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Présentation

Robert Michels, Critique du socialisme. Contribution aux débats du XXe siècle

Avec Pierre Cours-Salies. Editions Kimé, p. 9-36, 1992




Publier les articles de Robert Michels, parus dans la revue Le Mouvement Socialiste de 1904 à 1914, appelle quelques explications. L’auteur, en France, est peu connu : d’une famille de la bourgeoisie rhénane, allemand par son père, italien par sa mère, il a publié l’essentiel de ses oeuvres dans ces deux pays (*). Un seul livre de lui est diffusé en français : Les partis politiques [1]. En fait, il a produit l’une des premières analyses systématiques des organisations socialistes et syndicales. Son rapport au mouvement ouvrier, notamment avec le syndicalisme révolutionnaire, et la ressemblance d’un certain nombre de ses remarques avec celles de Max Weber au sujet des partis politiques avaient légitimement de quoi intriguer, comme sa réputation d’avoir, plus tard, opéré un rapprochement avec le fascisme de Mussolini. Précisément, il s’agit d’éclairer un moment de l’histoire des idées de ce début de siècle, où s’imbriquent des dimensions politiques et scientifiques.

Un des points de départ du projet de publication, réside dans la lucidité de cette analyse, dont témoigne déjà l’article publié en décembre 1904, “Les dangers du socialisme allemand,” confirmée par d’autres ensuite, notamment “Les socialistes allemands et la guerre” (n° 171 ; févr. 1906), “Le patriotisme du parti socialiste allemand” (n° 194, janv. 1908), ou encore par la discussion à propos de son livre, après sa publication en Allemagne en 1911 (n° 242, juin-juil. 1912).

ANALYSE CRITIQUE ET "ENGAGEMENT"

Dans cette présentation, cependant, il nous faut avant tout bien distinguer chacun des plans : la place de Robert Michels dans certains débats du mouvement ouvrier français, son analyse sociologique des partis [2], ses rapports avec les dirigeants socialistes allemands et par ailleurs avec Max Weber appellent, successivement, des précisions.

Ainsi, Max Weber, à qui la première édition du livre est dédiée, lui reprocha, non sans raisons, d’être un “moraliste,” de ne pas s’en tenir aux faits : le livre semble, parfois, se situer dans un statut ambigu, mêlant analyses critiques et dénonciations. Mais, était-il possible de connaître cette réalité sociale collective du parti politique de masse sans en avoir une expérience personnelle ? Max Weber lui-même, qui défendit dans la presse Robert Michels quand un poste universitaire lui fut refusé, ne lui a-t-il pas emprunté nombre des données de ses analyses des partis socialistes ? Laissons donc là, pour l’instant, les questions soulevées par la biographie de Robert Michels : plus que pour d’autres, il nous faut l’aborder sans aucune “illusion biographique” [3], tant les continuités revendiquées par l’auteur, comme ses ruptures, méritent d’être analysées pour elles- mêmes, révélatrices de situations et de problématiques particulières.

Venons en donc à ses publications marquantes pour un moment de l’histoire du mouvement ouvrier français, ses articles antérieurs au congrès de la CGT d’Amiens, en octobre 1906. La déception politique le marquant de plus en plus, les suivants sont des polémiques au sujet du socialisme allemand, puis une défense de son point de vue scientifique, critique à l’égard de toute organisation socialiste, le parti comme le syndicat.

Ses articles de la revue Le Mouvement socialiste [4] ont tout naturellement leur place dans les débats du socialisme et du syndicalisme français et international (le congrès de la CGT à Amiens en 1906, et en 1907 le congrès anarchiste d’Amsterdam et le congrès socialiste international de Stuttgart) : cette publication, animée à l’époque par Hubert Lagardelle, lue par les animateurs du syndicalisme révolutionnaire, publiait régulièrement les textes des dirigeants de la CGT, notamment de Victor Griffuelhes, secrétaire général, et d’Emile Rouget, responsable de la presse. Il arrive en France au moment où les questions posées sont celles des rapports entre syndicat et parti socialiste, avec pour corollaire la question de la grève générale pour imposer les conquêtes sociales par faction directe", opposée à la tactique d’appui syndical de la “fraction parlementaire.” Emile Rouget avait lancé, en 1904, la formule “le Parti du Travail,” reprise par le congrès de Bourges, opposant la CGT au parti parlementaire, en raison de son hostilité à toute idée d’imiter les socialistes allemands alors que se prépare la création de la SFIO (1905), car il ne veut pas entendre parler de soumettre les syndicats au parti [5].

Les contacts avec ces responsables syndicalistes, via Lagardelle, ont été pris grâce ù une recommandation de Karl Kautsky, auquel Robert Michels fut lié. A un moment où le “modèle allemand” est largement discuté dans ces milieux, le souci de s’informer sur sa réalité était vif...

“Les dangers du parti socialiste allemand,” selon Robert Michels, tiennent à la situation ("le pays politiquement le plus arriéré de l’Europe à l’exception de la Russie et de la Turquie") et au “parlementarisme” du parti socialiste.

Celui-ci “a été - justement - l’instructeur des autres partis étrangers (...) Mais il marche vers une impasse.” “Partout où nous avons triomphé (...) les masses sont remplies de froideur.” Résumons ses critiques : refus de “combattre les superstitions religieuses,” refus de “faire de la propagande antimilitariste dans l’armée,” silence sur “les avantages de la république sur la monarchie, l’égalité des deux sexes, le droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes,” opposition à la préparation d’une grève générale, même devant une guerre, tout cela par “légalisme,” “pour gagner les électeurs.” D’où ce mot : “c’est une funeste et fatale illusion que la croyance que le parti allemand tient les masses : ce sont les masses qui tiennent le parti.” Or, “les masses qui nous donnent le ‘pouvoir politique’ nous abandonneront à la première occasion, et avec une vitesse d’autant plus grande que nous avons moins fait pour les attacher solidement à nous, puisque souvent nous ne cherchons à les retenir que par des liens aussi fragiles que les fantaisies électorales et de simples intérêts matériels plus ou moins momentanés.”

Un premier danger réside selon lui dans la nature de l’Etat, qui “dispose de deux forces formidables : d’une part, une bourgeoisie intransigeante (...) qui voit dans la monarchie non seulement une institution utilitaire mais encore un fétiche auquel il faut immoler des victimes ; d’autre part, un innombrable prolétariat inconscient et aveugle, prêt à se ruer sur ses frères en lutte.” L’autre danger, en apparence à l’opposé : “le révisionnisme est peut être seulement à l’état d’embryon, mais il pourra croître rapidement. Un peu de libéralisme de la part de notre gouvernement, qui pourrait ainsi servir de sage-femme, et voilà le révisionnisme éclos, vite prépondérant et réel dictateur.” Bref, il approuve l’aile gauche du parti, qui “enseigne aux masses qu’elles n’ont rien à attendre de la bonne volonté de la bourgeoisie.” “Mais, ajoute-t-il, elle a tort de se persuader à elle-même et de persuader ces mêmes masses qu’elles peuvent presque tout attendre de l’action parlementaire du groupe socialiste.” Ses conclusions donnent directement des arguments aux syndicalistes révolutionnaires français : “c’est dans les syndicats que l’opportunisme est particulièrement triomphant. Comparé à eux, le parti socialiste allemand est d’un révolutionnarisme éclatant !” Or, “le parti socialiste allemand n’est pas ‘révisionniste’ mais il n’est pas révolutionnaire non plus.”

Il reprit ces analyses au cours des années 1905 et 1906 : bilan de luttes sociales, compte rendus de congrès, débats sur la question de la guerre, qui lui tient particulièrement à coeur ; l’écho de ses écrits l’amène à répondre à des polémiques [6].

Dans “la grève des mineurs de la Ruhr,” il montre qu’elle fut imposée par les ouvriers exaspérés, malgré leurs dirigeants syndicaux incapables d’organiser la solidarité, interdisant la propagande socialiste, acceptant de mettre fin à l’action au mécontentement des grévistes qui ne savaient pas s’organiser par eux-mêmes. Le leitmotiv “pas de grève efficace sans caisses de solidarité syndicale bien pleines !” se retrouve dans la conduite des dirigeants syndicaux retracée dans l’article sur “la grève des métallurgistes de Berlin.” Lock-outés après une grève de 400 d’entre eux, des milliers de travailleurs sont laissés durant des jours sans une assemblée générale, passifs, alors que se déroulent des négociations “dans la coulisse.”

Les compte rendus de congrès complètent le tableau, riches en notations sur la situation en Allemagne : la différence entre les régions (Hesse libérale et Prusse rigidement aristocratique), le poids de l’Eglise, le refus de la perspective de la grève générale par crainte de la répression, la passivité dans les luttes de masse, le respect de toutes les autorités au nom de l’électoralisme. Le Congrès du Parti ne prend aucune décision d’action. Le Congrès syndical le montre "trade-unioniste" : « Pour lui, l’esprit de révolte, l’action révolutionnaire, l’inspiration “politique” dans le sens large du mot, sont choses gênantes et qu’il combat avec colère. Il se place sur la base neutraliste (...) il prétend n’avoir que des préoccupations matérielles, immédiates, et parle volontiers de tenir compte seulement de l’économie ». D’où cette particularité : « en Allemagne le Parti socialiste, non seulement ne reçoit pas l’impulsion des syndicats mais doit combattre leur pacifisme (au sens de paix sociale, note de l’éditeur) et leur conservatisme. »

Dans “les socialistes allemands et la guerre,” au moment où le dirigeant des syndicats allemands, C. Legien, devient secrétaire du Bureau Syndical International, Robert Michels commente le voyage de Victor Griffuelhes à Berlin, auprès de la Commission générale des syndicats allemands “pour tenter l’organisation en commun d’une vaste manifestation (...) à l’heure où le monde officiel ne cessait de parler de l’éventualité d’une guerre entre l’Allemagne et la France” [7]. Il montre les véritables raisons de l’échec : rappelant la dureté politique du régime Allemand ("pas d’opinion publique, sévérité des tribunaux, rigueur de la police"), il souligne que “la peur de perdre ses électeurs et ses économies est la loi suprême de la social-démocratie.”

De tels articles, une lois connus des principaux intéressés, ne pouvaient qu’entraîner des polémiques, dont celle soulevée par Edouard Bernstein [8]. Il y trouve l’occasion de préciser les motifs de ses interventions, “un triple but ; 1° montrer le mouvement allemand, dans toute sa vérité, cruelle, brutale même, tous ses aspects les plus intéressants à connaître ; 2° ouvrir les yeux aux militants idéalistes de France sur la véritable attitude des socialistes allemands à l’égard de la guerre et de l’anti-militarisme, en même temps que défendre ces derniers contre l’accusation exagérée de chauvinisme ; 3° plaider dans une certaine mesure les circonstances atténuantes et expliquer en partie, par le milieu où ils sont obligés de combattre, la passivité des socialistes allemands.”

Cet ensemble de textes, avant le congrès de la CGT d’octobre 1906, témoignage des échanges d’idées à l’échelle européenne, montre un Robert Michels critique, mais avant tout militant, proche de Karl Liebknecht, des syndicalistes révolutionnaires, d’Anton Pannekoek, affirmant sa sympathie pour l’ "idéalisme" et la “volonté” de socialistes et syndicalistes italiens ou français, cherchant à faire comprendre les contradictions dans lesquelles se débat le socialisme allemand.

Tout en restant fort militants, les textes suivants vont construire une analyse plus systématique des organisations ouvrières, qui va utiliser les matériaux d’observation, nombreux, dont les premiers articles témoignent.

Trois domaines différents retiennent l’attention dans les textes des années 1907-1908 : l’attitude du socialisme allemand à l’égard des problèmes de la guerre, la possibilité de développer et d’affirmer un courant syndicaliste révolutionnaire, une analyse des organisations syndicales ou politiques en terme d’appareils, ayant leur logique propre, dans des rapports spécifiques avec leurs Etats nationaux. Le paradoxe, pour nous, est de voir, tout uniment, un Robert Michels porte parole d’un possible courant de syndicalistes révolutionnaires en Allemagne, au moment même où il développe une approche sociologique beaucoup plus “froide.”

Au sujet du “patriotisme des socialistes allemands,” son inquiétude croît. Au congrès de Mannheim (1907), le principal dirigeant du parti, Bebel, a repoussé toute velléité de grève générale contre la guerre avec des arguments massues : “Que l’on puisse à un tel moment - où tout le monde ne pense qu’à sa propre personne - organiser la grève générale ? Si, dans un tel moment, la direction du parti était si insensée (...) ce serait lâcher la bride aux cours martiales. On mettrait simplement tous les chefs du parti sous les verrous.” Robert Michels décortique l’argumentation, ses causes, montre comment cela porte tort aux efforts internationalistes dans les autres pays, où, du coup, le refus du militarisme devient unilatéral. Il rend de même compte, en 1908, du congrès d’Essen : les oppositions au militarisme y furent réduites, alors que s’affirmait avec force un “socialisme patriotique” illustré par le député Noske, qui aura l’occasion, quelques dix ans plus tard, d’aller au bout de ses convictions [9].

Au sujet de l’orientation du mouvement syndical, Robert Michels est tout aussi militant. Il met en valeur, dans son compte rendu du congrès de Mannheim, un courant de “syndicalistes localistes,” “partisans du socialisme révolutionnaire de la lutte de classe, sans brandebourgs ni autres décorations.” A l’origine social-démocrates, opposés aux pratiques des syndicats “libres,” ils conservent une référence générale à l’objectif du socialisme “sans adjectif, ni parlementaire ni anti-parlementaire,” 13.000 adhérents dans toute l’Allemagne “pendant que les syndicats libres, avec leurs méthodes accomodantes, commandent à plus d’un million de cotisants.” Le congrès de Mannheim, après une discussion orageuse [10], vota que “dans un délai d’un an, les localistes seront chassés du parti s’ils n’ont pas trouvé le moyen de se fondre dans les syndicats libres centralistes.” Robert Michels souligne que “les localistes abhorent le système de centralisation des syndicats libres et professent des idées - mutatis mutandis - qui rappellent celles de la Confédération Générale du Travail.” Le souci de rapprocher des courants de syndicalistes de tous pays européens se retrouve dans sa participation à une conférence internationale sur le thème “Syndicalisme et socialisme,” tenue en avril 1907 [11]. A lire son intervention, on constate qu’il ne développe pas l’option théorique du syndicalisme révolutionnaire ; il trouve dans ces forces, même petites, des moyens “pour démontrer au prolétariat allemand l’erreur parlementaire et doctrinaire où il est engagé.” L’exemple du syndicalisme révolutionnaire français lui paraît une sorte de point d’appui ; “en nous inspirant de votre action courageuse, nous pourrons proclamer assez haut qu’en Allemagne comme partout le socialisme ne renaîtra que par le syndicalisme.”

Ce choix militant s’accompagne cependant d’une démarcation théorique assez nette avec l’un des thèmes essentiels du courant syndicaliste révolutionnaire. Lagardelle, pressé par ses enjeux tactiques, veut voir un aspect positif, par nature, dans les critiques adressées par les syndicalistes à la direction du parti, même du parti socialiste allemand ; et Robert Michels lui répond qu’il n’en est rien et, pour corriger cette erreur d’interprétation cite les jugements des anarchistes allemands ; “il reste ce fait que le Parti socialiste en Allemagne est très loin d’être descendu au même degré de tactique bourgeoise et bureaucratique que les syndicats" ("Le socialisme allemand après Mannheim", note 1). Cela peut apparaître comme une divergence dans la définition des possibilités pratiques d’intervention pour les opposants à la direction social-démocrate ; au-delà, il s’agit d’un début de systématisation des analyses sociologiques de Robert Michels, dont témoigne un texte contemporain, “Controverse socialiste,” qui l’oppose à Edouard Berth [12]. Leur point de vue commun : “le facteur économique est impuissant sans le coefficient de la pédagogie morale”, c’est l’action collective qui peut rassembler la classe en donnant un but commun qui unifie tous les exploités ; sans cette “gymnastique indispensable de la lutte de classe (...) la « mission du prolétariat » ne s’accomplira jamais.”

LA PLACE D’UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE

Mais Robert Michels met le doigt sur deux désaccords articulés. “Berth dit audacieusement : « représentation ne peut être que trahison »,” et y oppose le syndicalisme comme “action directe, action de masse autonome et non représentée.” Or, remarque-t-il, “les syndicats sans « représentants », sous quelque forme que ce soit, n’ont pas encore été inventés (...) Le principe de l’organisation embrasse également le parti et le syndicat. Le problème à résoudre (...) consiste avant tout à trouver un moyen de réagir contre les défauts immanents de toute organisation, de toute représentation.” Après avoir résumé, de façon critique, la vieille polémique entre Marx et Bakounine sur les formes de l’organisation, il indique comment ce problème, historiquement, s’est constitué différemment en France, en Italie, en Allemagne : les rapports entre syndicats et partis n’ont pas le même sens partout, et les tactiques doivent s’y adapter, car “ce serait un patriotisme gaulois dangereux que de vouloir unifier, d’après un plan préconçu, le syndicalisme international.”

Le glissement dans le raisonnement de Robert Michels est assez net : en 1904, son analyse sociologique servait à dénoncer les travers du parti socialiste allemand ; tout en demeurant aussi critique et aussi militant, l’analyse de toutes les formes organisés l’amène à se poser des questions plus générales, qu’il ne juge pas d’avance résolues grâce au rappel des “bons principes.”

Les trois derniers articles de Robert Michels dans « Le Mouvement Socialiste » sont des reprises de la revue Archiv fiir Sozialwissenschaft and sozialpolitik (dirigée par Max Weber et dont il était co-rédacteur avec W. Sombart), des extraits de son livre en préparation ou une discussion, avec Hubert Lagardelle, à propos de cet ouvrage après sa parution en Allemagne en 1911 [13]
. Même dans un texte au titre militant et polémique, “L’ancienne hégémonie du socialisme allemand,” il prend assez de recul pour poser la question : “Par des intrigues sociales seules, on ne peut dominer, pendant vingt cinq ans, un mouvement gigantesque.”
Après avoir cité le ralliement des militants de divers pays au marxisme, le rayonnement de théoriciens et dirigeants allemands, il propose une analyse : “Cet étrange mélange de bonheur et de malheur pour la social-démocratie allemande s’explique par ce fait qu’elle agissait dans un pays semi-absolutiste, sans parlementarisme, sans responsabilité ministérielle, sans opinion publique (...), « bon gré mal gré », préservée des dangers du ministérialisme ou d’une participation, sous quelque forme que ce soit à un gouvernement quelconque : voilà une situation qui lui permettait de faire à son aise des déclarations socialistes au parlement et de se donner ainsi comme la gardienne du trésor marxiste.” Dans cette situation, tirant parti des lois électorales, le parti socialiste a regroupé en 1878 437.158 voix sur les 438.231 voix socialistes de tous les pays ... ! Modèle d’organisation, exportant ses principes au rythme de ses aides financières, il bénéficia de la victoire allemande de 1870-71 ; chacun voulut imiter “ce parti organisé comme un gouvernement en miniature.”

En empruntant cette notion à Georges Lavau sans doute pourrait-on, à ce titre, parler du « rôle tribunitien » du parti socialiste allemand [14], porte parole des masses, les stabilisant tout en protestant contre leur maintien en marge de la société ; et on retrouve sans peine des analyses de Robert Michels sur les procédures de légitimation des dirigeants socialistes allemands de l’époque, expression des opprimés, issus de leurs rangs mais jouissant d’une reconnaissance sociale plus générale grâce à leurs fonctions d’élus, en consonnance avec les remarques de Michel Offerlé sur les dirigeants ouvriers français d’avant 1914 [15] avec celles de Denis Lacorne sur “les notables rouges” [16] ou avec celles de Bernard Pudal sur les cadres du PCF [17]. On ne peut cumuler l’ambition d’un parti de gouvernement et le rôle d’un parti tribunitien quand la logique de la situation impose de réaliser l’ambition du pouvoir : dans les faits, le rôle de parti tribunitien se brise. Ce que Robert Michels diagnostiquait fut ensuite vérifié lors de la guerre de 1914-1918, avec l’association de dirigeants du parti socialiste à l’Union nationale...

Les extraits du livre sur Les Partis Politiques et la Démocratie, parus en deux numéros du Mouvement socialiste, reprennent et continuent cette analyse ; “ce sont des parlementaires qui dirigent les partis socialistes (...) Le parti le plus parlementarisé est le parti allemand” : le caractère autocratique des partis socialistes réside dans les procédures de mise en place de dirigeants, que seuls leurs pairs pourront juger et influencer. De même, dans le mouvement syndical, “des fonctionnaires suivent une pratique qui n’est pas approuvée par la majorité des membres organisés, que ces fonctionnaires représentent.” Bref, les organisations indispensables à la lutte des couches populaires pour leurs intérêts matériels et moraux, loin de demeurer un véhicule privilégié de la démocratie, instaurent une oligarchie.

Le livre lui-même développe ces analyses : “l’organisation est la source d’où naît la domination des élus sur les électeurs, des mandataires sur les mandants, des délégués sur ceux qui les délèguent ? Qui dit organisation dit oligarchie (...) La structure oligarchique de l’édifice en étouffe le principe démocratique fondamental. Ce qui est opprime ce qui devrait être” (op. cit. p. 296). Même si certaines de ses expressions peuvent donner l’impression d’exprimer une fatalité semi-naturelle, il prend aussi position contre “un courant conservateur qui nie résolument et pour tous les temps la possibilité d’une démocratie véritable” [18]. En réalité, Robert Michels produit une analyse sociologique, tout en espérant qu’il puisse se trouver des moyens pour contrebalancer celte tendance à une composition autocratique des Partis : les courants anarchistes, les syndicats indépendants [19]. Il indique la portée positive et les limites de ces moyens de lutte : tous deux comportent des formes de pouvoir, spécifiques mais oligarchiques elles aussi. “Le grand’ mérite du syndicalisme consiste dans sa vision nette et pénétrante des dangers de la démocratie bourgeoise (...), montrant que ce pouvoir n’est que l’hégémonie d’une minorité et qu’il est en opposition aiguë avec les exigences de la classe ouvrière” (op. cit. p. 254) ; mais, “qu’il le veuille ou non, le parti syndicaliste n’est qu’un parti socialiste plus ou moins revu et corrigé” (id. p. 255). De même, les anarchistes, certes, “ont une vision nette des défauts de l’organisation (...), et, en dépit des inconvénients, ils ont renoncé à constituer un parti” (op. cit. p. 263) ; mais, “la lutte théorique contre toute autorité, contre toute contrainte (...) n’a pas suffi à étouffer chez eux la naturelle ambition du pouvoir (...) Leur domination s’exerce non sur l’organisation mais sur les âmes. Elle découle non de leur indispensabilité technique, mais de leur ascendant intellectuel, de leur supériorité morale” (p. 264).

Hubert Lagardelle n’accepte pas cette sociologie critique appliquée au syndicalisme : “la distance qui sépare le syndiqué du ‘chef syndical est la moins grande qui puisse exister entre un mandant et son mandataire, et la facilité du contrôle du représentant par l’organisation représentée est portée à sa limite extrême (...) Le milieu syndical a du moins en lui, selon H. Lagardelle, de par sa nature essentielle, la possibilité d’apporter le maximum d’atténuation au principe de la délégation” [20].

Robert Michels n’approuve pas plus cette réduction de son analyse qu’il n’avait accepté celle d’Edouard Berth. Il rappelle son but : “découvrir les lois qui gouvernent les groupements politiques.” Et souligne, d’emblée, à l’opposé de ce qu’en a retenu Hubert Lagardelle, deux éléments décisifs. Le premier, en ce qui concerne l’autorité dans les syndicats : “c’est seulement la grève et la grève générale - arme sine qua non des syndicalistes - qui facilitent dans une mesure très grande la création de chefs et de généralissimes qui, les lauriers une fois acquis, ne se laissent plus désarçonner et se servent de leur gloire afin de s’installer comme chefs stables.” Autrement dit, l’héroïsme d’une avant-garde comme celle du syndicalisme révolutionnaire produit elle-même une forme de domination, d’origine “charismatique” [21], qui devra laisser la place à d’autres qualités, “routinisation du charisme,” pour permettre une perpétuation de l’organisation, un recrutement et une administration du syndicat si celui-ci se stabilise et grossit suffisamment.

Le deuxième élément que Robert Michels souligne consiste en un rappel de sa “thèse principale, réduite à sa formule la plus brève : chaque organisation démocratique - et par démocratique j’entends Légalité absolue des adhérents, est fatalement destinée à devenir oligarchique, c’est-à-dire à se diviser en conducteurs et conduits, en dominateurs et dominés, division qui amène la destruction du principe démocratique même qui l’a fait naître.” Hubert Lagardelle voudrait ramener cette règle à une simple différenciation des terrains “plus ou moins propices à l’éclosion du champignon oligarchique,” au profit du syndicat. Mais Robert Michels lui répond avec vigueur : “il s’agit d’établir des lois, et non pas d’établir des préférences” [22].

Il démontre sans peine que, même les ouvriers devenus dirigeants syndicaux sont “des prolétaires du point de vue rétrospectif (...) Les connaissances multiples qu’ils gagnent dans leur nouvelle position les détachent à la longue très nettement de leurs collègues (...) De là la création d’une psychologie de chefs, qui rase quelquefois la création d’une sous-classe sociale et qui brise, en tout cas, cette homogénéité organique des syndicats, dont les formalistes, qui ne manquent pas parmi les syndicalistes, font à tort et à travers tant de cas.”

Nous en sommes à une analyse sociologique, qui semble du pessimisme à Hubert Lagardelle, mais qui autorise Robert Michels à réfuter l’entêtement volontariste des dirigeants syndicalistes révolutionnaires. “Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté” ... Ne voit-on pas, à la même époque, Hubert Lagardelle approuver Moïsei Ostrogorski pour son analyse critique des partis politiques en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis mais lui reprocher de ne pas avoir compris que le syndicalisme peut régénérer, et lui seul, les organisations démocratiques [23].

La démarche de Robert Michels, on le mesure à ce parcours de textes sur une dizaine d’années, s’est éloignée des attitudes “moralistes” du début, quand les arguments sociologiques servaient avant tout à des dénonciations militantes. Plus construite, la démonstration ne mène pas, cependant, au pur et simple retrait de l’action par rejet de “la loi d’airain de l’oligarchie.”

On sent la déception du militant [24]. Mais il tient avant tout à bien faire comprendre son apport théorique, eu égard aux limites du marxisme [25] : “faisons remarquer que la question de la désirabilité fait partie du domaine de la politique et de la weltanschauung (conception du monde) générale et dépasse pour cette raison les limites de cet ouvrage” (op. cit. p. 297).

D’où un rejet des illusions qui furent sans aucun doute les siennes quelques années auparavant : “Rien de plus antiscientifique que la supposition que, lorsque les socialistes auront pris possession des pouvoirs publics, il suffira que les masses exercent un léger contrôle pour faire coïncider les intérêts des chefs avec ceux de la collectivité.] On ne peut que lui comparer cette autre supposition, aussi antiscientifique qu’antimarxiste de Jules Guesde (lequel se dit pourtant marxiste), à savoir que, de même que le christianisme a fait de Dieu un homme, le socialisme fera de l’homme un Dieu. L’immaturité objective des masses n’est pas seulement un phénomène transitoire, qui disparaîtra avec les progrès de la démocratisation, au lendemain du socialisme” (op. cit. p. 298-299).

Rejet accompagné de la réaffirmation de son objectif, redéfini : “Ce serait commettre une erreur que d’en conclure qu’il faut renoncer à l’entreprise désespérée de trouver un ordre social rendant possible la réalisation complète du concept de souveraineté populaire (...) Nous n’entendons pas nier que tout mouvement ouvrier révolutionnaire, et animé d’un sincère esprit démocratique, ne soit à même de contribuer à l’affaiblissement des tendances oligarchiques” (p. 299-300). Simplement, ce qui lui semblait projet historique évident, principe immédiat mettant en accusation les appareils oligarchiques, devient au terme de la construction théorique une perspective historique, qui prendra du temps [26]. D’où, ainsi soulignée, l’importance de saisir l’analyse de Robert Michels, et un renvoi aux analyses développées dans ce livre, plus cité que lu. Les passages que nous venons de rappeler ne tranchent-il pas avec ce fameux “résumé,” caricatural : “il y présente la loi d’airain de l’oligarchie” ?

Cependant, une comparaison entre le texte du livre en français, Troisième Partie, chapitre IV, et celui publié pur la revue en 1911 (n°227 et 228), montre une grande différence, à tel point qu’on peut se demander s’il ne serait pas indispensable d’avoir une traduction complète [27] : la version française est près de deux fois plus courte que le texte italien ou allemand, la plupart des notes ont disparu, des chapitres entiers. Parfois, il ne s’agit que de “simplifier” : éviter des références à des faits allemands ; mais tous les éléments témoignant d’une discussion précise en référence avec Rosa Luxemburg, Karl Kautsky, et allii, disparaissent ainsi [28]. Et l’analyse sociologique en perd, parfois, de son acuité, se rapprochant d’une dénonciation de l’oligarchie là où Robert Michels, sous l’impulsion de Max Weber, cherche à mettre en évidence l’autonomie réelle des dirigeants politiques et syndicalistes à l’égard des masses : “les divergences objectives qui séparent les chefs sont en dehors de la sphère étroite de leurs intérêts,” “les chefs de partis démocratiques et socialistes révolutionnaires peuvent au besoin faire une politique tout à fait à eux” (n° 228, p. 81-86). Une citation de Vilfredo Pareto, en note, souligne ce que Robert Michels reprenait de ses analyses dont il souligne qu’elles sont en partie inspirées, à l’origine, par Saint-Simon : “Si les B (nouvelles élites) prennent peu à peu la place des A (anciennes élites), par une lente infiltration, et si le mouvement de circulation sociale n’est pas interrompu, les C (la masse) seront privés des chefs qui pourraient pousser à la révolte.” Enfin, pour compléter, un doute vient à l’esprit : il n’y a rien dans le livre en français sur les questions militaires alors ques des éléments de ces analyses précises figurent dans le texte des “bonnes feuilles” publiées par la revue. Impasse étonnante du traducteur et de l’éditeur, compte tenu de l’importance accordée par Robert Michels à cette dimension de la politique dans tous ses articles ; elle était, à l’époque de façon aiguë, une des pierres de touche d’une analyse des politiques. Bref, intervention active de Le Bon (l’éditeur de l’époque) ou simple mécompréhension, le texte français dont nous disposons est, par endroits, tiré dans un sens psychologisant alors que Robert Michels “voulait simplement établir que les tendances des oligarchies étatiques (gouvernement, cour, etc.) ne se différencient presque pas des tendances des oligarchies prolétariennes” (n° 227, p. 29). Sont omises nombre de notations qui montrent, selon Robert Michels, les modalités du ralliement de la social-démocratie à la logique de l’Etat, au détriment de la démocratie [29].

On l’aura compris au passage : Robert Michels ne parvient, alors, pas plus à avoir confiance dans les évidences “révolutionnaires” que dans les illusions “parlementaristes” [30]. Il ne veut pas rompre avec la préoccupation de faire progresser la démocratie, comme Moïsei Ostrogorski dans un autre contexte [31]. Il l’affirme, d’ailleurs, avec force : “Les courants démocratiques qu’on constate dans l’histoire ressemblent à des ondes qui se suivent. Ils se brisent tous contre le même écueil. Et à tout instant il s’en produit de nouveaux. C’est un spectacle à la fois réconfortant et attristant (...) Se dressent sans cesse de nouveaux accusateurs qui, après une ère de combats glorieux et de pouvoir sans honneur, finissent par se mêler à la vieille classe dominante, cédant la place à des opposants nouveaux qui, à leur tour, les attaquent au nom de la démocratie. Et ce jeu cruel ne prendra jamais fin” (op. cit. p. 303).

L’activité du sociologue, cependant, a pris la place d’un possible animateur d’un courant de redressement démocratique et révolutionnaire du socialisme et du syndicalisme [32]. Il continue à suivre attentivement les activités du mouvement ouvrier, et les comptes rendus de ses livres publiés en Italie, dans Le Mouvement Socialiste, en 1909 ou en 1913, portent la marque de la poursuite de sa réflexion critique, de ses solidarités [33]. Ils témoignent aussi de son féminisme : “Dans chaque cas, extramatrimonial, prématrimonial et matrimonial, la liberté sexuelle réciproque des parties demeure l’unique et suprême mesure de moralité des relations, liberté qui (...) assure l’accomplissement de la morale kantienne d’après laquelle nul ne doit considérer son prochain comme un moyen de satisfaction de ses propres désirs (...) L’acte sexuel accompli dans l’amour libre peut pleinement correspondre aux plus sévères lois de la morale, tandis que l’acte sexuel accompli dans le mariage peut être, selon les moyens, les motifs, les phénomènes qui l’accompagnent, profondément dépourvu de sens moral » [34].

Autant de réflexions qui font ce non-conformiste proche de notre époque. Dans ses premiers engagements, comme après les désillusions, il se caractérise par le souci de comprendre et de faciliter les progrès de l’autonomie des êtres humains. Et sans doute est-ce là ce qui l’avait rapproché du courant syndicaliste révolutionnaire français, marqué par le but bien résumé par Hernand Pelloutier : “Une société d’hommes solidaires, fiers et libres” [35].

LE DIALOGUE MICHELS-WEBER

C’est vraisemblablement au tournant de 1905-1906 que Robert Michels fait la connaissance de Max Weber [36]. Entre les deux hommes se développe très vite une grande amitié qui va durer jusqu’à la première guerre mondiale. La distance entre les deux hommes est, certes, grande : Michels est un socialiste révolutionnaire engagé, Weber revendique avec fierté sa qualité de bourgeois. Mais les deux hommes sont des non-conformistes, chacun à leur façon. Michels qui a rompu avec sa famille catholique et a quitté l’armée pour faire des études et entrer dans la social-démocratie, est profondément inquiet devant les tendances autoritaires et réactionnaires à l’œuvre dans le système politique allemand. Le parlementarisme n’est qu’une façade, puisque le « Reichstag », cette « feuille de vigne de l’absolutisme » comme disait Bebel, n’exerce aucun contrôle sur le pouvoir impérial et que le plus grand Etat dans l’empire, la Prusse, ne connaît pas le suffrage universel. Max Weber est lui révolté par l’irresponsabilité de la bureaucratie étatique et par le dilettantisme du pouvoir impérial dominé par des coteries de militaires et de grands propriétaires fonciers. Il craint que gouvernée ainsi l’Allemagne n’aille à la catastrophe sur le plan intérieur comme sur le plan extérieur. En fonction de cette préoccupation récurrente, il se demande si la social-démocratie, le parti le mieux organisé, n’est pas susceptible de devenir une grande force de réforme de la vie politique allemande.

Max Weber va donc essayer de mieux connaître la social-démocratie allemande et le socialisme en général en dialoguant avec Robert Michels. Cette rencontre a lieu justement au moment où Michels découvre l’immobilisme des dirigeants de la social-démocratie et leur incapacité à œuvrer à la démocratisation de la société allemande. De fait, le parti social-démocrate en 1905-1906 ne s’intéresse pas du tout à la forme de l’Etat, il s’interdit par exemple toute forme de propagande ou d’agitations en faveur d’une constitution républicaine. Il reste également passif devant les dangers de guerre qui grandissent en ce début de siècle. Pour être juste, on ne peut évidemment ignorer que l’immobilisme social-démocrate est largement le fruit de l’isolement et de l’ostracisme dont est victime le parti. Lorsque les dirigeants social-démocrates ont signés des accords de désistement avec les forces de la gauche bourgeoise, ils ont du faire l’amère constatation que ces accords n’étaient pas appliqués véritablement par leurs alliés supposés. Michels sait très bien tout cela, mais comme beaucoup d’autres social-démocrates, il voudrait que le parti ne se laisse pas enfermer dans la légalité, mais trouve des formes d’action au delà de l’activité électorale, des camps apparemment très opposés se rejoignant sur celte thématique, la gauche social-démocrate de Rosa Luxemburg et d’Anton Pannek- vek, mais aussi une partie de la droite révisionniste, celle d’Edouard Bernstein et de Kurl Eisner (que Robert Michels a du affronter en 1903). Entre 1905 et 1907, on discute beaucoup de la grève générale, de la grève de masse, de la grève politique dans les congrès du parti et les congrès syndicaux. Le résultat de ces confrontations, est, toutefois décevant : ni les dirigeants politiques, ni les dirigeants syndicaux ne veulent exposer leurs organisations à la répression et aux risques de la déstabilisation (remise en question des pratiques habituelles).

LA SOCIAL-DÉMOCRATIE DANS LA VIE POLITIQUE ALLEMANDE

Il est clair que Weber ne peut avoir exactement les mêmes préoccupations que les sociaux-démocrates non conformistes (de gauche ou de droite). Il dit d’ailleurs à Michels son opposition à la grève de masse comme arme politique et « a fortiori » à la grève générale. Mais cela ne l’empêche pas de porter lui aussi un jugement négatif sur l’évolution du parti et de son centre dirigeant, car il voit dans le rhétorique révolutionnaire employée sans discontinuer pour annoncer l’avenir socialiste un moyen pour justifier un appareil bureaucratisé. Devant le « Verein fiir Sozialpolitik » en 1907, Weber a des paroles méprisantes pour ce parti où les cafetiers (gastwirte) jouent un rôle si important (ce qui ne rend pas justice à une réalité beaucoup plus complexe) [37]. Mais sa colère est à la hauteur de sa déception : Weber avait espéré que la social-démocratie aurait pu devenir un facteur de modernisation de la vie politique et sociale, voire de régénération de la bourgeoisie allemande en l’obligeant à rompre avec le semi-absolutisme du régime impérial et à se battre, pour le parlementarisation du “Reich”. D’une certaine façon, Weber aurait voulu que puisse s’instaurer une véritable dialectique de conditionnement réciproque entre bourgeoise et classe ouvrière (les deux classes montantes dans sa terminologie). Il ne se faisait sans doute pas trop d’illusions sur les possibilités de mettre celte perspective en œuvre, mais qu’elles aient été quasi inexistantes l’a beaucoup traumatisé.

A partir de 1907, le dialogue avec Robert Michels devient un moyen de déterminer à quelles conditions un parti socialiste de masse (la social-démocratie allemande atteindra le million de membres en 1914) peut s’intégrer au parlementarisme sans en fausser les règles du jeu. Pour lui, il est d’autant plus important de progresser dans la compréhension de cette réalité, qu’il lui apparaît bien que la social-démocratie allemande est le prototype du parti de masse moderne. Michels pour sa part, participe à ce dialogue avec des objectifs sensiblement différents : il entend élucider les conditions de possibilité d’une démocratie qui ne serait pas dominée par une minorité de chefs, mais permettrait aux masses de s’exprimer. En d’autres termes, à partir de 1907-1908 Robert Michels n’accorde plus au socialisme et à la démocratie radicale ou idéale qu’une valeur régulatrice, ce qui lui importe essentiellement c’est de trouver dans la pratique des partis de masse ce qui peut empêcher la complète autonomisation des directions et leur dérivations vers des objectifs négatifs (arrangements subreptices avec l’Etat, acceptation de thématiques nationalistes, compromis avec le militarisme) qui vont à l’encontre des intérêts des masses. Le Robert Michels qui rompt tant avec la synthèse ou « vulgate » kautskyenne qu’avec l’hétérodoxie syndicaliste révolutionnaire, reste en effet hanté par la perspective d’un affrontement entre les nations latines et germaniques se transformant en conflagration mondiale. Weber lui n’a pas cette vision pacifiste, il est un adepte de ce qu’on appelle en Allemagne la politique de puissance mondiale (Weltpolitik), mais il s’inquiète beaucoup de l’encerclement progressif du “Reich” et s’oppose à l’agressivité de la politique étrangère et militaire du pouvoir impérial. Les deux hommes peuvent donc sur ce terrain, où ils sont les plus éloignés l’un de l’autre, trouver aussi des possibilités de dialogue.

UN OUVRAGE ET SES FAIBLESSES

Quand paraît la première édition de La Sociologie des partis politiques dans la démocratie moderne (1910), Robert Michels a achevé sa mue. Comme il le dit lui-même, s’il ne se veut ni dilettante, ni indifférent, il est dès lors convaincu de la relativité de tous les idéaux scientifiques et politiques. Le livre, en ce sens, ne doit pas être conçu comme une œuvre de dénonciation des partis socialistes et du mouvement syndical, mais comme le fruit d’une ascèse intellectuelle et de travail par rapport au militantisme. Robert Michels entend se débarrasser de ses illusions anciennes et faire œuvre scientifique, mais il sait en même temps qu’il ne va pas dire la vérité sur le parti démocratique de masse moderne, mais une vérité révisable. Il sait aussi sous l’influence de Weber, que son travail n’est pas axiologiquement neutre (Wertfrei) quant à son fond, bien qu’il cherche à l’être dans ses procédures. Aussi paradoxal que cela puisse paraître aux lecteurs pressés, c’est un plaidoyer passionné pour la démocratie, non plus pour une démocratie idéale, mais pour une démocratie fragile qui doit se défendre contre les poisons qu’elle secrète elle-même. Robert Michels a d’ailleurs protesté contre les interprétations de sa loi d’airain de l’oligarchie qui en font une loi de l’impossibilité de la démocratie. Pour lui la manifestation de la loi est inéluctable [38], mais on peut combattre pour limiter ses effets, dans une bataille toujours renouvelée. Dans la conclusion de cet ouvrage foisonnant de notations et d’aperçus originaux, où le sociologue n’a pas complètement tué le militant, il l’écrit d’ailleurs que l’amélioration des conditions de vie et la progression de la formation des individus pourraient changer beaucoup de choses. Il n’exclut pas non plus comme l’a rappelé Werner Conze qu’il puisse y avoir des cycles politiques beaucoup plus favorables à la démocratie.

La théorisation de Robert Michels dans ses équivoques n’est pas vraiment déterministe. Pourtant elle n’est pas exempte d’un certain nombre de faiblesses importantes sur lesquelles il faut s’arrêter. Il faut d’abord signaler que Michels accorde beaucoup trop de poids dans ses explications à la psychologie sociale, notamment à des thèses aujourd’hui vieillies sur les tendances à l’uniformisation psychologique des masses et sur leur dépendance par rapport aux leaders. Il faut sans doute reconnaître que beaucoup d’observations et de remarques sont justes et subtiles, mais elles ne sont que très rarement mises en rapport avec le substrat des relations sociales dans toute leur complexité. La conceptualisation de la politique est elle aussi lacunaire : elle travaille essentiellement avec les notions empruntées à Gaetano Mosca et à Vilfrido Pareto de classe politique et de circulation des élites. L’attention est en conséquence centrée sur les modalités de remplacement d’une équipe dirigeante par une autre, ce qui laisse dans l’ombre les échanges qui se produisent entre gouvernants et gouvernés et les modifications des relations de pouvoir.

Apparemment Michels tend à réduire les relations entre les masses et le pouvoir organisé (que se soit celui de l’Etat ou celui d’une oligarchie de parti) à un système unilatéral de domination et de subordinations. Les masses sont essentiellement passivité : pour lui, à travers la représentation les masses ne font que donner ou refuser parfois leur consentement à des formes d’organisation politique. Le pouvoir est un attribut d’élites bureaucratisées, il n’est pas une réalité relationnelle, c’est-à-dire la circulation et la distribution organisées de pouvoirs entre les groupes sociaux et les individus dans les différentes sphères d’activités sociales. Michels ne semble pas se rendre compte qu’il ne peut pas y avoir de circulation des élites sans circulation relativement large des pouvoirs en tant qu’instruments de coordination de l’action et de mobilisation autour d’objectifs collectifs. Sans un minimun de diffusion des pouvoirs, on aboutirait en fait dans les sociétés complexes d’aujourd’hui à la paralysie de rouages essentiels et à des situations anomiques. Le paradoxe est qu’il ne peut y avoir de pouvoir central (d’Etat ou d’organisation) effectif, s’il n’y a pas de pouvoirs à la périphérie permettant à ceux qui sont subordonnés au pouvoir central d’agir et de transformer les situations où ils sont insérés. La division du travail à laquelle Michels fait souvent référence n’infirme pas cette analyse, car ceux qui sont à la tête de l’organisation du travail sont obligés de concéder aux travailleurs un minimum d’autonomie individuelle et collective pour que les choses marchent.

WEBER, LA BUREAUCRATIE ET LA DÉMOCRATIE

La réaction de Max Weber à l’ouvrage de son ami est ambivalente. Il apprécie la richesse des références en plusieurs langues, la distances que l’auteur a su prendre par rapport à ses activités militantes et à une conception radicale de la démocratie. Il approuve en particulier l’idée que la représentation est inévitablement liée au bureaucratisme. Mais il a aussi de profonds désaccords avec Robert Michels notamment sur le plan méthodologique. Il trouve le travail trop descriptif et trop vite tenté par des généralisations à partir d’un matériel abondant, mais limité pour l’essentiel à trois pays de l’Europe continentale (Allemagne, Italie, France). Mais il est surtout frappé par la manque d’élaborations des notions ou concepts employés par Michels. La chose est particulièrement sensible en ce qui concerne la bureaucratie trop facilement assimilée à une oligarchie par l’auteur de la Sociologie des partis politiques. Weber au contraire souligne la nouveauté de la bureaucratie, sa supériorité technique sur toute autre forme d’organisation : « un mécanisme bureaucratique pleinement développé est par rapport aux autres formes d’organisation comme une machine par rapport aux modes non mécaniques de production de biens » [39]. Cette fonction technique fait que la bureaucratie n’est pas pure cœrcition, mais aussi organisation pour l’action, ce qui fait son invincibilité. Weber est même persuadé que la concurrence entre bureaucraties rivales, celles des grands partis de masse, est un élément indispensable à la démocratie parlementaire moderne, parce que c’est grâce à cette concurrence que peuvent être sélectionnés les leaders ou les élites dirigeantes. Il faut, en quelque sorte, que les affrontements entre les appareils soient canalisés dans des formes légales et que des natures de chefs puissent s’affirmer et balayer des pratiques devenues obsolètes. Les plus grands dangers pour la démocratie parlementaire viennent en conséquence de ce qui fausse ce jeu de concurrence et de démocratie des chefs (démocratie césariste dit Weber). Il y a d’abord les dangers créés par les partis ou organisations qui font passer leur « Weltanschauung » (conception du monde) avant toute autre considération. Il y a ensuite le danger de l’irresponsabilité bureaucratique qui se fait jour lorsque font défaut les personnalités charismatiques particulièrement au niveau central.

Pour Weber, il n’y a donc pas de loi d’airain de l’oligarchie au sein de la démocratie moderne, mais bien un équilibre dynamique du système politique sous certaines conditions et par voie de conséquences la possibilité de déséquilibres destructeurs lorsque ces conditions ne sont pas réunies. La démocratie idéale n’a chez lui aucun rôle régulateur, aucune valeur de référence, il n’y a qu’une démocratie circonstancielle forcément limitée et instable, dont il faut savoir faire usage de façon responsable. Elle ne peut conduire à la fin de toute domination, elle est simplement une forme légale, assouplie, de dominations qui peut faire reculer la misère et diminuer l’oppression qui pèse sur certaines couches de la société. Elle peut réguler la lutte des classes, elle ne conduit pas à la société sans classes. Il est vrai que pour le long terme, il y a un pessimisme weberien, mais il lient moins à la dynamique politique proprement dite qu’à la dynamique générale de la rationalisation qui assèche peu à peu les sources d’innovation et raréfie le charisme sans toutes ses formes. La rationalisation développe extrêmement rapidement les appareils bureaucratiques (y compris dans la vie économique), mais produit moins de personnalités capables de les contrôler, c’est-à-dire de les soustraire à leur propre pesanteur. On peut par conséquence se demander si l’avenir qui attend l’humanité ne va pas être un avenir de servitude, non plus la servitude de ceux qui doivent se soumettre à des liens de dépendance personnelle, mais la servitude de ceux qui sont soumis à la contrainte d’une efficacité illimitée et non dirigée, c’est-à-dire sans réflexivité. La “cage d’acier” dans laquelle les hommes seront placés sera sans doute vaste et peuplée de beaucoup d’objets et d’instruments, elle laissera peu de jeu pour la liberté des uns et des autres.

L’EPREUVE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

La première guerre mondiale et ses suites révolutionnaires vont mettre à l’épreuve les théories politiques de Michels et de Weber. Ils sont tous les deux largement en mesure d’expliquer l’effondrement de l’internationalisme socialiste. Les partis sociaux-démocrates et socialistes sont trop marqués par le cadre national qui est leur lieu de formation et d’activité habituelle pour rompre si facilement avec lui. Le contexte insolite de la guerre bouleverse sans doute toutes les données de la politique en soumettant les socialistes et les syndicalistes à la pression en faveur de l’union sacrée et en incitant les pouvoir à supprimer une partie importante des libertés, mais en même temps il laisse entrevoir la possibilité d’une meilleure intégration politique du mouvement ouvrier grâce à la formation de gouvernements d’union nationale. D’une façon tout à fait inattendue, les socialistes vont à leur tour au pouvoir, niais dans un état de totale impréparation, dans un climat d’improvisation permanente, qui les laissent démunis devant leurs propres contradictions internes et devant les désordres et désorganisations suscités par la guerre. Même s’ils ont accepté de le flatter, les socialistes sont par exemple désorientés par le nationalisme et ses débordements, mais aussi par la violence et la longueur du conflit armé auquel ils doivent participer de manière directe ou indirecte.

Cette courte vue socialiste n’est pas pour étonner Michels et Weber qui ont montré la force d’inertie des partis ouvriers ou social-démocrate depuis la révolution russe de 1905. Mais ils ont eux-mêmes beaucoup de mal à saisir dans toute son ampleur le phénomène de la première guerre mondiale et ses répercussions sur le mouvement ouvrier international.

Michels voit cette guerre comme une catastrophe qu’il analyse et apprécie surtout en tant qu’anti-nationaliste allemand, c’est-à-dire comme quelqu’un qui attribue les responsabilités essentielles du conflit à l’Allemagne impériale et à son allié austro-hongrois. Il reste dans la logique de cette attitude en se disant et se voulant citoyen italien à partir de la guerre. Weber se veut lui, nationaliste modéré, mais fait une critique féroce de la conduite de la guerre par l’état major impérial, sans que cela le conduise à une rétlexion critique sur les données fondamentale des relations entre Etats nationaux dans le cadre d’une confrontation impérialiste. Il est vrai que, mieux que Michels, il pressent les ondes de déstabilisation qui vont ébranler l’Europe à partir de la crise de l’Etat tsariste et du régime impérial allemand. C’est sans beaucoup d’illusions qu’il suit les tentatives des partis du centre et de la gauche pour la parlementarisation du Reich en 1917. C’est avec beaucoup d’esprit critique qu’il observe les développements de la révolution russe de février à octobre 1917, soulignant avec acuité que les bolchéviks avaient pu mettre en branle des masses paysannes et ouvrières très importantes en jouant sur la paralysie et l’irrésolution des autres forces politiques. Mais ces analyses très brillantes, qui laissent loin derrière elles les analyses du bolchevisme en termes de blanquisme comme chez Michels, sont entachées de ce qu’on pourrait appeler un normativisme a rebours. Des événements ont eu lieu, qui normalement n’auraient pas du avoir lieu.

RÉVOLUTIONS ET MOUVEMENT

Pour Weber, la révolution russe d’octobre 1917 accouche d’une dictature militaire de caporaux menés par des intellectuels qui ne peut être que de courte durée tout en laissant derrière elles des ruines innombrables et la contre-révolution [40]. Quant à la révolution allemande qui commence en novembre 1918, c’est un « carnaval sanglant » auquel il faut mettre lin le plus rapidement possible grâce à une démocratie relativement musclée. Certes dans sa conférence de 1918 sur le socialisme il n’écarte pas totalement l’hypothèse d’une dictature d’inspiration socialo-communiste de longue durée, dont les effets négatifs seraient bureaucratisation et étatisation à une échelle encore jamais connue [41]. Mais cette intuition, à bien des égards étonnante, n’est pas accompagnée et étayée par une réflexion sur l’historicité spécifique de la conjoncture sociale et politique d’alors dans ses rapports avec la culture et les pratiques des organisations politiques en présence. Si l’on prend le cas de l’Allemagne, à son propos Weber ne s’interroge pas ou très peu sur les effets que la guerre et la crise de l’Etat impérial peuvent avoir sur la social-démocratie et les organisations qui gravitent autour d’elle. Pour lui, il y a seulement l’éclatement d’une idéologie « révolutionnariste », entre un réformisme qui ose enfin s’avouer et un maximalisme révolutionnaire qui refuse toute éthique de la responsabilité. Or on est présence d’une dialectique beaucoup plus complexe, de reclassement et de réalignement des forces après les chocs plus ou moins traumatiques de la guerre, de la révolution russe de l’effondrement du régime impérial et de la révolution allemande, et bien sur de la division des forces socialistes. Les nouveaux regroupements sont instables, recherchent avec difficulté des stratégies et des tactiques en travaillant et retravaillant les expériences les plus récentes. On passe facilement de la gauche au centre, de l’extrême gauche à la droite. A partir de la matrice ancienne du parti ouvrier social-démocrate, c’est plusieurs organisations et orientations par rapport à un contexte changeant qui se dessinent.

La fin de la stabilité autoritaire a mis beaucoup de choses en mouvement dans la vie politique. En 1919, les trois partis qui sont issus de la social-démocratie allemande, la social-démocratie majoritaire, la social-démocratie indépendante, le parti communiste, au-delà de leurs divergences idéologiques, sont obligés de prendre parti dans des confrontations de grandes ampleur dans la plus grande urgence : comment se comporter dans les débats institutionnels (de la constitution au problème des comités d’entreprise), comment faire face aux forces contre-révolutionnaires (cf le putsch Kapp en 1920), comment faire face aux problèmes économiques (inflation, expropriation massive des classes moyennes, chômage), quelle coalition de forces sociales en politiques rechercher pour trouver des issues ? Jusqu’en 1923, date de la stabilisation post-révolutionnaire, au sein du mouvement ouvrier la dialectique des positions et des oppositions reste relativement ouverte malgré la démarcation nette qui se fait entre social-démocrates et communistes à partir de 1921. Les frères ennemis continuent à débattre et à agir conjointement sur certains terrains (les syndicats par exemple) tout en se dénonçant réciproquement. Il n’en va plus de même après 1924 en raison de la « bolchevisation » du parti communiste, c’est-à-dire sa subordination inconditionnelle au centralisme autoritaire de l’internationale communiste et par voie de conséquence sa subordination au PC de l’URSS. Pour le KPD [42] l’alignement des forces en Allemagne n’est dès lors plus décisif et il tombe peu à peu dans un révolutionnarisme ultra-sectaire, mais instrumentalisé par les dirigeants soviétique. Jusqu’à la crise de 1929, le KPD ne peut empêcher le parti social-démocrate de mener une politique d’alliance avec les partis du centre, mais, à partir de la crise, il introduit un facteur majeur de paralysie du mouvement face à la montée du nazisme en dénonçant de façon rituelle et incantatoire le social-fascisme de la social-démocratie et en rendant impossible toute action commune contre la parti hitlérien.

ÉTAT PROVIDENCE ET « SOCIALISME RÉEL »

Les conséquences de cette rigidification de la politique allemande sont connues : prise du pouvoir nazie, deuxième guerre mondiale et holocauste, défaite allemande et expansion de l’union soviétique dans l’est et le centre de l’Europe. Par des voies détournées, la bureaucratisation d’une partie importante du monde semble donner raison au pessimisme et à l’idée chère à Michels d’une dialectique sans fin entre masses, élites et chefs. Mais les choses sont beaucoup moins claires qu’il n’y paraît au premier abord. La bureaucratisation de la société et de l’économie dans les pays de l’est montre assez vite ses conséquences négatives. La bureaucratie politico-économique, qui n’est pas insérée dans des mécanismes de compétition, de comparaison et d’évaluation aux différents niveaux d’activité, se révèle incapable de stimuler suffisamment l’économie sur le plan quantitatif, mais aussi et surtout sur le plan qualitatif. A l’ouest au contraire, la pression du mouvement ouvrier (partis et syndicats) conjuguée à la volonté de répondre au défi lancé par l’Union Soviétique aboutit à la transformation de l’Etat libéral en Etat-Providence. Dans la plupart des pays occidentaux il y a une remarquable extension des droits sociaux et de la protection sociale et en même temps des formes nouvelles d’association des partis démocratiques de masse au pouvoir d’Etat se font jour. 11 serait sans doute exagéré d’affirmer que la circulation et la répartition des pouvoirs dans la société en ont été complètement modifiées, mais il y a tout de même des changements notables. De ce point de vue, le contraste avec les pays de l’est est on ne peut plus apparent, puisque ces derniers sont caractérisés par une répartition rigides des pouvoirs et une circulation minimale de l’influence et des pouvoirs.

L’effondrement des pays du « socialisme réel » ne doit donc pas surprendre. Il entraîne avec lui la chute du mouvement communiste qui s’est trop identifié à un centralisme soi-disant démocratique signifiant l’inamovibilité institutionnalisée des chefs et trop identifié également à des formes autoritaires d’action collective. Pour autant, cela ne veut pas dire que la social-démocratie sous ses différents avatars est, en tant que forme politique, indépassable. Il est assez remarquable de constater que l’effondrement du « socialisme réel » a été précédé par une crise toujours renouvelée jusqu’à ces derniers temps de l’Etat-Providence. Les causes en sont multiples (internationalisation des rapports économiques, fin de la longue prospérité des trente glorieuses, dégradation des finances publiques, etc.), mais il est assez significatif que cette crise suscite des réactions diamétralement opposées. Une partie du camp conservateur veut un véritable retour en arrière, moins de dépenses publiques, moins de droits sociaux, moins de services publics et surtout moins de démocratie, en d’autres termes moins de pouvoirs pour le plus grand nombre. A l’opposé, les nouveaux mouvements sociaux, les courants hérétiques des grands partis de masse en perte de vitesse, mais aussi tous ceux qui au niveau du travail et de la vie quotidienne veulent plus d’autonomie demandent une plus grande diffusion des pouvoirs dans la société et la politique. Le problème posé par Michels, celui de la démocratie dans les organisations, et reformulé par Weber, celui de la démocratie et des organisations, retrouve une nouvelle actualité, mais dans un contexte très différent, la référence n’est plus le grand parti de masse tel qu’il est né de la coagulation politique d’un mouvement ouvrier naissant, encore incertain de sa force et de ses objectifs, et enclin au dogmatisme, mais bien des formes politiques plus libres et plus mobiles.





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consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Robert Michels : Les partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, éd. Champs Flammarion, 1971, est une reprise du livre publié en 1914 par les éditions Flammarion, après une. édition allemande de 1911. Dans sa préface, René Rémond souligne “l’intérêt durable de l’oeuvre et même son actualité qui éclatent à une lecture attentive.”
Deux autres titres existent en français. Le prolétariat et la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier italien, une analyse sociologique et historique, parue en 1908, publiée en français en 1921, Librairie Criard, consultable au Musée Social ; Le boycottage international, publié en français en 1936, Payot, Préface de Gaston Bouthoul, consultable à la Bibliothèque Nationale.

[2Zur Soziologie des Parleiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen liber die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens, ou La sociologia del partito politico nella democrazia moderna, selon le titre de son livre en allemand et en italien.

[3Pierre Bourdieu : L’illusion biographique, Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, 1986.

[4Des collections complètes de cette publications peuvent être consultées à la Bibliothèque Nationale (micro-film), au Musée Social (5 rue Las Cases), au Centre d’Etudes sur le syndicalisme et le Mouvement ouvrier (9 rue Malher).

[55- Madeleine Rebérioux : Les tendances hostiles à l’Etal dans la SEIO (1905-1914), Le Mouvement Social, n" 65, oct-déc. 1968, compte rendu du Colloque tenu à Londres en 1966 : “Avec ou sans l’Etat. Le mouvement ouvrier français et anglais au tournant du siècle.”
Madeleine Rebérioux : Le socialisme français de 1871 à 1914, in J. Droz (dir.) : Histoire générale du socialisme, Tome 2, pp. 133-236, PUF, 1982.

[6“La grève de la Ruhr,” n°152 avril 1905, et “La grève lock-out des mécaniciens, n° 170, janv. 1906.
“Le congrès des socialistes de Prusse,” n°149, févr. 1905 et “Le congrès syndical de Cologne,” n° 158, juil. 1905.
Dans le même n° 158 “A propos de la grève de la Rhur" ; puis ‘Polémique sur le socialisme allemand,’ n° 176, juil. 1906.

[7Des documents sur cette tentative de rapprochement avec les syndicats allemands sont reproduits dans 1906. Le congrès de la Charte d’Amiens, études et fac-similé du compte rendu d’époque, institut CGT d’histoire sociale, 1983, p.131-135.

[8Ces pages fournissent des renseignements précieux sur les courants du socialisme et leurs relations internationales. Ainsi, le “Club de lecture” des social-démorates allemands à Paris, favorable à l’aile droite, entretient-il les meilleures relations avec le courant millerandiste ("Polémiques sur ...", n"176, juil. 1906, p. 228-9). Quant à Robert Michels, il affirme sa communauté de vue avec le socialiste hollandais Anton Pannekoek ("A propos de la grève de la Rhur").

[9Au moment de l’insurrection spartakiste (janvier 1919), le même Gustav Noske (1868-1946), Ministre de la Reichswehr, ordonna et organisa la répression. Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, entre autres, furent assassinés à Berlin ; puis, quelques mois plus tard, en Bavière, Kurt Eisner et Gustav Landauer. “Pour la conduite à tenir contre les ennemis de la patrie, il n’y avait aucune différence entre le ministre de la guerre et lui,” avait-il déclaré au congrès d’Essen, douze ans plus tôt.

[10La direction du parti, à la demande des dirigeants des syndicats libres, voulait faire exclure immédiatement tous les membres des syndicats localistes. Rosa Luxemburg s’insurge : “Comment pouvons-nous expulser les socialistes d’extrême gauche si nous gardons chez nous les socialistes ultra-réformistes à la David ?” Ce dernier (député de Messe), avait déposé une motion : “la social-démocratie avait la ferme intention de n’outrepasser jamais les limites de l’action légale.”

[11Conférence internationale, tenue à Paris le 3 avril 1907, avec le concours de Victoir Griffuelhes, président de la réunion, et Arturo Labriola (Italie), Robert Michels (Allemagne), Boris Kritchewsky (Russie) et Hubert Lagardelle, qui signe un “avant-propos” politique : “les organisateurs avaient pour but (...) d’affirmer l’union des tendances nouvelles qui, à travers la variété des milieux nationaux, semblent porter le socialisme vers une renaissance.” Les textes, publiés dans la revue Le Mouvement Socialiste (n° 188, juil. 1907), sont repris dans une brochure de la “Bibliothèque du Mouvement Socialiste” en 1908. L’avant-propos d’Hubert Lagardelle, résumé de ses options fondamentales, est très polémique.

[12Le Mouvement Socialiste, n° 184, mars 1907. Un des principaux collaborateurs de la revue, Edouard Berth, à propos d’une étude de Robert Michels sur “le prolétariat et le bourgeoisie dans le mouvement socialiste italien” (paru en Allemand in Archiv für Sozialwissenschaft, 1906), avait formulé quelques critiques, parues dans le n°179. Dans le n° 191, oct. 1907, il ne retenait, de même, que les éléments polémiques anti-parti d’un article de Robert Michels publié dans la revue Archiv au sujet de l’ancienne hégémonie de la social-démocratie.

[13Dans le n° 225, en novembre 1910, “L’ancienne hégémonie du socialisme allemand” est présenté comme “extrait d’un prochain volume qui doit paraître en français sur le socialisme allemand.”
Dans le n° 227, en janvier 1911, “La composition autocratique des Partis” est présenté comme “un chapitre emprunté au livre que Robert Michels vient de publier chez l’éditeur Klinkhardt sur les Partis politiques et la démocratie. La suite de ce chapitre se trouve dans le n° 228.
Dans le n° 247-248, de janvier-lévrier 1913, paraît une réponse au compte rendu du livre, publiée dans le n° 243 de juillet-août 1912 du Mouvement Socialiste.

[14Georges Lavau : A quoi sert le Parti communiste français ?, Fayard, 1981.

[1515- Michel Offerlé : “Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France avant 1914, Annales, juillet-août 1984, 681-716.

[16Denis Lacome : Les notables rouges. Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980.

[17Bernard Pudal : Prendre parti, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989.

[18op. cit., chap. II, p. 279-280. Robert Michels cite explicitement Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto comme représentants de ce courant ; ce qui appelle à un ré-examen des interprétations qui font de Robert Michels, à cette époque-là, un disciple de Mosca (nécessité d’une “classe politique") ou de Pareto ("théorie de la circulation des élites").

[19op. cit. cinquième partie, chap. III et IV, p. 253-267.

[20Le Mouvement Socialiste, n° 243 ; juil-août 1912 : “revue critique” du livre de Robert Michels, paru à Leipzig. A noter que La Vie Ouvrière, créée en 1909 et dirigée par Pierre Monatte, n’a pas publié de compte rendu 
de ce livre : la mise en cause de leur propre identité, par l’un des orateurs de la conférence d’avril 1907, en est-elle la cause ?

[21Au sujet des diverses formes de domination légitime, voir Max Weber, Economie et société, p. 219-261.
Sur les relations entre Robert Michels et Max Weber, quelques indications figurent dans le livre de Wolfgang Mommsen : Max Weber et la politique allemande (1890-1920), PUF, 1985 ; notamment au chapitre 5, p. 125-180, ainsi que pp. 492-493.

[22Le Mouvement Socialiste, n° 247-248, juillet-août 1913 : L’oligarchie et l’immunité des syndicats.

[23Le Mouvement Socialiste, n° 245, nov. 1912 : La démocratie et les partis politiques de M. Ostrogorski. A propos de la réédition du livre tout d’abord publié en 1902.

[24“L’existence d’une classe politique n’est pas un fait qui aille à l’encontre du marxisme considéré comme une philosophie de l’histoire : dans chaque cas particulier, ce fait n’est en effet que la résultante des rapports existant entre les différentes forces sociales qui se disputent la suprématie, ces forces étant naturellement considérées non au point de vue quantitatif mais au point de vue dynamique (...) L’évolution historique ne serait qu’une succession ininterrompue d’oppositions, au sens presque parlementaire du mot, qui “parviendraient l’une après l’autre à la possession du pouvoir, passant ainsi rapidement de l’envie à l’avarice.”
C’est ainsi que la révolution sociale n’apporterait aucune modification à la structure intérieure de la masse. La victoire des socialistes ne sera pas celle du socialisme, lequel périra au moment même où triompheront ses sectateurs.
On est tenté de qualifier ce processus de tragicomédie attendu que les masses, après avoir accompli des efforts titaniques, se contentent de substituer un patron à un autre. Il ne reste aux ouvriers que l’honneur de “participer au recrutement gouvernemental” (...)
La révolution sociale se réduirait, comme la révolution politique, à une opération consistant, comme le dit le proverbe italien, à changer de maître de chapelle, la musique restant la même" (op. cit. p. 291-292).

[25“On doit reconnaître que les marxistes possèdent une doctrine économique et une philosophie de l’histoire susceptibles d’exercer sur ceux qui pensent une très grande attraction. Mais l’une et l’autre les laissent en défaut, dès qu’ils s’engagent dans le domaine du droit public et administratif, sans parler du domaine psychologique” (op. cit. p. 286).

[26“Cette prédisposition à la libre recherche, qui est un des plus précieux facteurs de civilisation, augmentera à mesure que s’amélioreront et deviendront plus sûres les conditions économiques des masses, et que celles-ci seront admises à jouir, dans une plus grande mesure, des bienfaits de la civilisation. Une instruction plus étendue implique une capacité de contrôle plus grande” (ibid. p. 301).

[27Jean-Luc Pouthier qualifie le texte de l’actuelle édition française d’inutilisable : cf. article Michels in Dictionnaire des oeuvres politiques, sous la dir. de F. Châtelet, E. Pisier, O. Duhamel, 1989, p. 698-703 ; du même auteur : “Roberto Michels et les syndicalistes révolutionnaires français,” Cahiers Georges Sorel n“4 ; “Georges Sorel et Roberto Michels", 
Jacques Julliard et Schlomo Sand (dir.) : Georges Sorel et son temps. Seuil, 1985, pp. 287-294.

[28Il suffit de vérifier, par exemple, le contenu des notes aux pages 23, 25, 26, 29, 33 du n° 227 du Mouvement Socialiste : rien de cela ne figure dans l’édition française.

[29En Allemagne, présence aux congrès du Parti des parlementaires en qualité d’élus, sans mandat de leur section ; en France, “l’Etat-Major des marxistes, avec Guesde en tête, était tellement pénétré d’esprit autoritaire qu’aux congrès de son parti il ne voulait jamais que le Comité National fut élu, mais simplement accepté par acclamations” (n° 227, p. 24 & 27).

[30Emile Pouget découragé, abandonne en 1909 son activité de responsable confédéral, après la crise de la CGT, révélée lors de la répression gouvernementale de 1908, qui ne trouva aucune riposte à la hauteur du côté du syndicalisme. A ce sujet, Jacques Julliard : Clemenceau briseur de grève, coll. Archives Julliard, 1965 ; du même auteur : Autonomie ouvrière, Gallimard-Le Seuil, 1988.

[31Moïsei Ostrogorski, de même, témoignait de la même crise, observée du côté de l’idéal démocratique et écrivait, en conclusion de son ouvrage : “Fût-il démontré que tous les efforts faits à cette fin sont condamnés d’avance à échouer, qu’il n’y a qu’à sonner le glas de la démocratie avec toutes les espérances que l’humanité y avait placées, il faudrait agir exactement comme si le triomphe final du gouvernement démocratique était une certitude mathématique” La démocratie et les partis politiques.

[32Robert Michels écrit dans la Revue internationale de sociologie : il est par exemple l’auteur des comptes rendus du premier et du deuxième congrès des sociologues allemands, en 1910 et en 1912. Cette même revue rend compte régulièrement de ses publications en Allemagne ; en 1911, par exemple, elle signale son “ouvrage au sujet des femmes et du féminisme,” un article sur les rapports entre le matérialisme historique et la politique, publié par Archiv, ainsi que l’analyse sociologique des partis, résumé en ces termes : “La démocratie, tout en subissant nécessairement les influences oligarchiques du milieu, pourra et devra s’en émanciper graduellement.” En 1912, elle rend compte d’un ouvrage commun à Robert et Gisela Michels, sur Chômage et syndicats, paru en 1910.

[33Robert Michels : Il proletario e la borghesia nel movimiento socialista italiano, Turin, 1908. Une traduction française a été publiée, en 1921, Librairie Giard.

[34Robert Michels : Les limites de la morale sexuelle, Turin, 1912.

[35Jacques Julliard : Fernand Pelloulier et les origines du syndicalisme d’action directe, Seuil, 1971.

[36Cf Wolfgang J. Mommsen « Robert Michels und Max Weber Gesinnungs Ethischer Fundamentalismus versus verant wortungsethischen Pragmatismus In Wolfgang J. Mommsen und Wolfgang Schwentker (sous la direction de) Max Weber und seine Zeitgenossen Gôttingen Zurich 1988, pp. 196-215.

[37Voir les données recueillies par Michels dans la deuxième édition de Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Unter- suchungen über die Oligarschischen Tendenzen des Gruppenlebens Stuttgart 1925. Nous citons d’après la réimpression de 1957 avec une postface de Wemer Conze, Stuttgart, 1957, pp. 273,74.

[38Robert Michels op. cit. p. 376.

[39Cf Max Weber Wirtscliaft und Gesellschaft, 4e édition, Tübingen, 1956, tome 2, p. 569.

[40Der Sozialismus, in Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik, Tübingen, 1924 P. 492-518.

[41Russlands Übergang zur scheindemokratie in Gesammelte politische Schriften, Tübingen, 1988, P. 197-215. Cet article, paru le 26 avril 1917, a été publié en français, Revue Française de Sociologie, décembre 1989 : « La Russie en marche vers la pseudo-démocratie » p. 621-637.

[42KPD Parti communiste allemand.