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Dialogue avec un sceptique. Une interview de Jean-Marie Vincent

Tribune socialiste

n° 471, p. 20, 5 novembre 1970


Michel Rocard puis Serge Mallet, dans les derniers éditoriaux de Tribune, ont justifié la décision de la Direction politique nationale de préparer le prochain Conseil national du P.S.U. en réunissant des « Assemblées régionales ouvrières et paysans ». Cependant, de nombreux lecteurs se sont émus de cette initiative. La Rédaction de Tribune, consciente de son devoir d’information, a tenu à poser un certain nombre de questions à son Directeur Politique. C’est le résultat de cet entretien qu’on lira ci-dessous.



Q. : Le P.S.U. va tenir bientôt un conseil national pour élaborer un programme d’action. Que faut-il entendre par ce terme programme d’action ?

R. : Tout parti qui entend être autre chose qu’un ensemble lâche de comités électoraux ou de petits clubs de discussion doit intervenir quotidiennement à partir des problèmes les plus concrets qui peuvent se poser à ceux qu’il veut représenter ou mobiliser. Dans le cas d’un parti qui se veut révolutionnaire, c’est encore plus important. Il lui faut déterminer avec soin les mots d’ordre et les objectifs susceptibles de donner force et cohésion aux milieux populaires en lutte contre l’oppression et l’exploitation capitalistes. Contrairement à une légende tenace la démagogie ne peut rien dans ce domaine. Il s’agit en réalité d’instaurer entre la grande masse des travailleurs et la vie politique des rapports différents, en montrant qu’une action efficace et payante est possible, sans qu’on soit pour autant obligé de se contenter des moyens d’expression officiels (élections, etc.). Pour la plupart des travailleurs la politique est quelque chose qu’ils regardent avec méfiance, qui plane au-dessus de leur tête hors de leur portée. On les appelle à soutenir quelqu’un ou une orientation sans qu’ils aient vraiment leur mot à dire, tout en les persuadant qu’il n’y a pas autre chose à faire. Le programme d’action est précisément l’ensemble des objectifs et des moyens nécessaires à leur application qui doit renverser cette situation. En montrant comment dans l’entreprise et hors de l’entreprise, les travailleurs peuvent mettre en échec les projets économiques et sociaux du capitalisme, le programme d’action indique aux travailleurs qu’ils peuvent faire leur propre politique, une politique qui n’est pas celle que l’adversaire a mise au point.
Bien sûr, le programme d’action n’est pas à séparer de la perspective de la prise du pouvoir, il est déjà lutte pour le pouvoir en se proposant de bouleverser les rapports de force entre les classes, mais il doit être lié étroitement à la conjoncture, c’est-à-dire aux questions précises qui se posent à un moment donné. C’est pourquoi il doit être élaboré en tenant compte des luttes réelles, des expériences qu’ont pu faire tel ou tel groupe de militants.

Q. : Tout cela est très bien, mais ne croyez-vous pas que l’initiative prise par la direction politique nationale du P.S.U. de faire appel à des assemblées ouvrières et paysannes pour la préparation de ce programme, témoigne du peu d’implantation populaire de votre parti, car s’il en était autrement les organismes réguliers (sections, fédérations) auraient dû suffire ?

R. : D’abord les organismes réguliers du parti ne sont pas mis hors du coup. Ils auront à faire la synthèse de toutes les contributions que pourront apporter les assemblées ouvrières et paysannes. Ce qui est vrai, c’est que les modalités de discussion sont assez différentes de ce que nous avons connu jusqu’à présent.
Souvent les travailleurs de l’industrie ou de l’agriculture ont eu du mal à s’exprimer dans nos débats internes, parce que les habitudes de discussion et le langage employé leur étaient étrangers. Ils doivent avoir aujourd’hui toute latitude pour confronter leurs vues, leurs expériences positives ou négatives, dans des conditions favorables. Cela leur donnera d’autant plus de confiance en eux-mêmes pour participer ensuite aux débats terminaux du parti, cela leur donnera d’autant plus de poids pour bâtir la transformation collective de notre organisation. En effet le recours aux assemblées ouvrières et paysannes n’est pas une astuce publicitaire destinée à nous gagner des sympathies à peu de frais. C’est au contraire, parce qu’il y a eu depuis pas mal de temps, le travail en profondeur effectué par les secteurs « entreprises » et « paysans » du parti que les assemblées ouvrières et paysannes sur le programme d’action peuvent avoir lieu sans que personne puisse crier au bluff. D’autre part, à travers cette initiative, nous souhaitons faire la démonstration qu’il est possible d’établir des relations non paternalistes entre un parti qui se veut révolutionnaire et les classes exploitées. Nous avons en tant que collectif militant beaucoup à apprendre des comportements et des réactions profondes des travailleurs. Si nous ne savons pas comment vivent et combattent quotidiennement ouvriers et paysans, comment pourrions-nous lancer des mots d’ordre avec quelque chance de succès.

Q. : Admettons, mais ne risquez-vous pas de tomber dans le « populisme » ou de vous retrouver avec une énumération de revendications disparates ?

R. : Justement, le sens que nous donnons à la préparation du conseil national c’est de montrer que les travailleurs ne se battent pas seulement pour « le bifteck » comme disent souvent ceux qui les méprisent. En réalité c’est tout un mode de travail et de vie qu’ils aspirent à changer, même lorsqu’ils ne l’expriment pas consciemment. Nous ne nous adressons pas à un peuple indistinct, mais à des travailleurs de l’industrie et des campagnes qui ont prouvé qu’ils ne voulaient pas se laisser enchaîner et qu’ils étaient capables de s’organiser. Nous ne leur apportons pas la bonne nouvelle, nous essayons de voir avec eux comment on peut sortir des petits jeux stériles de la « politique de papa », comment on peut porter des coups aux gens d’en face.
De ce point de vue, ce n’est évidemment pas la collection de toutes les petites revendications que nous avons envie de faire (même si nous ne les méprisons pas). Nous partons d’un certain nombre de questions centrales :
• Comment politiser (au sens indiqué plus haut) les luttes apparemment les plus humbles.
• Comment transformer l’insubordination latente des masses dans leur travail, dans leur vie quotidienne en un refus de plus en plus ouvert et systématique du système.
• Comment rendre complémentaires et faire s’interpénétrer les interventions de type politique et de type syndical.
• Comment relier les différentes initiatives (dans l’entreprise, dans la vie quotidienne) en un mouvement politique de masse qui mette en question les positions de la bourgeoisie.
Ce n’est pas peu de choses.





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(1934-2004)