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Construire l’Europe et la politique autrement

Futur antérieur

n° 15, p. 17-28, 1993




Après le référendum français sur le traité de Maastricht, après la tempête monétaire qui l’a suivi de peu, la tendance à un repli national honteux est générale dans la communauté européenne. Le référendum a fonctionné en réalité comme une sorte de révélateur des faiblesses de la construction européenne, mais aussi des difficultés des politiques nationales et de la difficulté à faire se rejoindre les deux niveaux.

Le danger national-populiste

Les classes dirigeantes, en particulier celles des pays les plus secoués par la récession économique, estiment à l’heure actuelle que les institutions européennes ne peuvent leur garantir la stabilité économique et sociale et donc politique dans un contexte où les mécanismes de la représentation politique apparaissent comme grippés. En Allemagne, puissance économiquement dominante, une partie du personnel politique, appuyée par des économistes conservateurs, renâcle devant la perspective de l’union économique et monétaire, parce que la politique allemande d’unification économique pourrait, dans ce cadre, se faire sous pression des partenaires européens (opposés au recours massif du gouvernement allemand à l’emprunt) et parce que, dans la perspective du traité de Maastricht, la Bundesbank est appelée à disparaître.
Du côté de la grande majorité des travailleurs salariés, on est aussi opposé à l’Europe de Maastricht mais, évidemment, pour des raisons tout à fait autres. On craint en particulier que les contraintes financières et économiques inscrites dans le traité de Maastricht n’aboutissent à une véritable régression sociale (notamment par la mise en question de la protection sociale). Du côté des chômeurs de longue durée, des exclus et des marginalisés, on se demande si la poursuite de la construction européenne ne va pas encore renforcer les plus forts et affaiblir les plus faibles et certains parmi eux se raccrochent à une mythique solidarité nationale qu’ils cherchent désespérément à faire vivre en vouant les étrangers et les immigrés aux gémonies.
A l’heure actuelle, il existe donc en Europe des bases pour des alliances populistes-nationalistes entre certains secteurs de la droite politique et certains secteurs populaires en plein désarroi (Ph. Seguin et Ch. Pasqua, en France, représentent très bien cette orientation). Il faut le dire, d’emblée, ces alliances sont porteuses d’évolutions très régressives, en cherchant à restreindre les questions posées à des questions essentiellement nationales (le chômage par exemple). La construction européenne est, certes, en crise, mais elle est devenue une réalité incontournable. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler quelques données. L’année 1993 sera l’année du marché unique et les normes techniques et juridiques des échanges intra-européens sont déjà très largement des normes européennes. Il y a déjà des politiques et des programmes communs dans de nombreux domaines (de l’agriculture à l’enseignement). Les pays de la communauté commercent essentiellement entre eux et certains d’entre eux ont considérablement profité de leur adhésion à la communauté. Certes, il n’y a rien d’irréversible sur le plan institutionnel. On peut très bien imaginer que la crise actuelle se termine par la réduction de l’Europe à une zone de libre-échange, mais ce serait une Europe sans vigueur, dominée par l’ultra-libéralisme, donc en position de faiblesse par rapport aux États-Unis et partagée entre des égoïsmes nationaux de type thatchérien ou post-thatchérien. Dans un tel cadre, on assisterait effectivement à un démantèlement progressif des États-Providence nationaux dans un climat de crise sociale.

Renouveler les pratiques de la communauté

Une telle perspective n’a pourtant rien d’obligatoire, à condition d’affronter dès maintenant des problèmes qu’il ne faut pas évacuer parce qu’ils sont difficiles. Les institutions européennes actuelles sont très éloignées des Européens, car elles sont nées de la coopération intergouvernementale et non de véritables concertations entre les peuples. C’est cet état de choses qu’il s’agit de combattre en insufflant une vie différente, nouvelle à l’ensemble institutionnel européen. Les négociateurs du traité de Maastricht l’ont bien compris, qui clament maintenant qu’un rapprochement entre les organismes européens et les citoyens est nécessaire et préconisent pour cela une collaboration étroite entre parlement européen et parlements nationaux et une association des parlements à la mise au point des directives européennes (qui sont de véritables lois européennes). On peut envisager aussi d’accroître encore les pouvoirs de contrôle du parlement européen sur la commission de Bruxelles. Mais il faut dire que tout cela reste très formel, un peu comme une légitimation a posteriori qui essaie de suppléer à un manque de légitimité dans les actions et les activités habituelles.
Cela veut dire que les efforts pour une démocratisation formelle ne peuvent pas être coupés d’efforts parallèles pour renouveler les pratiques et les politiques de la communauté. Dans le traité de Maastricht, on parle de politiques communes à mettre en œuvre dans des domaines autres que ceux couverts jusqu’à présent par la communauté. L’Europe de l’Ouest a en effet besoin de politiques économiques et industrielles pour combattre le chômage. A l’heure où le patronat britannique, une partie du patronat allemand, les syndicats des pays de la communauté réclament des politiques industrielles, il serait paradoxal de s’en tenir, au niveau européen, aux croyances idéologiques en la toute-puissance du marché et aux bienfaits du libéralisme. En même temps, il devrait être clair que les politiques communes dans le domaine économique ne peuvent rester de simples interventions bureaucratiques, mais doivent se présenter comme des initiatives concertées (dans l’élaboration et la mise en application) avec tous les acteurs concernés (ou leurs représentants). C’est seulement dans un tel cadre que les contraintes européennes en matière d’harmonisation fiscale, de déficit budgétaire, etc. peuvent devenir compréhensibles et acceptables. C’est seulement dans ce cadre que les différents fonds européens, fonds des régions, fonds de cohésion par exemple, peuvent jouer pleinement leur rôle dans la lutte contre les inégalités de développement.

Pour de multiples concertations

On peut d’ailleurs ajouter que les politiques communes en matière économique sont le soubassement indispensable à l’éclosion et au développement d’une véritable Europe sociale. A l’heure actuelle, la législation sociale européenne est embryonnaire et surtout se trouve hors d’état d’imposer une harmonisation des législations nationales par un alignement sur les plus avancées, même si des textes comme la charte sociale de 1989 et le traité de Maastricht en proclament le principe. Les niveaux économiques sont encore trop divergents pour que les pressions syndicales en ce sens puissent avoir de l’effet. L’Europe sociale doit donc se construire au fur et à mesure que se font jour des convergences économiques qui diluent les craintes devant trop de social et font régresser les tentations à jouer de la concurrence sauvage et à rechercher l’alignement sur le bas. Dans ce domaine aussi, la concertation à l’échelle européenne doit jouer à plein en se donnant pour objectifs, outre l’alignement sur les législations avancées, la lutte contre la crise des systèmes de protection sociale (qui peut rendre en partie inopérante la libre circulation des hommes). En cette matière, une concertation européenne sur les professions médicales et para-médicales, sur les politiques de prévention en matière de santé, sur les politiques hospitalières (modes de financement, modes de gestion, échanges de personnels, etc.) peut avoir une très grande portée.
II faut toutefois dire avec force qu’il n’y aura pas de telles politiques européennes si ne se crée pas peu à peu un espace public européen qui permettra de dépasser progressivement l’esprit « économiste » qui a jusqu’ici prévalu dans la construction européenne. Le premier pas à faire dans ce sens est de faire discuter et saisir la dimension européenne des problèmes nationaux et la réfraction nationale des problèmes européens. Les interdépendances qui se sont instaurées au cours de la construction européenne font que les politiques menées nationalement ont des répercussions positives ou négatives sur l’ensemble européen. Ainsi la politique d’unification de l’Allemagne menée par la CDU, avec ses deux caractéristiques essentielles, le financement de l’unité économique par l’emprunt, le refus de politiques industrielles d’assainissement des entreprises d’Allemagne de l’Est, après une phase éphémère de boom, entraîne l’Europe dans la récession. Quant à la réfraction nationale des décisions européennes, elle signifie tout simplement que les politiques européennes ont des effets différentiels suivant les pays (favorables pour les uns, moins favorables pour d’autres) et qu’il est impossible de l’ignorer. En ce sens, la construction d’un espace public européen passe, entre autres, par l’ouverture des espaces publics nationaux et leur désenclavement, ouverture d’autant plus nécessaire qu’il y a une efficacité décroissante de certains instruments de politique nationale et que les politiques nationales auront de plus en plus besoin d’être complémentaires d’autres politiques nationales ou de politiques européennes. Simultanément la concertation systématisée à l’échelle européenne des syndicats, des organisations professionnelles et politiques, des associations les plus diverses doit faire apparaître un espace public européen proprement dit, où s’organisent des confrontations, où se font jour des intérêts divergents, des conflits, au besoin des lignes de fracture, qui signalent la nécessité de réponses communes.

Transformer la politique

La cristallisation d’un espace public européen est, en réalité, un élément décisif de la reconstruction de la politique, très affectée par la crise rampante de l’État-Providence national et par les phénomènes de récession des droits acquis et d’exclusion qui en résultent. Pour combattre les manifestations de désaffection, voire de désertion qui atteignent les institutions politiques nationales et sapent en même temps les cultures politiques nationales, il faut en effet élargir l’horizon politique et montrer qu’à travers les concertations européennes de nouvelles possibilités s’offrent à la lutte contre la société à deux vitesses, contre les tendances à la dissolution des liens sociaux. II ne s’agit évidemment par d’affirmer que les choses se feront simplement, c’est-à-dire sans affrontements majeurs : l’U.C.E., l’union du patronat européen, par exemple, n’est pas prête à accepter sans crier gare une logique européenne de l’agrégation sociale et de la concertation politique. Mais il ne faut pas oublier que le déplacement tendanciel des équilibres économiques sociaux et politiques hors des cadres nationaux peut forcer des acteurs encore réticents à rechercher des compromis et des armistices dans la lutte de classes à l’échelon européen, et cela sans que soit déjà formalisé un cadre européen de conventions collectives ou un cadre européen d’arbitrage social.
Les institutions européennes actuelles sont sans doute déphasées par rapport à une véritable logique politique pan-européenne, intégrant et transformant les politiques nationales. Comme on l’a souvent dit, elles sont technocratiques et loin de fonctionner selon un esprit démocratique. Mais elles présentent deux caractéristiques fondamentales qui ont, au moins potentiellement, une portée révolutionnaire : elles sont nées de la coopération inter-gouvernementale, donc d’une certaine forme de concertation et elles ne fonctionnent pas selon un modèle étatique classique, puisqu’elles doivent compter sur la collaboration volontaire d’organismes étatiques nationaux pour mettre en œuvre leurs politiques. On n’est donc pas en face d’un super-État se subordonnant les États nationaux selon une logique étatique au sens fort du terme, mais en face d’institutions hybrides, ne ressemblant à rien de ce que l’on a pu connaître jusqu’ici. Et si on les soumettait à un authentique contrôle démocratique (celui de l’espace public européen, celui de corps représentatifs), elles pourraient devenir les vecteurs de pratiques politiques non étatiques en même temps que les agents d’une plus large circulation des pouvoirs (par des formes d’associations multiples à l’élaboration et à la mise en application des décisions apparemment dans le même esprit). Dans le traité de Maastricht, on parle beaucoup du principe de subsidiarité comme modalité fondamentale du fonctionnement institutionnel de la communauté, mais il faut bien voir que ce vieux principe énoncé par la théologie catholique est une sorte de statique des rapports de force alors que des institutions européennes renouvelées, démocratiques fonctionneraient, elles, selon une dynamique des rapports de pouvoir changeants.
Autrement dit, les rapports entre niveau européen, niveau national, niveau régional ne seraient pas figés une fois pour toutes, mais pourraient être souvent redéfinis dans un cadre institutionnel souple. C’est, bien sûr, une telle évolution que craignent les défenseurs inconditionnels du vieil État national : la désétatisation de la politique pourrait être contagieuse et atteindre l’ensemble du monde institutionnel et en particulier les institutions nationales. Le pouvoir pourrait se manifester beaucoup plus comme pouvoir de faire quelque chose en commun que sous la forme du pouvoir coercitif d’une minorité sur une majorité réduite la plupart du temps à la passivité. Il n’est naturellement pas question de plaider en faveur de l’anarchie institutionnelle ou de la révision permanente des procédures politiques (ce qui serait le meilleur moyen de favoriser le retour à des contraintes majeures), mais bien de s’orienter vers une dialectique ouverte de l’institué et de l’institution. Il faut que toutes les institutions soient conçues comme perfectibles (ce qui vaut aussi pour la codification institutionnelle par excellence, les constitutions). Aller dans ce sens, c’est réduire l’inégalité des échanges entre les citoyens et l’État (ou les institutions bureaucratisées qui lui sont subordonnées) dans la mesure où il n’y a plus intangibilité des structures étatiques, dans la mesure aussi où l’affirmation de forces instituantes érode les habitudes d’assistés chez les participants au jeu politique et par voie de conséquence invalide largement le paternalisme étatique. Potentiellement au moins, les échanges politiques deviennent des échanges, les modalités de détermination des objectifs communs et sur la façon de les mettre en pratique. Il peut ainsi se produire un certain décentrement par rapport à l’État, notamment un décentrement des organisations politiques par rapport à la tutelle étatique (résultant très largement de leur fixation sur la conquête et l’exercice du pouvoir d’État et non sur une diffusion plus grande des pouvoirs dans la société).

L’invention dans le droit

Une telle transformation de la politique ne peut pas ne pas avoir des effets sur les rapports juridiques et pourrait en outre aller à l’encontre des dérives sécuritaires que l’on observe un peu partout depuis les récessions de l’État-Providence. Le droit a connu et connaît une période d’expansion depuis de nombreuses décennies, mais cette expansion n’est pas uniforme et univoque. L’expansion juridique a été pendant les « trente glorieuses » une expansion du droit social, s’accompagnant d’une diminution du poids des logiques répressives et disciplinaires, dans le droit pénal notamment. On est arrivé au point où un bond en avant semblait être possible vers un droit très respectueux de la singularité des situations des individus et qui simultanément garantirait l’universalité de la réglementation. Il y a eu depuis beaucoup de retours en arrière, et le droit se multiplie pour interdire et verrouiller. En même temps la complexification de la vie sociale entraîne la prolifération de législations sectorielles, de droits spécifiques attachés à des groupes sociaux particuliers qui court-circuitent certaines règles générales et introduisent des éléments de déséquilibre dans les rapports juridiques. Le fonctionnement quotidien des systèmes de droit est à la fois rigide et irrégulier (quelquefois anarchique). Cela est d’autant plus vrai que les États nationaux ont tendance à se décharger d’un certain nombre de problèmes en les confiant à la justice ou à des administrations de type juridique pour éviter de les traiter politiquement. La justice est très souvent obligée de faire face à des problèmes sociaux pour lesquels elle n’est pas suffisamment ou pas du tout armée. Cette juridisation des conflits ou des déviances est, bien sûr, un élément supplémentaire de rigidité, mais aussi de perturbation de l’administration de la justice et de la création du droit.
Il en résulte dans plusieurs pays un état de crise permanent des structures juridiques, suscité notamment par une discrépance croissante entre les attentes des justiciables – une régulation juridique ouverte et efficace – et la réalité à laquelle ils sont confrontés. La crise peut, certes, perdurer, mais elle peut aussi produire des tendances à la recherche d’un autre type de création juridique, une création post-conventionnelle, pour reprendre la terminologie de Jürgen Habermas, qui se concrétise dans des normes souples et perfectibles, fondées et assumées démocratiquement. Dans cette perspective, le droit n’est plus essentiellement un droit des relations contractuelles et des manquements à la loi, c’est-à-dire un droit qui sanctionne la marchandisation des relations sociales et la valorisation du capital par le travail abstrait, mais bien un droit de l’initiative individuelle et collective, un droit de l’ouverture des possibles dans une situation donnée et de bouleversement concerté des conditions de l’action en vue de transformer l’existant. Le droit, faut-il le rappeler, ce n’est pas seulement la propriété formellement définie, c’est aussi les modalités de l’appropriation, du rapport aux autres et aux choses comme rapport au monde. De ce point de vue, l’assouplissement des procédures, la démocratisation de l’établissement et de l’application des normes peuvent donner l’occasion de mettre en pratique de nouvelles formes d’appropriation qui ne soient plus oppressives et induisent des rapports moins agressifs à l’environnement et au monde. Il faut en particulier s’orienter vers des formes multiples de propriété sociale mobile, conciliant des apports et des collaborations divers pour des entreprises communes, formes qui doivent être très éloignées des propriétés étatiques classiques si l’on veut rompre avec les modes bureaucratiques d’appropriation et mettre des moyens d’action à la disposition du plus grand nombre. Les systèmes juridiques ne doivent plus se vivre selon les thèmes de l’intangibilité et de la soumission à des principes extra-sociaux, mais bien sous le signe du changement pertinent et de l’invention sociale.

L’Europe et les autres

Pas plus qu’il ne peut y avoir d’État national isolé, il ne peut y avoir d’Europe de l’Ouest isolée qui chercherait à se protéger contre le reste du monde. Faut-il le rappeler ? La plupart des pays de la communauté sont de grands exportateurs et de grands importateurs sur le plan économique. Les différentes cultures européennes en outre ont une influence à l’échelle internationale. Pourtant l’Europe officielle réagit surtout par la dénégation : elle ne chercherait pas à s’imposer au reste du monde, mais songerait surtout à s’occuper de ses propres affaires. Lors de la campagne référendaire sur le traité de Maastricht, François Mitterrand a expliqué aux électeurs français que l’Europe de Maastricht était le meilleur rempart contre les turbulences du monde extérieur, notamment contre les turbulences suscitées par l’immigration. On est là en présence d’une position tout à fait paradoxale : les capitaux et les marchandises devraient pouvoir circuler librement, les hommes non, ou de façon très limitée. Sur le fond, il apparaît bien que l’Europe post-coloniale ou post-colonisatrice n’a pas vraiment voulu prendre conscience de son héritage colonial et du rapport critique qu’il faut entretenir avec lui dans le monde actuel. Elle s’est laissé entraîner à participer activement – la France – ou passivement – l’Allemagne – à la guerre du Golfe, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle avait parmi ses objectifs le maintien de relations néo-coloniales entre le Nord et le Sud. La position de l’Europe des douze par rapport à la dette du Tiers Monde est caractéristique à cet égard : du bout des lèvres elle remet quelques dettes d’Etats africains en situation désespérée tout en se cramponnant à la politique du Fonds Monétaire International. Cela signifie qu’elle fait confiance à des politiques d’assainissement économique « fondées sur le remboursement de la dette et du consentement de nouveaux prêts » ce qui approfondit encore la dépendance des pays dits du « Tiers Monde ».
Les États post-coloniaux du Sud (si l’on fait exception pour l’Asie du Sud-Est), déjà gangrenés par la corruption, sont, dans un tel cadre, de moins en moins efficaces et, pour plusieurs d’entre eux, directement menacés d’implosion (voir le cas du Zaïre). Ils n’assurent plus les fonctions minimales qu’ils assuraient encore au début des années quatre-vingt : entretien des infra-structures (notamment des voies de communication), sécurité intérieure et paix civile, paiement régulier de la fonction publique. Il est assez apparent que les États européens qui voient bien cette dégradation accélérée n’osent pas en tirer les conclusions qui s’imposent : renverser la vapeur et tout faire pour que les intéressés arrivent à trouver eux-mêmes des solutions originales à leurs problèmes. Ils s’efforcent au contraire de maintenir en survie plus ou moins artificielle des régimes à bout de souffle, de peur, disent-ils, de voir s’installer le chaos et l’anarchie sans vouloir se rendre compte que la prolongation de certains régimes est en elle-même un puissant facteur de dégradation et de pourrissement. C’est pourquoi il devient urgent que la communauté européenne redéfinisse sa politique d’accords avec le Sud, en premier lieu avec l’Afrique (particulièrement les accords de Lomé) pour aller dans le sens d’une suppression de la dette, d’une aide à des projets concertés de remise en marche des économies africaines, de construction de pôles de développement et de transformations politiques démocratiques.

L’Europe et les migrations

Si la communauté européenne se refusait à suivre une telle orientation, elle s’exposerait à des vagues migratoires de très grande ampleur, arrivant de façon tout à fait irrégulière et désordonnée. Si des millions de personnes sont persuadées qu’elles ne pourront pas trouver un cadre de survie là où elles sont, elles chercheront effectivement à en trouver, à tout prix, un autre ailleurs, au besoin en s’expatriant vers des pays très lointains et dans des conditions très aventureuses. Les barrières policières habituelles seront impuissantes à contenir les immigrations du désespoir et il faudra recourir à des mesures répressives de plus en plus massives qui devront chercher leurs justifications dans des discours de plus en plus ouvertement racistes, avec tout ce que cela peut comporter de dangers pour les équilibres sociaux et politiques (que deviendront, par exemple, les relations avec les communautés immigrées installées depuis longtemps en Europe de l’Ouest ?). Plus encore qu’aujourd’hui, les sociétés européennes pourraient devenir rapidement des sociétés de la peur et de l’exclusion dans lesquelles la démocratie serait en danger et dans lesquelles la perspective d’une construction européenne harmonieuse deviendrait une pure et simple chimère. Dans un contexte de mondialisation des relations économiques et sociales, il est en effet impossible de faire passer par profits et pertes des zones entières de la planète, sans subir soi-même très vite des retours de bâton très graves. Il faut bien se convaincre de cette vérité : refuser à certaines populations une place sur la planète, c’est à terme rendre cette dernière inhabitable.
Les mêmes considérations valent « mutatis mutandis » pour les relations avec les pays de l’Est. Après les premières difficultés de la « pérestroïka », et surtout après l’effondrement des régimes d’Europe de l’Est, les pays de la communauté européenne n’ont pas voulu envisager un plan d’aide globale à l’URSS et aux pays de l’Est européen. Les nouveaux dirigeants devaient faire la preuve de leur capacité à pratiquer les mécanismes de marché et de leur volonté d’introduire la propriété privée. Certes, les sommes prêtées à l’ex-Union soviétique et aux anciennes démocraties populaires sont loin d’être négligeables (cumulées depuis 1989, elles équivalent à un plan global sérieux), mais elles ont été distribuées au compte-gouttes, sans vues d’ensemble pour empêcher certains pays d’être en état de cessation de paiements ou pour permettre à d’autres de faire semblant de pratiquer l’orthodoxie financière. La communauté européenne n’a pas non plus cherché à maintenir ou à promouvoir des liens économiques entre ces pays après la liquidation du « Comecon », dans la perspective d’une communauté de l’Est européen, établissant des liens institutionnalisés avec la communauté d’Europe de l’Ouest. Il est vrai que la situation dans l’Est européen est moins catastrophique que dans le Sud et que les États issus du « socialisme réel » sont en voie de transformation profonde (voir l’exemple de la Pologne et de la Hongrie), mais on constate en même temps que la politique de privatisation des entreprises dans le secteur industriel se heurte à d’énormes difficultés, tant économiques et juridiques (quel type de propriété privée appliquer ?) que sociales (les licenciements qu’il faut mettre en œuvre). L’application des modèles occidentaux ne s’avère pas si simple que cela, et beaucoup de secteurs de ces sociétés déstabilisées appellent à des solutions originales pour dépasser les vieilles structures bureaucratiques.

L’Europe contre le « statu quo »

Dans les rapports avec les pays de l’Est, il faut donc que la communauté des douze proscrive tout dogmatisme et s’efforce de favoriser l’auto-détermination des pays qui se trouvent en face d’elle en leur évitant de passer sous les fourches caudines des politiques préconisées par le FMI. C’est une politique de dialogue permanent et d’association multiforme qu’il s’agit de mettre en œuvre, une politique qui multiplie les échanges économiques, politiques et culturels, une politique qui n’ait pas peur d’imaginer de nouvelles solutions concertées aux problèmes qui se posent. La communauté européenne de l’Ouest doit avoir pour ambition d’intégrer l’Europe de l’Est, ainsi que les pays du Sud d’ailleurs, dans les relations internationales, pour en faire des participants actifs aux concertations sur les problèmes de l’ordre international. A l’heure actuelle, la mondialisation est dominée par le triangle États-Unis, Japon, Europe de l’Ouest, dont les rapports internes sont très concurrentiels, mais qui s’oppose par rapport à l’extérieur à toute remise en question du directoire de fait qu’exercent sur les rapports internationaux les trois plus grandes puissances économiques. Le marché mondial qui résulte de cette régulation tripolaire conflictuelle et chaotique et de l’ubiquité des spéculations monétaires et financières est rien moins que porteur de développements équilibrés. Au contraire, il ne peut qu’élargir le fossé qui sépare les riches des pauvres et approfondir un peu plus les inégalités de développements et les inégalités sociales. Il devient donc nécessaire de faire apparaître d’autres partenaires dans les confrontations et débats internationaux, pour que le monde puisse devenir vraiment multipolaire et prêt à des orientations décidées de façon vraiment pluraliste, ce qui est une condition de sa survie à moyen et long terme.
Les défenseurs du « statu quo » peuvent décréter que les perspectives ici esquissées sont irréalistes et utopiques. Il est simple de leur répondre que leur position est une utopie réactionnaire, celle qui veut à tout prix, c’est-à-dire même au prix de catastrophes récurrentes, que les choses restent en l’état, c’est-à-dire ne changent pas.





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