site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

Les catholiques et le monde ouvrier

Le catholicisme progressiste veut-il faire la relève du marxisme ?
Tribune Marxiste

[sous le pseudonyme de Vincent Valette] - n° 2, p. 70-78, février 1958




« Les pensées de la classe dominante sont aussi las pensées dominantes de chaque époque, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance Spirituelle dominante. »
Marx, « L’idéologie allemande ».


Les marxistes commencent à prendre conscience d’une réalité qui pour beaucoup d’entre eux est déroutante : l’influence grandissante du catholicisme de gauche sur le mouvement ouvrier français. Dans les dernières luttes sociales, la C. F. T. C. et particulièrement sa minorité de gauche, ont été à la pointe du combat. Le Parti d’Union de la Gauche Socialiste qui vient de se former comprend de nombreux militants sous influence catholique. Enfin les études sur Marx et sur le marxisme semblent peu à peu devenir le monopole de catholiques, pour ne pas dire de pères Jésuites ou Dominicains.
Pourtant, à considérer les données de la situation française, on s’explique mal cette emprise. Le Vatican n’a-t-il pas porté dernièrement des coups à ces mêmes catholiques de gauche par l’épuration des Dominicains, par la condamnation du « cathéchisme progressif » ? Les mouvements d’action catholique ne sont-ils pas très durement secoués par des conflits fréquents avec la hiérarchie ?
Dans les milieux marxistes, on a presque toujours considéré comme facile la lutte à mener contre les influences religieuses et cléricales. Les progrès de la culture devaient suffire à faire reculer la religion, opium du peuple. Quant aux secteurs du prolétariat qui restaient sous l’influence cléricale, on les abandonnait à leur sort en les stigmatisant comme arriérés et marginaux.
C’était faire bon marché des ressources du catholicisme qui n’a jamais accepté passivement ses défaites, et en particulier n’a jamais accepté la déchristianisation de la classe ouvrière et des autres couches populaires.
Il est vrai que l’idéologie catholique est foncièrement conservatrice. Mais en rester à ce niveau de l’analyse c’est fermer les yeux devant une réalité éminemment complexe et contradictoire. Dans « l’Essence du Christianisme » L. Feuerbach a mis en lumière un aspect essentiel de l’idéologie catholique : Le Dogme reste le domaine de la Révélation et de l’au-delà, et en principe intangible [1]. II représente l’aspect affectif et irrationnel, c’est-à-dire le plus important de la Religion. La Théologie, elle, est un compromis avec le monde réel. Elle est éminemment souple dans les limites que lui trace le dogme et peut s’adapter aux courants idéologiques dominants dans un but défensif, apologétique. Aussi l’Eglise est sectaire, « intégriste » pour tout ce qui concerne le dogme, mais elle peut se donner certaines licences progressistes pour affronter la montée des forces sociales nouvelles et de leurs idéologies.
La lourdeur de son appareil bureaucratique, mais plus encore son hétérogénéité sociale (exploiteurs et exploités sont membres d’une même église) empêchent le catholicisme de réagir rapidement aux problèmes nouveaux ; et pourtant ce n’est jamais la paralysie complète.
Le Vatican, encore très largement occupé par la défense de ses positions temporelles (ses possessions matérielles, territoriales) a réagi tardivement à la montée du mouvement ouvrier. L’Encyclique « Rerum novarum » de Léon XIII (1891) était encore trop ouvertement réactionnaire pour donner une impulsion à l’action de l’Eglise dans le monde ouvrier. Il faut attendre les années 30 pour que le Vatican définisse enfin une politique sociale [2].
Pie XI, l’initiateur d’un vaste mouvement de renouveau catholique continue comme ses prédécesseurs à défendre la propriété privée, mais d’une façon beaucoup plus moderne, en adaptant ses conceptions aux nouvelles structures capitalistes. La pratique capitaliste pendant et après la première guerre mondiale avait été marquée par de nombreuses atteintes au droit de propriété, nécessitées par la socialisation croissante du processus de production. La crise économique mondiale de 1929 avait à son tour mis l’intervention étatique à l’ordre du jour. Pie XII entérine ces changements et laisse la porte ouverte à un certain réformisme au nom de la dignité et de la sanctification du travail. Ces acquiescements se doublent d’une critique démagogique des tendances totalitaires de l’Etat capitaliste moderne qui écrase la « personne humaine ». Aussi Pie XII dans l’encyclique « Quadragesimo anno » (1931) comprend-il très bien qu’il ne suffit pas de critiquer et offre comme alternative au monde capitaliste une christianisation de la société par la mise en valeur des « communautés naturelles » qui sont à la base de la société (familles, communautés professionnelles, communautés locales). Certains commentateurs ont pu assimiler cette théorie aux théories fascistes de la Renaissance des corporations, bien que Pie XII « oppose » ces communautés à l’Etat et veuille leur attribuer une partie des tâches étatiques. En fait, cet appel à la création de communautés humaines a un aspect suffisamment utopique et mythique pour le rendre impropre à toute mise en pratique, mais propre à canaliser les aspirations à une société plus humaine.
A côté de cette réadaptation théorique et théologique Pie XI s’est attaché à moderniser les structures de l’Eglise et à transformer partiellement son appareil. En effet, les structures ecclésiales vieillies étaient incapables de mordre véritablement sur la société. Paroisses, évêchés, oeuvres, confréries, ordres religieux tournaient à vide sans atteindre les masses urbaines prolétarisées et les masses rurales en évolution. Pie XI déclarait en 1929 : « Le clergé actuel ne suffit malheureusement plus aux besoins de notre temps ; en maints endroits ses effectifs s’avèrent trop faibles, ailleurs des groupes entiers se sont délibérement soustraits à son influence, masses auxquelles ne parviennent même pas sa voix et ses exhortations. Aussi est-il nécessaire que tous se fassent apôtres : que le laïcat ne se cantonne pas dans une indifférence boudeuse, mais prenne sa part dans la lutte sacrée... »
C’est pour faire face à cette situation difficile qu’il favorisa la création de mouvements d’action catholique spécialisés dans chaque milieu social, sous le contrôle de la hiérarchie.
La politique sociale nouvelle du Vatican n’était donc pas progressiste. Elle cherchait simplement à reconquérir les milieux populaires et à se procurer pour cela les instruments nécessaires. Par tâtonnements successifs elle s’adaptait aux conditions particulières de chaque pays sans pouvoir discerner toutes les conséquences lointaines de cette adaptation.
En France, la création de mouvements d’action catholique se heurtait à de nombreuses difficultés. Les catholiques français étaient assez largement politisés et sous l’influence de l’extrême droite, plus particulièrement de l’ « Action Française ». Le mouvement ouvrier avait de vieilles traditions anticléricales. Une grande partie du monde rural était déchristianisé depuis la Révolution Française. La nouvelle orientation vaticane impliquait donc une rupture violente, chirurgicale, avec le passé. Pour le moins elle nécessitait des concessions très importantes aux couches populaires déchristianisées, hostiles au catholicisme politique réactionnaire.
Le centre de gravité des mouvements d’action catholique se trouva très naturellement déporté sur la gauche par rapport aux conceptions initiales. La condamnation de l’ « Action Française » et des éléments intégristes qui se refusaient à tout compromis devint nécessaire. Pour battre leurs adversaires intégristes les théologiciens de la nouvelle orientation firent une distinction beaucoup plus nette entre les domaines spirituel et temporel. Jacques Maritain, dans son ouvrage « L’Humanisme intégral » (1936) attaqua violemment l’assimilation faite par certains catholiques réactionnaires entre le christianisme et la civilisation chrétienne, « cet ensemble de formations culturelles, politiques et économiques, caractéristiques pour un âge donné de l’Histoire et dont l’esprit typique est principalement dû aux éléments sociaux qui ont dans cet ensemble un rôle recteur et prépondérant : le clergé et la noblesse au Moyen Age, l’aristocratie et la royauté sous l’ancien régime, la bourgeoisie dans les temps modernes ». Avec Emmanuel Mounier la lutte se plaça directement sur le plan politique : la voie pour la création d’un catholicisme de gauche teinté d’idées socialistes se trouvait ouverte.
Jusqu’à la guerre, l’Action Catholique s’organise, mais ne pénètre pas vraiment la classe ouvrière. La J.O.C. (Jeunesse ouvrière chrétienne), fondée en 1926, connaît un congrès triomphal en 1937. Selon Adrien Dansette, dans son ouvrage « Destin du catholicisme français », la J.O.C. comptait à cette époque plus de 65.000 adhérents, garçons et filles. Mais le tableau n’est pas sans ombres. La J.O.C. regroupe les ouvriers de souche récente dont les familles sont encore catholiques pratiquantes, mais la classe ouvrière est restée dans ses secteurs essentiels inentamée, et rebelle.
Il faut attendre la période de la Résistance et de la Libération pour que le contact soit enfin repris entre les milieux de la gauche catholique et le mouvement ouvrier. Le discrédit qui atteint les catholiques de droite collaborateurs, donne le champ libre aux catholiques de gauche. Par ailleurs, la politique de Front National pratiquée par le parti communiste ouvre aux catholiques la porte des organisations de masse sous influence communiste. La hiérarchie catholique peut alors profiter de cette conjoncture favorable et lancer un certain nombre d’expériences comme celle des prêtres-ouvriers.
Au premier abord l’affrontement des catholiques avec le mouvement ouvrier ne semble pas avoir donné des résultats bien encourageants. Passée la période du tripartisme, les catholiques, prêtres ou laïques, engagés dans le mouvement ouvrier, furent mêlés à des luttes sociales extrêmement violentes (1947, 1948 et 1953). Beaucoup ne voulurent pas se désolidariser de ces luttes et certains s’alignèrent sur les positions de l’organisation ouvrière la plus nombreuse (P.C.F. et C.G.T.). Le Mouvement populaire des familles (M.P.F.), prolongement adulte de la J.O.C., se sépare en 1950 de l’Action Catholique et de la hiérarchie et devient le Mouvement de Libération du Peuple (M.LP.). Le père Montuclard et le groupe « Jeunesse de l’Eglise » qui essayaient de faire le bilan théologique de l’expérience des prêtres ouvriers, rejettent finalement toute forme d’apostolat et de prosélytisme catholique avant la réalisation de la société socialiste ! Les prêtres ouvriers, eux aussi, furent profondément marqués par leur contact avec le mouvement ouvrier. Après leur condamnation par le Vatican, beaucoup d’entre eux refusèrent de se soumettre aux injonctions de la hiérarchie, leur demandant de cesser leur travail. Quelques-uns sont maintenant complètement assimilés dans la classe ouvrière. Et sans doute, ce qui est plus grave pour l’Eglise catholique, la gauche catholique est devenue plus réceptive aux idées socialistes. Dans un certain sens, l’Eglise s’est donc trouvée dépassée par certaines conséquences de sa nouvelle orientation de reprise en main des masses populaires et ouvrières. D’où les coups de frein, les rappels de l’ordre, les crises et conflits répétés. Mais ce qui surprend le plus ce n’est pas ce genre de difficultés (inhérentes à toutes les croisades) mais au contraire la relative réussite aux moindres frais de l’opération et surtout le fait que la machine garde sa cohésion hiérarchique et son efficacité. Aucun catholique de gauche n’a encore mis en cause publiquement ni le dogme de l’infaillibilité pontificale ni le lien de l’Eglise avec les classes possédantes, ce qui impliquerait la reconnaissance du fait de la lutte des classes au sein de l’Eglise catholique.
Mais, finalement, le point le plus important est de savoir si l’extension de la gauche catholique dans les masses populaires s’inscrit dans un éveil général de ces masses, dans une poussée générale gauche des forces vives de la société, ou non. Est-il un signe accessoire d’une prise de conscience, atteignant aussi les milieux catholiques, ou un symptôme dans la crise d’un mouvement ouvrier stagnant, déçu et désorienté ?
Nous avons déjà signalé que la pénétration de l’idéologie catholique dans les organisations de masses de la classe ouvrière a été favorisée par le parti communiste français pour les besoins de sa politique d’union des bons Français (du tripartisme au Front national uni, en passant par le Front national et le Front français). La direction du P.C.F. ne s’adressait pas spécialement aux ouvriers catholiques, elle cherchait d’abord la caution morale et la coopération pratique de l’Eglise en tant que force sociale assise, solide et hiérarchisée. La main tendue aux catholiques était tendue à la hiérarchie - c’est-à-dire à une puissance qui se dit au-dessus des classes - laquelle saisissait ou rejetait la main selon les impératifs de la situation politique.
Le mouvement ouvrier a donc été conduit par ses dirigeants à collaborer avec une puissance regroupant en une seule organisation des éléments de toutes les classes : patrons et ouvriers, paysan-travailleur et propriétaire du sol, vieux secouru et président de conseils d’administration, manoeuvre gros travaux et directeur du personnel, exploités et exploiteurs ; une organisation dont les éléments les plus avancés sont inévitablement imprégnés d’un certain esprit paternaliste.
Mais qu’offrent donc, en face, les dirigeants reconnus qui se réclament du matérialisme voire du marxisme ? L’anticléricalisme grossier des Molletistes, ces social-démocrates les plus menteurs et les plus bêtes du monde, n’est guère attractif. Le « marxisme » des Duclos et des Thorez, laudateurs de Staline alignés prestement derrière le XXe Congrès et ses révélations partielles des crimes de Staline, fusilleurs (par procuration, mais enthousiastes) des travailleurs hongrois, ne suscite aucun enthousiasme.
Face au « socialisme » cynique de Mollet-Suez, Lacoste l’Algérien, et Pineau de l’Otan, face au « marxisme » falsifié des chefs staliniens du P.C.F., les catholiques de gauche, rompant avec leurs alliés d’hier, se sont sentis porteurs d’un humanisme authentique. La crise du mouvement ouvrier français, le discrédit jeté sur le marxisme par les agissements d’hommes qui ont, en fait, et depuis longtemps, trahi et renié le marxisme, voilà les causes profondes des progrès du catholicisme dans la gauche. La foi chrétienne n’est probablement pas beaucoup plus répandue qu’autrefois dans la classe ouvrière. Ce qui lui donne actuellement ce regain de vitalité, c’est la sclérose et la décomposition des vieilles formations se réclamant d’une idéologie socialiste matérialiste.
Il n’est plus exceptionnel aujourd’hui de trouver des militants marxistes qui théorisent cette situation transitoire et pensent même que l’idéologie catholique (révélation et dogme) n’est pas une entrave à la lutte pour le socialisme. Nous ne nions pas que des catholiques puissent participer jusqu’au bout à une lutte révolutionnaire, mais le problème qui se pose là n’est pas du ressort de la psychologie. Il s’agit de savoir comment peut se déterminer un courant du mouvement ouvrier sous influence catholique directe.
Si on fait même abstraction de la liaison du catholique pratiquant avec l’appareil bourgeois du Vatican, l’examen de l’évolution de l’idéologie religieuse chrétienne montre les contradictions insurmontables qui existent entre croyances religieuses et la lutte révolutionnaire conséquente. La séparation radicale entre le temporel et le spirituel, qui a pu permettre à de nombreux catholiques de rompre avec le catholicisme politique réactionnaire, ne leur permet pas de parvenir à une conscience adéquate de la société dans laquelle ils vivent. Il y a contradiction d’une part entre leur vie religieuse, sorte de réalisation fantastique de l’essence humaine et leur engagement dans le mouvement ouvrier qui cherche concrètement la libération de l’homme et la réalisation de l’essence humaine. L’intérêt du militant catholique oscille perpétuellement entre ces deux voies dont l’une est pour lui en principe la meilleure : la voie religieuse, car elle seule assure le salut de l’âme et la fin des maux de l’humanité (Parousie). Le spirituel garde en fait une priorité qu’il est difficile de nier.
Non moins importante, écran entre l’homme et la réalité, est la conception chrétienne de la vie sociale. Comme le fait très justement remarquer Ludwig Feuerbach dans l’« Essence du Christianisme », pour les chrétiens les rapports entre hommes ne sont pas primaires mais médiatisés par Dieu. L’homme n’est pas un être social par définition, mais par la volonté de Dieu. Il n’y a de véritable communauté que dans le corps mystique du Christ et l’amour du prochain n’est pas fondé sur la fraternité des hommes qui se produisent eux-mêmes en tant qu’hommes par leur pratique sociale, mais sur le dogme de la création des hommes en tant que reflets de Dieu. Les penseurs catholiques les plus avancés et les plus honnêtes ont buté contre cette barrière sans pouvoir la renverser. Le groupe « Esprit », autour d’Emmanuel Mounier et de Jean Lacroix, a essayé de dépasser l’individualisme, bourgeois traditionnel, mais s’est peu à peu embourbé dans l’individualisme exacerbé des « Existentialistes » et dans le « solipsisme » de la phénoménologie husserlienne. Chez Paul Louis Landsberg, un des penseurs les plus sérieux de cette tendance, l’insertion d’un individu dans un groupe social, sa participation à un type déterminé d’activité constituent un acte total et libre, un « engagement » (le terme vient de Mounier) de la personne pour les « valeurs » qui la transcendent dans une « situation » (au sens existentialiste) donnée, c’est-à-dire un chemin prescrit par une « vocation personnelle ». C’est ainsi qu’il écrit dans ses « Réflexions sur l’engagement personnel » : « L’engagement n’est pas une abdication de la personne. Se laisser vaincre par un mouvement puissant, se laisser emporter par ce mouvement comme la goutte par le fleuve, une telle désertion de la responsabilité personnelle peut enthousiasmer de ci-devant individualistes, mais elle n’a rien à faire avec l’acte que nous décrivons ici comme essentiel pour la qualité humaine. Vouloir échapper à l’horreur d’une vie individuelle, sans fond valable, en s’identifiant avec n’importe quelle puissance pourvu qu’elle soit forte, cette trahison peut engager d’excellents partisans mais ne constitue qu’une forme du mensonge actif, non pas un accès à la véritable historicité de l’homme ». On peut approuver totalement P.L. Landsberg dans sa condamnation de la passivité « religieuse » de nombreux intellectuels adorateurs de la force et du fait accompli. Mais l’affirmation de Landsberg a comme arrière-plan une méconnaissance complète de l’activité réelle des masses exploitées. La prise de conscience chez celles-ci est un processus collectif. Lorsque la lutte contre la misère spirituelle et matérielle soulève la quasi-totalité des exploités, l’enthousiasme d’un militant ouvrier pour cette lutte n’est ni une abdication ni une désertion face aux problèmes de sa vocation personnelle. Il a en effet intégré ses problèmes à ceux de sa classe et les fait dépendre de l’émancipation de l’humanité. Il n’est pas d’acte plus libre et il n’est pas de meilleur moyen d’accéder à la véritable « historicité de l’homme ».
Les personnalistes ont bien senti que leurs réponses étaient insuffisantes et ils ont souvent essayé de dépasser le stade de l’analyse personnaliste subjectiviste. Paul Louis Landsberg s’appuie sur ce qu’il appelle la transubjectivité des valeurs (morales) pour parler de « communautés des personnes ». Selon Jean Conilh [3] c’est la transcendance des valeurs morales qui indique à chaque personne libre et responsable sa place singulière et irremplaçable dans la communauté. Jean Marie Domenach [4] de son côté réclame une sociologie personnaliste concrète dont les contours restent encore à fixer. Rien de tout cela ne constitue à proprement parler un dépassement de l’individualisme. On s’explique ainsi que les notions de classe et de lutte des classes gardent invariablement chez la plupart des catholiques de gauche un aspect mystique et une importance secondaire : la polarisation de la société autour du prolétariat d’une part et de la bourgeoisie d’autre part perd ses couleurs réelles pour devenir une opposition morale entre riches et pauvres selon l’esprit de l’évangile.
Aussi les détours du processus historique, ce que Hegel appelle la ruse de la raison, sont-ils particulièrement déroutants pour tous ceux qui faisaient du prolétariat l’incarnation de la pureté morale et de l’espérance des pauvres. Ecoutons par exemple Jean Marie Domenách qui s’essaye à définir une nouvelle orientation après le XXe Congrès, la révolution hongroise et l’insurrection algérienne : « Qu’est-ce donc qu’une vérité qui serait incarnée par un Etat ou une classe sociale ? Je ne suis pas d’accord avec ceux qui assignent pour vocation au prolétariat d’être la « conscience de la société » ... « Mais surtout, admettre qu’une partie de la société soit la conscience de la société, c’est par là-même réduire les autres membres de la société à l’inconscience, c’est-à-dire à l’inexistence humaine, c’est offrir à la tyrannie et au meurtre collectif une justification spirituelle. Il vaut mieux décidément réserver ce mot de conscience au sentiment personnel, à la conquête personnelle du juste et du vrai... » « Tandis qu’à l’Est de l’Europe les chefs prétendus du prolétariat lancent contre le peuple leurs chars et leurs milices, à l’Ouest une large fraction de la classe ouvrière s’est embourgeoisée et assagie. Mais d’autres exploités, d’autres humiliés, plus souffrants, plus radicaux, sont apparus pour contester les iniquités fussent-elles exercées au nom de la classe ouvrière : concentrationnaires d’Allemagne et d’U.R.S.S., colonisés d’Afrique et d’Asie, affamés des Indes et d’Algérie... Et dans les sociétés du confort elles-mêmes de nouveaux prolétaires surgissent à mesure que l’organisation se perfectionne : les ignorés, les rejetés, len inintégrés - débiles physiques ou mentaux, malades, vieillards, pensionnaires d’asiles et d’hospices, enfants perdus et jeunes délinquants... »
Autant de lignes, autant d’erreurs. Il est très simple de faire remarquer à Domenach que si le prolétariat peut parvenir à une conscience vraie des problèmes de la société cela ne signifie pas que les autres couches exploitées de la société soient sans prise sur la réalité. Elles ont une concience mystifiée mais qui n’est jamais complètement inadéquate. Par ailleurs il n’y a pas de déterminisme absolu quant à l’appartenance de classe d’un individu. Domenach, qui, dans le passage que nous avons cité, attaque Lukacs, aurait pu également se référer à certains développement de celui-ci sur les liaisons extrêmement complexes qui unissent un individu à sa classe et sur les possibilités assez larges qui s’offrent à lui pour dépasser le stade du particulier et participer à l’universel. Remarquons également que Domenach semble ignorer l’existence de différenciations sociales dans les pays du « bloc soviétique » et dans les pays colonisés. Nous admettrons avec lui que le prolétariat des pays occidentaux a été atteint dans son ardeur combattive. L’origine de ce phénomène nous paraît cependant trop complexe pour qu’on puisse se contenter de le définir comme un embourgeoisement (mot dont le sens est profondément ambigu). Pour le reste nous aurons le tact de ne pas insister.
Des décennies de recul politique et idéologique ont rendu le mouvement ouvrier à des idéologies qui lui sont étrangères. On peut le regretter, mais il serait naïf de s’en étonner. La conscience socialiste de classe avec toutes ses implications n’est jamais donnée une fois pour toutes, elle est au contraire une conquête de tous les instants. C’est dire combien il serait vain pour le mouvement ouvrier de retourner à une sorte de pureté idéologique primitive en jetant l’anathème sur les militante catholiques, en transformant le marxisme en une ligne Maginot du front idéologique.
En effet, le marxisme, en tant qu’expression consciente de l’emprise de l’homme sur la réalité, et d’abord de la lutte de l’humanité pour sa libération, ne pourra reconquérir le terrain perdu que s’il répond, après de longues années de silence ou de falsifications pseudo-marxistes, aux problèmes nouveaux que pose la société, en remettant en lumière son contenu humaniste, l’humanisme profond et universel de Marx, en s’attachant à l’étude concrète de l’aliénation du travail et du mouvement perpétuellement contrarié et perpétuellement renaissant de la clana ouvrière vers son émancipation. Le communisme, affirmait déjà Marx en 1844, n’est rien d’autre que le dépassement positif de la propriété privée, comme appropriation réelle de l’être humain par l’homme social. Seul le marxisme, dégagé des perversions réformiste et stalinienne et de contaminations personnaliste et existentialiste peut exprimer ce processus dans toute sa richesse et sa complexité. Lui seul peut fournir les armes, idéologiques nécessaires à l’enfantement de la nouvelle société, car il [est la] réalité sociale et historique.
Comme Lénine, nous pensons que les luttes sociales poussées consciemment jusqu’à leurs dernières conséquences peuvent permettre aux militants chrétiens de dépasser leurs propres limites en tant que courant idéologique. Il y a en effet un aspect profondément areligieux dans la lutte pour le socialisme ; la misère réelle des hommes n’est plus, dans le processus de lutte pour le socialisme, le fruit d’un quelconque péché originel. Le salut ne dépend plus d’un acte subjectif de la conscience, les rapports que les hommes entretiennent entre eux deviennent en quelque sorte transparents et cessent de s’imposer comme prétendument naturels et éternels. Les mouvements de masse, répéterons-nous après Georges Lukacs, n’ont pas ce caractère irrationnel qu’on leur prête si facilement (Gustave Le Bon, Ortega y Gasset) ; ils sont au contraire, lorsqu’ils naissent des profondeurs de l’abaissement bien réel des masses, une véritable insurrection pour la raison, un essai pour mettre fin à la préhistoire de l’homme.


Source : exemplaire personnel





Site
consacré
aux écrits
de
Jean-Marie
Vincent
(1934-2004)




[1Il y a cependant une évolution du dogme qu’il n’est pas dans notre propos de traiter ici.

[2Le mouvement du Sillon n’a jamais été accepté par le Vatican.

[3Esprit, novembre 1957.

[4Esprit, novembre 1957.