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La politique de la modernité selon Max Weber

Les Cahiers de Fontenay

n° 58-59, "Philosophie et politique en Allemagne (XVIIIe-XIXe siècle)", p. 155-172, juin 1990


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Max Weber ou la démocratie inachevée (1998) sous le titre "La politique de la modernité".



Les vues politiques de Max Weber sont profondément marquées par une perception aiguë des contradictions de l’État bismarckien et de la fragilité de l’unité allemande que ce dernier prétend parachever [1]. Éduqué dans un milieu libéral, Max Weber ne peut pas ne pas réfléchir sur la permanence de structures politiques absolutistes - autoritaires sous le couvert d’un pseudo-parlementarisme plus ou moins légitimé par le suffrage universel. Il lui faut reconnaître que le nouvel État national a du mal à limiter les forces centrifuges en son propre sein et à contourner les dangers extérieurs en fonction de ses incertitudes internes. L’unité culturelle est problématique, parce que les couches protestantes, dominantes sur ce plan, rejettent avec plus ou moins de force le pluralisme au nom de la lutte contre les particularismes : particularisme des communautés juives nourri par une histoire tourmentée, particularisme catholique d’une grande partie de l’Allemagne du Sud, particularisme laïque et agnostique d’une partie de l’Allemagne urbaine. L’unité sociale, elle, est rendue très difficile par des écarts considérables entre l’Allemagne bourgeoise et l’Allemagne ouvrière, entre l’Allemagne citadine et l’Allemagne rurale, entre une Allemagne moderniste et une Allemagne archaïsante. Sur le plan politique, la façade unitaire, celle du IIe Reich, est ébranlée par les exclusions explicites ou implicites de catégories importantes de la population. Les sociaux-démocrates sont considérés comme des gens sans patrie, les démocrates ou les républicains comme des irresponsables incurables. L’ordre administratif est assuré par une bureaucratie relativement efficace, mais tatillonne, et bien décidée à défendre ses prérogatives en se prévalant du respect dû à l’autorité.

L’Allemagne, qui s’est formellement unifiée en 1871, vit dans un état de malaise diffus qu’aucune force politique n’apparaît, aux yeux de Max Weber, susceptible de combattre. Les forces conservatrices sont trop attachées à défendre des privilèges nobiliaires d’un autre âge, notamment dans le domaine agraire, et sont donc incapables de faire face aux défis du présent (expansion économique extérieure, politique intérieure confrontée à des forces centrifuges). Elles manifestent en outre un mépris trop marqué pour les nouvelles valeurs de la société bourgeoise-capitaliste pour être en mesure d’emprunter les voies de la modernité et pour comprendre les réactions et les comportements des autres couches de la société. Les forces bourgeoises, quant à elles, se sont facilement, trop facilement adaptées à l’autoritarisme bismarckien par peur de la contestation ouvrière, et pour masquer leur démission politique emploient une rhétorique nationaliste grandiloquente et irresponsable. Elles ne jouent en aucun cas le rôle de forces montantes décidées à affronter les problèmes politiques et sociaux en faisant prévaloir des solutions originales et hardies. De leur côté, les forces paysannes et petites bourgeoises qui se reconnaissent dans le « Zentrum » catholique ou dans de petites formations à implantations régionales mettent bien en question le césarisme bismarckien, puis le régime de Guillaume II, mais elles le font à partir de points de vue étroits, sans opposer aux agissements du pouvoir des projets bien étayés et conséquents. La plupart du temps elles ne dépassent pas dans leurs interventions un particularisme très provincial et suranné. Pour Max Weber, il faut enfin reconnaître que les forces ouvrières, représentées par la social-démocratie et les syndicats, malgré une croissance impressionnante sur le plan numérique et sur le plan électoral, ne jouent aucun rôle notable dans la vie allemande. La social-démocratie ne se donne pas pour objectif de sélectionner en son sein une « aristocratie ouvrière » vraiment soucieuse de la politique nationale et de la consolidation de l’État national. Tout au contraire elle construit une bureaucratie ramifiée qui s’installe le plus confortablement possible dans les marges de la société et justifie son immobilisme par un langage abstraitement radical. Les discours sur les transformations révolutionnaires du futur tiennent lieu de politique et comblent les vides de pratiques routinières et ritualisées.

Dans sa leçon inaugurale [2] de Fribourg (1895), Max Weber note avec amertume que les intérêts de puissance (du pouvoir d’État), les stratégies et les tactiques qu’il faut mettre en œuvre pour les défendre ou les promouvoir ne sont pas au centre des activités politiques en Allemagne. Ni les gouvernements, ni les partis ne semblent se soucier des conséquences de leurs actions ou de leur inaction. On exalte souvent la force, ce qui n’exclut pas qu’on fasse aussi souvent l’éloge de la morale et de la concorde. Des vues platement réalistes et pragmatistes font apparemment bon ménage avec des thématiques démesurées sur la « politique mondiale » et le rôle dirigeant de l’Allemagne à l’échelle internationale. La gratuité, l’arbitraire sont omniprésents dans l’activité gouvernementale et dans la vie politique en général. L’expansion allemande en Afrique et en Asie n’obéit à aucune stratégie vraiment réfléchie, ni non plus à des tactiques soigneusement élaborées. La diplomatie allemande est, surtout depuis le départ de Bismarck du pouvoir, quant à elle, le domaine du dilettantisme : elle laisse peu à peu la France gagner des alliés d’importance en Europe (Grande-Bretagne, Russie) et se laisse entraîner dans un soutien périlleux à l’Autriche-Hongrie et à ses aventures balkaniques. L’État national allemand se trouve ainsi confronté à une coalition qui limite en réalité sa liberté d’action et ses possibilités d’adaptation à des situations mouvantes. La politique étrangère allemande, À l’époque de l’impérialisme des grandes puissances, est dangereusement provocatrice, inopérante et déclamatoire.

Pour Max Weber, il ne fait pas de doute que la force de l’État national n’est pas organisée et utilisée de façon à la fois efficiente et responsable. Les élites qui se partagent le pouvoir, en alliance ou en concurrence, se conduisent comme des épigones, incapables d’élaborer à bon escient des objectifs qu’il faut poursuivre en sachant pour cela trouver les moyens adéquats. Au lieu d’éduquer politiquement la nation, elles se bercent elles-mêmes d’illusions ou privilégient leurs intérêts de groupe par rapport aux intérêts de puissance (Machtinteressen) de l’État. Elles se conduisent la plupart du temps de façon irresponsable face aux dangers internes et externes qui peuvent menacer le jeune État allemand. La défense de l’État national passe donc par une critique sans complaisance de la culture politique allemande, telle qu’elle s’est peu à peu formée au dix-neuvième siècle avec son extraordinaire manque de lucidité, avec son mélange d’exaltation nationaliste xénophobe, de moralisme prétentieux, de paternalisme misérabiliste à l’égard des couches défavorisées, et de références à des principes métaphysiques d’ordre social. Dans un monde en voie de sécularisation (le « désenchantement du monde »), il faut s’efforcer de laïciser la politique en la faisant renoncer au jeu de la sacralisation.

Weber, sur ce point, rencontre la virulente critique que fait Nietzsche de la culture postromantique pour mettre en évidence la nudité des rapports de force, entre les hommes et les groupes sociaux. En même temps il rejoint, pour l’essentiel, la conception nietzschéenne de la « grande politique [3] », c’est-à-dire l’idée de la politique comme compétition entre des élites qui doivent faire leurs preuves. Chez Nietzsche, la « grande politique » n’est sans doute pas une théorie à proprement parler. Elle est plus une suite de notations éparses, quelquefois contradictoires ou disparates, mais, aux yeux de Weber, elle présente l’intérêt de mettre l’accent sur les tâches d’intégration à l’État des couches sociales non privilégiées. La « grande politique » n’est pas simple expression de la force, exercice irraisonné de la contrainte, recherche de la soumission du plus grand nombre pour assurer la reproduction de l’élite. La « grande politique », c’est assumer des risques, s’exposer aux coups pour mettre à l’épreuve des orientations stratégiques et tactiques, tester des solutions. Exercer le pouvoir, c’est, bien sûr, imposer sa volonté à autrui selon Nietzsche, mais la force ne peut réussir que si elle se fait intelligente et joue sur la persuasion autant que sur la crainte. Weber dira plus tard que le pouvoir doit obligatoirement trouver des formes de légitimation, ce qui implique dans le monde moderne un minimum d’échanges politiques entre élites et gouvernés sur les modes de gouverner. Comme Nietzsche, Weber rejette les thématiques égalitaristes et plus précisément les discours misérabilistes à la Friedrich Naumann [4], mais il voit fort bien qu’on ne peut ignorer les groupes sociaux et leurs modalités d’auto-affirmation ou d’autodéfense, surtout lorsqu’il s’agit de classes montantes comme la classe ouvrière.

Aussi bien le dialogue avec Nietzsche doit-il être complété par un dialogue avec l’autre grand critique de l’ère contemporaine : Marx. Weber a certes beaucoup moins d’affinités immédiates avec l’auteur du Capital qu’avec l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra.

En 1896 il considère que la doctrine de Marx s’est effondrée, après s’être égarée dans la recherche d’une illusoire perspective révolutionnaire, mais il pense également que Marx a largement renouvelé l’examen des problèmes économiques et sociaux en adoptant le plus souvent le point de vue de la classe ouvrière comme classe montante. H a ainsi pu mettre en lumière les rapports unissant la politique et la lutte des classes au sens moderne du terme, c’est-à-dire participer à la désacralisation de la politique en montrant les intérêts matériels et spirituels sous-jacents à certaines prises de position et pratiques. Max Weber est évidemment opposé à l’« économisme » des marxistes de son temps qui enferment trop facilement la dynamique politique et sociale dans les rapports de production et les forces productives ; il discerne bien que Marx va bien au-delà du « matérialisme historique » réducteur qu’on lui prête et qu’il intègre dans ses vues sur la politique des vues différenciées sur la culture politique des classes en présence, sur le poids de la tradition dans les batailles du présent, sur les solidarités de groupe au-delà des intérêts matériels immédiatement perceptibles. Il s’oppose à Marx dans la mesure où il lui semble que ce dernier privilégie une philosophie de l’histoire au détriment d’une véritable réflexion sur la modernité. La lutte des classes, chez Marx, est en effet supposée conduire à la société sans classes, ce qui fait que, dans la plupart des analyses marxistes, elle est prise pour autre chose qu’elle-même et se trouve chargée de significations utopiques à partir de données sur-interprétées. La lutte économique entre entrepreneurs et ouvriers salariés devient non seulement lutte de classes politique, elle devient aussi une mythologie, une sorte de « saga » sur la libération progressive de l’humanité par la grâce du prolétariat Aussi malgré la subtilité de certains développements de Marx lui-même, les marxistes n’arrivent-ils pas à saisir la radicale nouveauté des affrontements de classes par rapport aux formes anciennes de conflits, conflits ethniques, conflits entre castes, conflits entre des solidarités communautaires, etc. Ils sont largement dans l’incapacité de se rendre compte que les classes au sens moderne du terme créent de nouvelles conditions pour l’action collective parce qu’elles jouent beaucoup moins sur des solidarités et agrégations « naturelles », auxquelles on se soustrait difficilement, que sur des solidarités construites à partir d’évaluations complexes des intérêts en présence. Les groupes sociaux délimités par les asymétries sur les marchés (des marchandises, des capitaux, du travail) sont des réalités polaires qui tantôt s’excluent, tantôt se complètent, et laissent en définitive beaucoup d’espace pour l’affirmation et la conciliation progressive d’intérêts opposés.

Pour Weber, les actions de classe ne renvoient qu’en partie à la spontanéité, c’est-à-dire à la conjoncture et aux circonstances où sont plongés les acteurs, mais beaucoup plus à des élaborations successives sur la façon de faire valoir les intérêts matériels ou spirituels des parties en présence. Les individus peuvent prendre leurs distances par rapport à la classe, mais peuvent aussi y faire valoir des stratégies et des tactiques complexes pour trouver leur place dans l’activité collective. Le conflit de classe remue évidemment beaucoup d’éléments axiologiques (affrontements entre conceptions du monde, divergences sur l’optimum social, et sur l’organisation politique souhaitable), mais il les combine toujours avec la recherche de procédures rationnelles pour confronter et égaliser des positions apparemment hétérogènes. Au fond, il y a une dynamique de l’émulation de classe, où chacune des classes fondamentales (la bourgeoisie, la classe ouvrière) essaye de conditionner l’autre et de lui imposer une dynamique du développement socio-économique qui, pour l’essentiel, ne lui agrée pas. Pour reprendre la terminologie de Weber, le « travail libre » force sans cesse les capitalistes à réformer leurs méthodes de production, de même que les capitalistes ne laissent jamais les pratiques de travail devenir routinières, chez les salariés, aussi protégés soient-ils par des organisations syndicales. Cette dynamique générale plus forte que l’autodéfense des groupes de statut ou les résistances de type fondamentaliste est par excellence un élément de rationalisation des échanges sociaux.

Il en découle que, pour Weber, la politique de l’État national ne peut se définir à partir d’un intérêt national abstrait, mais bien à partir d’« intérêts de puissance » qui, au-delà des relations extérieures, concernent des équilibres de pouvoir internes sans cesse redéfinis et ajustés par la lutte des classes. Les deux principaux protagonistes, bourgeoisie et classe ouvrière, ne sont, bien sûr, laissés en tête à tête que très occasionnellement, leurs relations conflictuelles ou de compromis sont le plus souvent médiatisées et complexifiées par leurs rapports à d’autres classes : la petite bourgeoisie, la paysannerie, les grands propriétaires fonciers. En d’autres termes, les deux classes principales, par l’intermédiaire de leurs représentants, doivent rechercher des alliances, formuler des orientations et des objectifs susceptibles d’obtenir des appuis. Elles doivent en même temps se donner des stratégies (et les tactiques correspondantes) pour que soient fixées à leur avantage les politiques étatiques. Max Weber ne se dissimule pas qu’il y a une dissymétrie essentielle entre la position de la bourgeoisie et celle de la classe ouvrière, puisque cette dernière est séparée des moyens de production et dispose de beaucoup moins de moyens de pouvoir que la bourgeoisie. Mais elle est loin d’être impuissante, car elle détient pour une large part le « travail libre », c’est-à-dire l’aliment le plus important des échanges sociaux et l’élément à partir duquel se font les évaluations sociales (prestations des individus, hiérarchisation des objets). Il lui est possible d’agir sur les marchés, notamment sur le marché du travail, de façon à modifier les rapports de force et de façon à transformer le rapport salarial. Il lui est possible également de susciter des interventions qualitativement nouvelles de l’État dans le domaine économique comme dans le domaine social, dans le domaine de la réglementation juridique comme dans le domaine des institutions culturelles et politiques. La « grande politique » d’origine nietzschéenne prend ainsi de nouvelles dimensions ; elle n’est plus confrontée seulement à un « troupeau » sans volonté et sans culture qu’on peut se contenter de traiter de façon paternaliste. Il lui faut au contraire relever le défi d’use classe organisée, qu’il est hors de question d’intégrer à l’ordre social par les seuls effets de la coercition et de la démagogie.

La politique de la modernité doit par conséquent faire ses comptes avec les grands partis de masse issus du mouvement ouvrier. Ils donnent en effet de nouvelles formes à l’action collective : elle perd de sa spontanéité, mais gagne en continuité et en systématicité. Elle s’insère aussi plus facilement dans un jeu institutionnalisé des relations de force et de puissance. Les grands partis d’origine ouvrière ou bourgeoise, qui ont des structures solides et des activités permanentes, organisent et régularisent les compétitions électorales en profondeur. Les conditionnements ethniques et religieux peuvent être ainsi partiellement surmontés, ce qui permet à des stratégies de conquête et de gestion du pouvoir de se déployer plus librement à partir des problèmes qui naissent de la confrontation des classes. L’État moderne, comme entreprise rationnelle qui est responsable d’équilibres économiques et sociaux de plus en plus complexes, ne peut lui-même intervenir à bon escient que si les orientations à suivre ressortent suffisamment clairement de la lutte des partis et des organisations qui leur sont liées.

La traduction politique de la lutte des classes par les partis est par conséquent indispensable, mais, aux yeux de Weber, elle comporte également de graves dangers, ceux de la représentation figée et de la bureaucratisation. Dans des sociétés où les moyens de l’expression politique dépassent de très loin les possibilités d’individus isolés, où les liens de classe sont distendus par rapport aux vieilles solidarités communautaires, la représentation des citoyens par des organisations complexes, dotées de corps de spécialistes devient la règle. Autrement dit, la représentation n’est plus seulement une caractéristique des systèmes électoraux et parlementaires, elle pénètre toute la vie politique comme une sorte de division du travail entre ceux qui sont aptes à utiliser les instruments de la confrontation et de la puissance et ceux qui n’en possèdent pas l’usage temporairement ou de façon permanente. fl s’établit des hiérarchies plus ou moins stables entre des dirigeants, des militants, des adhérents et des couches qui suivent les organisations de plus ou moins près. Comme le dit aussi Weber, la démocratie n’est pas moins élitiste que les régimes despotiques, elle l’est autrement. Il en résulte inévitablement que les grands partis développent de fortes bureaucraties qui peuvent avoir des intérêts de puissance particuliers par rapport aux classes ou groupes sociaux qu’ils représentent.

Cette réfraction bureaucratique au plan des partis est d’autant plus inquiétante qu’elle peut se combiner avec des réfractions du même ordre au niveau des bureaucraties étatiques. Les bureaucraties modernes sont, certes, compétentes et rationnelles dans leur fonctionnement, mais elles sont fondamentalement irresponsables lorsqu’on ne leur impose pas fermement des orientations qu’il leur faut suivre sans rechigner. Les bureaucraties n’ont pas d’horizons très vastes, elles n’ont pas de sensibilité particulière pour les problèmes nouveaux, pour les glissements de terrain sociaux. Or, cette irresponsabilité bureaucratique trouve des aliments dans le comportement des classes elles-mêmes ou de certaines fractions de classes. Weber dénonce notamment les arrangements des classes sur le déclin (grands propriétaires nobiliaires par exemple) avec la bureaucratie étatique pour limiter les joutes politiques. Il dénonce aussi avec véhémence l’attitude fluctuante et souvent erratique de la petite bourgeoisie qui va d’un extrême à l’autre, et sacrifie à la démagogie pour compenser ses propres difficultés sociales, son ancrage fragile dans la société contemporaine. Par là, elle donne des possibilités de manœuvre non négligeables aux différentes bureaucraties qui agissent dans l’espace politique. Cela est d’autant plus vrai que les bureaucraties peuvent s’appuyer sur des fractions intellectuelles petites-bourgeoises, tout à fait susceptibles de faire fond sur des nostalgies romantiques comme sur des utopies messianiques. La politique de la modernité comme politique de la lutte responsable et de la confrontation experte est ainsi sans cesse menacée par les remontées d’un passé révolu et des projections millénaristes, en réalité, tout aussi passéistes. Pour ramener la politique sur des voies qui ne soient pas trop périlleuses, il faut donc s’en remettre à l’esprit de responsabilité des classes montantes : la bourgeoisie et la classe ouvrière.

C’est pourquoi on ne peut s’étonner que la réflexion wébérienne sur la politique soit pour une bonne part une interrogation passionnée et angoissée sur les comportements politiques bourgeois et ouvriers. Le moins qu’on puisse dire est que Weber ne croit pas pouvoir donner sur ce point des réponses pleinement positives. Il admire l’activisme politique des pionniers de l’ère bourgeoise commençante et l’énergie qu’ils déploient pour permettre aux nouveaux rapports sociaux de s’affirmer, mais il ne se dissimule pas que l’apparition de la revendication prolétarienne pousse la bourgeoisie, dans de nombreux pays, à passer des alliances avec des agrariens réactionnaires, voire à s’accommoder de tyrannies d’un autre âge. La bourgeoisie est, en outre, souvent tentée par le quiétisme politique, lorsque les conditions de la prospérité économique et de l’équilibre social lui paraissent réunies. Elle ne cherche ni à renouveler ses visées stratégiques, ni à transformer ses pratiques d’organisation, ni à se mettre à l’écoute des modifications produites en permanence par la dynamique de l’innovation capitaliste dans le contexte social. On peut ajouter par ailleurs que la complexification grandissante des activités capitalistes et leur spécialisation croissante favorisent considérablement la technicisation et la professionnalisation des capitalistes eux-mêmes au détriment de la multiplicité de leurs centres d’intérêt. Le bourgeois du vingtième siècle est peut-être plus cultivé que ses prédécesseurs, il est plus soumis qu’eux aux effets de la division du travail. Il en résulte que le temps et l’énergie consacrés à la politique ne correspondent, chez lui, presque jamais à l’importance des problèmes politiques. La bourgeoisie utilise, certes, ses moyens financiers pour combattre ou pour favoriser des orientations qui lui paraissent négatives ou relativement positives, mais elle ne s’investit pleinement que de façon intermittente, le plus souvent sous la pression d’événements catastrophiques. Quant à la classe ouvrière, travaillée par l’espoir irraisonné d’une sortie totale et brusque de sa condition, elle est profondément attentiste en politique, se contentant le plus souvent de manifester son allégeance à des organisations socialistes (réformistes ou révolutionnaires). Selon Weber, elle se nourrit facilement de mythologies (la société sans classes) et sa culture politique est un curieux mélange de renfermement sur soi, de réalisme à courte vue, et de millénarisme. Comme le poids de la division du travail pèse sur elle encore plus lourdement que sur la bourgeoisie, elle est encore plus que cette dernière portée à déléguer la politique à d’autres et à se montrer d’un assez grand conservatisme organisationnel ; elle ne retire que difficilement sa confiance une fois qu’elle l’a accordée.

Aussi, pour Max Weber, l’abstention politique est-elle la tentation permanente des deux classes les plus importantes de la société contemporaine, des deux classes qui portent les valeurs de la modernité (ouverture sur la rationalité technique, dépassement des valeurs communautaires anciennes) et d’une rationalité sociale indéniable (les affrontements autour des intérêts de puissance bourgeois et ouvriers entraînent des effets d’innovation sociale). Certes, l’abstentionnisme politique ne conduit pas toujours à des catastrophes majeures, mais il laisse la voie ouverte à ce qu’on pourrait appeler l’inculture politique, c’est-à-dire la tendance à réduire la politique à des prestations limitées des hommes politiques et à des échanges restreints de services entre l’État et certains groupes sociaux. Weber ne croit évidemment pas que la politique puisse produire et ensuite mettre en œuvre des programmes totalisants de réforme de la société, mais il est intimement persuadé qu’en faire de petites affaires de cuisine électorale ou de gestion routinière des intérêts de bureaucraties rivales est une profonde erreur. Pour lui, la politique doit sans cesse s’affranchir du passé et de la répétition, de la hantise du confort et de la sécurité. Il faut admettre qu’elle travaille en partie dans l’inconnu et qu’elle doit faire souvent des paris osés sur l’avenir des constellations de force. Il faut en outre ne jamais oublier que la confrontation des intérêts de puissance peut avoir dans certaines circonstances des conséquences dramatiques. Or, classes et partis prennent très difficilement en charge ces aspects audacieux de la politique de puissance, voire refusent tout simplement d’en prendre connaissance [5]. La plupart du temps, les partis qui ne sont pas nostalgiques du passé élaborent des stratégies qui ne concernent que leur maintien ou leur retour au gouvernement en laissant de côté les défis auxquels la société doit donner des réponses. Dans un tel cadre, la routine ne peut être secouée que par de « grands démagogues », ou « prophètes politiques » qui savent à la fois s’adresser aux masses dans leurs intérêts les plus immédiats et tracer des orientations qui préparent l’avenir. Ces rénovateurs de la politique ne peuvent être que des « personnalités de chef » qui ont le regard tourné vers les difficultés du présent et de l’avenir et prévoient comment appliquer peu à peu les solutions nécessaires. Il leur faut être aussi bien des analystes lucides que des hommes politiques capables de s’imposer à des partis souvent réticents. Il leur faut surtout être des hommes d’action ayant un instinct très sûr pour ce qui conduit à la construction de nouveaux rapports de force et de nouveaux équilibres politiques et sociaux. Par certains côtés, ce « prophétisme politique » moderne rappelle les prophètes de l’Ancien Testament, les grands chefs de guerre qui libèrent leurs peuples, mais pour Weber il a surtout quelque chose à voir avec les potentialités de l’individualité à l’ère bourgeoise. La grande personnalité politique de l’époque contemporaine ne fait pas qu’incarner un groupe et la fidélité qu’il se doit à lui-même, elle transcende les conditionnements du groupe pour s’ouvrir à de nouveaux horizons. Elle utilise la distance qui existe entre l’individualité développée et sa classe pour explorer et proposer de nouveaux champs d’action. Surtout elle pousse le groupe social auquel elle s’adresse à dépasser ses propres frontières et à se déplacer vers d’autres lieux. Il serait donc faux de voir dans cette conception wébérienne un recours à l’irrationnel : les « prophètes politiques » sont produits dans et par un contexte social déterminé. Mais à ce niveau d’analyse, Weber est aussi rien moins que pessimiste, car il n’est pas du tout certain que la routine bureaucratique n’arrive pas à étouffer progressivement la grande individualité, née avec les temps modernes, et à introduire une période de servitude comme il le dit de façon insistante. Autrement dit, le correctif à la bureaucratie est susceptible de succomber aux coups de cette dernière [6].

À partir de la Révolution russe de 1905, Weber découvre également que la construction progressive d’une politique nationale de confrontation des intérêts de puissance des classes modernes peut être menacée par les problèmes externes de l’État national. De fait, le concert des États à l’échelle internationale est caractérisé par une très grande instabilité et par des échanges guerriers qui peuvent avoir de très fortes répercussions sur les rapports de force internes. La bureaucratie étatique et les classes sur le déclin peuvent se prévaloir de l’« intérêt national » et des vieilles loyautés liées à la tradition pour s’opposer à l’instauration de nouveaux rapports politiques, ce que Weber appelle la démocratie bourgeoise. De même, dans des contextes moins marqués par des conflits archaïques, on peut aussi observer un gel relatif des relations politiques pour une durée plus ou moins longue en fonction des guerres ou des menaces de guerre. Le moins qu’on puisse dire est que la confrontation internationale perturbe sans cesse la confrontation nationale. À cela il faut ajouter que les États nationaux peuvent être tentés de projeter vers l’extérieur un certain nombre de leurs difficultés, dues à l’irresponsabilité des diverses bureaucraties qui se partagent le champ politique. D’une certaine façon, la violence aveugle des relations internationales devient sinon le principal obstacle à l’instauration d’une politique de la modernité, du moins un des obstacles majeurs. Elle explique largement que la politique dans presque toutes ses manifestations reste baignée de traditionalismes désuets et d’archaïsmes profonds. Pour Weber il n’est donc pas possible d’accepter inconditionnellement le nationalisme. Il y a un nationalisme venu du fond des âges, chargé de valeurs ethniques, de réactions fondamentalistes contre la modernité, qui parasite le nationalisme nuancé de ceux qui défendent l’État national moderne comme le cadre le plus adéquat pour le développement des rapports sociaux et des institutions propres au capitalisme. C’est d’ailleurs ce que Weber ne cesse de répéter au cours de la Première Guerre mondiale face à la conduite légère des autorités impériales allemandes, face à la démesure des objectifs de guerre du haut commandement allemand (ce qui conduit ce dernier à adopter une stratégie militaire tout à fait erronée). Le nationalisme comme impératif catégorique faisant taire toute considération critique joue ainsi contre la nation, la conduisant parfois à la catastrophe, comme ce sera le cas pour l’Allemagne impériale en 1918. Un nationalisme non raisonné tombe ainsi victime d’autres nationalismes exacerbés, ce qui peut préparer d’autres explosions.

Les épisodes révolutionnaires qui marquent l’Europe à partir de 1905 témoignent d’ailleurs assez éloquemment, selon Weber, des conséquences tout à fait négatives que peuvent avoir les dérapages de la politique de la modernité. En Russie, les entraves mises par l’absolutisme tsariste aux processus de modernisation de l’économie, de la société et de la politique (particulièrement à la campagne) ont favorisé la naissance et le développement des courants très radicaux, contempteurs décidés des solutions susceptibles d’être trouvées dans le cadre de la « démocratie bourgeoise » [7]. Dans les campagnes s’est développé le communisme agraire des socialistes- révolutionnaires qui exprime l’attachement profond d’une grande partie de la paysannerie aux structures traditionnelles du « mir ou de l’obscina ». Dans les villes, le socialisme ouvrier est traversé de fortes réactions de méfiance vis-à-vis de la bourgeoisie et de ses organisations, parce que ces dernières se sont laissées souvent prendre aux manœuvres de l’absolutisme et ont tendance à rechercher des compromis avec lui. De son côté, la bourgeoisie en formation est hantée par la crainte que le régime tsariste puisse délibérément utiliser la démagogie sociale pour empêcher T affirmation progressive du libéralisme politique, facilitant ainsi l’expansion de la social-démocratie révolutionnaire. Dans un tel cadre, il ne peut évidemment y avoir de dialogue conflictuel autour d’« intérêts de puissance » épurés largement des nostalgies du passé. La bourgeoisie et la classe ouvrière ne se stimulent pas réciproquement, mais au contraire se poussent l’une l’autre vers des aventures sans lendemain. Lorsqu’en février 1917 l’autocratisme tsariste s’effondre en raison de son incapacité à conduire la guerre et de son impéritie en matière économique, le régime provisoire qui s’installe n’est en réalité qu’une démocratie de façade. Les hommes politiques bourgeois et leurs alliés conservateurs réactionnaires qui se retrouvent au pouvoir sans s’y être préparés vont avoir pour principale préoccupation d’empêcher l’imiption des masses paysannes dans la vie politique. Ils chercheront à maintenir la Russie dans la guerre, malgré son épuisement, parce que la mobilisation et la discipline militaire garantissent un minimum de contrôle social et politique sur les masses paysannes. Le nouveau régime s’établit par là dans l’équivoque et les faux-fuyants, pour ne pas dire dans le mensonge le plus caractérisé. Il tient le langage des sacrifices nécessaires, des pénuries partagées aux masses urbaines et paysannes alors qu’il songe surtout à maintenir ces dernières en tutelle. Les socialistes-révolutionnaires et les sociaux-démocrates (mencheviks) qui dominent les Soviets ne sont pas dupes de cette politique en « trompe l’œil » menée par le gouvernement provisoire, mais ils ne cherchent pas vraiment à la combattre, parce qu’ils ne veulent pas couper tous les ponts avec la bourgeoisie et parce qu’ils ne veulent pas non plus être prisonniers des courants les plus extrêmes du socialisme (notamment du bolchevisme). Ce sont ces palinodies qui permettront à la réaction monarchiste de relever la tête et faciliteront par contre coup l’entreprise des bolcheviks en octobre 1917. La Russie, dominée par une « dictature des caporaux » [8] dirigée elle-même par des intellectuels, sombrera ensuite dans la guerre civile après avoir utilisé sans succès la rhétorique révolutionnaire à Brest-Litovsk.

À partir de telles analyses, Max Weber n’est pas à proprement parler surpris par l’effondrement du régime wilhelminien en novembre 1918. La marche de ce dernier vers l’abîme sous l’influence de l’état-major a confirmé les pronostics les plus pessimistes qu’il avait pu formuler à partir de 1916, aussi se rend-il très vite compte qu’il n’est pas possible de s’en tenir à une thématique étroite de « parlementarisation du Reich ». La monarchie ne peut plus être sauvée, et si l’on veut éviter la guerre civile et son corollaire quasi inévitable, l’intervention étrangère, il faut, selon Weber, accepter la perspective d’une « démocratie à tonalité sociale » reposant sur un compromis à moyen terme entre la bourgeoisie et la classe ouvrière au plan économico-social comme au plan institutionnel. Il s’agit d’aller vers une République mi-socialiste, mi-bourgeoise qui, pour un temps, explorera les voies de la collaboration des classes et des concessions réciproques pour se protéger contre les coups de l’extrême droite réactionnaire et contre l’extrême gauche révolutionnaire prompte à utiliser les déséquilibres et les désordres. Partisan d’une République fédérative et décentralisée, coiffée par un exécutif fort, Weber va donc être un soutien, sinon fervent, du moins décidé de la République de Weimar débutante. De plus ou moins bon gré, il lui faut admettre que les limites de la « démocratie bourgeoise » classique doivent être dépassées. Il faut accorder des droits sociaux nouveaux aux travailleurs (comités d’entreprise par exemple), accepter un certain nombre de « socialisations » (nationalisations) tout en combattant les tendances à la cartellisation sous l’égide de l’État (Durchstaatlichung) pour préserver les chances du marché et de l’autonomie des entreprises. Il y a sans doute une part de tactique dans ce républicanisme radical de Weber (il dit regretter qu’une monarchie constitutionnelle ne soit pas possible et se réjouit parfois de la pression des forces réactionnaires sur les deux branches de la social-démocratie, majoritaires et indépendants). Mais il y a aussi une bonne part de conviction qui se manifeste par des interventions répétées contre la pratique de l’assassinat politique et en faveur de l’entente avec les socialistes. Rappelons-le, Max Weber, qui ne les aime pas, proteste contre l’assassinat de Karl Liebknecht, de Rosa Luxemburg, de Kurt Eisner et Gustav Landauer. Il n’a personnellement rien à y gagner, mais il tient à le faire pour préserver les chances de collaboration à l’avenir entre les différentes composantes de la société et surtout pour développer peu à peu une culture politique nouvelle. La démocratie n’est plus simplement un cadre commode pour la sélection des élites et une lutte de classes bien tempérée, elle se remplit peu à peu d’un contenu bien particulier : elle devient dialogue pour l’aménagement des rapports sociaux.

Cette transformation de Max Weber en démocrate de raison et de conviction donne d’ailleurs tout son sens à l’opposition qu’il établit entre l’éthique de la conviction (Gesinnungsethik) et l’éthique de la responsabilité (Verantwortungsethik). D ne s’agit pas pour lui de sacrifier à quelconque Realpolitik ou à une politique de la compétence technocratique. La politique de la Sachlichkeit (ou politique en connaissance de cause [9]) dont il parle souvent implique le coup d’œil pour découvrir de nouveaux horizons, dépasser l’immédiatement possible. Elle implique également un emploi pondéré de la violence (Gewaltsamkeit) et de la conflictualité. L’éthique de la responsabilité ne peut revendiquer pour elle-même de rectitude absolue et sa supériorité sur l’éthique de la conviction tient seulement au fait qu’elle assume sa relativité. Elle sait qu’il y a polythéisme des valeurs et que le monde est éthiquement irrationnel : les valeurs s’affrontent sans s’imposer par elles-mêmes. C’est pourquoi l’homme politique éthiquement responsable se préoccupe des conditions d’application des valeurs qu’il représente, et admet qu’aucune politique ne peut réussir sans recourir à des procédures de légitimation en direction des groupes sociaux aux intérêts hétérogènes. L’homme politique qui obéit à l’éthique de la conviction, au contraire, nie le pluralisme axiologique et éthique de la société et entend subordonner les pratiques sociales et politiques à la cause définie comme absolument juste [10]. Il tombe facilement dans l’activisme et tend à prôner la violence contre les groupes et les organisations qui s’opposent à ses orientations. La lutte n’en reste pas aux « intérêts de puissance », elle se transforme en lutte pour une « conception du monde » absolutisée qui doit sinon effacer les autres, du moins les reléguer à la marge. Comme le remarque Max Weber, même l’adhésion à une éthique de la non-violence ne protège pas contre les dangers de l’absolutisme éthique, puisque les non-violents confrontés à la violence inhérente aux relations sociales et aux relations politiques peuvent aussi basculer à un moment donné dans une violence qu’ils pourront difficilement maîtriser.

Pour Weber, l’éthique de la conviction est porteuse d’une sorte de degré zéro de la politique : elle se sert de la politique pour aboutir à un état de négation de celle-ci où les classes et les groupes sociaux sont censés n’avoir plus d’intérêts de puissance et n’avoir plus à entrer en compétition avec le pouvoir. C’est pourquoi - si l’on se fie aux remarques dispersées dans ses derniers écrits - il porte un jugement particulièrement sévère sur la Révolution d’octobre, conduite par des intellectuels terriblement simplificateurs qui surent utiliser les déséquilibres de la société et les très lourdes fautes de leurs concurrents. Weber observe, certes, que les bolcheviks sont peu à peu obligés de devenir réalistes en particulier dans le domaine économique (gestion des entreprises par exemple), mais il est persuadé que leur activité va dans le sens d’une pénétration étatique (Durchstaatlichung) dans les rouages de la vie sociale. En ce sens, le bolchevisme s’inscrit dans le mouvement de marche vers la servitude qu’il faut, selon Weber, conjurer par tous les moyens. Le problème est d’autant plus aigu que les bolcheviks refusent les conceptions évolutionnistes de la majorité des socialistes et ne cherchent pas en conséquence la voie des compromis. Sans doute Weber n’est-il pas convaincu de la pérennité du pouvoir des communistes soviétiques, mais il ne peut exclure qu’à l’image de ce qui se passe en Bavière et en Hongrie d’autres épisodes révolutionnaires du même type ne se produisent à l’avenir. H y aurait ainsi une course de vitesse entre la marche vers la politique de la modernité et la chute dans des soubresauts révolutionnaires très coûteux pour tout te inonde, notamment parce qu’ils suscitent des réactions contre-révolutionnaires assez générales. Des tendances extrêmement régressives peuvent ainsi se faire jour et empêcher un jeu relativement libre des forces sociales et, bien sûr, des forces politiques. Promouvoir la « démocratie sociale radicale », c’est donc lutter pour que le vingtième siècle ne s’épuise pas en révolutions et en contre-révolutions et ne s’enfonce pas dans la régression permanente, dans des régimes militarisés, substituant le commandement et l’injonction à la confrontation politique.

Rétrospectivement, beaucoup des affirmations wébériennes apparaissent prémonitoires. Les révolutions du vingtième siècle ont suivi effectivement la voie de l’étatisation et, sous les apparences de la surpolitisation dominée par le parti unique, sont allées dans le sens de la destruction de la politique. Une large fraction du mouvement ouvrier international, s’identifiant plus ou moins complètement à des mythologies à connotations millénaristes, a cru longtemps se reconnaître dans la Révolution d’octobre et celles qui ont suivi. La fin des « socialismes réels » a largement remis en question cette allégeance politico-idéologique aux États postrévolutionnaires. Il semble donc bien que Weber l’ait emporté définitivement sur Marx et sur sa conception de la lutte des classes. Pourtant la décadence des régimes totalitaires et autoritaires ne signifie pas un triomphe sans partage de la politique de la modernité telle que la conçoit Max Weber. Le déficit de la politique apparaît comme un phénomène récurrent dans de très nombreux pays (voir la désaffectation par rapport aux partis et la montée de l’abstentionnisme), et la crise du Welfare State montre les limites de la « démocratie sociale » et des politiques d’aménagement de la société qui passent par l’État d’aujourd’hui. Malgré la multiplication des informations et des communications, les échanges politiques apparaissent singulièrement limités, parce que des dispositifs sociaux abstraits (autonomisés par rapport aux hommes) concourent à la reproduction d’inégalités politiques fondamentales, reflets elles-mêmes d’inégalités sociales aussi fondamentales. Weber entrevoit bien ce problème, puisqu’il n’est pas très loin de préconiser la politique comme dialogue, mais il reste prisonnier de sa conception du pouvoir comme capacité d’imposer sa volonté à d’autres en ignorant le pouvoir comme capacité de mobilisation collective pour des objectifs communs. Il voit essentiellement le pouvoir comme pouvoir sur des hommes, sans le saisir comme pouvoir de faire ensemble.

Weber a indéniablement eu raison de ne pas croire à une transparence des échanges sociaux qui éliminerait toute asymétrie et toute coercition, mais on peut se demander s’il n’a pas eu tort de refuser toute dialectique du passage de l’imposition à la collaboration dans les rapports de pouvoir, toute dialectique du passage de la supériorité à l’égalité dans les échanges politiques. Dans cette autre perspective, la présence d’élites dans des processus politiques n’est plus la manifestation inéluctable de structures de domination (Herrschaft), mais devient l’expression temporaire de relations de pouvoir mouvantes, se transformant sans cesse en fonction de déplacements entre les groupes sociaux et à l’intérieur de ceux-ci. L’espace public, c’est-à-dire l’espace des échanges politiques, participe de confrontations généralisées pour prendre en charge des hétérogénéités culturelles et symboliques et pour maîtriser des inégalités matérielles renaissantes. De ce point de vue, on ne doit pas oublier que les révolutions du vingtième siècle ont toutes comporté, ne serait-ce qu’un court moment, une thématique de l’irruption des défavorisés et des opprimés dans l’espace public. On peut donc se demander si Weber n’a pas également eu tort de concevoir le conflit de classes comme un étemel recommencement plus ou moins marqué par un climat de lente dégradation, et s’il n’est pas plus pertinent de saisir les luttes politiques de classes comme des luttes susceptibles de conduire à une plus grande fluidité sociale, entre autres à des principes de stratification sociale abolissant progressivement les barrières instaurées par des rapports de classes trop fortement cristallisés et polarisés et que verrouillent les « abstractions réelles » dénoncées par Marx (la marchandisation du travail, sa fonctionnalisation et sa subordination par rapport aux mouvements du capital et de la production, l’irresponsabilité de la bureaucratie à qui l’on reconnaît des compétences générales et intemporelles, la circulation unilatéralement réglée des communications). On sait aujourd’hui que les sociétés modernes comme phénomènes complexes maîtrisent d’autant mieux leur complexité, et sont d’autant plus libres qu’elles se donnent moins de contraintes hiérarchiques et de rigidités institutionnalisées. À cela il faut ajouter que le déficit permanent de la politique et les rétrécissements récurrents de l’espace public ne peuvent être combattus efficacement que si les moyens de la politique sont plus équitablement répartis et ne servent pas quasi exclusivement à reproduire la sphère étatique et le pouvoir économique dans des caractéristiques essentiellement figées.

Weber lui-même, qui doutait souvent des possibilités du prophétisme, n’avait-il pas conscience que l’État national n’était pas à proprement parler le seul élément de la dynamique sociale, et n’était-il pas convaincu, vers la fin de sa vie, que le dialogue et la régulation démocratique étaient indispensables à la structuration des pouvoirs dans la société ?





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(1934-2004)




[1Sur ce point on peut consulter l’excellent ouvrage de Hans-Ulrich Wehler, Das deutsche Kaiserreich 1871-1918, 6e édition, Gdttingen, 1988.

[2Cf. Der Nationalstaat und die Volkswirtschaftspolitik in Gesammelte politische Schriften, Édition Utb, Tübingen, 1988.

[3Sur cette question, on peut se rapporter à Karl Jaspers, Nietzsche. Introduction à sa philosophie, Paris, 1950 ; et Simone Goyard-Fabre, Nietzsche et la question politique, Paris, 1977.

[4Voir à ce sujet le livre de Wolfgang J. Mommsen, Max Weber und die deutsche Politik 1890-1920, Tübingen, 1959.

[5Parmi les textes les plus significatifs, on peut se reporter aux articles politiques de 1916-1917 consacrés à l’Allemagne.

[6Sur ce problème, il faut consulter l’ouvrage de Wilhelm Hennis, Max Webers Fragestellung. Studien zur Biographie des Werks, Tübingen, 1987.

[7Il faut consulter, dans les Gesammelte politische Schriften, les trois articles consacrés aux Révolutions de 1905 et 1917.

[8Voir la conférence Der Sozialismus (1918) et Gesammelte Aufsdtze zur Soziologie und Sozialpolitik, Tübingen, 1924.

[9Voir un article multigraphié de Philippe Despoix, Max Weber und die Politik der Sachlichkeit, Berlin, 1988.

[10Sur cette thématique, voir Politik als Beruf, in Gesammelte politische Schriften, op. cit.