également de tenir compte de la nouvelle clientèle que le parti avait touchée à la faveur de son passage au pouvoir (hauts fonctionnaires, classes moyennes etc.) et de mettre en sourdine la tonalité ouvrière qui avait été celle de la S.F.I.O. depuis 1920. On ne se trompera guère en affirmant que si Blum ne formula pas ouvertement ces conclusions dès 1938-39, c’est que les problèmes soulevés par l’approche de la guerre étaient devenus trop brûlants. En ce sens la capitulation trop évidente des membres les plus, en vue de l’appareil, les Paul Faure, les Spinasée, devant la politique munichoise de la bourgeoisie, puis devant le pétainisme » retarda l’heure du révisionnisme, mais elle ne l’empêcha pas de mûrir.
Dès la libération, malgré une fraternité de combat née dans la résistance entre le parti communiste et un parti socialiste épuré de ses éléments les plus douteux, Léon Blum lança avec vigueur une offensive contre le révolutionnarisme qu’il avait lui-même si longtemps défendu. Au nom d’un socialisme humaniste, opposé implicitement au socialisme marxiste, il préconisait la transformation de la S.F.I.O. en un parti travailliste, ouvert au secteur chrétien du mouvement ouvrier et de la gauche, afin de faire pièce au parti communiste largement majoritaire dans la classe ouvrière [12]. Dans son esprit il n’était donc plus question d’envisager un rapprochement graduel avec les communistes, mais bien de disputer à ces derniers le contrôle des masses populaires par tous les moyens, puisqu’ils s’étaient avérés inassimilables par la « démocratie ». Bien que socialistes et communistes aient obtenu ensemble la majorité aux élections d’octobre 1945, il s’opposa à la rupture de la collaboration avec le M.R.P. (la démocratie chrétienne) et au tête-à-tête avec le P.C.F., décision qui inévitablement déporta à droite tout l’équilibre politique français. En février 1946 il faisait adopter par une conférence nationale de la S.F.I.O. une déclaration de caractère programmatique qui finissait par assimiler démocratie parlementaire et socialisme et abandonnait même les distinctions établies par Jaurès. Il semblait par conséquent que la S.F.I.O. allait comme beaucoup d’autres partis socialistes européens s’engager dans la voie d’une social-démocratisation ouvertement affichée, insensiblement et presque sans douleur.
Il n’en fut rien, car les réactions dans le parti furent loin d’être favorables. Une grande partie des jeunes venus au parti pendant la guerre et à l’époque de la libération ne pouvaient se satisfaire d’une orientation qui repoussait à l’infini la perspective du socialisme, la gauche traditionnelle du parti ne pouvait s’accommoder de ce qu’elle considérait comme une répudiation du marxisme et les cadres de tradition guesdiste des fédérations du nord de la France voyaient d’un œil méfiant une tentative politique qui leur demandait de se rapprocher de leurs adversaires de toujours, les cercles ouvriers catholiques. La résistance au nouveau cours blumiste s’organisa autour d’une excellente revue La pensée socialiste qui s’efforça de renouveler les conceptions théoriques de la gauche socialiste. Les deux principaux animateurs de ce courant, Jean Rous et Yves Dechezelles, ne se contentèrent pas de défendre les vieux principes, ils apportèrent toute une série de contributions intéressantes sur l’évolution du capitalisme contemporain et tentèrent de répondre à l’antisoviétisme des blumistes par une analyse complexe et différenciée de l’U.R.S.S. dont l’inspiration était trotskysante. En septembre 1946, à la suite de ce travail systématique, Daniel Mayer candidat blumiste au secrétariat général du parti était battu par Guy Mollet, candidat de la gauche qui, en tant que secrétaire de la fédération du Pas-de-Calais, s’était fait remarquer par ses déclarations en faveur de l’unité d’action avec les communistes et contre la collaboration avec le M.R.P.
Cette victoire ne fut, il est vrai, qu’un épisode très vite oublié. La majorité du groupe parlementaire, une grande partie des notabilités du parti n’avaient aucune intention de se soumettre à l’orientation définie par le congrès. En outre la coalition des adversaires du « socialisme humaniste » était trop hétérogène pour pouvoir gouverner. En particulier il ne fallait pas compter sur les cadres de tradition guesdiste pour mener jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la rupture, la lutte contre les blumistes. Toutefois, même si on tient compte de ces facteurs qui expliquent les retournements successifs de Mollet, il reste que l’échec des blumistes en 1946 ne fut pas sans avoir d’importantes répercussions sur la vie du parti socialiste. Ce nouvel échec du révisionnisme dissuada pour toute une période le courant néo-réformiste de rechercher une formulation nouvelle de l’idéologie du parti. Il se contenta d’infléchir sa pratique dans un sens de plus en plus social-démocrate en lui donnant des justifications tout à fait pragmatiques. De son côté l’appareil molletiste, tout en s’adaptant aux différentes situations politiques avec un opportunisme qui laissait pantois même les plus chevronnés des parlementaires de la S.F.I.O., maintenait dans le parti le culte et le rituel hérités du guesdisme et du jauressisme. L’hostilité sentimentale au Capitalisme restait à l’honneur et le parti se présentait lui-même comme un substitut, comme un modèle réduit de la société sans classes. L’idéologie et la phraséologie socialistes servaient en quelque sorte à défendre l’originalité et le droit à l’existence d’un parti dont la pratique se confondait à s’y méprendre avec celle des partis du-centre bourgeois. Très caractéristique de cet état de choses est le discours que Mollet tint encore en 1951 pour défendre la notion de dictature du prolétariat, très caractéristique également est le fait que la rupture de l’unité d’action avec les communistes qui dure depuis près de vingt ans est très souvent présentée comme provisoire.
Il est clair que le résultat d’un tel conservatisme politique ou d’une telle sclérose idéologique ne pouvait être que la stagnation et même la régression organisationnelles. La S.F.I.O. n’attirait plus les jeunes ayant des aspirations révolutionnaires, mais elle n’attirait pas non plus les jeunes générations d’orientation authentiquement néo-réformiste. En fait depuis 1948 le parti n’a fait que vieillir et s’appauvrir humainement. Selon les termes d’un délégué au dernier congrès (juin 1965), il est atteint maintenant de leucémie et d’anémie. Il n’est sans doute pas de parti socialiste dans le monde où l’on fête avec tant de ferveur les anniversaires des grands ancêtres et ceux des vétérans encore vivants (ceux-ci ont d’ailleurs leur organisation spéciale et leur journal au sein du parti). Il n’est sans doute pas de parti socialiste au monde où le pouvoir du secrétaire général repose tant sur la connaissance des rites et des cérémonies particuliers à telle section ou telle fédération. Aussi ne faut-il pas s’étonner si la S.F.I.O. n’est plus aujourd’hui un parti de masse, mais une sorte de grande amicale (la grande famille, la vieille maison), groupée autour de plusieurs milliers de conseillers municipaux, de quelques centaines de permanents et de hauts fonctionnaires.
Les étapes de cette dégradation progressive du parti sont apparues à la gauche du mouvement ouvrier comme autant de trahisons successives, mais non aux membres de la S.F.I.O. qui, n’ont voulu y voir que des déviations provisoires des normes de l’action socialiste. L’adhésion au pacte atlantique ou la formation d’une coalition dite de troisième force avec le M.R.P., les radicaux, voire avec la droite conservatrice étaient présentées comme autant de mesures défensives, regrettables pour une part, mais tout à fait inévitables, à cause de la menace communiste. Celle-ci, selon les explications officielles, n’était pas à proprement parler une menace pour la propriété privée ou les’ rapports de production capitalistes, mais pour les libertés ouvrières et pour le socialisme authentique.
La plupart des dirigeants affectaient de dénoncer non le communisme, mais le stalinisme, reprenant ainsi un terme que la gauche du parti avait popularisé, mais en lui ôtant son contenu. La lutte contre le stalinisme justifiait en particulier la complicité du parti dans la guerre d’Indochine, puisque les communistes avaient des positions prédominantes au sein du Vietminh, elle devait même excuser des interventions directes de ministres socialistes contre les luttes ouvrières menées par la C.G.T. à direction communiste. Engagé sur cette voie la S.F.I.O. ne pouvait qu’accentuer sa tendance à plier devant les obstacles et l’orientation politique qu’elle suivait n’était plus qu’une accumulation de ces déviations inévitables, dont elle prenait si facilement son parti. Incapable de prendre elle-même des initiatives politiques, elle se contentait d’être une sorte de groupe de pression attaché à défendre dans la mesure du possible les intérêts des couches défavorisées de la population. Presque toujours indispensable pour la constitution des majorités parlementaires et gouvernementales, elle ne cherchait pas à imposer un programme politique, mais limitait son ambition à empêcher les aspects les plus nocifs du programme des autres partis.
Cette organisation passive sembla retrouver une certaine vigueur à la fin et au début de 1956, lors de la formation du front républicain de Mendès-France. Guy Mollet mena la campagne électorale contre la guerre d’Algérie, qualifiée de « guerre imbécile et sans issue », avec une certaine fougue, et le parti socialiste retrouva une popularité qu’il n’avait pas eue depuis longtemps. Mais le changement n’était que superficiel et dû largement à la facile démagogie d’une campagne électorale. La S.F.I.O. n’avait pas de plan pour affronter la crise algérienne, ne s’était pas posé la question de l’indépendance de l’Algérie et croyait résoudre le problème par une série de compromis limités (reconnaissance d’une vague personnalité algérienne, autonomie administrative, etc.). Devenu président du conseil, Guy Mollet ne fut pas long à se rendre compte de l’irréalisme des propositions de son parti. Les sondages opérés auprès du F.L.N., l’accueil de la population française d’Alger en février 1956 l’incitèrent à faire un retournement complet. Puisqu’il s’avérait trop difficile de faire la paix, il se plaça à la tête du courant chauvin et fit la guerre au nom de l’universalisme jacobin. En ce sens il rompait avec une tradition de prudence propire au blumisme, mais son activisme n’était qu’une fuite en avant, absolument sans perspectives ; il dominait encore moins l’événement que ses précédesseurs socialistes. C’est sous son gouvernement que furent créées lés conditions du coup d’État du 13 mai 1958. En apparence le gouvernement à direction socialiste était populaire, malgré la guerre, grâce à une politique économique immédiatement favorable aux travailleurs (fonds national pour la vieillesse), mais en réalité il était profondément méprisé par les masses populaires qui sentaient plus ou moins confusément que la politique de Mollet préparait des lendemains difficiles. Sous Mollet, au-delà des illusions semées par la vague de chauvinisme, la guerre était toujours sans issue, et l’impuissance du système parlementaire renforçait chaque jour un peu plus les courants autoritaires décidés à mettre en selle un homme providentiel.
Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que la direction de la S.F.I.O. qui percevait le discrédit dans lequel elle était tombée, n’ait offert aucune résistance notable au coup d’État et au général de Gaulle. Alors que la simple menace d’une résistance populaire sérieuse aurait suffi à l’époque pour faire reculer la plupart des conspirateurs, elle préféra choisir la collaboration avec de Gaulle qui s’était prononcé pour la « légalisation » du coup d’État par le parlement de la IVe République. Ce faisant, elle arrivait à la limite la plus extrême de sa dégénérescence, puisqu’elle participait elle-même à l’étouffement progressif de la démocratie. Les batailles de Jaurès pour la démocratie étaient loin, si loin que l’aile gauche du parti qui s’était reconstituée à partir de 1956 pour s’opposer à la politique algérienne de Mollet se sentit obligée de faire scission (en donnant naissance au parti socialiste autonome). Numériquement les pertes de la S.F.I.O. ne furent pas considérables, mais elles furent très sensibles au niveau des cadres. Le parti s’appauvrissait de nouveau sans pouvoir compenser la perte de ces éléments de valeur. A la base ses rapports avec les masses se détérioraient ; de nombreuses fédérations finissaient par ne regrouper que quelques centaines d’inscrits et dans les grosses fédérations traditionnellement ouvrières les inscrits ne se recrutaient plus que dans le personnel de maîtrise et dans les couches les plus arriérées de la classe ouvrière. Bien qu’il disposât encore sur le plan électoral de forces non négligeables, le parti socialiste, deux ans après son succès aux élections législatives de 1956, semblait repoussé vers les secteurs marginaux ou en déclin de la vie sociale française.
Le gaullisme, en créant son propre équilibre politique, conservateur et ’néo-capitaliste, accentua encore ce déclin. La S.F.I.O., écartée du pouvoir et ne jouant plus qu’un rôle d’opposition à partir de 1962, ne pouvait plus avoir la place stratégique qu’elle occupait sous la IVe République. Les rapports de clientélisme qu’elle entretenait avec une partie des masses se trouvaient à leur tour menacés. Pour faire face à cette situation de crise permanente, Guy Mollet tenta une sorte de retour aux sources en préconisant une politique d’unité ouvrière ou plus exactement de réunification du mouvement ouvrier. En 1963 lors de son congrès ordinaire la S.F.I.O. s’était prononcée pour la réunion en un seul parti de la « famille socialiste », c’est-à-dire pour l’unité organique avec le P.S.U., qui fit la sourde oreille ; en 1964 elle commença un dialogue public avec le parti communiste sur les divergences doctrinales qui séparaient les deux organisations. Par ce moyen Mollet espérait obtenir des concessions politiques majeures des dirigeants communistes, ce qui l’aurait placé dans une position de leader du mouvement ouvrier français. Il pensait pouvoir donner peu (des accords purement défensifs, la perspective très lointaine d’un parti unique de la classe ouvrière), et recevoir beaucoup (la reconnaissance graduelle par les communistes du bien-fondé des perspectives social-démocrates). Ce calcul devait échouer et échoua dans les circonstances présentes, parce que la grande niasse des militants communistes ne pouvaient se sentir attirés par un dialogue où faisait défaut toute volonté autocritique du côté socialiste, et parce que le groupe dirigeant du parti communiste, dont le souci principal depuis 1956 avait été de conserver son unité, n’entendait pas sacrifier son monolithisme pour combattre les craintes des militants S.F.I.O. devant les appareils communistes. Par ailleurs l’absence de toute préoccupation programmatique dans ce dialogue ne pouvait que laisser indifférents les autres secteurs du mouvement ouvrier et Mollet abandonna bien vite cette politique de rapprochement si timide. Sans doute avait-il découvert ainsi que l’anticommunisme de son parti ne. lui permettait pas de faire de nouveaux pas eu avant.
L’échec de Guy Mollet et le relatif insuccès de la S.F.I.O. aux élections municipales de mars 1965 donnèrent une très forte impulsion au courant moderniste de Gaston Defferre jusqu’alors minoritaire dans le parti. Gaston Defferre pouvait se prévaloir d’avoir trouvé le contact avec une partie des nouvelles générations, en particulier avec les clubs, dont le développement était dû pour une large part à l’absence d’un parti réformiste moderne en France, ainsi qu’avec une partie des dirigeants syndicaux non communistes (C.F.D.T. entre autres). Il se présentait en outre avec un programme cohérent d’adaptation-au néo-capitalisme qui tranchait sur le pragmatisme manœuvrier et le traditionalisme sclérosé de Guy Mollet. La S.F.I.O. devait devenir le parti des gestionnaires les plus efficients de la société actuelle, celui des plus hardis partisans de la croissance économique, sans se laisser impressionner par la vieille théorie de la lutte des classes. Dans un passage très significatif de son livre Un nouvel horizon Gaston Defferre écrit, on ne peut plus clairement [13] : « Une croissance accélérée n’apporte pas automatiquement la justice sociale. Mais la justice sociale passe obligatoirement par une croissance accélérée. Cela veut dire qu’au lieu de se considérer comme la préposée d’une seule classe, elle (la gauche) prendra en charge les intérêts de toute la collectivité. Certes, il y a des privilèges à liquider et des féodalités à remettre dans le rang. Certes, il y a des nantis et des déshérités. Mais il n’y a plus une classe rédemptrice et une classe pécheresse. Dans la société moderne, les ferments de progrès sont dispersés, les résistances au changement aussi. Confondre la victoire du progrès avec l’écrasement d’une catégorie sociale, c’est, s’interdire de prendre le pouvoir autrement que par la force. Dans une nation qui est déjà au bord de la prospérité, une politique de chambardement, de représailles et de spoliation commencerait par briser les ressorts de l’expansion sans le moins du monde garantir leur remplacement par des ressorts plus puissants : le coup d’État communiste de 1948 n’a pas ouvert au pays le plus avancé d’Europe de l’Est, la Tchécoslovaquie, un raccourci vers l’abondance. »
Defferre, en somme, proposait à son parti de devenir une organisation ouvertement favorable au développement des formes économiques et sociales du néo-capitalisme, en particulier à la concertation entre l’État et les oligopoles, moteur principal de la croissance économique. L’idéal socialiste dans ce contexte n’était plus guère qu’un vain mot, et si Defferre. continuait à A parler timidement de nationalisations (celle des banques d’affaires) il leur attribuait une fonction d’amélioration du système et non une valeur réformatrice. La planification souple ou indicative, -était, selon lui, tout à fait apte à promouvoir la croissance économique et le progrès social, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à des méthodes autoritaires à l’encontre des chefs d’entreprise. Sur le plan politique il proposait naturellement l’acceptation du présidentialisme, c’est-à-dire une américanisation de la vie politique française qui limite au maximum les affrontements programmatiques et idéologiques. L’efficacité et le dynamisme d’une équipe d’hommes soigneusement sélectionnés devaient suffire à donner une impulsion aux débats politiques. Implicitement Gaston Defferre renonçait par là à la conception du parti d’adhérents et de militants qui avait toujours été celle de la S.F.I.O. et des autres secteurs du mouvement ouvrier. En fait il rompait avec la notion même de parti ouvrier, et il est significatif qu’il ait opposé aux vues de Mollet sur la réunification ouvrière l’idée d’une absorption progressive de l’électorat communiste par un grand parti social moderne.
La révision effectuée par Defferre n’était donc pas minime, et il eût été très étonnant qu’elle ne soulevât pas de nombreuses réactions dans le parti. Beaucoup de députés, de maires et de conseillers municipaux socialistes qui devaient leur position à un électorat ouvrier profondément attaché au socialisme ne pouvaient pas ne pas manifester leur inquiétude. De même l’appareil molletiste devait inévitablement se sentir menacé par une politique qui tendait à lui dénier tout rôle dirigeant au profit du candidat aux élections présidentielles ou d’une fédération des partis du centre (la proposition de fédération démocrate socialiste faite pendant la préparation du dernier congrès). Qui plus est, les positions de Gaston Defferre choquaient ce qu’on peut appeler l’affectivité du parti, son attachement à la vieille maison, c’est-à-dire son esprit de groupe. Mais ces résistances étaient infiniment moins fortes, moins sûres d’elles-mêmes qu’en 1946 lors de la lutte-contre le socialisme humaniste de Léon Blum. Aux analyses de Gaston Defferre, Guy Mollet et ses amis ne pouvaient rien opposer de sérieux, car pour eux aussi les frontières entre capitalisme et socialisme étaient devenues de plus en plus fluides [14]. Comme Defferre ils étaient impressionnés par l’efficience capitaliste et ils ne pouvaient refuser a priori des propositions visant pour une part à perfectionner les méthodes néo-capitalistes de gestion (celles-ci préparant directement le socialisme selon les idéologues S.F.I.O.). Ils ne se différenciaient des vues defferriennes que sur un point important, mais sans portée pratique immédiate : pour réaliser une société de justice sociale (le vieil idéal jauressien) il faut que les travailleurs et leurs représentants soient au pouvoir. Mollet résumait certainement leur état d’esprit en déclarant de façon grandiloquente au dernier congrès : « Nous sommes des révolutionnaires réformistes ». Face aux propositions de Gaston Defferre qui semblaient offrir les moyens de sortir du marasme et de la stagnation le barrage constitué par ce principe ne pouvait, à l’évidence, être très solide. Par opportunisme tactique une partie importante des molletistes rechercha l’entente avec Defferre au cours du congrès, avec l’espoir, sans doute, d’atténuer certains aspects de son projet, mais aussi avec la volonté de le faire aboutir dans ses grandes lignes (grand parti de centre gauche). D’où la victoire de Defferre au congrès. C’est dire que l’échec récent des defferristes face au M.R.P. suivi de la renonciation de Gaston Defferre à la candidature à la présidence de la République ne doit pas amener à conclure que la S.F.I.O. se maintiendra encore longtemps dans la voie ancienne. Sa crise actuelle est trop grave, l’ébranlement de ses assises politiques traditionnelles est trop profond pour que l’affrontement entre les réformateurs néocapitalistes et les défenseurs de la vieille maison ne rebondisse pas bientôt. On peut même prévoir que d’une façon ou d’une autre la majorité des cadres de ce parti deviendront des agents actifs d’une politique néo-capitaliste. Cela ne veut pas dire toutefois qu’il faut se désintéresser à l’avance du rythme et de l’ampleur de cette crise. La longue agonie de la vieille maison, la résistance de cet édifice vermoulu témoignent indirectement de la profondeur des racines du socialisme dans les masses françaises, de leur non- intégration au système, et il est certain qu’une intervention résolue de l’aile gauche du mouvement ouvrier permettrait de réduire au minimum l’influence des éléments partisans du révisionnisme néocapitalisme. Ce n’est, bien entendu, possible que si la gauche ouvrière évite de se battre sur des nostalgies ou pour des traditions sclérosées, car c’est seulement en ouvrant franchement une perspective socialiste (ce qui ne fut le cas ni en 1936, ni en 1945) qu’elle peut faire appel à des aspirations que les fautes de la période stalinienne et les déceptions accumulées depuis deux générations n’ont pu étouffer. Le révolutionnarisme de Guy Mollet est, certes, une caricature dérisoire du véritable esprit révolutionnaire, mais c’est une sorte d’hommage rendu à la volonté manifestée jusqu’à présent par les classes populaires françaises de ne pas se laisser endormir par la berceuse du néo-capitalisme.

Jean-Marie Vincent


Source : exemplaire personnel





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Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Sur la IIIe République voir l’ouvrage révélateur du conservateur Raymond RECOULY : Histoire de la IIIe République : Paris, 1927. Voir aussi François GOGUEL : La politique des partis sous la troisième République. Paris, 1947.

[2Voir Jacques KAYSER : Les grandes batailles du radicalisme, Paris, 1962.

[3Malgré les progrès récents des études jauressiennes, il n’y a pas encore de bonne biographie de Jaurès. On peut cependant se référer utilement à l’anthologie de Louis Lévy, Londres, 1947, et surtout aux articles de Rosa LUXEMBOURG sur le réformisme français dans le t. III de ses œuvres : Gegen den Reformismus, Berlin, 1925, pp. 265-388. (N.D.L.R. : cf aussi l’ouvrage à paraître de notre collaborateur Henri Guillemin, Jaurès dans l’action, dont l’article précédent est un extrait.)

[4Cf. Jean JAURES : Les origines du socialisme allemand, Paris I960

[5Le passage le plus significatif du discours de Blum est le suivant : « Cette tactique des. masses inconscientes, entraînées à leur insu par des avant-gardes, cette tactique de la conquête des pouvoirs publics par un coup de surprise en même temps que par un coup de force, mes amis et moi, nous 11e l’admettons pas, nous ne pouvons pas l’admettre. Nous croyons qu’elle conduirait le prolétariat aux plus tragiques désillusions. Nous croyons que, dans l’état actuel de la société capitaliste, ce serait folie que de compter sur les masses inorganiques. Nous savons derrière qui elles vont un jour et derrière qui elles vont le lendemain. Nous savons que les masses inorganiques étaient un jour derrière Boulanger et marchaient un autre jour derrière Clemenceau. Nous pensons que tout mouvement de prise du pouvoir qui s’appuierait sur l’espèce de passion instinctive, sur la violence moutonnière des masses profondes et inorganiques, reposerait sur un fondement bien fragile et serait exposé à de bien dangereux retours. »
Le congrès de Tours, présenté par A. KRIEGEL. Paris, 1964, p. 126.

[6Voir : Léon Blum ou la politique du juste, Paris, 1955.

[7Toutes les citations de Léon Blum sont reprises de L’œuvre de Léon Blum (1934, 1937), Paris 1964.

[8Pour suivre la période du Front populaire on peut se reporter à l’ouvrage en général assez sûr de Georges LEFRANC : Histoire du Front populaire. Paris, 1965.

[9Sur le mouvement de juin 1936 voir Jacques DANOS et Marcel GIBELIN : Juin 1936, Paris, 1952.

[10Blum voulait éviter que n’éclate une guerre en 1936. II n’a fait au mieux que la reculer de trois ans au prix de la défaite du plus grand mouvement international du prolétariat européen depuis 1919 (France, Espagne, Belgique, Suisse, Hollande). Bien entendu, les responsabilités de Staline dans cette affaire sont également très lourdes, mais dans cet article, nous avons volontairement limité notre examen à la politique de la S.F.I.O.

[11Sur la « gauche révolutionnaire » voir le livre de Daniel GUERIN ; Front populaire, Révolution manquée. Paris 1963.

[12Sur cette période voir : L’œuvre de Léon Blum (1945-1947), Paris, 1958.

[13Cf Gaston DEFFERBE : Un nouvel horizon, Paris, 1965, p. 22.

[14La pratique ultra-opportuniste avait insensiblement modifié les conceptions théoriques de la direction du parti par une sorte de contamination lente. Les idées du Schumpeter de Capitalisme, socialisme, démocratie, en particulier sa conception d’une transformation progressive du capitalisme en socialisme avaient depuis plusieurs années fortement impressionné les milieux dirigeants. En outre le ralliement à la construction européenne avait laissé des traces profondes en facilitant la propagation d’une sorte de religion des forces productives. Le développement des forces productives par la création de grands espaces économiques finissait par être considéré comme le signe irrésistible d’une marche vers le socialisme. Voir les travaux du groupe d’études doctrinales dirigé par Jules Moch.