Jean-Marie Vincent
http://jeanmarievincent.free.fr/spip.php?article36
Avant-propos

La Ve République à bout de souffle, p. 9-11, Editions Galilée, 1977

Beaucoup d’observateurs de la vie politique ne manquent pas de s’étonner ? Comment est-on arrivé à cet état de dégradation du régime giscardien, à ces affrontements entre partisans du même ordre social bourgeois, à ces crocs-en-jambe pour faire trébucher des partenaires de longue date ? Les réponses qui renvoient à la conjoncture immédiate, voire à la faiblesse des hommes et des équipes au pouvoir sont évidemment insuffisantes. Ce qui se passe sous nos yeux n’a rien à voir avec une des multiples péripéties qui agitent habituellement les sommets du gouvernement et de la politique. En réalité, il s’agit bel et bien d’un bouleversement de la « normalité capitaliste », de l’ouverture d’une période nouvelle d’affrontements de classe dont il est difficile de prévoir l’issue. Les vieilles méthodes éprouvées qui permettaient de tenir la révolte des individus et des groupes en respect, de brider l’action collective des masses, ont de moins en moins d’effets. On est certes encore très loin d’une agonie du système capitaliste, d’un épuisement complet de ses possibilités d’intervention et de récupération face à des échecs parfois retentissants. Apparemment la récession économique la plus grave depuis 1929 ne l’a pas atteint dans ses derniers fondements, mais rien ne marche plus comme avant, parce que le cœur n’y est plus du côté des riches et des puissants, parce que les exploités et les opprimés ne se laissent plus prendre aux mirages d’une prospérité qui n’a jamais été faite pour eux. Les spectres de l’Italie et de la Grande-Bretagne hantent les nuits de nos gouvernants qui ne trouvent pour s’opposer à un lent enfoncement dans la crise que des remèdes de « rebouteux » ou des médications de « choc » d’une portée douteuse. Quoi qu’ils fassent, tout va de mal en pis et les institutions les mieux protégées se dégradent progressivement.
Le paradoxe est que, dans ce contexte, le mouvement ouvrier ne soit pas plus dynamique. Les forces du réformisme classique et de « l’euro-communisme » paraissent surtout soucieuses de placer leurs pions sur l’échiquier politique traditionnel sans prendre la dimension de la crise sociale, sans se rendre compte qu’il faut s’attendre dans l’avenir à des batailles de grande envergure — de toute façon, la bourgeoisie ne restera pas inactive, et préparera chaque fois qu’elle le pourra des contre-offensives très coûteuses pour les travailleurs. C’est qu’en fait la grande force d’étouffement de l’activité révolutionnaire, de refoulement de l’auto-organisation des masses, que représente le stalinisme, n’en finit pas de mourir, c’est-à-dire pénètre toujours les pores des organisations ouvrières, leurs régimes internes, imprègne leur idéologie alors même qu’elles prétendent s’en débarrasser. On n’admire plus le régime soviétique, mais on reste tributaire des thèmes staliniens parce qu’ils ont longtemps occupé la place et parce que la pensée révolutionnaire elle-même a subi une longue éclipse. Même ceux qui recherchent sincèrement des voies qui s’écartent de l’opportunisme, sont parfois portés à prendre de vieux mots d’ordre staliniens pour l’expression authentique d’une stratégie révolutionnaire. Cela explique que le renouvellement du mouvement soit aussi lent et heurté. On pourrait d’ailleurs ajouter que sa crise présente est parallèle à celle du monde auquel il entend s’opposer et qu’il subit lui aussi, et très fortement, toutes les tendances centrifuges qui se manifestent dans la société. Mais c’est précisément cela qui lui donne la chance de dépasser ses limites actuelles et d’ouvrir la voie de l’avenir. Son opposition au monde actuel peut se radica- liser, renouer avec les formes de l’auto-organisation, celles des conseils nés au lendemain de la Première Guerre mondiale, sous l’impact de la critique des vieilles formes paternalistes de la politique et de l’organisation qu’on observe un peu partout aujourd’hui.
C’est dans cette perspective que les auteurs ont voulu éclairer l’actuelle crise française, avec la conviction qu’il faut trouver son chemin sans se laisser fasciner par les évolutions à court terme, par les échéances électorales les plus proches, celles qui retiennent le plus l’attention, mais détournent de la lutte des classes réelle. Il ne s’agit évidemment pas de négliger les luttes présentes, mais de les saisir dans une optique tout à fait différente, celle du « débordement » de l’existant et du fait accompli politiques. Qu’on n’imagine pas derrière ce mot des vues apocalyptiques, une sorte de surgissement imprévisible et torrentiel de la novation révolutionnaire. Ce que les auteurs ont en vue, c’est la création progressive de nouvelles possibilités d’intervention et d’expression bousculant les pratiques et les institutions politiques et ouvrant ainsi la voie à un avenir qui ne ressemble pas au présent.

J. M. V.

Source : exemplaire personnel