site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Conclusion

Un autre Marx. Après les marxismes

p. 251-266, Ed. Page deux, 2001




Le monde de la mondialisation est un monde de la fuite en avant, un monde qui ne sait pas où il va, mais ne cherche pas à faire de pause pour autant. Il constitue un monde unifié qui se fractionne et se fragmente autant qu’il se rassemble et unit des éléments jusqu’alors dispersés. Des connexions se font et se défont sans discontinuer, des zones de stabilité apparente deviennent brusquement instables, les écarts et les inégalités se multiplient. Ce monde agité de soubresauts se prétend pourtant capable de faire coexister la misère et l’opulence, les affrontements et la pacification, la régression et le progrès. Ses défenseurs le trouvent malgré tout, sinon rassurant, du moins supportable (surtout pour les privilégiés, bien sûr). Ils entendent bien fermer les yeux et se boucher les oreilles en répandant les pseudo-grands récits postmodernes. Selon eux, le monde ne va pas forcément très bien, mais les choses iront forcément en s’améliorant, puisque les grands chocs Est-Ouest sont terminés. Désormais les menaces totalitaires venues du communisme sont en recul et celles qui viennent des fondamentalismes seront contenues beaucoup moins difficilement. Il n’est nul besoin en fait de se soucier du sens qu’il faut donner à l’histoire dans un contexte où il n’y a pas à proprement parler d’histoire, où il y a des myriades d’histoires singulières, des séquences qui obéissent à des logiques diverses dans des réseaux multiples, ce qui n’empêche pas des ajustements de se produire régulièrement malgré les contradictions. A condition de ne pas entraver les marchés, de ne pas contrecarrer leur rationalité, les choses finissent toujours par s’arranger.

Ce tableau qui se veut optimiste, sans forcer outre mesure, est contredit par les nombreuses interventions d’une main qui, pour n’être pas invisible, n’en est pas moins lourde, celle d’organismes internationaux comme le FMI, la Banque mondiale guidés et appuyés par les grands Etats occidentaux. Ensemble, ils constituent ce que Michael Hardt et Toni Négri appellent l’« Empire ». Dans ce concert, il y a, bien sûr, un « primus inter pares », les Etats-Unis, mais ils ne sont pas un super-impérialisme qui dominerait complètement et directement les autres grandes puissances. Il y a plutôt une sorte de directoire multiforme de l’Empire où les rapports de force évoluent dans le cadre d’activités communes, parfois conflictuelles (par exemple à l’intérieur de la triade Japon, Etats-Unis, Europe). L’Empire intervient de façon privilégiée sur le plan économique pour maintenir, voire améliorer les conditions favorables à l’accumulation du capital à l’échelle mondiale.

Ces actions pour imposer un semblant d’ordre international dans un monde de désordre récurrent ne peuvent pas toujours faire état de résultats probants, du moins du point de vue de leurs objectifs proclamés. C’est pourquoi on leur donne souvent le caractère de tentatives, d’ébauches pour aller de façon asymptotique vers un monde meilleur. Les bombes à l’uranium appauvri, les « dommages collatéraux » que l’on inflige à des populations civiles, les destructions économiques deviennent autant d’étapes vers plus de justice et de liberté. La violence « civilisée » des puissances occidentales et de leurs alliés est souvent accompagnée d’excuses pour les « bavures » effectuées et les pertes causées involontairement, car elle doit être prise pour ce qu’elle n’est pas, une politique progressive d’éradication de la violence dans les rapports sociaux. Les pratiques violentes de l’Empire et de sa police mondiale contre toutes les violences désordonnées, c’est-à dire non légalisées (celles venant des Etats excommuniés, des mafias, des organisations terroristes, etc.) deviennent autant de moyens de combattre symboliquement l’insupportable, de l’exorciser en calmant les inquiétudes. Logiquement le discours de la guerre « civilisée » a donc pour pendant le discours humanitaire et une sorte de théodicée des droits de l’homme. La guerre spectacle et la mise en scène des droits de l’homme ont pour but de rendre le monde et la société partiellement invisibles, c’est-à-dire illisibles dans leurs développements et difficilement interprétables.

Dans cet horizon culturel, le conflit social n’a plus qu’une importance secondaire, sa place est largement prise par la thématique du risque, des dangers apportés par les progrès technologiques, des suites de l’urbanisation, de la montée de la délinquance, etc. Le risque naît de l’insouciance, de l’abandon aux automatismes économiques et sociaux, de l’imprévoyance qui ne s’attend pas à de l’imprévisible et se berce d’une sécurité illusoire. Le problème essentiel des sociétés d’aujourd’hui est par conséquent de se défendre contre les effets pervers de leurs activités, de prévoir des mécanismes de correction, mais aussi de prévention. Le risque est omniprésent, par exemple risques des chaînes alimentaires, risques d’accident, maladies sexuellement transmissibles, insécurité urbaine, drogues et criminalité etc., et il doit être combattu en permanence par des agences spécialisées, par des conférences internationales, par des organismes internationaux. Avec ostentation, on parle aujourd’hui de lutte contre la pollution, de développement économique durable, de commission d’experts pour analyser les catastrophes, d’application du principe de précaution (particulièrement en matière de santé publique). Pourtant rien de tout cela n’aborde les risques majeurs qui naissent à l’échelle planétaire de la croissance des inégalités économiques et sociales, de la malnutrition dans de nombreuses régions du monde, de l’inefficacité des mesures prises contre la pollution, de la dégradation des sols. La lutte contre les risques dévoile en fait son véritable caractère dans la croissance vertigineuse des emprisonnements et des mises sous contrôle judiciaire dans de nombreux pays : le combat contre la pauvreté est ainsi largement ramené à un combat contre les couches sociales suspectées d’être dangereuses. De cette façon, les pathologies sociales qui trouvent leur origine dans la valorisation peuvent être attribuées à des pathologies qui renvoient à la nature humaine ou à des conjonctures spécifiques, plus ou moins difficiles, mais forcément passagères.

La thématique du risque, comme on peut s’en rendre compte, ne fait pas qu’évacuer le conflit social, elle relativise aussi l’importance des relations sociales. Un sociologue comme A. Giddens, qui voit dans les sociétés actuelles des sociétés post-industrielles et surtout post-traditionalistes, marquées par le travail immatériel de production des connaissances, pense que les agrégations sociales, les couches sociales, y sont beaucoup plus légères, volatiles et pour tout dire temporaires. Les groupes se constituent en fonction des rapports que leurs composantes entretiennent avec les savoirs, les technologies et les dispositifs qui les sous-tendent. Il y a des gens en haut et en bas de la société, mais ces divisions ou distinctions sont très largement fonctionnelles. La société souffre donc essentiellement des effets de ce qu’elle produit (connaissances, techniques) et se définit surtout par les positions qu’elle offre aux individus. Ce schéma d’interprétation de la réalité sociale dominant dès les années 80 ne peut, bien entendu, qu’influer en profondeur les perceptions qu’ont de nombreuses couches de la société des transformations en cours du travail et de la vie. La flexibilisation du travail, qui est la manifestation la plus claire des modifications à l’oeuvre dans les systèmes productifs, devient dans les représentations managériales comme dans celles de nombreux agents de la production une marche vers plus d’autonomie et de créativité à partir d’une implication plus poussée dans les processus de production. La performance devient le maître mot de l’activité au travail, ce qui, évidemment, sous-entend qu’il peut y avoir des contre-performances et que si les vieilles hiérarchies de la période fordiste se font obsolètes, d’autres sont en voie de constitution rapide. Les salariés des grandes unités économiques ont rarement des situations très solidement assises, encore moins définitivement acquises, il leur faut périodiquement faire la preuve de leurs compétences, de leurs capacités d’adaptation aux contraintes croissantes du marché. Malgré des moments d’exaltation possibles (ce qui ne vaut pas pour les travailleurs précaires), la liberté n’est pas vraiment au rendez-vous de la flexibilité, elle est tout au plus un leurre qui permet de refouler des souffrances toujours présentes.

On pourrait croire en revanche que, grâce à la réduction tendancielle de la durée du travail (dans les pays les plus avancés économiquement) et grâce à la mise à disposition des individus d’importants moyens techniques pour le quotidien, la gestion de la vie deviendrait beaucoup plus libre. Cela n’est vrai qu’avec des réserves essentielles : les modalités de récupération de la fatigue physique et nerveuse au travail dans un environnement technique et économique en constante évolution deviennent de plus en plus complexes. De même les conditions pour se reproduire en tant que force de travail flexible se font plus difficiles pour beaucoup de travailleurs. Ils doivent élargir leurs connaissances de façon sélective en laissant tomber ce qui est inutile. Il leur faut surtout subordonner leurs projets d’existence aux contraintes de la valorisation et refouler leurs réactions négatives par rapport à cette dernière. Dans les ingrédients de cette reproduction, il faut de l’indifférence, voire de l’agressivité par rapport aux autres pour affronter la concurrence. Cela veut dire notamment que pour se reproduire en tant que force de travail on ne peut pas faire abstraction de la façon de se vendre et des façons de se présenter en tant qu’achetable. Il ne peut, en ce sens, y avoir de coupure entre vie de travail et vie privée, même si la vie hors travail comporte certaines sphères (relations familiales, relations amoureuses, relations d’amitié) où les contraintes de la valorisation sont considérablement atténuées. Rien n’est en fait totalement hors d’atteinte de la marchandisation universelle. Elle n’a pas besoin de s’emparer de tout ce que pensent, ressentent les hommes, il lui suffit de faire servir les productions cognitives, les affects, les projections des individus à ses objectifs, directement ou indirectement. En d’autres termes, la valorisation et ses différents dispositifs doivent pouvoir traiter la vie des individus comme un matériau, comme une nourriture : la vie se met au service de la non-vie, la vie se met au service d’automatismes sociaux. Les relations des individus à l’objectivité, aux autres et à eux-mêmes sont ainsi de plus en plus médiées par l’objectivité sociale quotidienne, par ses codes, ses rythmes et par le monde de plus en plus envahissant qu’elle crée au niveau du vécu. La marchandisation ne s’arrête pas aux relations à distance entre vendeurs et acheteurs, elle façonne des abonnés-clients comme le souligne Jeremy Rifkin, c’est-à-dire des absorbeurs de marchandises fidélisés par différentes sortes de liens. La consommation ne devient pas obligatoire, mais elle joue sur le fait qu’elle fournit des éléments d’identité et de statut social pour entraîner les individus. Cela ne supprime certainement pas tout quant-à soi des individus et ses réactions de résistance, mais ce quant-à-soi et ces résistances ont beaucoup de mal à s’articuler, à joindre affects et cognitions. La modernité hallucinatoire du quotidien, ce climat de la socialité, cette trame qu’elle tisse autour des individus se trouve exacerbée, elle est à la fois heurtée, répétitive et plane, sans profondeur et sans vraie mémoire (ce qui n’exclut pas beaucoup de pseudo-re constitutions du passé). Nombre d’individus englués dans le monde des objets marchandises et des créatures médiatiques s’enfoncent peu à peu dans un solipsisme narcissique. Leur moi est toujours en train de se déplacer de l’être vers l’avoir et vers le paraître. Les « grandes personnalités » d’aujourd’hui sont toujours en représentation, représentation de leur puissance et de leur excellence où elles peuvent s’attribuer des résultats qu’elles doivent au travail ou au soutien des autres. En contrepoint à cette autosatisfaction devant le trop plein du vide marchand, il y a bien sûr la misère matérielle et morale des laissés-pour-compte de l’avoir et du paraître. Chez eux, comme l’observe Guy Debord dans Commentaires sur la société du spectacle, il y a plus d’humanité que dans le théâtre d’ombres des puissants. Mais, c’est précisément ce qui importe peu au règne du capital, de la marchandise du spectacle, et de leurs fantasmagories respectives.

Au-delà de la sphère de la culture, la radicalisation de la modernité est tout aussi prégnante au niveau des rapports sociaux et économiques. Si l’on admet qu’à ce niveau la souveraineté étatique est le complément indispensable du rapport social de production capitaliste, on peut être tenté de conclure aujourd’hui à un déclin irrémédiable des appareils de souveraineté et des machines étatiques. Mais ce serait une erreur grave, car s’il y a bien modification des interventions étatiques, il n’y a pas d’affaiblissement ou de recul du rôle de l’Etat en général. Le budget des Etats nationaux reste toujours très élevé et, malgré la vague des privatisations, son poids dans les relations économiques est toujours très important. Ce qui est vrai, c’est que les Etats nationaux, en général, ne cherchent plus à étendre la protection sociale ou encore à mener des politiques de plein emploi par le soutien de la conjoncture économique. Ils s’efforcent au contraire de diminuer les coûts sociaux du travail et de diminuer la charge fiscale des entreprises et des hauts revenus pour faciliter l’intégration de leurs capitalistes dans la concurrence internationale. Par ses politiques de formation, l’Etat essaye en permanence de recycler la force de travail (par exemple en exerçant sur les chômeurs des pressions constantes). Il déréglemente les activités économiques et financières tout en complexifiant et en élargissant les réglementations juridiques. En même temps, il se fait Etat national cosmopolite, une grande partie de ses activités consistant à ajuster ses propres politiques aux politiques des organismes internationaux et des regroupements régionaux (comme l’Europe des quinze).

Un tel Etat n’est pas pour autant moins répressif comme le disent certains avec beaucoup trop d’aplomb. Dans les pays dits avancés il assouplit sans doute les dispositifs disciplinaires, mais c’est pour renforcer les dispositifs de surveillance et de catégorisation des populations soumises à des procédures spécifiques (les assistés, les jeunes, les vieux, les femmes, etc.). Fait caractéristique, la prise en charge des plus démunis (minima sociaux, travail social) n’exclut pas la relégation d’une partie importante des pauvres dans un univers carcéral ou péri-carcéral qui, comme le dit Michel Foucault, produit et reproduit de la délinquance et de la criminalité et justifie par là même l’existence d’un considérable appareil policier. Cet Etat, si méfiant à l’encontre d’une partie de ses administrés, fait très souvent valoir ses qualités ou caractéristiques d’Etat de droit, mais il pratique lui-même le déni du droit avec les populations étrangères, avec les jeunes suspects de violences urbaines. La paix civile qu’il garantit est une paix pour maintenir un salariat éclaté, des inégalités sociales croissantes. Dans son ombre fleurissent la banalité des vies quotidiennes alimentées aux psychotropes ou à l’alcool, la désespérance morne des banlieues, une violence rentrée qui est une source permanente d’agressions. Partie prenante de l’Empire, l’Etat national des pays avancés prétend aussi, au-delà des interventions de police internationale, avoir une politique d’aide aux anciens colonisés, sinon abondante, du moins efficace dans la mesure où elle se veut couplée avec des incitations à la démocratie. La réalité est beaucoup moins reluisante ou glorieuse : l’aide sous ses différentes formes (économique, militaire) contribue à la pérennisation des régimes corrompus, sanglants et prédateurs dans de nombreux pays. Le cas de l’Afrique ravagée par des guerres récurrentes, des épidémies et des massacres, voire des génocides, est particulièrement probant : les Etats européens ont soutenu toutes les politiques d’ajustements structurels décidées par le FMI et la Banque mondiale, sans se soucier outre mesure des effets dévastateurs de ces politiques. Les Etats européens sont très clairement responsables de l’apocalypse ordinaire qui est le lot de la majorité des pays africains et d’une partie de l’Asie et de l’Amérique latine.

La société mondiale, dominée par un modèle d’accumulation meurtrier, celui de l’accumulation dirigée par le Capital fictif et les marchés financiers, ne peut savoir où elle va. Elle est emportée par des tendances que les puissances de l’Empire ne peuvent contrôler, vers des destinations indéterminées. Sans tomber dans le piège d’un anthropomorphisme qui ferait de la société mondiale une sorte d’entité individualisée, il est donc légitime de se demander si la conjonction de la « main invisible » des marchés et des interventions ciblées et ponctuelles des organismes bancaires internationaux ainsi que des grands Etats peut assurer une croissance équilibrée et un développement durable pour reprendre un vocabulaire à la mode. A l’évidence, la réponse est négative pour la plupart des économistes, mais beaucoup déplacent la problématique pour se demander si, malgré les crises financières inévitables, le capitalisme peut continuer. En général, ils répondent de façon positive, sans cacher pourtant leur inquiétude devant la possibilité de catastrophes cumulées. De façon plus rigoureuse, des auteurs comme Michael Hardt, Toni Négri [1]et Robert Kurz [2] s’interrogent sur les possibilités pour le Capital de maintenir des sources de profitabilité pour poursuivre l’accumulation. Ils constatent que le Capital est sans cesse confronté à la baisse des taux de profit en se gardant d’en tirer la conclusion que le capitalisme se heurte à des limites absolues. De fait, comme Marx l’a montré, le Capital, dans les crises, redistribue les cartes en détruisant beaucoup de capitaux excédentaires et en jetant sur le pavé d’innombrables vies humaines : détruire massivement des valeurs est une façon de relancer la valorisation.

Que ces relances périodiques soient particulièrement destructrices importe peu à l’abstraction réelle qu’est le Capital. Il peut prospérer au milieu des ruines, des crises économiques comme au milieu des guerres et des désastres écologiques, car, pour lui, les hommes ne sont que des ingrédients interchangeables. Tout cela relève évidemment de la schizophrénie, puisque les hommes ingrédients sont simultanément des êtres intelligents qui peuvent réagir à tout ce que produit le Capital. On remarque effectivement que les tendances autodestructrices de la société contemporaine sont bien perçues et prises en compte dans les discours politiques, les productions médiatiques et les créations culturelles (que l’on songe à la science-fiction), mais force est de constater qu’elles sont rapportées la plupart du temps à la malédiction de la technique ou aux méfaits d’une économie naturalisée. A partir de ce type de considérations, on s’évertue périodiquement à colmater des brèches, à trouver des solutions plus ou moins bancales, parce qu’elles restent à mi-chemin. Il y a là quelque chose de paradoxal : l’intelligence démultipliée et collective qui se manifeste dans les processus de connaissance actuels est de plus en plus capable de résoudre des problèmes complexes, mais elle est très en retrait dès qu’il s’agit de problèmes globaux affectant toute l’humanité et sa survie. Les savoirs peuvent être très élaborés, ils restent fragmentés, cloisonnés et ne sont utilisés que pour trouver des solutions techniques limitées à des maux ou à des dégâts qui ont leur origine dans les rapports sociaux proprement dits et dans les rapports sociaux à la nature. Bien des questions graves et aussi diverses que les pollutions, l’engorgement des villes, les difficultés des transports, l’endettement catastrophique des pays du tiers-monde, etc., qu’il n’est pas impossible de traiter, se heurtent presque toujours à ce qu’on croit être simplement de l’indifférence ou de la mauvaise volonté. Il faut pourtant bien constater que les appels répétés à une meilleure prise de conscience et à la bonne volonté n’ont que très peu d’effets sur ceux qu’on appelle les décideurs. Ils n’en font qu’à leur tête, parce qu’ils savent bien qu’au-dessus de leurs têtes, les marchés et l’accumulation du capital ont le dernier mot. C’est la logique systémique, mais aveugle de la valorisation qui s’impose envers et contre tout, et les lamentations de beaucoup sur l’inconscience qui mène le monde à sa perte finissent par devenir partie prenante de la société du spectacle.

Il n’y a pas de salut dans les limites que fixe le Capital, la valeur qui s’auto-valorise. Il n’y a pas non plus de pure extériorité par rapport à la dynamique de la valorisation et, si l’on veut mettre fin à cette dynamique, il faut bien la subvertir en jouant sur des décalages et des déséquilibres qui se produisent en son sein et vont au-delà de ce qui lui est tolérable. La valorisation ne peut se réaliser sans s’assimiler ce qui lui est hétérogène, la matérialité vivante, les corps, les affects, les intelligences. L’assimilation, même si le mort saisit le vif comme dit Marx, ne peut jamais être totale. Pour autant on ne peut en déduire qu’il y a opposition franche entre le mort et le vif. Il y a entre eux des enchevêtrements difficiles à démêler, le vivant est pris dans des formes de vie constituées à partir des agencements de la valorisation (relations sur le marché, entre management et salariés, entre formateurs et formés, entre hommes et femmes dans la reproduction de la force de travail). Le vivant ne peut se perpétuer en tant que vivant qu’en se subordonnant à ce qui le nie. Il ne peut décrocher de la valorisation à n’importe quelle condition en faisant simplement valoir ses propres exigences. On produit facilement de la différence par rapport aux faits accomplis de la valorisation, mais la différence qui ne peut aller au-delà du dissentiment ou de la dissension entre plus ou moins vite dans la répétition, c’est-à-dire dans la reproduction des rapports sociaux. Pour que la différence devienne divergence, il faut qu’elle entraîne des perturbations dans les formes de vie et par là commence à déstabiliser le monde des abstractions réelles et à donner la préséance à la différence sur la répétition.

Il faut que quelque chose comme de la distance qu’on ne peut plus ramener à de la proximité se crée entre les individus et les dispositifs de la valorisation. De ce point de vue, les derniers écrits de Michel Foucault [3] fournissent des indications précieuses. Ils montrent que les processus d’assujettissement auxquels sont soumis les individus ne causent pas seulement de la subordination et de la soumission, mais aussi des résistances, sources de nouvelles formes de subjectivation qui se confrontent avec des formes nouvelles d’objectivation. Ces résistances ne font pas que s’opposer à ce qui les entoure, elles donnent aux individus la possibilité d’acquérir de nouvelles connaissances et de voir le monde autrement en élargissant leur horizon. Il reste à se demander, si l’on considère cela comme acquis, à quelles conditions ces processus de subjectivation et d’objectivation peuvent avoir des charges offensives. On ne trouve pas de réponse explicite chez Foucault qui, en réalité, postule plus qu’il ne démontre l’enrichissement des subjectivités. Pourtant dans les développements sur le souci de soi, comme herméneutique du sujet et forme de vie, on trouve en filigrane chez Foucault l’idée que la résistance à la domination en tant que production de vérité et de connaissance de soi est mise en question du soi qui cherche à s’accomplir, ou à se réaliser dans la valorisation. Si l’on prolonge cette intuition, on est conduit à se dire qu’il peut se construire un soi qui ne s’opprime pas lui-même en même temps que les autres et établisse de nouvelles connexions au monde. Il va de soi qu’une telle construction n’est pas une tâche purement individuelle et que les processus de subjectivation doivent s’insérer dans des processus de transformation des relations intersubjectives et des relations collectives. Les micro-résistances doivent en effet se lier les unes aux autres pour devenir véritablement effectives.

Mais l’inverse est vrai aussi : il ne peut y avoir de contre-valorisation collective, si elle n’est pas poussée en avant par des myriades de micro-résistances. Si tel n’est pas le cas, la résistance collective au Capital est forcément partielle et pénétrée d’économisme, parce qu’il lui est difficile de dépasser la simple défense de la force de travail ou la simple amélioration des situations établies. Au contraire, lorsque la déprise par rapport aux anciennes formes de subjectivité fait voir l’oppression et l’exploitation autrement, l’horizon et les perspectives de la lutte anticapitaliste entrent dans des phases de changement, dans des phases de problématisation nouvelles pour reprendre la terminologie de Foucault.

Dans la lutte contre la valorisation et le Capital, il n’y a au fond jamais trop de subjectivité ou d’intersubjectivité, mais plutôt pas assez. De ce point de vue, on ne saurait surestimer l’apport du féminisme à la lutte pour se libérer des liens du capital. Les femmes sont, de fait, la partie de l’humanité la plus malmenée par la valorisation et ses dispositifs alors qu’elles en sont des éléments stratégiques. Elles sont décisives dans la production et la reproduction de la force de travail (procréation, élevage, entretien) et elles garantissent par la double journée de travail la continuité de la production de plus-value. Elles sont en outre soumises à une oppression spécifique, celle de leur sexualité et de leur corps. Les conquêtes des femmes, notamment sur le plan juridique, ne sont, certes, pas négligeables, mais ne doivent pas faire oublier que la liberté qui leur est reconnue par la société de la valorisation et du spectacle est surtout celle de se vendre comme objet sexuel, ce qui fait de la prostitution une expression extrême quoique logique de leur situation. La domination sociale d’une hétérosexualité de subordination des femmes ne fait pas qu’imposer une division sexuée du travail, elle est aussi le soubassement d’une structuration symbolique du monde en masculin et en féminin où l’auto-dépréciation est une tentation permanente pour les femmes. C’est bien pourquoi il faut se dire que le refus croissant des femmes d’être et de paraître pour les autres, leur orientation vers une culture de soi qui les fasse sortir des catacombes de la valorisation, leur recherche de nouvelles formes de vie et de nouvelles formes d’échanges sociaux a une portée tout à fait subversive pour secouer le joug de la valeur.

Mettre fin à la dichotomie du masculin et du féminin, c’est en effet ébranler sérieusement les mécanismes de la valorisation-dévalorisation, leur ôter en particulier leur patine de naturalité, de fondement « naturel » des inégalités. Si la différence sexuelle est rapportée à ses modalités sociales d’apparition et de perpétuation, les autres différences naturalisées, celles du mérite, du don, de l’intelligence (du Q.I.) peuvent également être ramenées à leurs conditions sociales de production. Les résultats des mouvements de la valorisation, eux mêmes, sont en tout ou partie dénaturalisés, que l’on se tourne vers les gagnants ou les perdants des processus. Après l’irruption des thèmes du souci de soi et leur liaison avec des luttes collectives contre la valorisation, les perceptions des abstractions réelles ne peuvent donc que changer. Les médiations qui participent à leur construction deviennent visibles. On commence à comprendre que le Capital n’est pas un pur assemblage de moyens de production, que les marchés ne sont pas que la confrontation de l’offre et la demande, mais eux mêmes des rapports entre abstractions (l’argent, les capitaux, le travail abstrait, etc.), que la valeur parasite toutes les relations humaines. La crise du capitalisme qu’il s’agit de préparer peut ainsi apparaître sous une tout autre lumière. Elle n’est plus seulement la mise en crise des appareils répressifs et des institutions étatiques, elle est avant tout la mise en crise des dispositifs et agencements de l’objectivité sociale et de la société du spectacle. L’horizon de la transformation sociale se rapproche, parce que les rapports sociaux prennent une autre visibilité en perdant leur rigidité et leur inaccessibilité apparente aux mises en question. La crise est crise véritable, lorsque les individus et les groupes sociaux ressentent les vieilles formes de vie comme insupportables et comme intolérable la monétarisation des relations humaines et, bien sûr, lorsque les automatismes sociaux peinent à se reproduire et perdent une grande partie de leur puissance d’aveuglement.

Aucune des révolutions du XXe siècle n’est allée dans cette direction, si ce n’est sous la forme de négations abstraites et inopérantes de la loi de la valeur. Pour autant, cela ne veut pas dire que des luttes contre la valorisation n’ont pas été présentes dans certains grands mouvements. On peut prendre à titre d’exemple le mouvement de mai-juin 1968 en France qu’on a trop souvent réduit à une sorte de grand monôme étudiant contre la « société de consommation » et de grandes grèves (d’ouvriers et d’employés) pour l’amélioration du niveau de vie. Or, il suffit d’un peu d’attention et de réflexion pour se rendre compte que cette description laisse dans l’ombre des aspects décisifs du mouvement. Il est d’abord une commune étudiante qui s’attaque moins aux vieilles structures universitaires qu’à la nouvelle université de masse et à son adaptation progressive à la production de nouvelles forces de travail. La remise en question des rapports pédagogiques à l’université (et au lycée) n’est pas seulement révolte contre l’autoritarisme des enseignants et la passivité subie, mais aussi contre les contenus et les formes des rapports d’apprentissage dans la société. Les phénomènes de l’échec et de l’abandon des études, celui de la compétition pour l’excellence, la reproduction des inégalités sociales et culturelles à travers l’acquisition des connaissances sont des thèmes discutés de façon récurrente dans les assemblées générales et les comités d’action. Ils prennent en effet un relief particulier dans une société où la production, mais aussi le conditionnement des connaissances sont de plus en plus importants. Ce qu’une partie au moins des étudiants pressent, c’est que les systèmes de formation ne sont pas de purs instruments de transmission des connaissances, mais des instruments à produire de la force de travail pour le capital (ou dans les grandes écoles des instruments pour fabriquer les élites du Capital). Ils ne se prononcent pas seulement pour une autonomie formelle des systèmes de formation, ils aspirent à les transformer complètement pour participer à la transformation des rapports sociaux.

Dans le monde des usines et des bureaux, la façon de vivre la crise de 1968 est naturellement différente. Les syndicats, la CGT en tête, cherchent à maintenir la grève de 10 millions de salariés dans des cadres revendicatifs traditionnels et à contrôler les modalités mêmes des occupations des lieux de travail (le moins possible de comités de grève élus démocratiquement par syndiqués et non-syndiqués). Cela n’a pourtant pas empêché, la longueur de la grève aidant, la création de nombreux groupes de discussion dans les entreprises, et de discussions portant moins sur les salaires que sur la vie de travail, la vie quotidienne et parfois même sur les relations entre les sexes. Dans les secteurs de l’électronique et de la chimie, on évoque même des thèmes autogestionnaires et l’on tente de tracer les contours d’entreprises démocratisées et gérées par des organismes élus. La thématique de la gestion, toutefois, reste abstraite dans la mesure où elle ne touche pas aux évaluations internes, notamment aux flux financiers avec l’extérieur, où elle ne s’intéresse pas aux modes d’évaluation des activités et des rémunérations, à l’utilisation des savoirs acquis dans la production et des connaissances transmises par les systèmes de formation, à la division du travail et aux incitations à produire. L’hostilité à la valorisation qui ne parvient pas à se donner une expression adéquate, clairement déterminée, reste inarticulée. La même constatation peut être faite à propos du mouvement étudiant qui n’arrive pas à transformer sa contestation des formes et des contenus de l’enseignement en critique concrète des rapports sociaux de connaissance en tant que composante essentielle des rapports sociaux capitalistes. Ni le mouvement ouvrier, ni le mouvement étudiant de mai-juin 1968 ne font véritablement la théorie de leurs pratiques embryonnaires, ce qui rend leur rencontre sur le terrain quasi impossible et explique que l’après-mai 1968 voit des tentatives, plus ou moins dérisoires, de construction d’organisations révolutionnaires sur des modèles anciens plus ou moins mythologiques.

Le reflux vient très vite et les couches dirigeantes ne sont pas longues à s’apercevoir qu’elles peuvent jouer sur la démoralisation d’un mouvement trop vite venu et sans boussole dans un monde compliqué. Elles proposent aux déçus de 68 une sorte de substitut, la lutte d’une modernité renouvelée contre les archaïsmes (voir par exemple le thème de « la société bloquée » de Michel Crozier) et comme justification de ce reniement (se faire les chantres de la moderni ation de la valorisation) la dénonciation hystérique des crimes et méfaits (trop réels) du communisme. Dans un monde sans morale (si ce n’est l’éthique de la marchandise et de la valeur ajoutée), cela autorise à faire de la morale sans fin en se donnant la bonne conscience d’une belle âme. En se comportant de cette façon, on bénéficie en outre d’une entrée privilégiée dans le monde médiatique, avec tout ce qu’il comporte de satisfactions narcissiques. On peut épouser des sincérités successives en jouant sur le fait que la mémoire de la société du spectacle est très sélective et à éclipses. Une fois installé douillettement dans ces paradis perpétuellement renouvelés, on perd rapidement tout sens critique et l’on savoure avec délices un monde plein d’histoires, mais sans histoire. L’effondrement du « socialisme réel » en URSS et en Europe de l’Est ne fait que renforcer ces tendances à l’intégration dans la société du spectacle. Le XXe siècle finissant semble se complaire à l’agonie de la pensée critique en se réjouissant bruyamment du vide des productions médiatiques.

Cependant, sous la surface, on sent tout au long des années 90 sourdre l’inquiétude des puissants et des intellectuels ralliés. La valorisation sous ses formes nouvelles (financiarisation, travail flexible etc.) peut certes faire état de grands succès dans la réorganisation des rapports de travail et de production. Les syndicats sont affaiblis et les luttes revendicatives reculent de plus en plus dans de nombreux pays où la pression du chômage élargit les marges de manoeuvre du management. Malgré tout, l’opposition au capital ne disparaît pas ; elle prend de nouvelles formes et passe par d’autres canaux que les canaux habituels en se faisant multiforme. A ces nouvelles contestations, le capital répond en accélérant ses propres mouvements, en franchissant de nouvelles limites, en déstabilisant les relations sociales. Sur cette voie il ne se heurte pas à beaucoup d’obstacles institutionnels, mais il se crée de nouveaux ennemis. Il ne réussit pas à obtenir ce qui pour lui serait la victoire terminale, transformer les travailleurs salariés en purs appendices de la valeur. C’est dire que la lutte anti-capitaliste a encore de beaux jours devant elle. Partant de cette constatation irrécusable, Michael Hardt et Toni Négri croient d’ailleurs pouvoir annoncer de grands mouvements anti-capitalistes à l’échelle planétaire. Ils se fondent pour avancer cette thèse sur ce qui leur paraît une réalité profondément paradoxale. D’une part, le capital a balayé toutes les poches sociales, toutes les niches où l’on pouvait se réfugier pour lui échapper. D’autre part, la valorisation s’est externalisée par rapport aux individus et aux groupes sociaux dans la mesure où la valeur n’arrive plus à s’objectiver comme mesure et doit se faire violence, commandement. La valorisation est directement confrontée au travail vivant qui fait exploser le salariat dans son sens traditionnel. Le Capital dans son Empire sera de plus en plus directement confronté à la puissance de la multitude, expression de l’intelligence et des affects présents dans le travail immatériel potentiellement libre du plus grand nombre.

Ces analyses, à première vue séduisantes, rappellent irrésistiblement la fameuse dialectique des rapports de production et des forces productives qui surestime les effets du progrès technique et présuppose que les hommes en tant que forces productives peuvent facilement s’imposer à la technologie produite (qui l’est, pourtant, afin de servir à l’exploitation). Elles prennent par ailleurs trop vite le passage de formes d’existence et d’apparition anciennes de la valeur à des formes nouvelles pour une externalisation de cette dernière. Les formes de la valeur, après la crise du fordisme, ne jouent plus sur les mêmes mesures de la force de travail (par exemple la compétence à la place de la qualification), mais la captation de l’activité des individus et le contrôle de leur temporalité restent essentiels. Il n’y a en ce sens pas externalisation de la valeur, il y a de nouvelles formes d’internalisation et d’incorporation de la valeur dans les activités humaines sous l’égide de la domination du travail abstrait et du capital. Le salariat et les abstractions réelles sont toujours à déconstruire et non pas seulement à écarter comme de vieilles peaux. Dans tout ce champ il faut faire intervenir de la politique systématiquement construite, sur le plan cognitif comme sur le plan pratique, pour subvertir des formes sociales très cristallisées. L’objectif peut paraître impossible dans la mesure où la politique, à l’heure actuelle, se réduit comme une peau de chagrin, au moment où elle est plus nécessaire que jamais. Cela met un des anciens théoriciens de l’opéraisme italien, Mario Tronti [4], dans ce qu’il appelle un état de « désespoir théorique ». Mais il est difficile de le suivre, parce que la politique qui effectivement dépérit est une politique à connotations économistes, ramenée le plus souvent à des stratégies et des tactiques pour faire varier des rapports de force. Ce dont il doit être question, c’est d’une politique réinventée qui cherche à intervenir, sur ce que la politique traditionnelle négligeait, la répartition des pouvoirs dans les rapports sociaux, la mise en question des mécanismes économiques, la compétition dans la valorisation comme matrice de la violence sociale. En un mot, l’audace théorique doit féconder les pratiques et se laisser interpeller par ce qui a été trop longtemps refoulé.


Source : exemplaire personnel d’Un autre Marx





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Vincent
(1934-2004)




[1Michael Hardt, Toni Négri, Empire, Cambridge Mas. 2000, trad. Exils Ed., 2000.

[2Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwitschaft, Frankfurt, 1999.

[3Voir particulièrement Dits et écrits, tome IV, Paris 1994. Voir aussi le livre d’Alessandro Pandolfi, [Tre Studi su Foucault, Naples 2000.

[4Voir son livre La politique au crépuscule (trad. française, Ed. de l’Eclat, Parisk, 2000