site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

De Hegel à Parsons

L’Homme et la société

n° 23, p. 41-49, janvier 1972


Ce texte paraîtra dans une première version tronquée dans la revue L’Homme et la société de janvier 1972 avant que l’article complet ne soit publié dans l’ouvrage Fétichisme et société.




L’esprit conquiert seulement à condition de se retrouver dans l’absolu déchirement.

Hegel, Préface à la Phénoménologie de l’esprit


Dans la postface à la deuxième édition allemande du livre I du Capital, Marx attire encore une fois l’attention sur l’importance qu’il attribue à la pensée hégélienne dans son propre travail scientifique : il indique qu’il s’est trouvé en coquetterie avec le mode d’expression hégélien. Quand on sait que Marx conçoit le mode d’exposition comme la reproduction du mouvement réel dans son ensemble, on ne peut prendre à la légère cette coquetterie. Quelques lignes plus loin, il nous avertit d’ailleurs que, si [1] Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui, qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui, elle marche sur la tête : « Il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. »
Depuis les travaux de Galvano della Volpe, de Lucio Colletti et de Louis Althusser, on sait que la remise sur pied de la dialectique hégélienne n’a rien à voir avec une reprise « matérialiste » de la logique du grand penseur ou avec un changement de dénomination de ses catégories. La dialectique défigurée que vise Marx dans ces quelques lignes n’est pas simplement la dialectique formalisée du concept, mais le mouvement d’une théorie qui essaye de maîtriser un contenu. Ce n’est pas l’auto-mouvement du concept qui l’intéresse — il condamne explicitement la conception de l’idée comme démiurge de la réalité —, mais toute la matière infiniment riche qui se trouve reflétée et organisée de façon rigoureuse, non arbitraire (même si elle est mystique) dans la dialectique de l’identité et de la non-identité. Dans un ouvrage qui vient de paraître quelque temps après sa mort [2], Georg Lukács note à juste titre que chez Hegel [3] « la dynamique des contradictions dialectiques n’est pas un simple devenir général comme chez Héraclite, ni non plus une graduation dans la compréhension du monde comme chez Nicolas de Cues, mais, si l’on fait abstraction des essais intérieurement inconséquents du jeune Schelling, la première réunion de l’enchaînement dialectique et de l’historicité réelle ». Pour Marx, la dialectique hégélienne à laquelle il se réfère tout au cours de son travail pour le Capital est une dialectique profondément liée à l’objet même qui le préoccupe, la société bourgeoise et son développement. Hegel n’est pas un philosophe parmi d’autres, il est le philosophe qui a poussé le plus loin les efforts pour penser son temps : il est le penseur par excellence de la bourgeoisie commerçante.
Ces affirmations n’ont rien de particulièrement surprenant si l’on a en vue Les principes de la philosophie du droit ou les différents écrits politiques. Elles peuvent étonner au premier abord, si l’on pense à la Phénoménologie de l’esprit ou à la Science de la logique avec leurs développements abstraits. La société concrète du XIXe siècle, les relations sociales ne sont-elles pas quasiment absentes de leurs développements ? Pourtant, derrière le caractère intemporel de ces deux oeuvres — les illustrations historiques de la Phénoménologie auraient pu être prises dans d’autres époques — on discerne assez facilement leurs relations aux problèmes du temps. Comme on l’a souvent fait remarquer, la logique hégélienne est une onto-logique, c’est-à-dire une logique de l’être sur la base d’un procès d’identification entre l’être et la pensée. Hegel n’entend pas seulement formaliser les lois de la pensée, mais les lois de la pensée et de son contenu. Pour lui, ce qu’il appelle le concept-base « n’est pas le produit de l’intuition ou de la représentation sensible ; il est l’objet, le produit et le contenu de la pensée, il est la chose en soi et pour soi, le Logos, la raison de ce qui est, la vérité de ce qui porte le nom des choses. C’est le Logos qui doit le moins être laissé en dehors de la science de la logique [4] ». Aussi, même si, comme on l’a vu précédemment, il cherche à ramener le fini à l’infini ou le sensible à l’intelligible, sa conception particulière du logique l’oblige-t-elle à introduire le réel dans les mouvements de la pensée. Les formes et les catégories de la pensée ont donc une épaisseur, un poids qu’elles n’avaient pas chez les philosophes qui ont précédé Hegel. Ce dernier en avait parfaitement conscience et il écrit à ce sujets [5] :

Puisque la logique est une science formelle, ce formel, pour être vrai, doit posséder, comme tel, un contenu, conforme à sa forme, et cela d’autant plus que la logique formelle doit être la forme pure, et le vrai logique doit être en conséquence la vérité pure, on doit donc se représenter ce formel comme étant beaucoup plus riche en déterminations et en contenu qu’on ne le pense généralement et comme exerçant sur le concret une action infiniment plus grande. Les lois logiques (déduction faite de choses hétérogènes comme la logique appliquée et tout ce qui fait partie de la psychologie et de l’anthropologie) se trouvent généralement réduites, en dehors du principe de contradiction, à quelques maigres propositions relatives à l’inversion des jugements et aux formes des syllogismes. Quant aux formes qui s’y rattachent et aux autres déterminations de celles-ci, on ne s’y intéresse que du point de vue historique, au lieu de les soumettre à l’analyse critique, afin de voir si elles sont vraies en-soi et pour-soi.

Cette souveraineté de la pensée, cette absorption de l’être dans la pensée n’est évidemment pas pure fantaisie ou pure invention du philosophe. Elle est en réalité l’expression théorique d’une philosophie de l’action, d’une philosophie qui privilégie la pensée parce qu’elle lui apparaît comme la source et l’organe essentiel des activités humaines. La raison, dit Hegel, est une opération conforme à un but [6]. En ce sens, c’est aussi une philosophie de l’objectivation ou de l’actualisation de la conscience, c’est-à-dire des formes diverses que doit prendre la conscience pour se retrouver dans le monde. Un des passages essentiels de la Science de la logique est précisément le chapitre sur la téléologie qui précède immédiatement les développements sur l’idée et montre comment l’extériorisation est une condition nécessaire de l’autodétermination. Dans cet esprit, l’absolu est l’intelligible comme processus et comme résultat. Il est à la fois en-soi et pour-soi, objet et sujet, substance et sujet. En d’autres termes, les activités de l’individu de la société bourgeoise sont conçues comme menant celui-ci à la réalisation de l’infini. C’est ce qu’exprime très abstraitement la préface à la Phénoménologie de l’esprit [7] :

La substance vivante est l’être qui est sujet en vérité, ou, ce qui signifie la même chose, est l’être qui est effectivement réel en vérité ; mais seulement en tant que cette substance est le mouvement de se poser soi-même, ou est la médiation entre son propre devenir-autre et soi-même. Comme sujet, elle est la pure et simple négativité : c’est pourquoi elle est la scission du simple en deux parties, ou la duplication opposante, qui, à son tour, est la négation de cette diversité indifférente et de son opposition : c’est seulement cette égalité se reconstituant ou la réflexion en soi-même dans l’être autre qui est le vrai — et non une unité originaire comme telle, ou une unité immédiate comme telle. Le vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose et a au commencement sa propre fin comme son but, et qui est effectivement réel seulement moyennant son actualisation développée et moyennant sa fin.

L’idéalisme hégélien est ainsi une façon de poser l’homme de la société moderne et de découvrir dans ses diverses activités les manifestations de sa liberté et de son auto-développement. Au sortir de la société féodale, le monde capitaliste est de fait perçu par Hegel comme le monde de la liberté objective (voir la conclusion de la Philosophie de l’histoire). Après les bouleversements de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, il lui apparaît qu’un ordre rationnel s’établit peu à peu qui concilie la réalisation des subjectivités et le maintien de la cohésion sociale. Les actions des hommes ne se contredisent pas, au contraire, elles concourent dans leurs limites mêmes à la création d’un véritable univers spirituel (l’Etat, la philosophie, le savoir absolu).
C’est tout cela qui permet au jeune Marx d’écrire [8] :

Hegel se place du point de vue de l’économie politique moderne. Il appréhende le travail comme l’essence, comme l’essence avérée de l’homme ; il voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi de l’homme à l’intérieur de l’aliénation ou en tant qu’homme aliéné. Le seul travail que connaisse et reconnaisse Hegel est le travail abstrait de l’esprit. Ce qui en somme constitue donc l’essence de la philosophie, l’aliénation de l’homme qui a la connaissance de soi, ou la science aliénée qui se pense elle-même, Hegel le saisit comme l’essence du travail et c’est pourquoi il peut, face à la philosophie antérieure, rassembler ses divers moments et présenter sa philosophie comme la Philosophie. Ce que les autres philosophes ont fait — appréhender divers moments de la nature et de la vie humaine comme des moments de la conscience de soi, et, qui plus est, de la conscience de soi abstraite —, Hegel le connaît comme l’action de la philosophie. C’est pourquoi sa science est absolue.

Dans ce passage, Marx reproche en quelque sorte à Hegel de transfigurer le travail tel qu’il existe réellement — le point de vue de l’économie bourgeoise — pour aboutir à une conception philosophique de l’action qui débarrasse, en pensée, la société de ses aspects négatifs. Effectivement quand on se reporte aux textes hégéliens les plus connus, on s’aperçoit qu’ils ne font que traiter du travail sous sa forme la plus générale en introduisant seulement par la bande des traits particuliers appartenant à la configuration spécifique du travail dans la société capitaliste. La fameuse dialectique du maître et de l’esclave est à cet égard caractéristique. Grâce à son travail l’esclave ou le serviteur (Knecht) acquiert son indépendance par rapport à son maître et par rapport à la nature : il parvient à la conscience de soi, tout en restant lié à la choséité alors que le maître n’est pour soi que par l’intermédiaire d’un Autre (la chose et l’esclave). En d’autres termes, l’activité transformatrice de la nature se révèle supérieure à toutes les relations de dépendance qui peuvent s’établir sur la base de la violence. L’homme de la société bourgeoise pris pour une sorte d’archétype de l’« homo faber » triomphe forcément des vestiges de la société féodale et du parasitisme seigneurial. L’esprit de labeur, l’ascétisme triomphent de la consommation passive. C’est ce que dit clairement Hegel dans le passage suivant [9] :

Dans le moment qui correspond au désir dans la conscience du maître, ce qui paraît échoir à la conscience servante, c’est le côté du rapport inessentiel à la chose, puisque la chose dans ce rapport maintient son indépendance, le désir s’est réservé à lui-même la pure négation de l’objet, et ainsi le sentiment sans mélange de soi-même. Mais c’est justement pourquoi cette satisfaction est elle-même un état disparaissant, car il lui manque le côté objectif ou la subsistance. Le travail au contraire est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Le rapport négatif à l’objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement à l’égard du travailleur, l’objet à une indépendance. Ce moyen négatif, ou l’opération formatrice est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s’extériorise lui-même et passe dans l’élément de la permanence : la conscience travaillante en vient ainsi à l’intuition de l’être indépendant, comme intuition de soi-même.

Conçue sur le modèle des rapports entre Robinson et Vendredi, la dialectique du maître et de l’esclave se présente donc comme un modèle abstrait des rapports entre la théorie et la pratique. Elle tend à présenter la relation transformatrice des hommes à l’environnement comme une relation purement technique. Quand on se rapporte aux travaux de la période de Iéna qui préparent la Phénoménologie de l’esprit (System der Sittlichkeit. Jenenser Realphilosophie, etc), on ne peut manquer d’être frappé par cet aspect techniciste de la pensée de Hegel. Pour lui, l’outil (Werkzeug) ou la machine utilisés dans le travail sont considérés, abstraitement, comme un médiation entre le désir et la jouissance, comme la manifestation du général par opposition au singulier. Le travail, ici synonyme de toute forme d’activité ayant un but, n’est pas différencié suivant les modalités sociales de son exercice, mais devient l’expression de la rationalité (Vernünftigkeit). Aussi Hegel est-il obligé d’accepter comme nécessaire la division du travail telle qu’elle se manifeste à son époque et de l’interpréter comme un loi de fer qui soumet les travaux singuliers au travail comme rationalité générale. Il écrit [10] :

Le travail n’est pas un instinct, mais bien un acte rationnel qui devient universel dans le peuple et de ce fait opposé à la singularité de l’individu qui doit se dépasser. Le fait de travailler pour cette raison n’existe pas en tant qu’instinct, mais selon le mode de l’esprit au sens où le travail en tant qu’activité subjective des individus est devenu quelque chose d’autre, une règle universelle…

Il lui faut donc accepter aussi les conséquences de cette division du travail, sans cacher qu’elles sont graves, puisqu’elles ressortissent de la rationalité. Bien avant tous ceux qui ont dénoncé les méfaits de la « technique », il décrit en termes sombres les effets du machinisme. La machine diminue la valeur du travail, elle dégrade la conscience de l’ouvrier [11] :

Dans la mesure où il (l’homme) fait travailler la nature au moyen de machines d’ordres divers, il ne supprime pas la nécessité de son intervention, il ne fait que la repousser, l’éloigner de la nature. Il ne se tourne pas vers cette dernière de façon vivante, comme vers une nature vivante... L’acte de travail devient lui-même plus mécanique ; il diminue le travail pour le tout, mais non pour l’individu ; au contraire il l’augmente plutôt, puisque, plus le travail devient mécanique, moins il a de valeur, et plus l’individu doit travailler de ce fait.

Dans ce système de la division du travail, la satisfaction des besoins est une dépendance universelle de chacun par rapport à l’autre, les individus n’ont plus la garantie que leur travail singulier est adéquat à leur besoin singulier. L’universalité de ce système est une universalité formelle, c’est l’universalité du monde des moyens s’opposant à la contingence du monde des fins. L’individu qui par le travail se libère de la nature, retombe en fait sous une domination aveugle. C’est ce que Hegel explique en parlant du rôle de l’argent [12] :

Ces divers travaux pour les besoins, en tant que choses doivent réaliser leur concept, leur abstraction. Leur concept universel doit être aussi comme eux une chose qui, en tant qu’universel, représente toutes les choses. L’argent est ce concept matériel existant, la forme d’unité ou de possibilité de toutes les choses du besoin. Le besoin et le travail, élevés à cette universalité, forment en eux-mêmes, dans un grand peuple, un immense système de communauté et de dépendance réciproques, une vie du mort se mouvant en elle-même, qui dans son mouvement va de ci de là aveuglément, de façon élémentaire et qui comme un animal sauvage a besoin d’être domestiqué par une domination continue et rigide.

Ces lignes font inévitablement penser à ce que Marx dit de l’économie politique classique. Le regard est sans peur et Hegel en rapportant ce qu’il voit, sans retouches, dévoile sans les comprendre entièrement des contradictions fondamentales de la société capitaliste. Le monde de l’action et de la liberté devient un monde de la scission et de la séparation. L’universalité s’exprime dans l’argent comme une chose, et la propriété aboutit à une polarisation entre riches et pauvres dans un cadre général qui est celui de l’accumulation des richesses. Le mouvement de l’auto-conscience qui cherche à se réaliser ne peut donc s’arrêter à ce stade où l’universalité (le lien aux autres hommes) se présente comme pure extériorité. Il doit nécessairement se poursuivre en direction de l’Etat, de la Religion et de l’Esprit pour parvenir à l’universel concret comme retour à soi-même. C’est bien pourquoi la philosophie hégélienne autant qu’une philosophie de la liberté doit devenir une philosophie du destin et doit tenter, comme le dit Marx dans la Sainte Famille, de réconcilier Spinoza et Fichte, la Substance et le Sujet, l’activisme et le fatalisme. Cela n’est possible qu’en recourant à un coup de force, c’est-à dire en admettant que la scission, le déchirement ne sont qu’apparences et en présentant cette perte de réalité qu’implique l’activité dans le monde capitaliste comme la préparation d’une prise de possession. Pour que l’individualité reste la réalité de l’universel, il faut que même ses manifestations les moins satisfaisantes soient annonciatrices d’autre chose, comme le dit la Phénoménologie [13] :

L’individualité du cours du monde peut bien s’imaginer agir seulement pour soi, ou égoïstement, mais elle est meilleure qu’elle ne le croit, son opération est en même temps une opération étant en soi une opération universelle. Quand elle agit égoïstement, simplement elle ne sait pas ce qu’elle fait, et quand elle assure que tous les hommes agissent égoïstement, elle affirme alors seulement que tous les hommes n’ont aucune conscience de ce qu’est l’opération. Les buts subjectifs n’ont plus alors qu’une signification dérivée, l’histoire des hommes se fait derrière leur dos pour le compte de l’esprit du monde.

Comme l’indique l’introduction à la philosophie de l’histoire [14], la volonté subjective ne peut avoir une vie substantielle qu’en ayant l’essentiel pour but de son être-là, c’est-à-dire l’Etat où se concilient la subjectivité et la rationalité. La liberté ne se situe plus au niveau des échanges matériels entre les hommes, mais au niveau de l’éthique, de la moralité objective qui transcende la première nature de l’homme, son être animal immédiat (sein unmittelbares, tierisches Sein). En somme, liberté et destin ne peuvent coïncider qu’à condition de placer la liberté dans une sphère inaccessible aux relations sociales les plus courantes, dans une sphère spirituelle où elle est reconnaissance de la nécessité. Aussi la dialectique hégélienne est-elle d’abord une dialectique de l’épuration et de l’élévation : épuration de la mauvaise réalité en la réduisant à l’état de moment ou de passage, élévation en sublimant la production spirituelle qui se base sur cette mauvaise réalité. Les différentes figures de la conscience, conscience tout court, conscience de soi, raison, esprit nous parlent bien des déchirements du monde mais sur le mode de la résignation, puisque le calvaire de l’esprit trouve son terme dans l’esprit se sachant lui-même. La philosophie de l’action aboutit à l’impasse du savoir absolu, elle passe de l’inquiétude au repos et à la contemplation, ce qui permet au philosophe d’assumer le secrétariat de l’esprit du monde, pour reprendre une expression d’Ernst Bloch, et de saisir le mouvement de la conscience comme celui de l’inégalité à son concept.
La dialectique en tant que négativité (négation-transfiguration du réel) s’exprime donc par la dévalorisation du sensible et par le fait qu’elle met le monde la tête en bas en changeant l’ordre des rapports. Dans le chapitre de la Phénoménologie de l’esprit sur force et entendement, Hegel dévoile lui-même très bien ce renversement dans les passages qui traitent de l’intelligibilité des phénomènes [15]. L’entendement dans son travail d’organisation des phénomènes reste un formalisme, il laisse l’objet inaltéré et n’entame pas la diversité des choses. Ses explications sont tautologiques, puisque les différences sont ramenées à l’unité, mais dans une unité extérieure aux choses. Mais précisément, c’est de cette opposition que part Hegel pour introduire le mouvement dialectique. Les changements que l’entendement doit introduire pour maintenir l’unité de son objet par rapport au monde des phénomènes sont interprétés comme des changements de la chose elle-même et de l’Intérieur, comme des changements qui ne viennent pas du seul entendement. Hegel écrit [16] :

Grâce à ce principe, le premier supra-sensible, le calme règne des lois, la copie immédiate du monde perçu, est converti en son contraire : la loi en général était ce qui restait égal à soi-même de même que ses différences : ce qui est maintenant posé, c’est que la loi et
ses différences sont plutôt le contraire d’elles-mêmes : l’égal à soi-même se repousse plutôt soi-même, hors de soi, et l’inégal à soi-même se pose plutôt comme l’égal à soi. En fait, c’est seulement avec cette détermination qu’est posée la différence intérieure ou la différence en soi même quand l’égal est inégal à soi et l’inégal, égal. Ce second monde supra-sensible est de cette façon le monde renversé (Verkehrte Welt), et à vrai dire puisqu’un côté est déjà présent dans le premier monde supra-sensible, est la forme inversée de ce premier monde.

Il ne reste plus qu’à penser l’opposition comme contradiction dialectique, comme contradiction entre l’en-soi et le pour-soi pour en faire la base d’une absorption du sensible par le supra-sensible. Ce que l’entendement maintenait dans l’extériorité n’est en fait que le mouvement de la scission, puis du devenir égal à soi-même de la conscience. L’objet de l’entendement devient le pur concept dans la mesure où l’altérité peut être ramené au mouvement de la conscience s’opposant à elle-même. De la finitude on passe à l’infini et au concept absolu comme l’indique Hegel [17] :

Ainsi le monde supra sensible, qu’est le monde renversé a en même temps empiété sur l’autre monde, et l’a inclus en soi-même ; il est pour soi le monde renversé ou inverse, c’est-à-dire qu’il est l’inverse de soi-même ; il est lui-même et son opposé en une unité. C’est seulement ainsi qu’il est la différence comme différence intérieure ou comme différence en soi-même, ou qu’il est comme infinité.

Tout cela permet de mieux comprendre quelle est la place privilégiée du concept dans la philosophie hégélienne. Il n’est pas une forme indifférente au contenu (un intellect organisant un contenu en fonction de sa propre visée), il est à la fois forme et contenu, identité et diversité. Il unit en lui les trois moments de l’universalité, de la particularité et de la singularité. Il est par conséquent l’universel concret par opposition à l’universel abstrait que produit l’entendement. Grâce au concept la pensée supprime en effet l’immédiateté de l’objet, son extériorité, elle le pénètre et se l’incorpore. La réalité de celui-ci, ne lui vient pas du dehors, mais de lui-même, car il est forme absolue, manifestation libre de l’essence et l’intuition où l’être ne sont pour lui que des points de départ, non des conditionnements. Hegel peut donc se laisser saisir à ce propos par un véritable délire bachique (voir la préface de la Phénoménologie) et écrire [18] :

C’est dans le concept que s’est révélé le règne de la liberté. Il est libre, parce que l’identité étant en-soi et pour-soi, qui donne à la substance son caractère de nécessité, est en même temps supprimée ou est un être-posé, lequel, en tant que se rapportant à soi, constitue justement cette identité. L’impénétrabilité réciproque des substances, telle qu’elle existait dans le rapport de causalité, a disparu, le caractère primitif de leur existence s’étant transformé en être-posé, et cela leur confère une clarté transparente. Le caractère primitif d’une chose consiste justement en ce qu’elle est sa propre cause, et tel est le cas du concept, qui est substance libérée

ou encore un peu plus loin [19] :

Le concept pur est l’Infini absolu, l’Inconditionné et le libre absolus.

Par ce renversement, Hegel se donne les moyens d’enfermer la réalité dans les mailles de l’auto-conscience. L’objectivation de l’ « homo faber » n’est plus que l’ensemble des détours qui conduisent de l’affirmation initiale de la volonté à la satisfaction apparente de l’esprit qui contemple ce qu’il croit être son oeuvre. Sans doute Hegel ne postule-t-il aucune identité immédiate du moi (ou de la conscience) avec lui-même. Sa téléologie (la production de l’esprit) admet les errements et sous la forme de la ruse de la Raison essaye de dépasser l’optique individuelle pour tenir compte des « nous » (la pluralité des volontés subjectives), mais les prémisses contiennent déjà le résultat. En considérant que les créations institutionnelles (le droit, l’Etat) et les cristallisations objectives de l’esprit humain (Religion, philosophie) sont par avance l’aboutissement véritable et nécessaire des entreprises des hommes cherchant à se réaliser, Hegel affirme en effet par décret que les problèmes sont résolus sans même qu’ils aient été formulés. Si le Logos chrétien et la philosophie hégélienne sont l’accomplissement de la liberté ici-bas, il y a peut-être après eux une suite des temps, un déroulement d’événements qui constituent une histoire empirique, mais certainement plus une histoire conduisant à l’infinité. La négativité n’est que l’expression d’une dialectique de la circularité qui parcourt le monde, explore les produits matériels et spirituels de l’action comme des aliénations nécessaires de la conscience et retourne, se croyant ainsi enrichie, à son point de départ, la conscience totalisante. A cette dialectique absolue correspond évidemment une méthode absolue pour laquelle les rapports à l’objet, les déterminations, ne sont que des objectivations-extranéations de la conscience créatrice dans ses différends avec elle-même. Contrairement aux philosophes de l’intuition Hegel entend bien que la conceptualisation soit riche, concrète, pleine de contenu, mais tout cela se passe sur la base d’une assimilation de l’ontologie à l’épistémologie comme on peut en juger par ce passage de la Science de la logique [20] :

Dans la méthode absolue, le concept se maintient et se conserve dans son être autre, il reste le général dans sa particularité, dans le jugement et dans la réalité. A chaque nouvelle phase de sa détermination, la masse de son contenu antérieur s’amplifie et s’enrichit : non seulement elle ne perd rien du fait de la progression dialectique, ne laisse rien derrière elle, mais elle emporte avec elle tout l’acquis et se ramasse sur elle-même, à mesure qu’elle s’enrichit... L’enrichissement se poursuit en rapport avec la nécessité du concept, il se trouve englobé dans le concept, et chaque détermination est une réflexion sur soi. Chaque nouvelle phase de la sortie hors-de-soi, c’est-à-dire de la détermination ultérieure, est en même temps une entrée dans soi, et l’extension plus grande est en même temps une intensité plus grande.

Cette pensée de l’unité est donc une pensée qui tourne sur elle-même en donnant à l’empirie un être autre qu’elle assimile à elle-même. Elle est comme le dit Hegel une justification rétroactive du commencement qui coïncide avec la progression vers de nouvelles déterminations. Dans son mouvement elle passe, certes, par des moments provisoires ou hypothétiques, mais l’erreur perd largement de sa signification, puisqu’elle fait intégralement partie du mouvement vers la vérité et n’est pas un véritable obstacle pour la théorie. Le savoir n’est pas critique, il est essentiellement affirmatif dans ses rapports avec la réalité. Il est lui aussi circulaire comme l’indique la Science de la logique [21] :

En raison de la méthode que nous venons de décrire, la science se présente comme un cercle fermé sur lui-même, la médiatisation ramenant la fin au commencement qui constitue la base simple de ce processus ; mais ce cercle est, en outre, un cercle de cercles ; car chaque membre, en tant qu’animé par la méthode, est une réflexion-sur-soi qui, du fait qu’elle retourne au commencement, est-elle commencement d’un nouveau membre. Les fragments de cette chaîne représentent les sciences particulières, dont chacune a un avant et un après, ou, plus exactement, dont chacune n’a qu’un avant et montre son après dans le syllogisme même.

On comprend mieux ainsi l’opposition de Hegel au mouvement scientique de son temps (particulièrement à la formalisation mathématique de la logique contre vents et marée). Il veut enrichir le concept tout en appauvrissant le monde empirique. Pour cela il doit jouer, comme le dit le père Dubarle [22], sur la polysémie du concept, c’est-à-dire mettre dans le concept plus qu’il n’en faut pour en faire un élément de discrimination univoque dans la multiplicité empirique. Il ne veut pas aller au-delà du langage naturel et de la pluralité de signification qui caractérise ses composantes, parce qu’ainsi il peut nier la nature finie du supra-sensible et de l’intelligible et parce qu’ainsi il peut saisir la négativité de l’esprit ou de la raison comme négativité de soi-même. Mais en mettant de cette façon la tête en bas aux rapports réels, lui qui veut être un penseur de la liberté dans la limitation bourgeoise, devient en réalité un penseur de la reproduction sociale (de la circularité du système social), puisque la pensée rationnelle étant le réel, ne peut véritablement s’opposer à celui-ci. La conscience reprend à son compte les rapports objectifs, en niant sous la forme de la contradiction dialectique les oppositions qui s’y font jour. Hegel est, sans doute, le penseur de la conscience malheureuse et du déchirement, mais aussi celui de la soumission au déchirement. L’accomplissement passe pour lui par la reconnaissance du fait accompli, il s’élève à partir de l’abaissement. Son mysticisme objectif est aussi un matérialisme sordide comme dira Marx.
L’autorité de la synthèse hégélienne, il est vrai, sera de courte durée. L’histoire ne se présente en fait pas comme cette reproduction tranquille postulée par le système. Quelques temps avant sa mort, Hegel manifeste même son inquiétude devant la Révolution de juillet 1830 en France qui semble remettre en question l’équilibre européen. Après sa mort son oeuvre est violemment attaquée par la réaction obscurantiste (Schelling entre autres) qui s’oppose à la montée des forces bourgeoises en Allemagne. A l’autre extrême, les jeunes hégéliens [23] trouvent qu’il manque à l’oeuvre du maître, selon l’expression de Feuerbach, quelque chose de la vie de l’original. Reflétant les aspirations démocratiques de la bourgeoisie intellectuelle et de la petite bourgeoisie face au raidissement de la monarchie prussienne, ils ne peuvent plus concevoir le devenir-monde de la philosophie comme un devenir-monde de Dieu (la religion, le logos chrétien). Bien au contraire, pour eux l’esprit afin de se réaliser doit s’affranchir totalement de la théologie et de la religion, expressions d’une aliénation qui n’est plus nécessaire, mais une étape dépassée de l’histoire humaine. Leur philosophie est toujours une philosophie de l’action, une philosophie de la conscience libre et infinie (Bruno Bauer), mais elle se veut aussi une théorie critique de l’existant. A cet effet les jeunes hégéliens laissent tomber par pans entiers le système hégélien, sans s’apercevoir qu’ils sacrifient le réalisme du maître, son sens de l’objectivité sociale et qu’ils lui substituent une vague religion du progrès et de l’humanité. La réalisation de la conscience de soi tend à se déplacer du domaine de la société à celui des individualités (Max Stirner) alors que la synthèse entre le sujet et la substance qu’Hegel place au niveau du savoir absolu tend à se dégrader dans l’immédiateté de la conscience de soi (causa sui chez Bruno Bauer). En définitive la philosophie des jeunes hégéliens est un activisme de la conscience, même lorsqu’elle se croit une philosophie de la praxis.
La critique de Marx se distingue très vite de cette théorie spéculative de l’action, de cette impatience bornée qui croit corriger si facilement l’immobilisme hégélien. Déjà, lorsqu’en 1843 il écrit un commentaire critique des Principes de la philosophie du droit, son attention se tourne vers le rapport de la théorie à la réalité sociale. Il emprunte, certes, à Feuerbach [24] la critique de l’inversion du sujet et du prédicat, mais il lui donne une beaucoup plus grande acuité en l’appliquant aux rapports entre la société civile, la famille et l’Etat. Cela lui permet de découvrir que l’inversion hégélienne n’est pas due seulement à l’esprit spéculatif du philosophe, mais bien pour l’essentiel à une inversion réelle [25].

L’abstraction de l’Etat en tant que tel appartient seulement à l’époque moderne, parce que l’abstraction de la vie privée appartient seulement à l’époque moderne. L’abstraction de l’Etat politique est un produit moderne.

Dans les oeuvres suivantes, il reste fidèle à cette méthode et grâce à elle il se dégage peu à peu des principes humanistes abstraits empruntés à Feuerbach. Les manuscrits de 1844 qu’on présente trop souvent comme entièrement dominés par une problématique hégélienne et feuerbachienne (l’aliénation, l’être générique, l’essence de l’homme, etc.) s’en éloignent déjà beaucoup dans nombre de leurs passages. Si dans le chapitre « Critique de la dialectique de Hegel et de sa philosophie en général », Marx trouve positif que Hegel saisisse la production de l’homme par lui-même comme un processus, les autres chapitres qui abordent le problème du travail montrent qu’on ne peut prendre ce compliment comme un acquiescement à la théorie hégélienne de l’action. Pour Marx ce n’est plus le travail en général qui est intéressant au premier chef. Le travail pris dans ce sens est un présupposé général (l’homme sous tous les cieux et depuis des temps immémoriaux conforme son activité à des buts) qu’on ne peut ignorer, mais qui ne fournit pas la clé pour comprendre la société bourgeoise. Ce qui est décisif au contraire, c’est la relation entre le travail aliéné et la propriété privée et le fait que la production n’est pas production de l’homme, mais production de marchandises (y compris de l’ouvrier – de la force de travail dira Marx plus tard — comme marchandise). Dès ce moment Marx pose les questions sacrilèges qui l’aiguillent vers un dépassement de tout naturalisme anthropologique [26] :

L’économie politique part du fait de la propriété privée. Elle ne nous l’explique pas. Elle exprime le processus matériel que décrit en réalité la propriété privée, en formules générales et abstraites, qui ont ensuite pour elle valeur de lois. Elle ne comprend pas ces lois, c’est-à-dire qu’elle ne montre pas comment elles résultent de l’essence de la propriété privée. L’économie politique ne nous fournit aucune explication sur la raison de la séparation du travail et du capital, du capital et de la terre. Quand elle détermine par exemple le rapport du salaire au profit du capital, ce qui est pour elle la raison dernière, c’est l’intérêt des capitalistes ; c’est-à-dire qu’elle suppose donné ce qui doit être le résultat de son développement. De même la concurrence intervient partout. Elle est expliquée par des circonstances extérieures. Dans quelle mesure, ces circonstances extérieures, apparemment contingentes ne sont que l’expression d’un développement nécessaire, l’économie politique ne nous l’apprend pas. Nous avons vu comment l’échange lui-même lui apparaît comme un fait du hasard. Les seuls mobiles qu’elle mette en mouvement sont la soif de richesses et la guerre entre convoitises, la concurrence.

En un sens, il rejoint, sans l’avoir connu, le jeune Hegel s’efforçant à Iéna de tirer les leçons de l’économie politique britannique. Mais, là où ce dernier retient les données de la division du travail, de la propriété, de l’argent comme des données insurmontables résultant de la complexité grandissante du processus de travail, là où Adam Smith raisonne en termes de penchants ou de prédispositions, Marx raisonne en termes de rapports concrets entre les hommes et avec la nature. Tout travail ne peut être confondu avec le travail aliéné enchaîné à la propriété privée et au capital. Il faut donc se méfier des fables sur Robinson et Vendredi et partir des faits économiques actuels dans tous leurs enchaînements. Marx tire d’ailleurs déjà cette conclusion fondamnentale [27] :

Ne faisons pas comme l’économiste qui, lorsqu’il veut expliquer quelque chose, se place dans un état original fabriqué de toutes pièces. Ce genre d’état originel n’explique rien. Il ne fait que repousser la question dans une grisaille lointaine et nébuleuse. Il suppose donné dans la forme du fait, de l’événement, ce qu’il veut en déduire, c’est-à-dire le rapport nécessaire entre deux choses, par exemple entre la division du travail et l’échange. Ainsi le théologien explique l’origine du mal par le péché originel, c’est-à-dire suppose comme un fait, sous la forme historique, ce qu’il doit lui-même expliquer.

A partir de là, Marx est en possession de deux instruments critiques essentiels, la compréhension de l’inversion hégélienne comme reflet d’inversions réelles résultant de la scission de la société (l’Etat s’abstrait de la société pour coiffer ses contradictions), la compréhension que l’identification des activités propres à la société capitaliste avec l’activité humaine en général transforme les rapports capitalistes en rapports immuables et éternels. En les utilisant systématiquement, il approfondit conjointement et de façon interdépendante la critique scientifique de l’économie politique et la critique de la dialectique hégélienne. Il saisit ainsi que le double mouvement de désobjectivation de l’être en soi et d’universalisation de la conscience de soi est chez Hegel le correspondant du mouvement réel qui, apparemment, fait prédominer les moyens sur les fins dans la société capitaliste, mais en réalité soumet les individus à la production du capital. La recherche du dépassement de la contingence par la nécessité de l’opérer ou de l’opération comme dit la Phénoménologie est à la fois une sorte d’exaltation de l’action et un écho de sa contingence ou de l’interchangeabilité des marchandises (des produits à la force de travail) face à la nécessité objective de l’accumulation du capital. Le corollaire est évidemment l’universalisation de la conscience de soi (le monde est malgré tout mon oeuvre ; bien que médiatement), la spiritualisation des institutions permettant d’organiser la société sur le plan idéologique comme un prolongement des activités individuelles, malgré toutes les discontinuités entre l’individu et le social. Bien entendu, Marx n’a pas de peine à montrer quelle est la réalité de cette continuité dans la discontinuité. Remise sur pieds, elle n’est pas la subsomption de ma volonté subjective sous une volonté universelle et substantielle, mais la subsomption des individus sous des abstractions sociales, sous des principes d’organisation incarnés dans des choses. Aussi le malheur de la conscience, tel qu’Hegel le décrit (douleur du soi qui ne parvient pas à l’unité avec soi même, opposition de l’immuabilité et du changement) est-il déchiffré par Marx comme l’opposition et la division de l’individu de la société bourgeoise en personnalité abstraite sujette de droits, en individualité réelle, mais contingente (par rapport à ses conditions de vie, de travail et par rapport au marché) et en masque de caractère (Charaktermaske — support d’une fonction). La conclusion qui s’impose évidemment est qu’on ne peut saisir la société bourgeoise à partir de l’action des individus (le comportement rationnel, l’adéquation aux fins), mais à partir de leur être agi. En croyant agir selon leur propre volonté, les individus sont en réalité mus, dirigés, contrôlés par des rapports sociaux qui leur échappent. C’est ce qui dit Marx, avant le Capital, dans la Contribution à la critique de l’économie politique [28] :

L’argent n’est pas un symbole, pas plus que l’existence d’une valeur d’usage comme marchandise n’est un symbole. Le fait qu’un rapport social de production se présente sous la forme d’un objet existant en dehors des individus et que les relations déterminées, dans lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale, se présentent comme des propriétés spécifiques d’un objet, c’est ce renversement, cette mystification non pas imaginaire, mais d’une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeurs d’échange. Dans l’argent, elle apparaît seulement de manière plus frappante que dans la marchandise.

C’est pourquoi le renversement de Marx est d’abord un renversement de la téléologie abstraite du travail. Dans le cadre des rapports capitalistes de production, les hommes deviennent les produits de leurs produits, nous fait-il comprendre. Il y a bien toujours une activité consciente, intelligente des hommes dans leurs rapports entre eux et avec la nature — la présupposition de toute société humaine , mais les finalités apparemment internes sont en réalité externes. Venant des individus sans véritablement leur appartenir, elles se présentent comme les manifestations d’un immense mécanisme qui broie tout sur son passage (le Juggernaut du Capital). Marx prend d’ailleurs soin d’expliquer que les « puissances intellectuelles de la production » s’affirment face aux travailleurs comme des puissances étrangères. L’unité théorie-pratique que postule la philosophie de l’action comme unité de l’homme avec lui-même et avec le monde se dévoile comme l’unité pratique-théorie mise en oeuvre par la valeur qui s’auto-valorise, en d’autres termes par le capital qui se reproduit. La division du travail social, la division du travail au sein de l’usine ou de l’entreprise concentrent les tâches de supervision de la production ou d’application de la science en un petit nombre d’individus (même si leur proportion n’est pas négligeable) pour les soumettre aux impératifs de la production de plus-value. Les outils ou moyens de production comme les instruments de la connaissance ne peuvent plus être considérés comme le prolongement de la conscience agissante des individus, ils prennent par rapport à eux — bien qu’ils en émanent — une vie autonome. C’est là qu’il faut chercher le mystère du supra-sensible hégélien. Les catégories de l’intellect produites dans des conditions d’extériorité par rapport aux individus viennent se greffer étroitement sur les produits matériels, et les objets sociaux comme l’expression indépendante, propre de relations sociales chosifiées. A travers ces catégories, les produits sensibles et supra-sensibles de l’activité humaine se mettent à parler aux hommes, leur indiquent ce qu’ils ont à faire. Monsieur le capital, Madame la rente foncière, Mademoiselle la marchandise, Monseigneur l’Etat, qui semblent se confondre avec leurs supports matériels et vivants, déchiffrent pour les individus le monde dans lequel ils vivent et produisent. En ce sens, mais en ce sens seulement, les catégories de l’économie bourgeoise sont bien ces catégories-formes sociales qui organisent la vie sociale et matérielle comme si elles étaient douées d’un dynamisme particulier, inaccessible à la volonté dérisoire des individus. La logique hégélienne est alors bien la logique du capital ou du capitalisme. Le mouvement ontologique qui va de l’être à l’essence, puis au concept pour réconcilier dans ce dernier l’universel, le particulier, c’est bien le mouvement réversible qui du monde de la marchandise et de ses variations phénoménales conduit à la valeur (par sa mesure), puis au capital, ou encore le mouvement qui conduit de l’agitation des individus égoïstes, au droit et à l’Etat. La dialectique idéaliste de Hegel, loin d’être une aberration, n’est autre chose que le double philosophique de l’inversion prosaïque que constitue la société capitaliste où les relations sociales prennent la forme de relations logiques entre catégories, où les formes sociales paraissent se déduire les unes des autres, et dansent une sorte de ballet fantastique au-dessus de la tête d’une humanité livrée à un rationnel irrationnel.
Il ne faut donc pas s’étonner si le Capital se présente comme une étude des formes et de leurs métamorphoses, de la forme élémentaire, la marchandise, jusqu’à la forme la plus complexe, le capital (le plan de 1857 prévoyait de pousser cette étude jusqu’à l’Etat et jusqu’au marché mondial) [29]. Il n’est même pas exagéré de dire que l’on assiste à une véritable déduction des formes sur le mode hégélien, particulièrement dans le livre I du Capital, déduction que Marx oppose tout à fait consciemment au point de vue unilatéralement quantitativiste de l’économie politique classique. Celle-ci, fait-il remarquer, ne s’intéresse qu’à la substance de la valeur, qu’à sa grandeur et non à son mode d’apparition spécifique : le rapport de valeur entre les marchandises, la forme valeur, est tout simplement confondu avec leurs formes naturelles de produits concrets. Dans une note, il écrit [30] :

L’économie politique classique n’a jamais réussi à déduire de son analyse de la marchandise, et spécialement de la valeur de cette marchandise, la forme sous laquelle elle devient valeur d’échange, et c’est là un de ses vices principaux. Ce sont précisément ses meilleurs représentants, tels qu’Adam Smith et Ricardo, qui traitent la forme valeur comme quelque chose d’indifférent ou n’ayant aucun rapport intime avec la nature de la marchandise elle-même. Ce n’est pas seulement parce que la valeur comme quantité absorbe leur attention ; la raison en est plus profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui acquiert par cela même un caractère historique, celui d’un mode particulier de production sociale. Si on commet l’erreur de la prendre pour la forme naturelle, éternelle, de toute production dans toute société, on perd nécessairement de vue le côté spécifique de la forme valeur, puis de la forme marchandise, et à un degré plus développé de la forme argent, forme capital, etc. C’est ce qui explique pourquoi on trouve chez des économistes complètement d’accord entre eux sur la mesure de la quantité de valeur par la durée du travail, les idées les plus diverses et les plus contradictoires sur l’argent, c’est-à-dire sur la forme de l’équivalent général.

Aussi à son premier développement sur la substance et la grandeur de la valeur, Marx ajoute-t-il un développement sur l’expression de la valeur où la forme valeur se présente comme les manifestations du sujet-valeur. La forme valeur s’exprime dans la polarité de la forme relative et de la forme équivalent qui s’excluent mutuellement ; l’abstraction valeur s’exprime dans l’égalité-opposition de deux marchandises, l’une acquérant la forme de valeur relative grâce au rôle d’équivalent de la seconde, la valeur d’usage de l’une devenant la mesure de la valeur de l’autre. Ce quiproquo (dixit Marx), qui fait que l’abstraction sociale trouve son expression dans un objet concret, engendre toute une série de contradictions que Marx dans la première édition allemande du Capital [31] énumère de la façon suivante : 1) le travail concret cristallisé dans un produit concret devient la forme d’apparition de son contraire, le travail humain abstrait ; 2) le travail privé devient la forme de son contraire, le travail immédiatement social ; 3) le caractère fétiche de la marchandise se manifeste de façon éclatante dans la forme équivalent. Autrement dit, un rapport social spécifique apparaît comme un rapport physique entre des choses. L’étape suivante de la forme valeur est celle où elle devient forme développée par la mise en rapport d’une série infinie de marchandises, où la forme équivalent devient forme équivalent général, lorsqu’une marchandise particulière est exclue par les autres pour être équivalent. On passe ainsi à la forme argent ou forme monnaie qui dans son propre développement finit par faire des marchandises ses représentants. La transition est ainsi assurée pour arriver au capital qui se retourne vers ses propres présuppositions (marchandise, argent, etc.) pour en faire des moments de son développement.
Apparemment le mode d’exposition est bien conforme aux conceptions hégéliennes. A propos de la substance-sujet qu’est la valeur, on observe que la métamorphose des formes s’opère suivant les figures de la contradiction, de l’unité de l’identité et de la non-identité, de l’être-en-soi à l’être autre, etc. Pourtant si Marx présente ce mouvement de la contradiction dialectique du capital (la circularité forme valeur cellulaire-capital) comme un mouvement réel, en même temps et pour ainsi dire à chaque pas, il montre que ce mouvement n’est qu’une totalisation partielle, confrontée à une opposition permanente et irréductible [32]. L’opposition valeur d’usage-valeur d’échange, l’opposition travail concret-travail abstrait (formes « naturelles » de l’activité-forme valeur du travail), bien que le capital les traite comme des moments de sa propre existence, se reproduisent sans cesse et sur une échelle élargie sous les formes les plus diverses : contradictions entre le procès de circulation et le procès de production, contradiction entre le processus physique de la production et le procès de mise en valeur du capital, contradiction entre la socialisation des forces productives et l’appropriation privée des moyens de production, etc. Le processus dialectique de la valeur qui s’autovalorise, se heurte à un noyau voilé de la réalité (Verhüllte Kerngestalt), c’est-à-dire au fait que l’inversion réelle dont il relève (la réification des rapports sociaux, la subjectivisation des rapports objectifs) ne supprime ni les rapports sociaux, ni les rapports objectifs (relations théorico-pratiques et sociales à la nature). En conséquence, la dialectique du capital traîne avec elle comme un boulet dont elle ne peut se séparer un processus permanent de résistance. La reproduction dudit capital qui apparemment s’opère en cercle fermé, s’opère en réalité dans le déséquilibre, dans les contradictions réelles que seul le fétichisme peut permettre de faire figurer comme des oppositions dialectiques au sein de la société. Pour échapper à ces contradictions sans arriver pour autant à les anéantir (la bourgeoisie ne peut se passer du prolétariat), la reproduction élargie du capital doit vivre sous le signe du redoublement (Verdopplung), celui de la société civile et de l’Etat, du bourgeois et du citoyen, de la base et de la superstructure, du matérialisme sordide et du mysticisme, indiquant ainsi que la société est et n’est pas ce qu’elle dit.
En déchiffrant tout cela, en mettant fin à l’envoûtement qui naît du fétichisme de la marchandise, Marx nous précise de façon on ne peut plus nette quelle est sa conception de la dialectique matérialiste. Alors que la dialectique hégélienne est une logique du capital dans les limites de la reproduction du capital, la dialectique matérialiste est mise en évidence des limites du capital, rupture de son faux mouvement perpétuel. Elle retourne contre le capital, les armes conceptuelles forgées pour s’assurer de son caractère indépassable. Loin de reprendre ou de rejeter les catégories hégéliennes, elle les saisit dans leur moment de vérité comme conceptualisation d’une illusion objective. L’abstraction n’est plus considérée dans son rapport immédiat (ou supposé tel) à l’empirie : elle n’est plus la manifestation (aussi médiatisée soit-elle) de la volonté-substance, elle est l’expression objectivée de rapports sociaux qui dépassent les individus dans leur isolement et dans leur opposition les uns aux autres. Elle est au centre d’un paradoxe singulier produit de l’activité des hommes (de forces productives données dans des rapports de production donnés). Elle est en même temps domination et imprégnation des hommes auxquels elle trace la voie. La contradiction dialectique qui unit et divise, pose et réconcilie l’inconciliable, joint l’immuable et le changeant, s’affirme par-dessus la tête des individus qui n’ont plus qu’à céder à son sortilège. Il s’agit, dit Louis Althusser [33] d’un procès sans sujet. On serait tenté de répondre en normand, oui et non. Oui, parce qu’effectivement le sujet anthropologique n’est rien dans cette affaire. Non, parce qu’il y a un sujet réel-irréel, la valeur ou le capital, qui ne peut continuer à figurer comme le moteur de la société qu’en refoulant à l’arrière plan les hommes, en les réduisant à l’état d’incidents du procès de production. Ceci dit, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que le capital a besoin, malgré tout, de s’incarner dans le capitaliste, qu’il a besoin de la force de travail des ouvriers, en un mot qu’il lui faut transformer les activités vitales de ses supports en moyens de son existence, sans pouvoir couper le cordon ombilical qui le relie à ceux-ci. Le procès des figures du sujet supra-sensible capital se révèle ainsi être un procès d’automate social contre des sujets multiples qui n’ont jamais dit leur dernier mot. Mais, bien sûr, on ne peut mettre en question le sujet supra sensible, réel-irréel, qu’en modifiant les rapports sociaux qui sont à la base de la fantasmagorie. La dialectique matérialiste est par conséquent renversement réel du rapport entre les abstractions formes et les hommes. Elle déborde la théorie de la connaissance en posant les problèmes de la dialectique comme des problèmes à la fois théoriques et pratiques. Pour rompre la circularité de la reproduction, la dialectique matérialiste doit s’appuyer sur les contradictions réelles, en prolonger les effets immédiats, anticiper sur leur mouvement pour démonter le mécanisme abusivement autonome de la conceptualisation. La dialectique matérialiste comme méthode dépasse de ce fait la conception du travail scientifique comme pratique technique (relevant socialement de la seule communauté des savants), mais comprend précisément la relation cognitive sous sa forme technique comme faisant partie d’un champ structuré par les rapports sociaux. C’est pourquoi si l’on peut suivre Gilles-Gaston Granger dans son effort pour écarter les philosophies de la conscience et fonder la pensée scientifique ainsi que les sciences sociales sur le concept rigoureusement épuré, on doit constater qu’il reste dangereusement unilatéral lorsqu’il écrit [34] :

La science nouvelle ne reconstruit pas l’homme avec des machines, mais conceptualise les situations humaines comme complexes techniques où se trouvent engagés à la fois l’homme et la nature. Conceptualisation qui dépasse, bien entendu, le simple découpage des phénomènes, pourtant déjà essentiel... Dans le mouvement de la pensée conceptuelle, il faudrait en effet distinguer au moins trois instances inséparables — instances plutôt que moments, car chacune d’elles peut être présente sans qu’un ordre dialectique déterminé par avance en commande l’apparition. Instance idéaliste, selon laquelle la forme elle-même est prise pour l’objet et confondue avec l’objet ; instance réaliste, où la notion devient outil et où la science tend vers une technique ; instance transcendentale, où l’objet-structure est rapporté à ses conditions de validité, qui ne sont pas les formes ni les normes d’une subjectivité, mais les règles explicites d’un certain aménagement provisoire de l’expérience.

Le travail cognitif est aussi une relation sociale.

Il s’ensuit que pour Marx, la science ne se définit pas seulement par les distances qu’elle prend avec les pratiques spontanées sur le plan cognitif, par les procédures qu’elle emploie (formalisation, axomatisation) pour se prémunir contre l’idéologique. Elle implique tout autant la pénétration critique des pratiques objectivées (supra-individuelles) et des catégories-formes qui leur donnent un caractère nécessaire ou contraignant. Quand Marx explique qu’il fait l’anatomie de la société bourgeoise, cette métaphore indique qu’il veut analyser la société, selon ses principes d’organisation objectifs et non selon les principes formels de l’action humaine. Il n’ignore évidemment pas que, dans la société capitaliste, les individus considèrent la socialité comme un moyen de leur individualité, mais justement il démontre que ce principe de socialisation n’est pas la conséquence inéluctable de la nature humaine, mais une conséquence des rapports de production. L’étude de la société n’est pas pour lui l’étude des individus et des groupes d’individus ou de leurs interrelations, encore moins une étude purement formelle des agencements, des positions possibles des individus et des groupes. Dans un passage des Fondements de la critique de l’économie politique, il écrit comme s’il avait pensé aussi à une grande partie des sociologues d’aujourd’hui [35] :

Rien n’est plus faux que la façon dont les économistes ainsi que les socialistes considèrent la société. Par exemple Proudhon affirme dans sa polémique avec Bastiat : « La différence pour la société entre capital et produit n’existe pas. Cette différence est toute subjective aux individus. » Il appelle donc subjectif ce qui justement est social ; la société est, pour lui, une abstraction subjective. La différence entre produit et capital, c’est que le produit sous forme de capital, exprime une relation déterminée et caractéristique d’une forme historique de la société. Considérer ainsi les choses du point de vue de la société, cela signifie tout simplement négliger les différences qui, précisément, expriment le rapport social (rapport de la société bourgeoise). La société ne se compose pas d’individus ; elle exprime la somme des rapports et des conditions dans lesquels se trouvent ces individus les uns vis-à-vis des autres.

La science de la société n’est pas une science des aptitudes, des attitudes, des comportements en fonction des besoins et des moyens existants, elle est une science des rapports objectifs (ce qui est tout autre chose qu’une science des institutions conçues comme les prolongements nécessaires de l’action sociale abstraite) [36].

Depuis Max Weber, la sociologie occidentale est de façon prédominante une sociologie de l’action. Par opposition aux catégories-formes de Marx, les catégories de la sociologie comprehensive sont effectivement des « types idéaux » qui doivent permettre de cerner les différentes formes de relations sociales entre des acteurs, dans leur diversité mais aussi dans leur origine commune. C’est l’intentionnalité de l’action qui fournit la clé de voûte de toute la théorie, il y a bien sûr les effets inattendus des actions au niveau global, mais comme la théorie économique croit pouvoir intégrer ces effets en les reléguant dans le domaine des déviations par rapport à l’équilibre dynamique, de même la sociologie pense attribuer les dits effets à de mauvais ajustements à différents niveaux de l’interaction sociale. L’essentiel est de pouvoir maintenir la vision d’une société constituée d’une multiplicité d’échanges entre les acteurs, le tout étant déterminé par les critères qui président à ces échanges et par la rareté relative des moyens disponibles pour les promouvoir. D’une certaine façon, on retrouve là Hegel, et même si l’on doit tenir compte du caractère apologétique d’une grande partie de la production sociologique, on doit s’attendre à ce que les antinomies masquées en contradictions dialectiques chez l’auteur de la Science de la logique se reproduisent, réapparaissent dans toute tentative un tant soit peu sérieuse pour saisir les mécanismes sociaux.
Talcott Parsons est de ce point de vue un bon exemple. Le niveau où il place son entreprise, celui de la mise au point d’un cadre de référence conceptuel pour l’analyse des systèmes sociaux (de tous les systèmes sociaux possibles) fait qu’il ne peut se contenter de descriptions plus ou moins approfondies ou d’explications partielles. En outre sa théorie sociologique de l’action se veut partie intégrante d’une théorie générale de l’action où l’économie, la psychologie, l’analyse des systèmes culturels ont également leur place, il est donc obligé de forger des instruments conceptuels qui, s’ils ne veulent pas rester dans des généralités vides, doivent être aptes à saisir la variété de multiples contenus. Les problèmes réels ne peuvent pas ne pas transparaître d’une façon ou d’une autre dans son élaboration. Parsons, il est vrai, a été contesté d’une façon radicale pour son formalisme. Dans L’imagination sociologique Wright-Mills [37] lui reproche d’ignorer l’histoire, c’est- à-dire la très grande variété du matériel empirique disponible. Il s’insurge en conséquence contre la prétention universaliste d’un modèle théorique dont les mailles sont trop larges et laissent échapper beaucoup de contenu. L’argumentation a du poids (on verra par la suite à quel niveau et dans quel sens) mais elle ne tient pas assez compte du fait que Parsons ne prétend pas offrir une théorisation scientifique achevée, mais un cadre de référence conceptuel susceptible d’être modifié, corrigé et complété dans ses composantes. On peut ajouter à cela que Parsons lui-même a écrit des études empiriques qui ne manquent pas d’intérêt (la parenté aux Etats-Unis) et que certains chercheurs inspirés par son cadre de référence conceptuel ont produit des œuvres significatives et riches (par exemple Louis Dumont et son étude de l’Inde des castes, Homo hierarchicus). Une seconde ligne d’attaque est de mettre en question Parsons comme théoricien de l’équilibre, c’est-à-dire comme un théoricien ignorant les conflits. Là non plus l’argument n’est pas totalement convaincant, parce que le conflit tel que le conçoivent les critiques de Parsons (Lewis Coser, Ralf Dahrendorf) [38] — opposition d’intérêts, affrontements autour du pouvoir — est parfaitement intégrable dans la conception parsonienne. William Mitchell écrit d’ailleurs et à juste titre que Parsons a un très grand sens de la précarité de l’ordre social, même s’il est attaché à la société capitaliste et croit qu’elle peut fonctionner malgré les attaques subies.
Jusqu’à présent, on s’est peu intéressé aux prémisses du système, le cadre de référence de l’action sociale. C’est pourtant à ce niveau qu’on découvre les problèmes méthodologiques les plus lourds de sens. Dans une première phase de sa réflexion, Parsons voulait construire une théorie volontariste de l’action (voir The Structure of Social Action, 1937), c’est- à-dire une théorie antidéterministe opposant la réalisation des valeurs (comme inspiration de l’action) à l’utilitarisme du XIXème siècle. Depuis 1950, l’accent s’est assez considérablement déplacé. Si, à la base du système, on a toujours les rapports entre « Ego » et « Alter » et les attentes de l’acteur, l’étude d’une pluralité d’acteurs individuels inclus dans un processus d’interaction (définition du système social) concentre peu à peu l’attention sur les données contraignantes pour les individus : rôles, institutions, normes, valeurs. Comme le note Alvin Gouldner [39] : « Pour Parsons, les hommes sont libres de lutter (to strive), mais n’ont pas la liberté d’accomplir ce pourquoi ils luttent ». L’interaction ne peut être un pur rapport interindividuel, car les anticipations ou les attentes doivent être réglées en fonction d’un système commun de valeurs. Par conséquent, les valeurs, les symboles et les normes qui en découlent finissent par avoir la préséance sur les acteurs (individus ou groupes) qui sont pourtant censés les produire dans leur interaction. Entre le système social et ses composantes, les relations apparaissent ainsi mal déterminées, à moins que l’on suppose comme Durkheim que la conscience sociale est par nature différente des individus et incommensurable à eux. Parsons semble souvent aller dans ce sens et concevoir la socialisation comme un mécanisme d’imposition des valeurs, ce qui va tout à fait à l’encontre de ses affirmations sur l’interaction. A. Gouldner, dans l’ouvrage cité, observe malicieusement [40] : « Son insistance sur la socialisation définit implicitement les hommes comme des organes de transmission des valeurs et comme des créatures qui reçoivent des valeurs plutôt que comme des créatures qui créent les valeurs ». Il y a aussi une contradiction fondamentale entre le caractère fétichiste des valeurs et les catégories qui sont censées établir une continuité entre les différents niveaux de l’action sociale (de l’act-unit aux valeurs). Les rôles, les institutions, etc., sont définis en termes d’interaction, de relations sociales plus ou moms stables, en termes de systèmes d’orientations des individus, mais à chaque pas il faut faire intervenir les valeurs comme un deus ex machina, pour que l’ensemble tienne sur ses pieds. Entre les rapports subjectifs qui relèvent véritablement de l’interaction et les rapports objectifs qui s’imposent aux individus en interaction, les frontières apparaissent fuyantes, ce qui n’empêche qu’un normativisme omniprésent baigne et même noie cette ambiguïté.
On rencontre des difficultés tout aussi considérables lorsqu’on se tourne vers la conceptualisation des variables dichotomiques (pattern-variables) qui ont pour tâche de formaliser les variations réciproques des normes et des symboles. Elles prétendent en effet enserrer dans et par leurs combinaisons les contenus possibles de ces symboles (expressifs des valeurs) et de ces normes dans cinq alternatives : affectivité/ neutralité affective, orientation vers la collectivité/ orientation vers soi, universalisme/particularisme, attribution/accomplissement, spécificité/diffusion [41]. Elles sont en même temps des alternatives qui permettent aux acteurs de déterminer leur action en fonction de leur orientation aux valeurs. On comprend d’ailleurs bien pourquoi Parsons veut arriver à ce degré de généralité. S’il démontre qu’on peut étudier les sociétés grâce à un appareil catégoriel de ce type, il a par là même démontré que la théorie de l’action est bien le point de départ de la science de la société, et que les variations sociales dans l’espace ou dans le temps peuvent être ramenées à ce paradigme. La spécificité de chaque système social empirique est ainsi dépendante de la généralité de l’élaboration théorique qui domine alors tous les champs sociaux possibles.
Mais la fragilité de l’édifice est si apparente, qu’un critique aussi bienveillant que François Bourricaud peut écrire [42] :

L’entreprise a-t-elle un sens ? Oui, si nous pouvons qualifier absolument une action comme « spécifique » ou « neutre » comme régie par des normes « universalistes » ou « particularistes ». Non, si la qualification se fait et ne peut se faire que relativement à d’autres actions, tenues pour plus spécifiques ou plus neutres que celles que nous avons. Dire qu’une satisfaction est spécifique ou diffuse n’a de sens que si l’on a déjà un étalon auquel rapporter cette « spécificité » ou cette « diffusion »… Les variables sont relatives, et ne s’appliquent à une situation que parce qu’une autre situation a été implicitement ou explicitement prise comme étalon ou référence. La « généralité » de notre théorie est donc réduite : puisque les variables ne peuvent se déterminer que par rapport à un contenu, elles ne sont pas entièrement indépendantes de ce contenu et puisqu’elles ne sont pas entièrement indépendantes d’un contenu par définition, on ne peut plus les considérer comme absolument générales, mais tout au plus générales d’une généralité d’analogie

A ce type d’objections, Parsons répond que l’analyse de l’orientation en termes de variables n’épuise pas les propriétés significatives des systèmes d’action, ce qui ne fait que renvoyer la difficulté, car si toute une série d’aspects concrets des systèmes d’action ne relève pas des variables, comment en conclure que ces dernières ont une valeur heuristique ou cognitive réelle.
Ce problème logique n’épuise pourtant pas la question. Les variables dichotomiques, en effet, ne sont pas des formes sans aucun contenu spécifique intrinsèque comme un premier examen peut le laisser croire. Si elles n’ont pas le degré de généralité que leur attribue Parsons, elles s’appliquent parfaitement à la société capitaliste ou bourgeoise, en cernant d’assez près les dilemmes auxquels se trouve confrontée l’action : l’universalisme abstrait de la participation et de la morale sociales, par opposition aux préoccupations individualistes, les relations personnelles par rapport aux relations impersonnelles sur le marché la prescription de rôles sociaux par rapport à la mobilité sociale. Tout cela n’est pas sans rappeler les oppositions de Tönnies entre société et communauté, de Maine entre statut et contrat et plus loin les oppositions chères à Schleiermacher et aux Romantiques allemands entre la raison froide et la vie, entre l’objectivité morte et la subjectivité. Le mort saisit le vif, disait déjà Marx. Bien sûr, Parsons (comme Weber) ne cherche pas à valoriser l’un des deux termes de la dichotomie par rapport à l’autre, mais involontairement il montre ainsi que les orientations de l’action oscillent entre des oppositions non conciliables quelles que soient par ailleurs les motivations de l’action (affectives, cognitives, instrumentales). Dans son étude sur la pratique médicale, Parsons donne une description particulièrement significative de la situation du malade ou patient faite d’impuissance, d’incompétence sur le plan technique et d’implication émotionnelle et caractérisée globalement comme une déviance. Face à cela, l’organisation du rôle du médecin tourne autour des variables universalisme-accomplissement-spécificité fonctionnelle, ce qui aboutit à une situation où le médecin doit être affectivement neutre, compétent scientifiquement et capable de réduire les tensions qui naissent de la maladie, comme déviation par rapport à la normale. Parsons souligne en effet toute la part de psychothérapie inconsciente qui existe dans la relation médecin-patient avec le double objectif de l’isolement du malade et de la préparation de sa réintégration. Le malade doit lui-même accepter son rôle de patient, l’intérioriser en s’orientant vers la collectivité, tout autant qu’au médecin, il se soumet à la médecine. Indéniablement l’analyse est intéressante — Parsons ne dissimule pas les exigences contradictoires auxquelles la pratique médicale doit faire face — mais on peut s’interroger sur certaines insuffisances de celle-ci. Si l’analyse des rôles du praticien et du patient est bien reliée aux caractéristiques de la société globale et précisément à la professionnalisation (les professions libérales auxquelles se rattachent les médecins), Parsons donne trop l’impression que ces rôles sont « naturels », que compte tenu du développement scientifique et technique et des valeurs « universalistes » de la société occidentale, ils sont indépassables. La raison en est que son attention est unilatéralement fixée sur ce qu’on pourrait appeler l’immédiateté des rapports sociaux ou l’immédiateté des échanges sociaux. Pour lui, les rapports entre acteurs s’établissent directement (en fonction des valeurs et des motivations) comme des échanges de satisfactions, ils se manifestent comme l’interdépendance de rôles complémentaires et réciproques. Si l’on se souvient que le rôle est dans l’optique parsonienne [43] un secteur dans le système d’orientations des individus organisés autour d’attentes relatives à un contexte particulier d’interaction, c’est-à-dire intégré à un ensemble particulier de critères d’évaluation (value-standard) qui gouverne l’interaction de un ou plusieurs « alters » dans la complémentarité appropriée, on voit bien que le substrat sur lequel est construit son édifice de l’action est celui de la circulation capitaliste, celui de la circulation de valeurs d’échange. Dans les relations sociales, on échange du prestige, de l’amour, de l’approbation, des connaissances, etc., comme échange des marchandises sur le marché. Il n’y a pas de système spécifique de production des relations sociales, mais seulement complexification grandissante des échanges sociaux (extension, régularisation). Le système de la division du travail social n’est lui-même qu’une conséquence de la différenciation progressive des rôles et des institutions. De même la stratification sociale n’est que la conséquence du rangement des acteurs en fonction du prestige et du pouvoir qui eux-mêmes sont fonction des valeurs. Il n’y a plus de critères objectifs pour déterminer les classes (d’autant moins que, comme Gouldner le note [44], Parsons a tendance à interpréter la propriété dans les termes de la théories des rôles). C’est pourquoi il peut écrire tranquillement [45] :

Bref, un des aspects les plus apparents de notre système de stratification, surtout si l’on adopte un point de vue comparatiste, est l’absence de toute hiérarchie de prestige bien tranchée, l’absence d’une élite ou d’une classe dominante univoquement séparable. La fluidité dans les nuances, tout autant que la mobilité d’un groupe à l’autre (et bien que le succès constitue la source du prestige), une relative tolérance à l’égard de nombreuses voies pour parvenir, sont tout à fait notables. Il ne s’agit évidemment en aucune manière d’une société sans classes, mais parmi les sociétés à classe, la nôtre est évidemment d’un type très distinct.

Un système social, s’il n’est pas un mode de production, ne peut naturellement se différencier dans son propre sein en fonction des rapports de production (ou de l’économique comme on dit couramment). Il ne relève pas de la division en base et en superstructure au sens où l’entend Marx. Les rôles, les institutions sont fonctionnels aux valeurs et à l’interaction, de même la différenciation en sous-systèmes ou systèmes partiels du système global renvoie aux quatre impératifs fonctionnels de tout système d’interaction : Adaptation, Poursuite des buts, Intégration, Contrôle des tensions. L’économie, dans le cadre de nos sociétés, est le sous-système de l’adaptation, la politique (polity) le sous-système de la poursuite des buts. Chaque sous-système est réglé sur le mode de l’échange des valeurs ou des satisfactions comme si le substrat matériel de la société que David Lockwood [46], un de ses critiques les plus incisifs, reprochait à Parsons de par trop négliger, se frayait lui-même son chemin dans le système théorique. Mais cette évolution est quant au fond moins frappante que celle qui conduit Parsons à faire de moins en moins confiance aux équilibres spontanément produits dans le système social et à attribuer de plus en plus d’importance à l’intervention de l’Etat. L’entropie négative caractéristique d’un système social en tant que système ouvert [47] (c’est-à-dire qui a des échanges avec un environnement) n’apparaît plus assurée par la seule vertu des mécanismes de socialisation (intériorisation des valeurs et des normes) et des mécanismes de régulation des échanges (sanctions et récompenses inscrites dans les différents ensembles d’interaction). Les différents sous-systèmes dépendent de plus pour leur propre régulation du sous-système politique et Parsons, parti du postulat que l’interdépendance des composantes d’un système social interdit d’en privilégier aucune est en fait entraîné à majorer le poids du politique et de l’économie. Comme l’indique Gouldner [48], il reflète par là l’intervention grandissante du « Welfare State » face à l’utilité marginale décroissante du conformisme des actions (des satisfactions pour une grande partie de la société), face à l’acuité de plus en plus grande de certains conflits et déviances. Le conservateur libéral Parsons n’en est certes pas arrivé au culte de l’Etat de Hegel ou de Weber, mais il ne pense plus la libre entreprise, le modèle de l’organisation capitaliste sans le contrepoids de l’Etat. En définitive, lui qui a toujours affirmé qu’une théorie complète du changement social n’était pas possible dans l’état actuel de la sociologie, réduit implicitement le changement à l’influence de la science, de la technologie et des différenciations fonctionnelles grandissantes. Les valeurs, comme on l’a vu, sont en réalité hors d’atteinte, l’avenir de la société ne peut donc emprunter qu’une seule voie. La sociologie parsonienne, malgré tout son raffinement conceptuel, se termine sur une tautologie : l’ordre social c’est l’ordre social. On reste dans les cercles de cercles dont parlait Hegel.

Contre cette fermeture, les assauts se multiplient depuis quelques années, particulièrement dans la sociologie américaine [49]. Mais si l’on met en cause le système théorique pour mettre en lumière la précarité du monde social, le malaise des individus, la fausseté de leurs relations, ce sont seulement des aspects superficiels de sa méthode qui sont rejetés. Pour la majeure partie des critiques, la sociologie reste une sociologie de l’action, une dialectique de l’objectivation sociale et de ses pièges. Un peu comme les jeunes hégéliens croyaient redécouvrir l’autoconscience contre leur maître, les fonctionnalistes américains en révolte redécouvrent contre le système le sujet concret avec sa créativité et ses aliénations. Ils prennent conscience du rôle qu’ils jouent au service de la classe dirigeante et du Welfare State et au lieu d’une sociologie pure veulent une sociologie consacrée à des problèmes concrets (ghettos, maladies mentales). Mais, si d’ores et déjà beaucoup d’enquêtes hérétiques ont dévoilé à quel point la sociologie fonctionnaliste dominante pouvait être « vulgaire » (prisonnière des apparences), et même apologétique, la mise en question de l’ordre social actuel apparaît plus moralement radicale que rationnellement convaincante. La révolte de la conscience s’enferme dans le cercle vicieux de la nécessité de l’objectivation et de son devenir aliénant. La science de la société n’est toujours pas perçue comme une science critique des rapports de travail. Tout au plus tend-elle à devenir une sociologie du travail (au sens où l’entend Alain Touraine) [50], c’est-à-dire une sociologie du projet, de la création et du contrôle de la création, qui ne peut que rester prisonnière de la reproduction sociale pour n’en pas saisir les tenants et les aboutissants. La concrétion supposée du sujet ou des sujets se brisera sur les abstractions réelles du mouvement d’ensemble et la sociologie ne pourra que les exorciser sans aucun effet en les dénonçant comme les méfaits de la technologie, du totalitarisme, de l’industrialisme, etc. Pour échapper à ce discours répétitif, à cette récurrence produite par la méthode absolue de l’action, il faut recourir à la méthode dialectique de Marx qui n’est sans doute qu’une méthode en sursis (spécifique au capitalisme et de ce fait dépassable), mais qui seule peut permettre aux sujets d’échapper à la déréalisation de l’existence en comprenant que le procès de réalisation du travail est au sens le plus fort du terme son contraire, c’est-à-dire procès de déréalisation. Comme l’écrit Marx dans les Fondements de la critique de l’économie politique [51] :

Le travail est objectif, mais il crée l’objectivité comme son non-être à lui, ou comme l’existence de sa non-existence, c’est-à-dire comme l’existence du capital

A partir de ce renversement copernicien, beaucoup de problèmes peuvent s’éclairer. La science critique de la société n’a plus à s’enfermer dans de faux dilemmes, n’a plus à osciller entre le subjectivisme du projet et l’objectivisme de la pesanteur sociale, entre l’affirmation gratuite d’une sociologie de la liberté et le culte d’une sociologie empirique sans horizons. L’objectivité sociale bourgeoise ainsi que les instruments techniques qui servent à la reproduire sur le plan théorique ne relèvent pas en ce sens de la seule fausse conscience ou du seul fatum social, mais bien d’une production sociale déterminée. Pour prendre un exemple, il est parfaitement oiseux de se demander si l’usage par la sociologie empirique de l’enquête par questionnaires disqualifie ses résultats et ses conclusions. Il vaut mieux au contraire mesurer dans quelle mesure la problématique de l’enquête comme les faits apparemment bruts des attitudes et des opinions sont conditionnés et aveuglés par les abstractions sociales objectives, mais disent en réalité plus qu’ils ne veulent dire. Pour cela il faut adopter non le point de vue de l’action ou du travail souffrant, mais celui de la libération du travail et du prolétariat, celui de l’activité libre du sujet à naître. Marx disait déjà dans le Capital que parler du prix du travail a autant de sens que de parler d’un logarithme jaune. La science critique de la société doit donc être une science du travail, de la production, mais une science du travail tend à se transformer en une science de non-travail, dans une perspective très bien tracée il y a quelques années par Pierre Naville [52] :

Le non-travail n’est pas l’inactivité, mais l’activité qui n’a plus de prix. Comme telle, elle devient jouissance, Genuss, satisfaction des besoins de l’homme. Si la jouissance est « désintéressement », c’est parce qu’elle ne peut être conçue qu’en opposition avec l’intérêt tel qu’il se présente dans la société antagonique où les appropriateurs de la plus-value s’approprient du même coup le « droit à la paresse ». En fait la jouissance est, elle aussi, intérêt mais dans un autre sens : comme participation directe au mouvement de la nature, c’est-à-dire comme liberté. Cette conception n’a plus guère de rapport avec la théorie du bon sauvage ou du retour aux conditions naturelles. Il ne s’agit pas d’un rêve moral, d’une compensation, ou d’une psychologie de l’imagination. La société humaine est développée, et la puissance productive comme les besoins nouveaux qui en découlent ont évolué de telle sorte qu’une réappropriation de l’homme à soi, et par suite des hommes entre eux, n’est concevable que comme métamorphose des formes sociales du travail. »


Source : exemplaire personnel de Fétichisme et société





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(1934-2004)




[1Karl Marx, le Capital, t. I, Editions sociales, Paris, 1950, p. 29.

[2Georg Lukacs, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, Neuwied und Berlin, 1971.

[3Ibid., p. 7.

[4G. W. F. Hegel, Science de la logique, t. I, Paris, 1947 ; trad. Jankélévitch), p. 22.

[5Ibid., t. II, 1949, pp. 264-265.

[6Dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit, t. I, Paris, 1939, p. 22.

[7Phénoménologie de l’esprit, op. cit., pp. 17-18.

[8Karl Marx, Manuscrits de 1844, Editions sociales, Paris, 1962, pp. 132-133.

[9Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. I, p. 165. Parmi les nombreux commentaires sur ce passage célèbre de Hegel, citons Pierre Naville, De l’aliénation à la jouissance, Paris, 1957, pp. 9-64 ; Gottfred Stiehler, Die Dialektik in Hegels Phänomenologie des Geistes, Berlin, 1964, pp. 174 221.

[10Voir Hegel, Filosofia della spirito jenese, Bari, 1971, p. 95.

[11Hegel, idem, p. 96.

[12Idem, p. 100.

[13Phénoménologie, op. cit., t. I, p. 320.

[14Voir G. W.F. Hegel, Philosophie der Geschichte, édition Reclam, Stuttgart, 1961, p. 85.

[15Parmi les nombreux commentaires, on peut se rapporter à Jean Hyppolite, « Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel », Paris, 1946, pp. 122-136 et Lucio Colletti, Il marxismo e Hegel, Bari, 1969, pp. 208-211.

[16La Phénoménologie de l’esprit, op. cit., pp. 131-132.

[17Idem, t. I, p. 135.

[18Science de la logique, t. II, Paris, 1949. p. 249

[19Ibid., p. 272.

[20Science de la logique, op. cit., t. II, p. 569.

[21Idem, p. 571.

[22D. Dubarle et A. Doz, Logique et dialectique, Paris, 1971.

[23Sur les jeunes hégéliens, voir H. Steusslof, Die Junghegelianer : Ausgewählte Texte, Berlin, 1963 et Karl Löwith, Von Hegel zu Nietzsche, Stuttgart, 1953.

[24Voir Ludwig Feuerbach, Zur Kritik der begelschen Philosophie, recueil de textes introduits par W. Harich, Berlin, 1955.

[25Marx Engels Werke, t. I, Berlin, 1964, p. 233.

[26Manuscrits de 1844, op. cit., pp. 55-56. Pour une reconstruction de la pensée économique de Marx jusqu’au Capital, voir Walter Tuchscheerer, Bevor ’Das Kapital’ entstand, Berlin, 1968.

[27Ibid., pp. 56-57.

[28Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Editions sociales, 1957, p. 27.

[29Voir sur les plans successifs du Capital, l’ouvrage de Roman Rosdolsky, Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen Kapital, Frankfurt, t. I, pp. 27-74.

[30Le Capital, t. I, Editions sociales, op. cit., p. 83.

[31Voir ce texte, « Die Wertform » dans Marx-Engels, Kleine ökono mische Schriften, Berlin, 1955, pp. 262-288.

[32Sur ce point, se reporter à l’excellent article de Hans-Georg Backhaus, « Zur Dialektik der Wertform », dans l’ouvrage collectif Beiträge zur marxistischen Erkenntnistheorie, sous la direction d’Alfred Schmidt, Frankfurt, 1969, pp. 128-152.

[33Voir Louis Althusser, « Sur le rapport de Marx à Hegel », in Hegel et la pensée moderne, publié sous la direction de Jacques d’Hondt, Paris, 1970, pp. 85-111.

[34Voir Gilles-Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, 1960, pp. 104-181.

[35Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, 1967, t. I, p. 212.

[36Pour une analyse intéressante des conceptions de Marx sur les sciences sociales, on peut se reporter à Helmut Reichelt, Zur logischen Struktur des Kapitalbegriffs bei Kar Marx, Frankfurt, 1970 ; Jindrich Zeleny, Die Wissenschaftslogik und « das Kapital », Frankfurt, 1968.

[37C. Wright-Mills, The Sociological Imagination, Evergreen Edition, New York, 1961, pp. 25-49.

[38Voir Lewis A. Coser, The Functions of Social Conflict, New York, 1956 ; Ralf Dahrendorf, Gesellschaft und Freiheit, Munchen, 1961. On peut consulter aussi Max Blacked, The Social Theories of T. Parsons, Englewood Cliffs, 1961 ; William Mitchell, Sociological analysis and Politics - The Theories of Talcoot Parsons, Englewood Cliffs, 1967.

[39Alvin W. Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, New York-Londres, 1970, p. 193.

[40Ibid., p. 195.

[41Voir Talcott Parsons, The Social System, Londres, 1970, particulièrement p. 105.

[42Dans son introduction à Talcott Parsons, Éléments pour une sociologie de l’action Paris 1955 pp. 101-102.

[43Voir The Social System, op. cit., pp. 38-39.

[44Voir A. Gouldner, The Coming Crisis of Modem Sociology, op. cit., p. 308.

[45Voir Éléments pour une sociologie de l’action, op. cit., pp. 313-314.

[46David Lockwood, Some Remarks on « The Social System », in British Journal of Sociology, vol. 7, N. 2 (1956) pp. 134-146.

[47Sur les systèmes, voir F. E. Emery (sous la direction de), Systems Thinking, Penguin Books, 1969.

[48A. W. Gouldner, op. cit., pp. 233 et 325.

[49Voir les chapitres consacrés par Gouldner à la nouvelle sociologie américaine. Voir également Irving Luis Horowitz (sous la direction de), The New Sociology, New York, 1965.

[50Voir Alain Touraine, Sociologie de l’action, Paris 1965, particulièrement le chapitre III.

[51Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, p. 417, Éditions Anthropos Paris.

[52Pierre Naville, De l’aliénation à la jouissance, Editions Anthropos, Paris, pp. 495-496.