site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La formation de la théorie de l’Etat chez Karl Marx

Critique communiste

n° 27, p. 157-184, juin 1979


Nous publions ci-dessous un débat entre Jean-Marie Vincent et Blandine Barret-Kriegel, ancienne dirigeante de l’Union des jeunesses marxistes-léninistes (UJCml), chargée de recherche au CNRS, sur la génèse de la théorie marxiste de l’Etat. Cette question se trouve au cœur de l’offensive néo-libérale en cours visant à assimiler marxisme et totalitarisme, droits de l’homme et Etat démocratique bourgeois.



B.B.-K. — Il me semble qu’il faudrait aujourd’hui essayer de pratiquer vis-à-vis de Marx, la critique telle que lui-même l’a toute sa vie appliquée à autrui. Pas la critique sous sa forme immédiate et brutale, celle qu’il appelle « critique dans la mêlée ». Comme il le disait dans la Critique du droit politique hégélien, « dans la mêlée, il ne s’agit pas de savoir si l’adversaire est noble, s’il est intéressant, il s’agit de l’atteindre ». Il ne s’agit pas, pour nous, d’atteindre Marx ou encore de le salir bassement, comme on a essayé de le faire en fouillant dans son lit — Althusser a fait remarquer naguère que les concepts, en général, ne se trouvent pas dans les lits — mais il s’agit de comprendre et de critiquer le fonctionnement de cette machine infernale par quoi le système socialiste, qui se réclame de la théorie marxiste du dépérissement de l’Etat, de la réconciliation de la société divisée entre le politique et le social, a instauré des institutions politiques de répression et de massacre sans précédent.
Cette question-là est urgente, même si la critique doit être soigneuse et rigoureuse.
On ne se débarrasse pas de cette question en disant que Marx est mort (car c’est trop facile de signer un certificat de décès alors que le cadavre bouge encore), ou qu’il n’y a pas de théorie politique de Marx. En fait, Marx a consacré un grand nombre d’œuvres aux questions de doctrine politique proprement dites, non seulement des œuvres de jeunesse, mais même des œuvres d’histoire. A l’intérieur du Capital, s’il n’a pas eu le temps, effectivement, de rédiger la partie consacrée à la lutte de classe et à l’Etat proprement dit, il y a de nombreuses notations les concernant.
La philosophie politique de Marx existe, mais sa réalisation a été sombrement paradoxale.

Le paradoxe est le suivant : Marx a annoncé le dépérissement de l’Etat, sa volonté de briser la machine d’Etat, et sa philosophie politique est cependant à l’origine de la construction d’Etats formidables, de telle sorte qu’elle semble réaliser la prophétie nietzschéenne : « Le socialisme est ce frère cadet du despotisme, il vaincra aux cris de : le plus d’Etats possible. »

Par quelle infernale mécanique, les mêmes causes produisant invariablement les mêmes effets, le discours anti-étatique a-t-il pu abriter les manœuvres d’un fantastique renforcement de l’Etat ? C’est, me semble-t-il, ce qui reste à expliquer. Il reste également à expliquer qu’un autre discours anti-étatique, le discours libéral, n’ait pas produit exactement les mêmes effets.

J.-M.V. — Je suis persuadé qu’il y a de la théorie politique chez Marx, mais, comme d’ailleurs tu le laissais entendre, cette théorie politique n’est pas élaborée, elle n’est pas achevée. Tu signales que, dans le Capital, il y a toute une série d’indications sur ce domaine, mais on peut dire que c’est le cas également dans la Contribution à la critique de l’économie politique, sans que cela soit vraiment élaboré. De plus on peut se poser une autre question. Est-ce qu’il n’y a pas contradiction ou opposition entre la théorie politique telle qu’elle se manifeste dans les œuvres de jeunesse (c’est-à-dire aussi bien dans la Question juive que dans la Critique de la philosophie de l’Etat d’Hegel ou dans d’autres textes de cette époque) et la théorisation implicite ou non achevée de la maturité. Personnellement, je le pense. Je pense que dans les œuvres de jeunesse, Marx reste encore très marqué par la conception hégélienne de l’Etat. Et, dans cette conception hégélienne de l’Etat, il reprend en particulier l’idée, que l’Etat est expressif de la société.
Chez Hegel, l’Etat est saisi comme résolution des contradictions de la société, Marx corrige en disant qu’il en est l’expression. Dans cette optique, on a donc un Etat qui est une sorte d’entité non questionnée, qui est là comme expression de la société civile ou de ses contradictions. Or, le rapport entre société civile et Etat, Marx le verra de façon beaucoup plus complexe dans les œuvres de la maturité. Il ne dira plus aussi facilement qu’on a d’une part une société civile avec sa dynamique totalement autonome et un Etat qui lui est superposé et ne fait qu’exprimer ses contradictions ou les contenir. Il va essayer de faire une analyse dans laquelle le rapport Etat/société civile n’est plus vu simplement sous l’angle du discontinu, mais à la fois sous l’angle du continu et du discontinu. Dans les œuvres de maturité de Marx, l’Etat est présent dans le rapport social. Il n’y a plus extériorité de l’Etat par rapport à la société civile, mais compénétration, complémentarité de l’Etat, ou des formes étatiques, si on veut, et des relations civiles bourgeoises.
Ceci amène d’ailleurs à se dire (et on en vient à un autre aspect de ce que tu as traité) qu’il est difficile de se poser le problème du marxisme de l’Etat, face au problème de l’évolution des régimes actuels se réclamant du marxisme, en le réduisant à celui d’une responsabilité linéaire, comme s’il y avait rapport de cause à effet, entre marxisme et goulag. Les marxistes ont très largement laissé, il est vrai, la problématique de l’Etat inachevée. Ils sont même revenus en arrière, en simplifiant de façon outrancière des choses qui, pour Marx, semblaient quand même assez complexes : le problème du dépérissement de l’Etat, par exemple.
Il y a des formules relativement simplistes chez Engels dans l’Anti-Düring, mais ces formules n’avaient pas la prétention d’être une théorisation définitive du dépérissement de l’Etat. Chez Marx, il y a des remarques extrêmement ponctuelles, conjoncturelles même, sur la Commune. Il y a aussi les gloses qu’il a faites au programme de Ghota, mais tout cela était quand au fond assez prudent. Il ne faut pas oublier que Marx a, de surcroît, posé des problèmes particulièrement complexes tels le dépérissement du droit, le dépérissement de la marchandise, comme liés au dépérissement de l’Etat. Rien de tout cela ne s’est retrouvé pris en compte par la plupart des marxistes.
C’est ce qui explique, finalement, que l’hégélianisme dont Marx était arrivé à se dégager soit revenu de façon galopante chez les marxistes, particulièrement chez Staline. Pour Staline, par exemple, l’Etat devient une sorte de démiurge ; chez lui le problème du dépérissement de l’Etat n’offre pas de difficulté particulière : il n’y aura plus d’Etat quand l’Etat sera tout, quand l’Etat aura absorbé toute forme sociale. C’est une utopie réactionnaire extraordinaire. Il y a là une logique, qui, au fond, est supra-hégélienne et qu’Hegel lui-même aurait récusée. C’est un peu ce que je voulais aborder à propos de ce que tu as dit. Poser la question de la responsabilité du marxisme dans le goulag n’est pas dénué de sens et de pertinence, mais il s’agit, à ce moment-là, de se demander comment les rapports théorie/ pratique, achèvement/inachèvement de la théorie et aveuglement ou myopie de la pratique, comment ces rapports emmêlés ont pu jouer de la mort de Marx jusqu’à aujourd’hui. On est en présence d’un problème de relation extrêmement complexe entre théorie et pratique du mouvement ouvrier. Sans innocenter le marxisme ou les marxistes, au contraire, il s’agit d’éviter de tomber sur ce point de vue particulièrement plat qui fait que c’est la faute aux idées si les choses se passent mal. C’est au fond un idéalisme de la plus belle eau et l’on ne s’étonne plus que cela aboutisse, chez certains, à la caricature selon laquelle le goulag c’est la faute à Platon.

B.B.-K. — Tu abordes ici des questions de méthode : où, et d’abord sur quel terrain, chercher la responsabilité des perversions de la politique socialiste ? ensuite l’analyse des éléments de la culpabilité supposée de Marx. Je retiens tes questions. Il ne faut sans doute pas attribuer à un système de pensée toute la responsabilité de l’évolution historique d’un phénomène social. De cette façon de procéder, la caricature la plus achevée est en effet celle qui, remontant de système de pensée en système de pensée aboutit à la source de la réflexion occidentale et attribue au ... platonisme les méfaits du goulag ! A ce compte « la soupe primitive » était déjà entachée du péché originel.
Cela dit, je crois néanmoins qu’il y a dans la réalité, une efficacité des systèmes de pensée ; comme Marx qui savait qu’on peut passer « de l’arme de la critique à la critique des armes », comme Lénine qui prévoyait « que de la moindre nuance, de la moindre virgule du débat idéologique » dépendait l’avenir de la Russie, je crois que les combats idéologiques ne sont pas desserrés des rapports de forces, que l’implantation d’une doctrine ici et, là, d’une autre, n’est pas sans conséquences sur le développement historique. Lorsque les mots deviennent des forces matérielles ils influent sur les choses. Je maintiens donc que c’est d’une certaine façon dans Marx qu’il faut chercher et analyser le destin de sa doctrine politique. J’en viens maintenant au fond : la doctrine politique du jeune Marx est-elle distincte de celle du Marx de la maturité ? Le marxisme pêche-t-il par soumission à l’hégélianisme ? C’est ici que nos réponses divergent et que porte mon désaccord avec toi. Je voudrais expliquer pourquoi.

D’abord en ce qui concerne la doctrine politique de Marx, on la définit mal, me semble-t-il, lorsqu’on dit : « il n’y a pas de théorie politique de Marx ». Il faudrait plutôt observer : il y a une théorie politique de Marx selon laquelle la politique n’est pas et n’a pas d’existence propre. Elle n’exista que comme illusion, apparence, aliénation. Sur ce point, entre les expressions utilisées par Marx dans sa jeunesse et les formules retenues dans la maturité, la continuité est fantastique. J’en relève quelques-unes plus significatives et révélatrices que l’antienne de la superstructure devenue incompréhensible pour avoir trop servi. Dans la Question juive, pour définir donc la politique, Marx parle « du ciel religieux de la politique », dans la Sainte-Famille, il parle de « superficie politique » ; dans la Critique du droit politique hégélien, il dit que « la vie politique, au sens moderne du mot, est la scholastique de la vie d’un peuple » et, dans le Capital enfin, il parle « des régions nuageuses... de la politique supra-terrestre... »

Nous voici donc en présence d’une série de définitions par lesquelles Marx calque consciemment la division de la sphère politique et de la sphère sociale sur la division théologique et augustinienne de la cité terrestre et de la cité céleste. Ce calque présent dans ses œuvres de jeunesse, il le reporte dans le Capital. Dès sa jeunesse, Marx a eu la conviction que la politique s’oppose à la société comme le ciel s’oppose à la terre et, dès sa jeunesse, il a dit que la division de la société et de l’Etat était une division périmée. Il conçut l’Etat politique moderne comme la parfaite incarnation de l’Etat chrétien, une incarnation du dualisme religieux dans la société bien plus adéquate que celle du pouvoir féodal où le christianisme était religion d’Etat. Très tôt, dans la Question juive, Marx a affirmé que l’émancipation humaine, c’est la fin du politique, la fin de la séparation entre la société et l’Etat, c’est l’homme réconcilié avec le citoyen, l’homme abstrait réconcilié avec l’homme concret, le travail avec le civil. « L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales, sous la forme de la force politique. »
Il reprend cette même idée dans la Guerre civile en France. Lénine, quelques mois avant l’insurrection d’Octobre, reprend aussi à son compte dans l’Etat et la Révolution cette même conception de la réconciliation entre la société et le politique. Voici une tradition qui n’est pas seulement marxiste mais qui est aussi léniniste.
A mon avis, la doctrine politique de Marx s’est constituée précocement par une liquidation de l’hégélianisme autour de trois négations que je voudrais exposer et sur lesquelles il n’est jamais revenu. La politique de Marx est l’œuvre du jeune Marx, parce que c’est jeune qu’il a décidé de transformer, comme il le dit lui-même dans la Critique du droit politique hégélien, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique, pour passer à la critique de la guerre, pour passer à l’économie ; c’est-à-dire, d’abandonner comme une sphère sui generis la réflexion politique.
Il explique, d’ailleurs, dans l’Idéologie allemande, qu’il n’y a pas d’histoire de la politique en tant que telle, pas plus qu’il n’y a d’histoire de l’idéologie en tant que telle. A Hegel, Marx adresse trois critiques fondamentales : il le juge étatiste, juridiste et individualiste.

L’anti-étatisme, l’anti-juridisme, l’anti-individualisme, cette triade forme le fil conducteur de toute sa conception politique.
L’anti-étatisme de Marx, repris par Lénine dans l’Etat et la Révolution, ne l’oublions pas ! — est bien connu. Il l’a conduit à reprocher aux Communards de ne pas avoir été assez loin dans la destruction de l’appareil d’Etat, (la Guerre civile en France), finalement, sur le dépérissement de l’Etat, Marx a rallié les anarchistes. Le débat dans l’AIT, entre les bakouniniens et lui, montre assez son embarras sur la théorie de l’Etat, Marx n’a rien à opposer à Bakounine.
Qu’est-ce qui nourrit son anti-étatisme, sinon cette conviction que l’Etat n’est rien parce que la société est tout, conviction que Marx a exprimée en quelques formules lapidaires remarquables ; dans la Critique du droit hégélien, il a dit : « Familles et sociétés civiles bourgeoises apparaissent comme le sombre fond de nature d’où s’allume la lumière de l’Etat. » Il a dit encore : « l’Etat est un terme abstrait, seul le peuple est concret. » Il a dit enfin : « l’Etat est une pure représentation. » Ce qu’il reproche à Hegel, c’est de partir de l’Etat et de faire de l’Homme, l’Etat subjectivé. Alors qu’il faudrait avoir la démarche inverse, c’est-à-dire partir de l’Homme et faire de l’Etat, l’Homme objectivé. C’est cet anti-étatisme qui a conduit consciemment Marx, par une démarche absolument rigoureuse, à consacrer sa vie, sa vie scientifique et sa vie intellectuelle, à la sphère des besoins, à la société civile, aux rapports de production. Par là, non seulement il rompt avec l’hégélianisme, mais il rejoint une idée fondamentale de la philosophie romantique allemande.

Deuxième conviction de Marx : l’anti-juridisme. « L’Homme n’est pas du fait de la Loi, mais la Loi du fait de l’Homme ». Marx a dénoncé le constitutionnalisme hégélien, l’idée de la transcendance de la Loi, inspirée de la Révolution française (la Constitution de 1791 stipule encore qu’aucune autorité n’est au-dessus de la Loi) comme une illusion juridique. Ce thème existe dans les œuvres de jeunesse mais aussi dans le Capital où il se réfère plusieurs fois à Simon-Nicolas Linguet, adepte et défenseur du despotisme asiatique, dans le livre I, tome III. « Linguet a renversé d’un seul mot l’échafaudage illusoire de l’Esprit des lois de Montesquieu ; l’esprit des lois, a-t-il dit, c’est la propriété. »
Marx reprochait à Hegel de ne pas saisir pleinement et justement le rapport entre la puissance de l’Etat politique et la puissance de la propriété, entre le droit politique et les rapports de production, les rapports de propriété. Il écrit dans la Critique du droit politique : « Quelle est, par conséquence, la puissance de l’Etat politique sur la propriété privée ? La propre puissance de la propriété privée. Son essence promue à l’existence, que reste-t-il à l’Etat politique en opposition à cette essence ? L’illusion que c’est lui qui détermine, alors que c’est lui qui est déterminé. Il brise assurément la volonté de la famille et de la société, mais c’est au service de la propriété privée. » Marx défenseur de l’idéal démocratique rapproche cet anti-juridisme du Nouveau Testament, avec un flair qui prouve qu’il n’a pas été un si mauvais élève, après tout, de Bruno Bauer. Pour lui « La démocratie se rapporte aux (autres) formes d’Etat comme à son Ancien Testament. » La démocratie est une abolition de cette conception de la loi de l’Ancien Testament.

Troisième aspect, l’anti-individualisme qui est aussi un point fondamental. Marx reproche à l’Etat politique moderne de séparer l’homme abstrait de l’homme concret, c’est-a-dire de faire que la citoyenneté politique n’ait pas de rapport avec la sphère des rapports de production. Finalement cet Etat ne requiert l’homme que comme individu coupé de tous les autres. La fonction législative, et par conséquent l’Etat de Droit, est nécessairement fondé sur l’individualisme. « La seule existence en effet que le bourgeois trouve par sa citoyenneté politique est son individualité pure et nue. L’existence de l’Etat comme gouvernement est fin prête sans l’Etat... Ce n’est que dans la contradiction avec les seules communautés existantes, ce n’est qu’à titre d’individu qu’il peut être citoyen de l’Etat. Son existence comme citoyen est une existence qui a son lieu en-dehors de ces existences communautaires, qui est, partant, purement individuelle. »
Marx a essayé de dénoncer cet individualisme bourgeois dans ses œuvres de maturité comme dans ses œuvres de jeunesse.

Voilà trois points qui sont trois critiques fondamentales de la philosophie politique classique. Marx les a élaborées entre 1837 et 1843, et les a conservées toute sa vie.

J.-M.V. — Cette argumentation ne me convainc pas. Je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il y a chez Marx une permanence fondamentale de l’anti-étatisme, de l’anti-juridisme, de l’anti- individualisme — et on pourrait même ajouter de l’anti- économisme. — On peut retrouver, effectivement, tous ces aspects, de sa jeunesse à sa maturité. Notamment l’anti-étatisme, qui fait partie de ses préoccupations fondamentales jusqu’à la fin de sa vie. Mais du point de vue catégoriel, du point de vue de l’analyse et de la théorisation, il y a des déplacements très importants de sa jeunesse à sa maturité sur toutes ces questions.
Par exemple, dans les œuvres de jeunesse, on retrouve un peu partout la dénonciation de la politique comme illusion, du droit comme illusion. Mais dans les œuvres de maturité, la notion d’illusion disparaît. Par contre une notion fondamentale apparaît : celle de forme. Formes qui sont très souvent définies comme des « abstractions réelles ». La vie politique comme abstraction réelle c’est quelque chose qui s’affirme par toute une série d’automatismes, par-dessus la volonté et la conscience des participants au jeu politique ou à la vie étatique. Par conséquent, pour le Marx de la maturité, le problème n’est plus simplement de combattre une illusion, quelque chose qui serait la captation des consciences par un phénomène de faux-fuyants, ou de miroirs. Il est bien de lutter contre quelque chose qui est devenu une abstraction réelle, c’est-à-dire un ensemble de formes sociales autonomisées qui s’intégrent les unes aux autres dans un jeu permanent d’autoreproduction. Un jeu qui échappe, bien entendu, aux individus. Nous pouvons percevoir cela à travers l’importance qu’il attribue à la théorie du fétichisme de la marchandise, théorie qui doit être étendue à l’Etat. Pour Marx, en effet, le caractère fétiche de l’Etat est fondé sur un fonctionnement pervers des formes sociales réelles qui emprisonnent l’activité des individus. Pour simplifier, disons que les hommes ne contrôlent pas leurs rapports sociaux. Ce sont au contraire ces derniers et l’ensemble des formes qui concourent à leur solidification, qui contrôlent les individus. Il y a une domination objective des formes économiques, des formes politiques, voire, d’une certaine façon, des formes logiques (ce qui reflète le jeu de l’ensemble des formes sociales au niveau de la théorisation).
Henri Lefebvre, dans son ouvrage récent sur l’Etat, dit très justement que la logique est unilatéralement considérée du point de vue épistémologique, alors qu’en réalité, on devrait la considérer aussi du point de vue politique. Dans cette perspective beaucoup plus large, l’affirmation de la non-contradiction ou de l’identité fait partie de ce jeu réducteur qu’est le jeu des formes politiques et économiques où tout passe par l’aune de l’équivalence, de l’égalité formelle, de la réduction politico- marchande.
Il y a chez Marx une élaboration en filigrane, virtuelle, extrêmement riche à propos des formes politiques. De ce point de vue, on peut faire une objection à Lénine et à un certain nombre de marxistes qui ont voulu maintenir, contre le révisionnisme de la IIe Internationale, contre le réformisme, la théorie marxiste du dépérissement de l’Etat. Ils ont fait l’économie de l’analyse de la complexité des formes politiques, de leur rapport aux formes économiques, de leur enchaînement avec l’ensemble des formes sociales.
Chez Lénine, le dépérissement de l’Etat est beaucoup plus postulé que montré ou démontré comme processus réel (c’est l’un des grands points sur lesquels on a aujourd’hui à travailler). Lénine affirme qu’il faut — il est à ce niveau normatif - mais il ne dit pas les chemins qui mènent à la transformation des formes politiques. La notion du dépérissement de l’Etat est saisie à travers des thèmes d’un grand intérêt, mais sans lien organique les uns avec les autres, sans que soit vraiment posée la question des mécanismes politiques adaptés à la transformation sociale. Lénine, en un certain sens, fait trop confiance au tissu social, aux relations sociales issues de la destruction des relations bourgeoises, à leurs capacités à se régénérer sans qu’apparaissent de nouvelles formes de guidage politique. Il ne suffit pas de conjurer la créativité de la cuisinière, d’invoquer les conseils ouvriers, pour faire face à toutes les difficultés. Lénine au pouvoir recourt à bien des moyens qu’il critiquait antérieurement et pratique la politique par en-haut, par-dessus la tête des masses, malgré sa volonté de ne pas recommencer la politique bourgeoise. A la fin de sa vie, il doit constater qu’il a chevauché un monstre bureaucratique.
Tout cela est, bien sûr, en contradiction avec ce qui est écrit dans l’Etat et la Révolution. Concédons-le, la guerre civile, les difficultés énormes d’un pays ruiné l’expliquent en grande partie Mais en même temps, on voit très bien que toute une série de problèmes que Lénine croyait résolus en théorie réapparaissent. Comment faire fonctionner une économie qui n’est plus directement sous l’impact des rapports de production capitalistes, et qui commence à se transformer ? Les théoriciens les plus sérieux en Union soviétique dans les années vingt (quelqu’un comme Pasukanis par exemple) ont bien vu que le dépérissement de l’Etat n’était pas séparable de choses aussi importantes que le dépérissement de la marchandise, et celui des formes juridiques. On ne peut pas considérer, tant la question est complexe, que Marx avait une théorie politique complètement développée à ce sujet.

B.B.-K. — Je suis parfaitement d’accord pour reconnaître la contradiction que tu soulignes entre le discours marxiste-léniniste et la pratique marxiste-léniniste, mais je dis que cette contradiction est l’effet d’une logique infernale qui se trouve dans la doctrine politique de Marx. Pourquoi cette logique infernale ? Les trois grands aspects de l’œuvre de Marx (antiétatisme, anti-juridisme, anti-individualisme) procèdent de la remise en cause des axes principaux de la doctrine politique classique, selon laquelle il n’y a aucune autorité au-dessus de la loi.
Cette remise en cause, Marx ne l’a pas inventée, mais empruntée à la philosophie politique allemande du début du XIXe siècle. Précisons sommairement ce que nous entendons par doctrine politique classique. Elle se caractérise par l’étatisme, le juridisme, l’individualisme. On la date trop tardivement lorsqu’on l’identifie avec l’Ecole philosophique du droit naturel, avec les théories dites bourgeoises du Contrat social. Plus précocement, on la rencontre déjà chez les légistes royaux, chez Bodin et Charles Loyseau par exemple ; elle accompagne l’établissement en Angleterre, en France et en Hollande de ce que j’appellerais l’Etat de Droit.

La théorie classique du pouvoir s’y résume sous un concept assez connu mais généralement mal interprété, le concept de souveraineté. Concept d’abord polémique que des penseurs et des acteurs du service de l’Etat comme Bodin, Loyseau ou Domat utilisent pour révoquer une autre et archaïque conception du pouvoir, la conception seigneuriale. La théorie de la souveraineté est une théorie antiseigneuriale du pouvoir. La seigneurie, explique les légistes, est d’une part fondée sur l’imparium, c’est- à-dire le droit de guerre et de conquête, d’autre part sur le dominium, c’est-à-dire sur la maîtrise qui autorise le seigneur à s’approprier la vie et les biens de ses sujets. Dans la seigneurie, concluent-ils, il n’y a pas de paix, il n’y a que la guerre, il n’y a pas de liberté, il n’y a que de la servitude. On n’y trouve ni citoyen, ni « franc sujet », mais seulement des serfs et des esclaves. En revanche, la doctrine politique de la souveraineté récuse le droit du plus fort et évacue le dominium. En haut et en bas le pouvoir y est limité par la loi. En haut parce que la fonction suprême de la souveraineté est la fonction législative, c’est-à-dire la soumission à la loi. En bas parce que le pouvoir n’a pas comme le pouvoir seigneurial et le pouvoir despotique le droit de vie et de mort sur les citoyens. Même Hobbes, le plus absolutiste des théoriciens classiques a proclamé : « Tous les droits ne sont pas aliénables », et exposé qu’aucun citoyen n’était tenu d’immoler sa vie. La sécurité, propriété du corps propre est la première des libertés garanties par le Contrat social. Assujettie à la loi, la souveraineté est aussi bornée par une doctrine implicite des droits du citoyen. De-là le caractère juridique et individualiste de cette doctrine étatiste.

Ces trois aspects ont été remis en cause par les doctrines libérales, et d’une façon beaucoup plus profonde, par la philosophie romantique allemande qu’il est important d’évoquer car elle a joué un rôle majeur dans la formation de la pensée de Marx. D’ordinaire, en effet, on explique que Marx a été hégélien dans sa jeunesse puis feuerbachien. Il serait donc le produit d’un rationalisme idéaliste (Hegel) d’une part et d’un matérialisme toujours rationaliste (Feuerbach) d’autre part. Le produit, par conséquent des effets différés de la philosophie des lumières en Allemagne.
Ceci est faux. Il suffit de lire attentivement les patientes études d’Auguste Cornu. Certes Marx a été élevé dans un milieu libéral et voltairien, mais sa formation intellectuelle personnelle s’est effectuée d’abord à l’Université de Bonn, foyer du romantisme, puis à Berlin aux cours de Savigny, chef de file de l’Ecole du droit historique, un des astres du romantisme politique. Il écrit en 1837 son premier grand traité philosophique qu’il a perdu, mais dont on connaît le plan grâce à une lettre envoyée à son père. C’est une tentative de conciliation de la philosophie du droit savigniste et de celle de Gans - disciple de Hegel — au profit de la philosophie romantique.
Je suis frappée de constater que, dans la Critique du droit politique (pour revenir à ta question), les critiques que Marx adresse à Hegel sont inspirées de la philosophie romantique allemande. L’hégélianisme n’est qu’une parenthèse dans la vie politique de Marx, sa doctrine est pénétrée par la philosophie romantique allemande.
Je ne puis, bien sûr, résumer la philosophie romantique allemande. C’est un mouvement très complexe. Mais je voudrais faire cette parenthèse à propos des réflexions de Glucksman sur le sujet : celui-ci, avec son formidable flair idéologique, a bien senti qu’il fallait s’intéresser à la philosophie allemande pour analyser la genèse du marxisme. Cela dit, il pratique des amalgames absolument scandaleux, au mépris d’une connaissance élémentaire des grands développements de cette philosophie ; en particulier l’amalgame entre Hegel et tous les autres. Hegel a été le seul à résister au grand élan romantique, à tenir bon les axiomes de la philosophie politique classique et notamment sur l’étatisme, le juridisme et l’individualisme. Même si sur certains points, par exemple la guerre, il n’a pas résisté à l’instar de l’aîné des Schlegel à faire l’apologie de la guerre — ce dont Marx ne lui fait hélas pas grief — il a résisté sur tout le reste. On ne peut donc faire figurer Hegel et Fichte dans le même box des accusés.
Quant au « rationalisme » des romantiques allemands qui pratiquaient comme un sport favori le culte du sentiment et la dépréciation de la raison, il faut laisser répondre, dans une bibliothèque immense, les conclusions convergentes de Brunschwicg, Droz, Ayrault, etc.
Le mouvement romantique allemand est un mouvement foisonnant. Il a eu des aspects multiples, littéraires, historiques, linguistiques mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse, juridiques et philosophiques. Juridiques avec l’Ecole du droit historique, celle de Hugo, mais surtout celle de Savigny, dont Marx a suivi les cours. Philosophiques avec les frères Schlegel, Schelling et Fichte.
Ce mouvement juridique et philosophique qui a d’abord influencé Marx et, dans la Critique du droit politique hégélien, il n’est pas étonnant qu’il reprenne les grands thèmes de l’anti- étatisme, de l’anti-juridisme et l’anti-individualisme spécifiques à la philosophie romantique allemande.
Un mot cependant sur l’évolution de cette philosophie romantique. Le primum movens de celle-ci sont les théories libérales et contre-révolutionnaires. Il y a deux grandes sources : d’une part les considérations de Burke sur la Révolution française (reprises par Rehberg et Brandes dans l’Ecole de Gôttingen) et d’autre part Adam Fergusson avec son Essai sur la société civile qui a été lu par tout le monde et en particulier par Hegel. C’est l’anti- étatisme, l’exaltation de la société civile qu’on retrouve dans les raisonnements de la philosophie romantique, mais totalement subvertis. Le discours anti-étatique libéral, qui s’est développé dans les sociétés où il y avait déjà un Etat de droit n’a pa eu les mêmes effets qu’un discours anti-étatique qui se développe dans une société où il n’y a pas d’Etat de droit.
Marx n’a pas été seulement romantique philosophiquement et juridiquement, il a aussi été — le sait-on ? — un littérateur romantique, écrivant des vers, rédigeant un drame et un morceau de romans.
L’anti-étatisme « must » de la philosophie romantique allemande, a pris ces deux formes : les uns, nationalistes, comme Fichte, estiment que la patrie dépasse l’Etat ; les autres, comme Marx ou Rôser, pensent que c’est le peuple.
Dans tous les cas, la société civile, patrie ou nation, prime sur l’Etat. Cela n’aurait pas, à mon avis, une importance trop grande, si l’anti-juridisme, l’anti-constitutionnalisme qui en découlait ne reportait aux calendes la construction de l’État de droit en Allemagne. « On ne fait pas une constitution, disait Savigny, elle se fait. » Ce slogan est d’ailleurs devenu le mot d’ordre de tous les réactionnaires hostiles à toute forme de constitution. L’Ecole historique du droit de Savigny, en se prononçant pour le droit coutumier, parce qu’il était un droit vivant et émanait spontanément de l’esprit du peuple, a manifesté une hostilité à l’égard de la législation et de la codification qui ne s’est jamais démentie. Elle n’a trouvé qu’une seule opposition, celle de Hegel et de ses élèves. C’est Hegel qui a dit : « La loi est le shibholeth qui permet de reconnaître les faux frères et les faux amis de ce qu’on appelle le peuple. » L’un de ses élèves, Gans (dont Marx a suivi les cours) disait que la doctrine fondamentale, le commencement et la fin de tout le savoir de l’Ecole du droit historique consistait en son hostilité envers la loi, ce qui était lié à sa haine de l’Etat.
Cet anti-individualisme, cet anti-étatisme, cet anti-juridisme, cette exaltation de la culture (le Volksgeist) débouche sur l’idée que, finalement, le citoyen n’a pas de droit. Il doit se soumettre à la patrie ou au peuple et céder, sur requête, sa vie, sa liberté, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de droit de l’homme et du citoyen. L’horizon de ce primat de la société sur l’Etat, c’est finalement que la société se construit dans la lutte et dans la guerre.

Résumons : Les grands axes de la philosophie politique classique, celle qui avait soutenu la construction de l’Etat de droit, d’un pouvoir soumis à la loi ont imposé pour cela le primat de l’Etat sur la société. A l’inverse, la philosophie politique allemande énonce le primat de la société sur l’Etat, du collectif sur l’individu. Utilisant et détournant Montesquieu, ces philosophes allemands opposent l’esprit des lois aux lois, la culture collective et communautaire née des profondeurs, le peuple ou la patrie... Ce primat de la société sur l’Etat, primat de la communauté sur la société, annonce au bout de la route, la société totalitaire.
Un autre aspect dont je voudrais parler est le primat de la guerre. Contrairement au primat de la pacification, qui est l’un des grands axes de la philosophie classique. On peut se référer au Discours à la nation allemande de Fichte, dans lequel il oppose la notion de nation à celle d’Etat : « En dirigeant l’Etat, c’est encore le patriotisme qui doit assurer des fins plus hautes que le maintien de la paix intérieure. » Le primat de la guerre sert à justifier que les droits de l’homme ne valent pas la peine. Sur ce point-là, Marx est muet, dans la Critique du droit politique hégélien, sur tout le reste, ce que j’ai voulu montrer, c’est que c’est un alignement sur la philosophé romantique allemande.

J.-M.V. — Je ne voudrais pas nier qu’il y ait eu une influence des romantiques allemands sur Marx, mais je pense que tu simplifies considérablement et la pensée romantique allemande et l’influence qu’elle a eu sur Marx. La pensée romantique allemande n’est pas une, ni du point de vue de ses thèses, ni de celui de ses affirmations. On peut très bien montrer, par exemple, qu’il y a un courant démocratique et politique dans la pensée romantique allemande (l’une des œuvres les plus typiques de ce point de vue étant celle de Jean-Paul). Il faudrait donc examiner de très près les textes de Marx lui-même pour voir très précisément quel courant a pu l’influencer à tel ou tel moment. A mon sens l’influence du romantisme chez Marx a été passagère. Contrairement à ce que tu dis, je ne pense pas que l’hégélianisme n’ait été qu’une parenthèse chez lui. Je renverserais les affirmations. Il faut en effet tenir compte d’un texte de jeunesse très important de Marx, même s’il est court, et qui s’intitule justement la Critique de l’Ecole historique du droit. Il montre l’opposition radicale de Marx à l’organicisme romantique et à l’esprit réactionnaire, passéiste qui l’inspire. Marx s’est fondamentalement opposé à la conception romantique de l’anti-étatisme, de l’anti-juridisme et de l’anti-individualisme qui est placé sous le signe de la tradition, l’organicisme étant justement la référence à une tradition organique qui ignore la discontinuité. De plus, sur le plan du droit, il s’oppose à la conception savigniste du droit qui est justement de donner, au niveau de la loi, la préséance aux droits et aux privilèges anciens. Marx défend en réalité une conception juridique qui est une conception égalitaire et le met en opposition avec la pensée romantique allemande et le rapproche de l’« Aufklàrung ».

Autre point de rupture fondamental entre Marx et la pensée romantique, c’est la Révolution française. En effet, la pensée allemande la plus réactionnaire a comme pierre de touche l’attitude par rapport à la Révolution française et à la démocratie. Savigny, Hugo, les juristes qui les suivent, les frères Schlegel, Schleiermacher, Jacobi... Schelling - même si certains d’entre- eux ont été à un moment donné partisans de la Révolution — ont comme caractéristique principale sur le plan politique leur attitude hostile vis-à-vis de 1789.

Marx n’a pas du tout, lui, participé à ce mouvement. Il a été en totale opposition avec lui. Il faudrait aussi parler d’Engels, ce qui n’est pas du tout secondaire. Ainsi ses œuvres de jeunesse comportent une critique virulente du romantisme, que Marx connaissait parfaitement bien. Il faut rappeler, en particulier, le pamphlet d’Engels Schelling et la Philosophie de la révélation qui était une critique des cours faits par celui-ci à Berlin pour contrecarrer l’influence de Hegel.
A mon sens, Marx s’est dégagé du romantisme, et plus précisément de la condamnation morale de l’Etat et de la politique, à travers le combat qu’il a mené avec et contre Hegel, pour aller au-delà de la synthèse que ce dernier a produite. Ceci fait que sont anti-étatisme, son anti-juridisme et son anti-individualisme ne peuvent être affectés du même signe que l’anti-étatisme, l’anti-juridisme et l’anti-individualisme de la pensée romantique.
Il y a d’ailleurs des passages dans Marx qui sont l’éloge d’un autre individualisme. Galvano della Volpe, par exemple, a essayé de montrer, et je pense qu’il a raison sur ce point, que Marx s’était peu à peu intéressé à une conception de l’individualisme socialisé, de l’individu social, radicalement opposé à l’organicisme romantique qui, lui, nie l’individu. Il s’agit, pour les romantiques, en effet, d’une sorte de fusion dans le corps social, voire d’un anéantissement dans le cosmos. Cette conception dégénérera d’ailleurs, par la suite, chez toute une série de penseurs fascistes et nazis, en une obéissance inconditionnelle au Führer. Marx est à mille lieues de tout cela.

R.D. — Je voudrais seulement vous mettre en garde contre une vision très idéaliste de l’unicité du texte de Marx, autrement dit, le fait qu’il y ait un Marx. Et dire qu’il y en a deux successivement, c’est dire la même chose. De fait, il y a plusieurs Marx simultanément. On a toute une vision des corpus unitaires, avec une âme unitaire. Par exemple, sur la guerre... Il y a un texte de Marx de 1864, au moment de la guerre de Crimée, où il exalte la guerre comme un moment de vérité. Et c’est très vrai, la guerre permet de révéler ce qui est mort et ce qui est vivant. Ça secoue les momies, et on voit ce qui reste. Il prend la guerre comme crible, et moi je crois que c’est une idée tentante.
On pourrait montrer qu’il y a un Marx darwinien évolutionniste et en même temps un Marx stratégique et léniniste. Il faut absolument casser cette représentation d’un Marx. Althusser ne l’a pas cassée du tout parce qu’il la rend chronologique, il y a un bon Marx et un mauvais Marx. Non, il y a plusieurs Marx.
Je crois que la défaite de Marx est qu’il n’a pas été assez romantique. Car s’il n’y a pas de théorie de la nation chez Marx, c’est par défaut de compréhension de ce qu’est l’organisme social, la culture et la tradition. C’est-à-dire que c’est parce qu’il n’y a aucune théorie de la nation chez Marx que Marx n’a pas été romantique. Fondamentalement. Et on pourrait même dire que c’est parce qu’il n’a pas saisi la vérité dangereuse et ambiguë du romantisme qu’il n’y a pas chez lui une théorie du politique, de l’organisation, de l’organisé ; qu’il n’y a pas de théorie du parti.

B.B.-K. — Bien sûr, le mouvement romantique est un mouvement multiple et c’est une gageure, je l’ai dit, de vouloir le résumer.
Mais on peut lui donner une identité en le définissant par ce qu’il a détruit, critiqué, combattu : l’Aufklârung. Dès la fin du XVIIIe siècle, un combat très violent, qui se situe même quelquefois à l’intérieur d’une seule conscience, a été mené en Allemagne contre l’Aufklârung. Pour ne prendre que l’exemple de Herder, il a accrédité un Spinoza de contrebande en Allemagne et a rendu le plus mauvais service aux Allemands. Il a présenté les idées d’un Spinoza mystique et a transplanté son monisme métaphysique sur le plan politique, alors que sur le plan politique Spinoza était un libéral.
Le romantisme a été un ennemi acharné, léonin de l’Aufklâ- rung. Sans doute, de même que dans la postérité de Hegel, il y a une gauche et une droite, des hégéliens de gauche et des hégéliens de droite, il y a eu un romantisme progressiste et un romantisme réactionnaire. Mais je ne dirais pas avec toi que l’antirévolutionnarisme est un axiome du romantisme. Prenons les frères Schlegel, l’aîné, Auguste s’est toujours opposé à la Révolution française mais tel n’est pas le cas du cadet, Frédéric, qui en fut transporté ; ou, évoquons Fichte : si au terme de son évolution politique, il a conservé une idée de sa fameuse contribution destinée à rectifier le jugement du public sur la Révolution française, c’est bien celle que la révolution n’est pas une mauvaise chose en soi. Le révolutionnarisme que je distingue de l’approbation du cours français de la révolution, est certainement l’un des aspects fondamentaux du romantisme.
Marx, il est vrai a eu des mots très durs contre l’Ecole du droit historique, mais Engels a bien chahuter les cours du vieux Schelling. Cela n’a pas empêché le premier de reprendre au romantisme politique des idées fondamentales ni le second de développer une dialectique de la nature d’inspiration Schellingienne.
Il faudra bien un jour reconnaître que la philosophie romantique est le socle commun du double destin intellectuel de l’Allemagne et comprendre que l’air de famille entre le système nazi et le système stalinien vient d’un ascendant identique : le romantisme politique qui, en reniant les options de la philosophie politique classique, a, ce faisant, détourné les révolutionnaires de gauche et de droite de l’Etat de droit.

J.-M.V. — Je ne suis toujours pas convaincu par ces conclusions et par ta démonstration. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la façon dont tu fais la généalogie du romantisme, mais je voudrais dire que tu passes très vite sur un maître de Marx, Eduard Gans, disciple de Hegel. J’ai été frappé par l’influence qu’il a eu sur Marx. Gans est tout à fait opposé à l’Ecole historique du droit, c’est même son adversaire principal et l’on ne peut faire abstraction de son hégélianisme de gauche, quand on voit les positions de Marx sur certains problèmes juridiques, divorce, censure, etc. , dans ses écrits des années quarante. La philosophie de la révolution que Marx commence à développer à partir de 1843 ne peut donc être comparée à un quelconque révolutionnarisme réactionnaire, à celui qui veut revenir sur 1789.

B.B.-K. — C’est une question de période. Dans la Critique du droit politique hégélien, il a un coup de patte terrible contre l’Ecole historique. Il dit que ce sont des réactionnaires. Mais cela ne l’empêche pas de reprendre toutes leurs thèses, à gauche.

J.-M.V. — Reprendre leurs thèses à gauche, ce n’est pas dire la même chose. Tu postules l’identité des positions de Marx et du romantisme parce qu’il y a le même opposant, le même adversaire dans la ligne de mire des deux protagonistes. Quand le jeune Marx a produit ses textes les plus importants, il n’était pas un adversaire de l’Aufklârung. L’attitude qu’il a par rapport à Kant est un bon discriminant. Il est assez ouvert et le considère comme un des plus grands penseurs de l’époque. Son attitude par rapport aux matérialistes français est significative également (et totalement opposée au romantisme). Fondamentalement, il refuse de se laisser aller à la nostalgie du passé précapitaliste.
Pour toi, malgré tout ce qu’on peut accorder à Marx sur ce plan, il faut qu’il soit tombé victime de la pensée romantique dans la mesure où il a fait la critique de l’Etat de droit. C’est- à-dire d’une théorie parfaitement située, limitée par ses conditions mêmes d’apparition comme théorie allemande de la Révolution française.

B.B.-K. — D’accord, tu as raison, il est matérialiste, mais sur quoi ? En économie ?... Il n’y a pas de critique du rationalisme des Lumières en économie, puisque l’économie est l’Etat. Marx est forcément rallié à ça. Mais la critique des Lumières, elle, se fait toujours du point de vue de la politique, elle ne peut se faire du point de vue de l’économie. Du point de vue de l’économie, bien sûr que Marx est matérialiste mécaniste, il ne peut être rien d’autre.

J.-M.V. — Je n’ai jamais dit que Marx était matérialiste mécaniste. Je faisais référence aux matérialistes français, tout simplement en fonction de leurs tendances politiques qui sont à cent lieues du romantisme français.
Pour reprendre ton argumentation, Marx a préparé les futurs Etats sans garantie juridique par sa critique de l’Etat de droit. Il a été une victime de la logique infernale mise en branle par la pensée romantique. Je pense qu’il y a là contresens sur la critique qu’a fait Marx à l’Etat de droit. Ce contresens a été fait, il est vrai par beaucoup de marxistes, notamment d’obédience stalinienne. Mais, quand on l’examine de façon très précise, la critique que fait Marx à l’Etat de droit repose essentiellement sur deux choses dans les œuvres de jeunesse (par la suite ce sera plus complexe) :
1. Sur la critique du lien Etat/propriété privée, et à ce niveau sa critique ne peut être assimilée à celle des romantiques. Marx critique l’Etat de droit en ce qu’il est basé sur la propriété privée et sur l’isolement social des individus qui en découle.
2. Sur la critique de la représentation, et là l’influence qui s’exerce sur lui n’est pas à proprement parler romantique, c’est plutôt celle de Rousseau. Bien sûr, cette critique, qu’on trouve dans les œuvres de jeunesse, est tout à fait insuffisante, voire trompeuse. Elle ouvre la porte à beaucoup d’impasses, car elle présuppose la transparence de la société et des affirmations sociales. Mais on ne peut trouver cette critique de la représentation, telle quelle, dans la pensée romantique. Les romantiques critiquent au contraire la représentation politique, parce qu’elle est fondée sur l’égalité et la suppression des privilèges. Pour Marx, ce qui est problématique, c’est que les formes capitalistes de la représentation politique empêchent la majeure partie de la société de s’exprimer vraiment. Il s’agit d’une critique qui vise la même cible que les romantiques, l’Etat selon Kant ou Hegel, mais à partir d’arguments et de perspectives qui sont radicalement différents.

En conclusion, il ne faut pas oublier que Marx, contrairement aux romantiques, n’a jamais dit qu’il fallait priver les citoyens d’un certain nombre de garanties, même si certains passages de la Question juive peuvent être mal interprétés. Dans la Critique du programme de Gotha, il prend bien soin de souligner qu’on ne peut supprimer le droit d’un trait de plume. Et ce n’est qu’au bout d’un processus très long de dépérissement de l’Etat, de la marchandise et des rapports juridiques qu’il prévoit une situation où le droit aura cessé d’être une réalité nécessaire. Cela dit, pour lui, l’essentiel c’est que les classes opprimées ou exploitées puissent s’exprimer sur le plan politique, et briser le monopole de la classe dominante.
On devrait se poser une question, à propos de ta thèse : est-ce que le fait d’affirmer que le droit est indispensable protège suffisamment contre les goulags. En Union soviétique, depuis la mort de Staline, il est sans cesse fait référence à la légalité socialiste, au rôle créateur des rapports juridiques, cela n’empêche pas le maintien du goulag. Ça montre que le problème du droit et de l’Etat de droit ne peut être présenté de façon aussi simple que tu le fais. Y a-t-il une garantie pour les individus et leur intégrité, quand le droit de résistance des classes dominées n’est pas reconnu ?

B.B.-K. — Montrer en quoi le sel nourricier de la doctrine politique de Marx est la doctrine romantique en général ne signifie pas faire de Marx un romantique. Mais, je crois avoir établi que sur des points fondamentaux. Marx est pensé par la doctrine romantique, politique, plus qu’il ne la pense.
Cette identité, on le vérifiera une fois encore, dans la très curieuse ressemblance de fonctionnement qui existe entre les systèmes d’Etats despotiques issus de la philosophie romantique, c’est-à-dire la Nation-Etat de type nazi et le Parti-Etat de type soviétique.
Si on ne fait pas l’effort de repérer la logique qui nourrit cette formidable contradiction entre l’idéal proclamé du dépérissement de l’Etat et la réalité de la construction d’Etats- molochs, on ne comprendra pas comment fonctionne les effets réels de la philosophie politique de Marx. Elle commence par anéantir toute réflexion sur un Etat séparé de la société et par conséquent c’est un point fondamental sur un Etat clôturé, limité, juridifié... A la place, elle investit la société ; c’est la démarche romantique par excellence qui déferle en vagues de réflexions pédagogiques, en lames de doctrine de la communauté, etc. Je reconnais avec toi que c’est au nom du populisme que Marx mène sa critique du droit, au nom des intérêts du peuple et des droits du peuple. Mais, précisément, « le Volksrecht », c’est l’orientation même de Savigny. Populisme fondamental, foncier, entêté qui le conduit à assimiler comme les romantiques toute forme d’Etat à une forme parasite. Sans doute, dans le Capital, les formulations qui analysent l’Etat sont souvent complexes et consistantes parce que tout discours est travaillé par la réalité des choses ; mais Marx cependant a continué d’affirmer, ne varietur et Lénine après lui, que l’Etat était une force d’inertie et un parasite.

J.-M.V. — Je regrette, ils ont raison !
Je ne pense pas que le mouvement ouvrier, ou le marxisme aient souffert de trop d’anti-étatisme. Je pense qu’ils ont souffert de trop d’étatisme. Si tu regardes la situation à l’échelle mondiale aujourd’hui, le concert des Etats, comme on dit, est la catastrophe majeure pour la plus grande partie de l’humanité. C’est lui qui se nourrit des souffrances de la majeure partie des hommes peuplant cette planète.

B.B.-K. — Il y a Etat et Etat.

J.-M.V. - Oui, bien sûr, mais la différence entre l’Etat d’Amin Dada et l’Etat de Brejnev et celui de Carter est une différence de degré, même s’il n’est pas indifférent de savoir à qui l’on a affaire, même si l’on ne peut considérer comme secondaire la question des libertés démocratiques.

B.B.-K. — Non, de nature.

J.-M.V. — Pense au fait que l’Etat de Carter n’est pas seulement l’Etat de droit aux Etats-Unis, qu’il signifie aussi l’Etat des multinationales, l’Etat qui a un rôle d’appui aux dictatures en Amérique latine et dans une grande partie du monde. Tu ne peux poser le problème comme tu le fais et faire abstraction des chaînes de complicité qui relient les Etats du monde entier.

B.B.-K. — L’Etat de droit est antérieur au capitalisme, par conséquent, la critique du capitalisme et des impérialismes est une chose, — sur laquelle je te rendrais volontiers les armes — la critique de l’Etat de droit en est une autre.

J.-M.V. — L’Etat de droit, il faudrait reprendre les textes de Marx là-dessus, est aussi celui qui organise, aujourd’hui et très systématiquement, l’atomisation de la classe ouvrière, c’est en effet l’Etat qui conditionne et reproduit la force de travail pour le capital.

B.B.-K. — Je dis que cette thèse est tout à fait romantique allemande...

J.-M.V. — Mais ce n’est pas romantique du tout, ça !
La reproduction de la force de travail renvoie à toute une série d’interventions précises dans le domaine de l’emploi, de la qualification qui dépassent les considérations libérales. L’Etat de droit a précédé le capitalisme, c’est vrai d’une certaine façon. Mais il est intégré maintenant dans le fonctionnement du capitalisme et l’on ne peut faire abstraction du capitalisme quand on traite de l’Etat. Il est vrai que je suis d’accord avec toi pour dire que les marxistes, et Marx lui-même, n’ont pas suffisamment élaboré le problème du développement des libertés politiques. Car finalement, beaucoup plus que la garantie de type juridique, séparation des pouvoirs, etc., c’est le problème des libertés politiques qui est fondamental. Je pense effectivement que c’est un point aveugle du marxisme que de ne pas l’avoir abordé avec plus de sérieux.

B.B.-K. — En tout cas, je constate qu’on ne peut garantir historiquement les libertés politiques en l’absence de l’Etat de droit. Quand un Etat estime qu’il a une fonction transcendante dans la société, quand un Etat est théocratique, il est forcément despotique ou totalitaire et il ne respecte plus la vie individuelle ; il est impossible qu’il en soit autrement. Lorsque Marx réclame la réconciliation du social et du politique, c’est une société transparente qu’il demande. Il réclame alors, nolens volens, la sécularisation de la transcendance, il demande à l’institution politique d’être gérante du destin de l’humanité et propriétaire du jus vitae necisque, du droit de vie et de mort sur les individus. Ce faisant, Marx hérite d’un lieu commun de la philosophie romantique qu’il dévie : la nécessité de séculariser la foi. Dans la mesure où la politique représente la foi, la cité céleste séparée de la cité terrestre, il faut abolir cette séparation, investir la politique dans la société, apprendre à la cuisinière, dira Lénine, à gouverner l’Etat. Séculariser la foi, socialiser la politique, abolir l’Etat, même combat ! Séculariser la foi, Fichte l’avait demandé et Feuerbach aussi ; passer du Christ à la patrie puis au peuple puis au prolétariat !
Lorsque la vie politique est conçue comme un successeur et un succédant, les libertés politiques sont forcément mises en question.

J.-M.V. — Il y a chez toi une tendance à concevoir un modèle unique de la garantie des libertés. Il y a à mon sens tout un autre système possible que celui de l’Etat de droit qui garantisse les libertés politiques et les libertés individuelles.
C’est, bien entendu, un Etat en voie de dépérissement et un Etat qui repose sur la codification d’un certain nombre de libertés. On trouve la garantie, non pas dans une opinion publique largement contrôlée qui s’exprime par les canaux habituels de la représentation politique, mais qui s’exprime justement par l’activité politique permanente de toute une série de cellules de la société.

B.B.-K. — Je n’y crois pas. Le dépérissement de l’Etat, ça donne l’Etat despote. Nous avons cette expérience : le dépérissement de l’Etat équivaut au dépérissement de l’Etat de droit. De ce point de vue-là, Lénine, et Staline, et les bolcheviks ont en un sens fait dépérir l’Etat de droit.

J.-M.V. — L’Etat tsariste n’était pas un Etat de droit !

B.B.-K. — Non, mais l’Etat kérenskéen oui, il y avait un parlement.

J.-M.V. — Pas un parlement élu, un pré-parlement désigné ou nommé.

B.B.-K. — Ils ont fait dépérir la portion d’Etat de droit qui, je te l’accorde, était fort peu développée, mais qui était en développement. Il ne s’agit pas de faire dépérir l’Etat mais de changer la définition des rapports politiques, des rapports de pouvoir.

R.D. — Cette discussion baigne dans l’idéalisme pour la simple raison que l’Etat est fondamentalement un rapport social cristallisé. Or il est dans la nature des rapports entre hommes que d’avoir pour objet et enjeu des rapports aux choses. Un rapport de pouvoir est un rapport social dont l’enjeu est le rapport aux richesses existantes et au partage de l’excédent social. Donc, tant que vous n’avez pas économisé votre discours, vous êtes à mon sens dans l’abstraction juridique. Autrement-dit, je te reproche, Blandine, de n’avoir pas un rapport marxiste à Marx.

J.-M.V. — Ce qui ne veut pas dire que tu ne poses pas des problèmes vrais. Mais, les rapports de pouvoir, d’où viennent-ils, comment se manifestent-ils ? Et bien, les rapports de pouvoir ont effectivement quelque chose à voir avec les moyens de subsistance et le partage du produit social. Tant que tu ne prends pas cela en compte, tu te meus dans le même élément que l’abstraction juridique bourgeoise. L’Etat est un rapport social qui renvoie aussi à l’économie. Tu présupposes à l’évidence que l’homme est un « animal religieux » ; quand tu parles de « l’Etat comme Foi sécularisée » ou de « l’Etat comme transcendance incarnée », mais le religieux ne s’explique pas sans faire référence aux structures sociales et aux structures symboliques qui les sous-tendent.

R.D. — Tu reproches à Marx défaire l’imputation philosophique qui consiste à imputer aux doctrines, comme il y a des imputations politiques qui consistent à imputer aux individus, ce qui est simplement imputable aux choses. Cette imputation philosophique est de type idéaliste.

B.B.-K. — Toute société est religieuse, nous sommes d’accord sur ce point, mais toutes les sociétés ne donnent pas le même statut au religieux. L’Etat de droit par exemple est un Etat civil, laïc qui laisse la transcendance au religieux.

J.-M.V. — Mais ton Etat de droit, selon Bodin, il fonctionne parce qu’il y a le prêtre pour s’occuper de ce qui n’est pas juridique et politique ! Une fois que tu liquides l’Eglise et Dieu, la transcendance se reporte sur l’Etat, parce que les conditions d’une transcendance du lieu social par rapport aux individus ne sont pas vraiment mises en question.

B.B.-K. — Pourquoi veux-tu qu’elle se reporte sur l’Etat ?

J.-M.V. — Parce qu’il faut qu’elle se reporte de toute façon sur ce qui incarne le mieux l’extériorité de la société par rapport à ses composantes.

B.B.-K. — Quand elle reporte sur l’Etat, quand la Foi est sécularisée, quand c’est l’Etat qui devient effectivement religieux, ça donne des choses abominables.

J.-M.V. — Nous sommes d’accord, mais ce n’est pas parce que Marx a voulu qu’il en soit ainsi ! Marx n’a pas prévu qu’il pouvait en être ainsi.

B.B.-K. — Marx n’a pas vu que le destin de l’Etat-religion était d’engendrer l’Etat totalitaire ; sans aucun doute. Mais voici ce qu’il a dit dans la Critique de la politique hégélienne en 1843 : « La démocratie se rapporte aux formes d’Etat comme à l’Ancien Testament. » C’est-à-dire que la démocratie, telle qu’il l’imagine, c’est le Nouveau Testament, c’est l’existence de l’homme, tandis que dans les autres, l’homme est l’existence de la Loi.

J.-M.V. — Je vais plus loin que toi. Parce que Marx n’a pas fait de théorie achevée de la religion, la marxisme est devenu trop souvent une religion pour ses adeptes.

B.B.-K. — Oui, mais il y a une théorie de la religion chez Marx. C’est le Nouveau Testament, sécularisé en politique.

J.-M.V. — Non, elle est très embryonnaire. Il n’a pas pu saisir que le politique mythifié pouvait être la religion moderne, il n’avait pas sous les yeux les éléments d’une telle analyse.

B.B.-K. — Il a voulu que le politique absorbe le religieux, il a dit qu’il fallait transformer la critique de la théologie en critique de la politique et passer à la critique de la terre. Ca a donné ce que ça ,a donné. Il l’a voulu, il ne savait pas ce que cela donnerait...

J.-M.V. — Oui, mais il pensait dissoudre le religieux dans un politique vraiment libérateur. Marx était un laïc, fondamentalement, c’est-à-dire un matérialiste au sens le plus noble, le plus épicurien du terme ! Mais il l’a peut-être été un peu trop ; je crois qu’il a trop fait confiance au matérialisme spontané de l’homme. Une des limites de Marx est de n’avoir pas compris que les racines de la religion sont beaucoup plus profondes qu’il ne le pensait. Ce qui s’explique par des raisons matérialistes, il ne faut pas tomber de notre côté dans le mysticisme. Les instruments modernes que nous donne la psychanalyse nous permettent de faire une théorie plus achevée de la religion, intégrant tout un irrationnel ignoré de Marx qui ne pouvait être un philosophe vitaliste, puisqu’au fond le romantisme, c’est la philosophie de la vie.

B.B.-K. — Mais il était entièrement cela ! Il était darwinien ! et la réflexion sur la question juive ? Il a suivi les cours de théologie de Bruno Bauer pendant deux ans, il était assis sur sa chaise, il n’écoutait que cela ! Tu dis que Marx était matérialiste, eh bien non ! En matière d’histoire de la pensée, on est souvent travaillé par les pensées autant qu’on les travaille. Il a été travaillé par les pensées, par la pensée religieuse dominante de son temps qui était effectivement l’absorption, la résolution du religieux dans le politique que l’on peut très bien analyser — pour ma part en tout cas — comme une forme de religiosité nouvelle. Tout le monde a voulu cela : c’est ce qu’a voulu Fichte, c’est ce qu’a voulu Feuerbach, c’est ce qu’ils ont tous voulu. Ils ont fait une nouvelle religion, les Allemands ! Il ont fait une religion de la Nation, une religion de la Politique, une religion du peuple, une religion du prolétariat. Ce qui me frappe, c’est la manipulation de la référence au Nouveau Testament. Toute la philosophie politique classique est adossée à la méditation sur l’Ancien Testament, la Loi, la Loi, la Loi, les classiques n’ont que ce mot à la bouche ! Tandis que la philosophie romantique allemande, luthérienne et piétiste est adossée au Nouveau Testament, elle vit Foi et Amour ! Pas tout, certes... Et un Nouveau Testament séparé, coupé de l’Ancien, c’est frappant !

La différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament, surtout lorsque l’on sépare l’un de l’autre (ce que n’a pas fait par exemple la contre-réforme en Occident) est que la religion de l’Ancien Testament est la religion qui véhicule une morale de la Loi, ce qui produit des effets moraux d’un certain type : une morale de la collectivité, une morale où est sacrifiée la pulsion de mort ; on n’a pas le droit de tuer son voisin, c’est une morale de la paix, une morale archaïque, une morale de la ritualisation de la vie... C’est une morale collective, la morale de la Loi.

Quant à la morale du Nouveau Testament séparé de l’Ancien, elle est une morale de la Foi, il n’y a qu’à lire l’Epître aux Romains, il suffit de le lire pour en être illuminé. C’est une morale qui abolit la Loi en lui substituant la Foi. C’est une morale individuelle, c’est la loi du cœur, c’est une morale de la Mort qui explique que désormais il faut désinvestir la vie parce qu’il y a quelque chose qui est au-dessus et qui est la cité céleste. A ce sujet, je te renvoie aux très belles pages que Nietszche à écrites sur Paul et qui sont d’autant plus justes que Nietszche les a comprises comme le comprenaient les piétistes et les romantiques. La morale de la Foi, c’est une morale strictement individualiste, c’est une morale où l’on désinvestit complètement la politique ? Dans le Discours à la nation allemande, Fichte fait du peuple allemand, et il le dit, le nouveau peuple-Christ. Il dit : « La nouvelle Foi est la Foi patriotique, le peuple allemand maintenant est le vrai peuple élu », ce ne sont pas les Juifs — et il ajoute entre parenthèses que ce ne sont pas les Judéo-chrétiens, mais les Germains qui ont fait la peau aux Romains dans l’Antiquité. Cette foi est individuelle, elle s’affirme contre la politique, c’est une foi privée.

J.-M.V. — Si tu dis que le marxisme est du côté du Nouveau Testament, je te fais une objection fondamentale. On pourrait en réalité affirmer l’inverse. A savoir qu’il n’y a pas chez Marx de théorie de l’incarnation, ni de l’image. Or s’il y a un point fondamental sur lequel le Nouveau et l’Ancien Testament diffèrent, c’est quant au rôle de l’image et de l’incarnation dans la vie sociale. Marx ne peut pas rendre compte du culte de la personnalité, le Nouveau Testament peut, lui, rendre compte tout au moins du culte du Christ et des christs modernes, Mao, Staline, Fidel, Ho chi Minh, etc.

B.B.-K. — Parce que Marx s’est rallié au Nouveau Testament malgré lui...

J.-M.V. — Certainement pas. Il n’y a pas chez Marx de théorie affirmative de la Foi ni du sacré.

B.B.-K. — Il s’est rallié au Nouveau Testament, à la morale de la foi et amour. Ce qu’il y a, c’est qu’en même temps, il est juif, profondément.

J.-M.V. — Marx est en effet beaucoup plus judaïque que chrétien, il n’a pas de culte de l’image, c’est un iconoclaste qui déteste les idoles. Alors que, malheureusement, beaucoup se fait encore par l’image et par le mythe, que l’idée ne s’empare des masses que par les symboles-fétiches. Il se dresse explicitement contre tout cela.

B.B.-K. — Dans sa doctrine politique, Marx invoque explicitement le Nouveau Testament, il le dit : « Moi, je suis pour la démocratie, contrairement à Hegel qui est pour la monarchie : la démocratie c’est le Nouveau Testament (...). C’est pas moi qui l’ai inventé. Pour le reste, nous entrons dans une histoire beaucoup plus compliquée, mais sur ce point-là, Marx est dans la lignée de Fichte, il est comme tous les philosophes romantiques allemands, il a brandi une morale de la foi comme ressort de la politique à venir.





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