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La méthodologie de Max Weber

Les Temps modernes

n° 251, p. 1826-1849, avril 1967




Max Weber n’a pas été seulement un sociologue et un économiste, il a été aussi un logicien des sciences sociales. La réflexion méthodologique et la mise au point des instruments de la connaissance sociologique ont occupé une grande part de son activité. Une de ses œuvres les plus célèbres L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme est ainsi à la fois une étude de sociologie de la religion et un travail méthodologique conçu comme une mise en question du matérialisme historique. Ce serait donc une erreur de ne pas tenir compte de l’importance que les problèmes méthodologiques ont eu dans l’élaboration et la formulation de ses théories sociologiques et politiques. Il n’est en effet pas possible de comprendre la théorie de la légitimité sans faire référence à la conception du type-idéal, de même qu’il n’est pas possible de saisir la théorie de la bureaucratie sans avoir recours aux catégories de la sociologie compréhensive. En un certain sens, on peut même donner sinon l’antériorité, du moins la priorité dans l’œuvre wébérienne à la réflexion sur la connaissance et sur l’utilisation de la raison humaine. Dès sa jeunesse le débat avec le marxisme l’avait aiguillé sur les problèmes posés par l’explication causale dans le domaine économique et social. Ses œuvres d’histoire économique [1] représentaient un essai pour vérifier l’hypothèse du déterminisme économique et par conséquent une tentative pour juger de sa fécondité. Il était par suite presque inévitable que Max Weber, conscient des implications de cette problématique sur le plan idéologique pousse ses investigations dans cette direction. Comme dans tous les domaines qu’il a abordés, sa recherche est remarquable tant par son intensité et sa pénétration que par son extension. Aussi sera-t-il ici moins question d’un examen exhaustif de sa conception des sciences sociales qui réclamerait à lui seul un volume, que de l’examen de l’interaction entre conception de la science ou de l’objectivité et théorie de la société.
La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle ont été dominés dans l’Allemagne universitaire par une discussion approfondie sur la méthode et la valeur des sciences, ou plus exactement sur les différences existant entre sciences de la nature et sciences sociales (Naturwissenschaften et Kulturwissenschaften). Ce débat — qui dure toujours aujourd’hui — avait été lancé par quelques néokantiens en réaction contre le positivisme et contre le scientisme, mais aussi contre le marxisme dans le but de défendre le monde des valeurs atemporelles. Il s’agissait pour Windelband et Rickert, en séparant les sciences sociales des sciences de la nature, de mettre en avant le caractère privilégié, irréductible à la nature de la réalité humaine [2]. Max Weber, sans partager directement les préoccupations des néo-kantiens, accepta cette division comme point de départ. La société en tant que résultat des relations interindividuelles ne pouvait être traitée comme la matière des sciences physiques, non par un quelconque décret métaphysique, mais parce que l’intervention humaine dans les sciences sociales se situait forcément dans un cadre de référence différent de celui des sciences de la nature. La « matière sociale » était à la fois trop proche et trop inextricablement liée à la pratique humaine pour être traitée et construite avec le même détachement que la matière physique. L’intervention du chercheur y avait plus de poids et plus de conséquence que dans la matière physique, de telle façon que le problème de l’objectivité ne pouvait y être posé dans des termes apparemment ausi simples que dans les sciences de la nature. Une discrimination plus rigoureuse entre facticité et valorisation était nécessaire à ses yeux ; jugements de valeur et jugements de fait devaient se présenter comme irréconciliables, comme les deux termes d’un antinomie propre à la réalité sociale. La valeur, au-delà de toute affectivité, était la traduction, le contenu de toute prise de position [3] exprimant de façon consciente un jugement positif ou négatif sur l’action humaine en fonction d’une participation à cette action, alors que le jugement de fait ne pouvait aller au-delà d’une mise en relation des phénomènes, c’est-à-dire restait du domaine de la constatation.
Aussi bien le travail préalable à accomplir dans toute œuvre scientifique ayant trait à la société était-il, pour Max Weber, un travail d’épuration, de distinction entre faits et valeurs. Il ne renonçait pas à l’idéal scientifique hérité de la Renaissance ou du XVIIIe siècle, mais entendait au contraire l’appliquer avec la plus extrême rigueur en combattant toute métaphysique et toute interprétation supra-empirique de la société. La mise en évidence de relations causales, non arbitraires, entre les phénomènes restait pour lui le but de l’investigation scientifique malgré le caractère subjectif des points de vue que le chercheur introduisait dans celle-ci. Raymond Aron dans sa "Philosophie critique de l’Histoire note justement [4] : « Négation de la métaphysique et affirmation de la causalité, subjectivité de la sélection et objectivité des rapports, telles sont les idées directrices de la logique de Weber qui rendent aisément intelligibles toutes les polémiques dans lesquelles il semble parfois se perdre. Inspirées dans une certaine mesure par Rickert, elles dépassent largement, elles finissent même par contredire les théories de celui-ci. En tout cas elles se rattachent si intimement à la philosophie de la science et de l’action de Weber, que même si on admettait qu’elles dérivent des « Grenzen [5] », il faudrait admettre que l’influence de Rickert n’a été pour Weber qu’un moyen de se découvrir lui-même. »
Cette attitude wébérienne n’avait effectivement pas grand chose de commun avec le dualisme métaphysique qui opposait la nature et la société comme les deux sphères distinctes de la nécessité et de la liberté, du corps et de l’esprit. Comme l’indique très bien Léo Strauss [6], Weber ne doutait pas de la supériorité de la science moderne sur tout autre mode de compréhension antérieur. Il n’entendait faire aucune concession aux méthodologies irrationnalistes, aux philosophies de l’Histoire, si puissantes dans la pensée allemande du XIXe siècle. Ses violentes polémiques contre Roscher, Knies ou Eduard Meyer [7] avaient clairement pour objectif de bannir de l’Histoire et des sciences sociales le recours à des principes transcendant la réalité empiriquement constatable.
Contrairement à Knies et à Eduard Meyer il se refusait à assimiler le hasard ou l’irrationalité du monde phénoménal à la liberté ; il condamnait également la tendance de l’école historique du droit à hypostasier des concepts comme celui du Volksgeist, c’est-à-dire à les transformer en substances hors de portée de l’investigation scientifique. Pour des raisons analogues, il regardait avec méfiance le rationalisme mystique de Hegel qui sans doute n’établissait pas de fossé entre les phénomènes singuliers et les concepts généraux, mais subordonnait le singulier ou le particulier en général. S’inspirant des analyses d’Emil Lask, Weber écrivait à ce sujet [8] : « Dans cette conception « émanatiste » de l’essence et de la validité des concepts les plus hauts, il est d’une part logiquement admissible de penser le rapport des concepts à la réalité de façon rigoureusement rationnelle, c’est-à- dire de telle façon que la réalité soit régressivement déductible des concepts généraux, et d’autre part de le concevoir en même temps tout à fait intuitivement, c’est-à-dire de telle façon que la réalité dans sa progression vers les concepts ne perde rien de sa constitution concrète. Le contenu et l’étendue des concepts ne s’opposent pas par leur grandeur, mais se recouvrent, puisque le « singulier » n’est pas seulement exemplaire du genre, mais aussi partie du tout que le concept représente. Le concept « le plus général », dont on devrait tout déduire, serait en même temps le plus riche de contenu. Toutefois une connaissance conceptuelle de ce genre, dont notre intellect analytique et discursif nous éloigne continuellement en dépouillant le réel de sa pleine réalité par l’abstraction, ne serait accessible qu’à une connaissance analogue, mais non semblable à la connaissance mathématique. Et la condition métaphysique de la véracité de cette connaissance serait que les contenus des concepts se tiennent comme des réalités métaphysiques derrière le réel et que celui-ci découle de celles-là, comme les théorèmes mathématiques se suivent les uns les autres. »
Cette hostilité et cette méfiance wébérienne à l’égard de la philosophie de l’Histoire n’impliquaient, bien entendu, aucune indulgence pour le scientisme ou le positivisme. Aux yeux de Weber la généralisation objectiviste n’avait pas plus de valeur que la généralisation historicisante. La réduction de la vie sociale à un certain nombre de facteurs explicatifs simples, qu’ils soient d’origine psychologique ou biologique [9], lui paraissait tout aussi inacceptable que la subordination de la science de la société à des principes métaphysiques. Les concept » généraux pour lui ne pouvaient avoir plus qu’une valeur heuristique, c’est-à-dire ne représentaient que des hypothèses soumises à vérification, et ne possédaient qu’une validité limitée à un cadre social soigneusement défini. L’hypothèse du déterminisme économique — à quoi il avait tendance à réduire le matérialisme historique — avait l’intérêt essentiel à ses yeux de montrer justement, à travers son application à l’étude de la réalité sociale, des limitations indéniables qui obligeaient le chercheur à ne pas se contenter de cette simple hypothèse, aussi satisfaisante soit-elle pour l’esprit. Le singulier et le particulier étaient les limites indépassables par un quelconque décret de l’esprit, de la connaissance historiquement et socialement concrètes.
Weber estimait ainsi impossible de surmonter sérieusement les frontières de la méthode idiographique proposée par Rickert, dont il ne partageait cependant pas les présupposés philosophiques (la mise en valeur des rapports éternels du sujet et de l’objet) [10] Il estimait nécessaire de sauvegarder les aspects qualitatifs et caractéristiques de la réalité sociale, et c’est de la façon suivante qu’il définissait la méthode des sciences sociales (Kultur-wissenschaften) [11] : « Leur moyen logique spécifique est par suite la formation de concepts relationnels ayant un contenu de plus en plus large et par conséquent une extension de plus en plus limitée ; leurs produits spécifiques sont, dans la mesure où ils ont le caractère de concepts, des concepts de chose individuels de signification universelle (nous avons l’habitude de dire de signification « historique »). Leur domaine est là où l’essentiel, c’est-à-dire pour nous le cognitivement significatif dans les phénomènes, n’est pas épuisé par l’incorporation dans un concept générique, là où la réalité concrète nous intéresse en tant que telle. »
C’est donc à une méthode individualisante que Max Weber aboutit. Son rationalisme est obligé de passer par une voie étroite, si ce n’est par le chas d’une aiguille. Il s’agit, en quelque sorte de relier entre eux les phénomènes à partir d’un point de vue qui ne peut être que subjectif, mais ne doit pas être arbitraire pour autant ; la sélection des faits par la subjectivité du chercheur doit se concilier avec la mise en évidence d’enchaînements de causes à effets. Dans l’histoire et les sciences sociales il ne peut y avoir, il est vrai, de connaissance véritable par une simple accumulation de faits ou par l’enregistrement systématique de ceux-ci, car le rapport des phénomènes singuliers entre eux n’est pas celui d’une causalité individuelle multipliée à l’infini (qui de toute façon échapperait à notre entendement). Toutefois Weber pense surmonter la difficulté en faisant appel à un procédé d’isolement, de généralisation et de construction de phénomènes significatifs et relevants pour une analyse causale. « Pour saisir les enchaînements réels, dit-il, nous en construisons qui ne le sont pas [12]. » Selon lui on peut dégager les phénomènes significatifs en établissant que leur suppression ou leur modification aurait ou non pour conséquence de modifier un complexe de phénomènes.
Pour cela il faut utiliser des jugements de possibilité abstraits qui supputent ce qui se serait passé si tel ou tel événement s’était déroulé de façon différente (la bataille de Marathon par exemple). Afin d’éviter l’arbitraire ces jugements ont naturellement à être confrontés avec l’expérience et le savoir accumulés jusqu’alors : « Un jugement de possibilité au sens où cette expression est employée ici, écrit Weber [13], implique toujours la mise en relation avec des règles d’expérience. La catégorie de « la possibilité » n’est ainsi pas utilisée sous son aspect négatif, c’est-à-dire comme l’expression de notre non-savoir ou de notre savoir incomplet opposé au jugement d’assertion ou apodictique, mais elle signifie au contraire la mise en relation avec un savoir positif de « règles des phénomènes » avec notre savoir « nomologique » comme on a l’habitude de dire. »
L’ensemble des conditions nécessaires à l’apparition d’un événement, repérées par la méthode des jugements de possibilité, peut alors constituer la causalité adéquate à cet événement (adéquat s’opposant ici à accidentel). On voit par là que l’intérêt du chercheur, son orientation culturelle, sa façon de poser des questions à la réalité, sont des moments constitutifs de l’objet, mais qu’il se soumet en même temps à une méthode de vérification qu’il ne peut manier simplement à sa guise.
Inextricablement liée à cette méthode de la « possibilité objective » et de la « causalité adéquate » est celle de la compréhension. Weber, en effet, pensait que l’orientation des actions humaines vers des buts et que l’emploi de moyens adéquats rationnellement à l’obtention de ces objectifs était une caractéristique fondamentale, bien que non exclusive, de la vie sociale. Le comportement humain pouvait donc être partiellement saisi à partir de cet ajustement des moyens aux fins qui introduit certaines régularités dans la confrontation des hommes entre eux [14]. « La sociologie comme l’Histoire interprètent en premier lieu « pragmatiquement » à partir d’ensembles de comportements compréhensibles. » Le comportement finaliste rationnel (zweckrational) était l’aune à laquelle il fallait mesurer toute une série de comportements, devenus l’objet d’études scientifiques, au besoin pour découvrir qu’ils dévient par rapport à cette mesure et sont des comportements irrationnels (zweckirrational).
La compréhension en somme est la méthode d’interprétation de l’action qui s’appuie sur la relative universalité des comportements et leur communicabilité relative aux hommes vivant en société. Weber indique à ce sujet [15] : « L’action spécifiquement importante pour la sociologie compréhensive est en particulier un comportement qui est — 1° d’après le sens que lui donne subjectivement l’acteur mis en relation avec le comportement d’autres acteurs ; 2° par suite de cette mise en relation elle-même, déterminé dans ses modalités — 3° explicable et compréhensible à partir de ce sens subjectif. » La compréhension ainsi définie paraît dangereusement se rapprocher d’une interprétation par sympathie des états intérieurs des acteurs (sentiments, affectivité). Max Weber n’ignorait pas ce danger, mais il comptait lui échapper en mettant l’accent sur les relations de la subjectivité (qui pose les buts) avec le monde objectif (les autres, la vie sociale), en outre il entendait soumettre l’analyse compréhensive au contrôle de l’analyse causale et de l’explication selon les canons de la « possibilité objective ». Pour lui les qualités psychologiques d’un comportement n’avaient pas à entrer en ligne de compte, mais bien l’intentionalité, la relation à des moyens en vue d’une fin. Ainsi la « recherche du gain » (Gewinnstreben) en tant que catégorie de la sociologie compréhensive n’avait à peu près rien à voir avec les constellations psychiques auxquelles elle pouvait être liée chez deux individus différents : la psychologie n’avait à intervenir que là où les comportements déviaient d’une rationalité communément admise, ou en tant que moyen auxiliaire pour saisir les conditions et les conséquences d’un type particulier de comportement, en quelque sorte pour éclairer le chercheur. A partir d’un comportement rationnel modèle on pouvait en suivant cette méthode distinguer des comportements de moins en moins rationnels et les utiliser comme instruments de recherche sans tomber dans le piège d’une explication de la société ou de l’histoire par le rôle de la personnalité [16].
Sur cette base, il est assez clair que pour Max Weber la sociologie ne pouvait être au sens le plus strict qu’une discipline du singulier, et que l’homme singulier ou son action représentaient les données les plus simples, les atomes de cette discipline [17]. L’individu est en effet l’unité la plus simple susceptible d’un comportement significatif que notre pensée puisse saisir ; au-delà il n’y a que métaphysique ou divination [18]. Tous les concepts génériques doivent donc être ramenés à une combinaison de ces atomes comme l’indique ce passage [19] : « Des concepts comme « Etat », « Coopérative », « féodalisme », et d’autres similaires, décrivent pour la sociologie en général des catégories propres à des espèces déterminées de comportements humains communs, et c’est leur tâche de les réduire à des comportements « compréhensibles », c’est-à-dire sans exception au comportement des individus concernés. » La sociologie n’est donc pas l’étude des phénomènes sociaux dans leur totalité, mais la construction patiente de schèmes explicatifs tirés de la réalité des rapports inter-individuels. Rien ne permet de faire appel à des schémas explicatifs supra-individuels qui prétendraient traduire une réalité sociale elle-même supra-individuelle au sens de Durkheim [20].
La sociologie en vérité ne peut utiliser que des schémas explicatifs conditionnels qui représentent une combinaison de comportements individuels isolés et universalisés par les valeurs sous-jacentes aux choix du chercheur. Ces schémas explicatifs conditionnels, maniés avec toute la rigueur de la méthode de la causalité adéquate, sont dans la terminologie de Weber des types idéaux (Idealtypen), des constructions de l’esprit qui permettent d’ordonner le réel. Ils ne peuvent être confondus avec les moyennes sociales, car ils ne sont pas à proprement parler une représentation typique du réel, mais simplement des instruments qui servent à cerner la réalité sociale de façon plus univoque. Analysant le type idéal de l’économie urbaine Stadtwirtschaft ) Max Weber note [21] : « On l’obtient par l’accentuation unilatérale d’un ou de plusieurs points de vue et par la mise en rapports d’une multiplicité de phénomènes singuliers existant de façon plus ou moins diffuse et discrète ici et là, mais quelquefois pas du tout, phénomènes qui se plient à ces points de vue unilatéralement mis en valeur pour former une construction intellectuelle unitaire. Dans sa pureté conceptuelle cette construction intellectuelle (Gedankenbïld) ne peut être trouvée dans la réalité par une démarche empirique, c’est une utopie, et dans son travail l’historien a pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier jusqu’à quel point la réalité se rapproche ou s’éloigne de cette image réelle, c’est-à-dire jusqu’à quel point le caractère des rapports économiques d’une ville déterminée est à concevoir selon les canons de l’économie urbaine. » Bien que Weber n’écarte pas la formation de types idéaux de caractère général (idealtypische Gattungsbegriffe), ceux-ci sont, par conséquent, surtout des instruments pour mettre en lumière le particulier, le non-répétable, pour rassembler les événements et les rapports de la vie sociale en un monde non contradictoire, mais idéal qui transcende la réalité chaotique et hétérogène des souhaits, des motifs subjectifs et des intérêts. Dans ce contexte la notion de loi est évidemment suspecte et sujette à toutes les réserves possibles. Le type idéal, par une méthode de tâtonnements et d’erreurs, d’approximations successives, permet de formuler des hypothèses de plus en plus satisfaisantes qui elles-mêmes peuvent se transformer en concepts et en catégories nécessaires à la théorisation et à l’explication, mais l’emploi du type idéal ne permet pas de découvrir des lois comparables à celles des sciences de la nature. Toute construction théorique ne peut avoir que des rapports problématiques avec la réalité, et toute synthèse ne peut être qu’éphémère. Une synthèse en fait ne se révèle féconde que si elle met elle-même en évidence les limites du point de vue qui l’a inspirée et montre de nouveau l’impossibilité de parvenir à une conceptualisation totalement satisfaisante, encore moins définitive. Dans cet esprit Max Weber définit les lois de la sociologie de la façon suivante [22] : « Les « lois », ainsi qu’on a l’habitude de nommer de nombreuses thèses de la sociologie compréhensive — par exemple la loi de Gresham — sont des chances confirmées par l’observation de voir se produire une action en présence d’un état de choses donné, chances qui sont compréhensibles à partir de motifs typiques des acteurs et du sens typique qu’ils donnent à leur action. » Extérieurement il y a dans cette définition une certaine ressemblance avec la conception traditionnelle du déterminisme, mais il suffit de se référer au sens que Weber donne au mot chance (ce n’est pas celui du calcul des probabilités) pour se rendre compte que les guillemets qu’il met au mot loi ne sont pas superflus [23]. »
La conception wébérienne aboutit par suite à un pluralisme de l’explication et même à un pluralisme méthodologique. Il est possible et licite d’isoler tel ou tel facteur de la vie sociale pour rechercher une explication sans qu’on puisse lui attribuer une valeur définitive ou absolue, c’est-à-dire sans que l’utilisation de ce facteur exclue le recours à un principe d’explication totalement opposé, ayant une valeur heuristique aussi grande. La vérification empirique de telle ou telle hypothèse peut certes écarter les explications les plus fantaisistes, les monismes simplificateurs, mais elle ne peut empêcher que plusieurs explications, aussi satisfaisante pour l’esprit les unes que les autres, mais opposées sur plusieurs points, n’apparaissent ni discriminées, ni départagées par la confrontation avec la réalité empiriquement constatable. Les faits sociaux sont constitués, construits par l’orientation valorisante du chercheur et aucune analyse compréhensive des valeurs n’empêche que celles-ci n’éclairent d’une façon particulière la réalité sociale. Deux types d’éclairage — par exemple selon l’hypothèse du matérialisme historique ou selon l’hypothèse « spiritualiste » — mettent en lumière des aspects très différents, toujours nouveaux d’une même réalité : la naissance du capitalisme. La sociologie et l’histoire peuvent seulement montrer les limitations des explications unilatérales en affinant de plus en plus les concepts et les types idéaux qui cernent les significations culturelles dégagées (Kulturbedeutungen) par l’analyse compréhensive. Sans doute parvient-on grâce à la multiplication et à la comparaison des points de vue, à une plus grande univocité des concepts mais sans pour autant découvrir le sens de la réalité sociale et historique (problème métaphysique). Le progrès dans les sciences sociales ne consiste pas à rechercher peu à peu derrière le monde des phénomènes un monde idéal et intemporel des essences : il est plus simplement remise à jour perpétuelle des résultats acquis en fonction de nouveaux problèmes. Dans un passage souvent cité de l’article Die Objektivitàt sozialwissenchaftlicher und sozial-politischer Erkenntnis, Max Weber écrit [24] : « L’appareil intellectuel que le passé a développé par une élaboration idéelle, c’est-à-dire en vérité par une transformation idéelle de la réalité immédiatement donnée et par son inclusion dans les concepts qui correspondaient au niveau de connaissances et à l’orientation des intérêts de cette réalité, est en état de combat constant avec les connaissances nouvelles que nous pouvons et voulons obtenir de la réalité présente. C’est dans ce combat que s’accomplit le progrès du travail des sciences de la culture. Son résultat est un processus de transformation permanent des concepts dans lesquels nous cherchons à saisir la réalité. L’histoire des sciences de la vie sociale est et reste par conséquent un passage continuel de la tentative d’ordonner idéellement les phénomènes par la conceptualisation à la dissolution des images intellectuelles ainsi obtenues par l’élargissement et le déplacement de l’horizon scientifique, puis de nouveau à la formation de concepts sur cette base modifiée. Ce n’est pas à proprement parler le caractère défectueux de la tentative de former des systèmes conceptuels qui s’exprime là — toute science, même l’histoire simplement descriptive, travaille avec la réserve de concepts de son temps — mais le fait que dans les sciences de la culture humaine la formation des concepts dépend de la façon de poser les problèmes, qui elle-même varie avec le contenu de la culture. »
Dans l’esprit de Max Weber la sociologie comme discipline scientifique ne peut donc guère s’écarter de l’histoire qui découvre les rapports de causes à effets dans les rapports du passé au présent. Les généralisations de la sociologie (types idéaux et concepts) sont des tentatives de classification et de systématisation par la mise en relation des « individus historiques » qui renvoient à l’histoire pour contrôle et vérification. Les catégories les plus abstraites, celles de la sociologie compréhensive par exemple, se trouvent toujours en rapport étroit avec un point de vue culturel qui est à la base de leur validité ; intemporelles dans leur formulation, elles ne le deviennent réellement et provisoirement qu’en servant à comparer la réalité culturelle de différentes époques historiques à partir de valeurs relativement constantes (c’est-à-dire qui bénéficient d’une acceptation assez large dans le monde savant). Le systématique (la sociologie) se trouve ainsi dépendre très étroitement de l’historique, et la sociologie compréhensive — ensemble hiérarchiquement classifié de types idéaux — ne peut avoir d’autre tâche que d’élever à la hauteur de la conscience rationnelle les contenus de l’expérience sociale vécue [25]. En définitive, les sciences sociales ne peuvent présenter que des enchaînements significatifs dont on ne peut à proprement parler prouver la vérité (au sens rigoureux du terme). Leur demander plus, c’est s’engager dans une entreprise vouée d’avance à l’échec, car la science en tant que point de vue, en tant que valeur relativement constante fait elle-même partie des significations culturelles. Pour emprunter à Max Weber son propre langage, disons que la science connaît des moyens, mais non des fins.
C’est pourquoi il n’est pas faux d’avancer que le désenchantement du monde par la science s’étend à la science elle-même dans les considérations théoriques de Weber. Comme l’a remarqué Raymond Aron [26] la science dans l’optique wébérienne n’est plus qu’un déterminisme de la probabilité rétrospective et tombe dans le relativisme [27]. La rationalité de la science n’est que formelle, elle n’est pas substantive ou matérielle ; en d’autres termes la science est rationnelle par la rigueur de ses procédés opératoires non par ses résultats. Elle détruit des illusions, elle ne crée pas de certitudes propres à donner une base rationnelle à l’action (fins ou buts). Le présent, la pratique humaine en cours que Weber a tendance à construire presque exclusivement comme un monde de la valorisation, ne peuvent en effet être éclairés et dirigés par une science qui est examen du passé. Examinant lui-même la thèse d’Eduard Meyer selon laquelle il est impossible de faire une histoire du présent Max Weber a cette remarque caractéristique [28]. : « Sur la signification causale des phénomènes du présent seul peut « décider » définitivement l’avenir. Mais ce n’est pas le seul aspect du problème, même si, comme cela est naturel ici, on fait abstraction de moments extérieurs comme le manque d’archives, etc. Le présent le plus immédiat, non seulement n’est pas encore devenu « cause », mais il n’est pas encore « individu historique », aussi peu qu’une expérience vécue (Erlebnis) au moment où elle s’accomplit en « moi » et « autour de moi », est objet du savoir « empirique ». Toute « valorisation » historique comprend, pour s’exprimer ainsi, un moment « contemplatif », elle ne contient pas seulement et pas en première ligne le jugement de valeur immédiat du « sujet » qui prend position, mais sa thématique essentielle est, comme nous l’avons vu, un « savoir » des relations aux valeurs, c’est-à-dire présuppose la capacité de changer au moins théoriquement de « point de vue » face à l’objet : on a l’habitude d’exprimer cela en disant qu’il nous faut devenir objectifs face à une expérience vécue avant qu’elle « appartienne en tant qu’objet à l’histoire » — ce qui ne veut pas dire qu’elle est causalement agissante. »
On voit bien par là où se situe la racine du rationalisme irrationnel de Weber [29]. Si le présent n’est qu’une continuité hétérogène, opacité de la pratique, simple confrontation des volontés dans un contexte indéchiffrable, un examen tant soit peu objectif n’est possible que pour ce qui est déjà accompli et n’est déjà plus transformable par la volonté. Cela signifie en particulier que la catégorie de la possibilité objective n’est pas applicable à la pratique [30], qu’il n’y a pas de confrontation véritablement significative entre les différentes pratiques des individus et des groupes, et que les rapports sociaux ne forment pas une structure objective qui, dans le présent, établit une médiation entre le passé immédiat et l’avenir. Dans cette perspective la science n’est donc pas une pratique contrôlée, une construction rationnelle de l’objet toujours remise en chantier, un ensemble de modèles efficaces des phénomènes, mais un amas de typologies affinées par la variation des points de vue. La science n’est plus qu’une idéologie, car, comme le remarque Gilles-Gaston Granger [31] : « L’objectivation de l’individuel passé ne peut avoir le sens d’une objectivation scientifique complète ; elle joue le rôle d’une création idéologique, tout-à-fait symétrique à maints égards d’une prévision de notre avenir... » Les rapports entre le sujet et l’objet, tels que les comprend Weber, sont de ce point de vue très révélateurs. Pour lui la sociologie compréhensive est fondée dans une certaine mesure sur l’unité du sujet et de l’objet, unité entre le sujet agissant et les effets perceptibles de son action, mais on remarque très vite que cette unité est très mal discriminée entre le subjectif et l’objectif ; elle est équivoque et chatoyante, l’accent passant de l’un à l’autre des termes sans que l’on puisse se fier en ce domaine à des règles à peu près fixes. Il n’y a pas identité au sens hégélien, mais il n’y a pas non plus de différenciation nette dans l’unité. Pour toutes ces raisons il est bien évident que l’aspect subjectif finit par devenir prédominant, ne serait-ce que parce que l’aspect objectif ne peut avoir un statut bien délimité et bien déterminé dans ce contexte. Le rapport sujet-objet est presque tout entier tiré vers le subjectif.
Aussi, malgré la rigueur et l’acuité du coup d’œil (Augenmass) wébérien, ne peut-on considérer que la Wissenschaftslehre contient une théorie critique de la science et plus précisément des sciences sociales. En effet la division établie par Weber entre l’être et le devoir-être, entre le fait et la valeur, entre la rationalité formelle et la rationalité substantive, entre le phénomène et la décision, ne peut en aucun cas être acceptée telle qu’elle, c’est-à- dire comme un ensemble d’antinomies qui marque les limites de l’investigation scientifique. On doit certes reconnaître la nécessité de distinguer d’un point de vue scientifique jugements de valeur et jugements de fait, mais il n’en découle pas pour cela que le monde des valeurs est inaccessible à l’examen scientifique critique et relève seulement d’une histoire formelle (formale Geschichte). Les valeurs peuvent être mises en relation avec certaines formes de la pratique sociale dans un cadre structurel donné, c’est-à-dire elles peuvent être conçues comme fonctionnelles à une certaine conformation des rapports sociaux, sans que pour autant on les réduise à la matérialité des rapports de production (pat exemple). Un tel traitement des valeurs est en effet rendu possible par leur étroite intégration à la pratique, par leur historicité, non au sens wébérien du terme, mais au sens où toute entreprise humaine, bien que se posant au départ comme absolue, se soumet en fait à une vérification ou à une réfutation temporelles. La collision des valeurs n’est pas, quant au fond, le choc et la juxtaposition de valeurs purement individuelles et hétérogènes les unes aux autres, mais le choc et l’affrontement de valeurs produites par les individus et les groupes dans un contexte social déterminé qui trace un cadre précis à la production de ces valeurs par la pratique sociale. Certes, comme Weber l’a toujours affirmé, aucune science, aucune théorie ne sont en mesure de me dicter ce que je dois faire, mais il est possible d’aller plus loin qu’une simple critique technique des valeurs (séparation, classification, variation des valeurs). Le point de vue de l’enquêteur, du chercheur n’est pas forcément et dans la plupart des cas pure contingence, puisqu’il est lié à un objectif pratique (ne serait-ce que la recherche fondamentale) qui le situe et le met en relation avec l’objectivité des rapports sociaux. Il est significatif, non seulement d’une certaine fin comme le voulait Weber, mais aussi d’une réponse apportée par un individu socialement situé à des questions posées par sa propre pratique. L’idéologie (la valorisation acritique) fait elle-même partie du réel ; elle est une pratique qui peut être illuminée par ses propres contradictions et ses propres difficultés. Aussi le rapport sujet- objet n’est-il pas comme le veut une certaine tradition philosophique un rapport d’identité, un monisme ; il est unité dans la pratique de deux sphères réciproquement conditionnées du réel, mais distinctes, puisque l’homme qui met en avant des objectifs est obligé de conformer son action à la résistance et à la pesanteur des rapports sociaux et de la nature [32]. Il serait naturellement faux de prétendre que Weber n’entrevoyait pas du tout cette problématique. Il était loin de croire à la valeur absolue de la division entre jugements de fait et jugements de valeurs ou tout au moins à la possibilité d’établir une discrimination noétiquement satisfaisante entre ces deux types de jugement. A cet égard il était l’adversaire de toute naïveté positiviste ou spiritualiste, et ce ne serait pas lui rendre pleinement justice que d’interpréter « la neutralité par rapport aux valeurs » dans les sciences (Wertfreiheit), thème qui lui était cher, dans un sens non-critique. Mais, pour lui, il n’était pas un seul moment question d’affirmer que le chercheur pouvait surmonter le conditionnement par les valeurs dans l’analyse empirique ; il demandait simplement que le chercheur prenne conscience dans la mesure du possible des valeurs qui l’inspiraient au départ de son travail et se refuse à mêler consciemment analyse empirique et valorisation comme le faisaient les « socialistes de la chaire » (Schmoller, etc.). Il n’allait malheureusement pas plus loin que ce souhait et n’essayait pas de bâtir à partir de l’interdépendance entre faits et valeurs une théorie du fait scientifique et de la pratique scientifique [33]. Or, si l’on considère les faits qui concernent la science comme le résultat de la pratique ou comme situés au point d’intersection de la visée humaine active et de la résistance de la matière (ce qui n’est pas pratique immédiate), on peut justement cesser de considérer l’objectivité comme un problème en soi et la replacer dans sa dimension sociale. Il n’y a pas d’objectivité qui serait totalement étrangère au sujet ou plus précisément qui serait étrangère à l’activité sociale de l’humanité ; il n’y a d’objectivité que sociale par rapport à un cadre de référence donné, lui-même déterminé et délimité par la pratique d’une société donnée. Bien entendu, pour construire cette objectivité qui seule permet de distinguer de façon satisfaisante fait et valeur dans un système de coordonnées, il ne faut pas regarder la connaissance humaine comme essentiellement contemplative, c’est-à-dire comme extérieure. Ainsi que l’écrit Lucio Coletti [34] : « La pensée, en somme, est soit réflexion sur l’être, soit un mode de l’être ; soit connaissance de la vie, soit action vitale elle-même ; soit théorie, soit pratique. Dans le premier cas l’objectivité est son contenu, c’est-à-dire que l’extériorité, le monde sensible (ici le langage, mais dans le travail l’objet lui-même) est chemin, médium des manifestations vitales de l’homme : le monde, la nature sont par conséquent ma façon d’être, mon existence pour l’autre homme, comme l’existence de celui-ci pour moi : le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’autre homme. Dans le second cas, par contre, la théorie est un moment, une articulation de l’objectivité, ce qui veut dire que la communication entre les hommes se réalise dans la mesure où l’un accueillant la manifestation (ici la pensée de l’autre) vérifie, explicitement ou non, cette manifestation ; et la vérifie en expérimentant précisément, en pratique, sa congruence avec l’objectivité. Les rapports entre les hommes, les rapports sociaux sont fonction du monde du travail et de la production qui est échange organique entre l’homme naturel et la nature ou échange à l’intérieur de la nature. »
Par ailleurs, si l’on s’en tient à cette perspective de l’objectivité sociale, un problème central de la pensée wébérienne, celui de la totalité [35], apparaît sous une lumière tout à fait différente. Weber, hostile à la tradition hégélienne refusait, on le sait, toute théorie qui aurait eu la prétention de saisir les phénomènes sociaux dans leur totalité, c’est-à-dire dans l’ensemble de leurs relation réciproques. Pour cela il se basait sur l’impossibilité, empiriquement évidente, de ramasser dans l’étude analytique et dans l’imputation causale tous les phénomènes, tous les facteurs ayant trait idéalement à un même objet. Il ne voulait en aucun cas s’accommoder de la supercherie qui consiste à renvoyer aux parties pour définir le tout et à renvoyer au tout pour définir les parties en construisant une pseudo-théorie déductive, rationnelle ou irrationnelle (vitalisme) [36]. Il n’y avait à ses yeux d’autres totalités que celles déterminées et délimitées par un point de vue unilatéral, c’est-à-dire par les valeurs du chercheur. Aussi les totalités étaient-elles, dans cette optique, des totalités partielles et purement conceptuelles, non des totalités réelles.
A cette conception qu’on peut appeler nominaliste, il est cependant possible d’opposer la conception de « totalités concrètes » isolées par la pratique scientifique qui sont sans doute des totalités pensées, mais qui, comme manifestation de la dialectique du sujet et de l’objet, se trouvent dans une relation signifiante et non arbitraire avec un objet déterminé [37]. La totalité concrète, vérifiée dans la pratique, est approximative, c’est-à-dire sujette à révision, mais dans la mesure où elle ne laisse de côté aucun des phénomènes repérés et dans la mesure où il n’y a pas d’objectivité en dehors de la pratique sociale, elle reflète de manière satisfaisante les processus qu’elle veut saisir. En un certain sens la querelle entre « totalistes » et « empiristes » est un faux problème hérité de la pensée métaphysique.
Dans le même ordre d’idées on peut repousser la pluralisme méthodologique de Weber, c’est-à-dire son jeu sans règle avec le déterminisme des superstructures et des infrastructures. Dans ses études de sociologie de la religion il annonce bien son intention de déterminer de quelle façon les croyances religieuses modèlent la mentalité économique, mais on ne trouve pas dans ce travail sans précédent par son envergure et sa richesse en hypothèses une théorie du conditionnement réciproque des croyances religieuses et des formes de l’économie. L’intention polémique (contre le marxisme) l’a emporté sur la volonté parallèlement existante de formuler des hypothèses permettant d’élucider les rapports entre pratique religieuse et pratique économique. Dans un passage de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber écrit lui-même [38] : « Pour ceux dont la bonne conscience causale ne peut se passer d’interprétation économique (ou matérialiste comme l’on continue malheureusement à dire), précisons que je tiens pour fort importante l’influence du développement économique sur le destin des idées religieuses ; plus tard, j’essaierai d’exposer comment, dans le cas présent, se sont constitués les processus d’adaptation et les rapports mutuels. Mais les idées religieuses ne se laissent pas déduire tout simplement des conditions « c économiques » ; elles sont précisément — et nous n’y pouvons rien — les éléments les plus profondément formateurs de la mentalité nationale, elles portent en elles la loi de leur développement et possèdent une force contraignante qui leur est propre. Enfin, dans la mesure où interviennent des facteurs extérieurs à la religion, les différences les plus importantes — comme celles entre luthéranisme et calvinisme — sont surtout déterminées par des conditions politiques. » Et de fait Weber se borne souvent de constater qu’il y a influence de la religion sur l’économie et de l’économie sur la religion, sans que cela aboutisse à une théorie élaborée et explicitement formulée. On peut, certes, trouver dans son œuvre une conception implicite des rapports infrastructure — superstructure, qui donne la prédominance au mental, mais comme cette conception n’est pas formalisée, elle échappe à une vérification et à un contrôle explicites et peut coexister avec des vues qui lui sont parfois contraires. Le pluralisme des explications apparaît en ce sens comme une solution illusoire, comme la conciliation non critique de facteurs apparemment contradictoires et opposés, comme le refus de rechercher jusqu’au bout une explication unitaire qui coordonnerait la multiplicité des phénomènes. Est-il pourtant impensable d’envisager une théorie des conditionnements réciproques ? Certainement pas si l’on se réfère à l’unité du sujet et de l’objet dans la pratique sociale, c’est-à-dire aux relations fonctionnelles qui s’établissent entre sujet agissant et matière travaillée (relations qui n’ont rien à voir, redisons-le, avec un monisme matérialiste ou spiritualiste). A notre avis cette élucidation se trouve formulée dans le matérialisme historique de Marx, qui contrairement à ce qu’affirmait Weber (avec quelques excuses, étant donné le mécanisme de beaucoup de marxistes de son temps) n’était pas un déterminisme économique. En effet, Marx n’a jamais prétendu que les superstructures pouvaient être réduites aux rapports économiques, encore moins à la technologie et au milieu géographique. Marx découvrait simplement dans les rapports de production (modalité des rapports sociaux et des rapports à la nature) une limite et un point de passage obligatoire de la pratique sociale, une sphère objective autour de laquelle l’activité transformatrice des hommes devait tourner et s’organiser. Il n’excluait pas par conséquent que l’activité sociale — les programmes sociaux des différents groupes — agissent sur cette sphère objective pour la conditionner, mais seulement en fonction des possibilités permises par les structures (permanence relative des rapports sociaux, etc.) et sur la base des problèmes posés par ces structures. S’il en avait été autrement, son orientation constante depuis ses années de jeunesse vers l’action révolutionnaire eût été incompréhensible (action politique partant du niveau des superstructures). Selon lui le conditionnement par l’infrastructure d’une structure sociale pouvait faire place dans une période d’effervescence à un bouleversement complet, c’est-à-dire à un renversement apparent des rapports de domination-subordination entre infrastructures et superstructures [39] car il ne concevait pas les rapports entre les différents niveaux de la pratique sociale dans une perspective statique, mais plutôt comme placés constamment en équilibre instable [40]. Si l’on considère cette critique du pluralisme wébérien comme justifiée, il est évident que l’instrument conceptuel le plus fondamental de sa sociologie compréhensive, le type idéal, doit lui aussi être soumis à une critique similaire. Le type idéal est en effet pour Weber une sorte de synthèse subjective de l’objectif et du subjectif, du fait et de la valeur, du singulier et du général, à la validité précaire (et pas seulement provisoire), mais utile en fonction d’un point de vue qui ordonne la réalité. Il est en somme un concept qui représente — après vérification minimale — un point de jonction aux coordonnées très mal connues entre le sujet et la réalité [41]. Mais autant les polémiques de Weber contre l’empirisme sont convaincantes en montrant que le soi-disant passage de la réalité empirique au concept général n’est qu’un saut dans l’inconnu qui ouvre la voie à toutes les spéculations pseudo-scientifiques, autant ses conclusions nominalistes, elles, le sont peu. Le point de départ de la pensée conceptuelle n’est pas, à vrai dire, la réalité empirique, mais un état donné des connaissances accumulées par la société qui implique une certaine organisation des faits scientifiques, préalable à la nouvelle élaboration critique. Aussi la véritable démarche scientifique va-t-elle de l’abstrait (ancien) au concret (nouveau) par le moyen d’abstractions de plus en plus spécifiées, le concret étant selon l’expression de Marx : « La synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. » Il n’y a pas de connaissances qui soient gagnées simplement par l’induction baconienne, car les concepts cognitivement significatifs sont le fruit aussi bien de la synthèse que de l’analyse, aussi bien de la déduction que de l’induction ; ils sont élaborés comme instruments de la pratique scientifique et comme réflexion critique (prise de possession) sur cette pratique, c’est dire qu’ils ne peuvent échapper à un contrôle rigoureux de leur adéquation. Les concepts en tant qu’abstractions scientifiques (fonctions d’un objet déterminé) sont effectivement une synthèse du général (la conscience sociale organisatrice) et du singulier (l’objet délimité par la pratique, c’est-à-dire les rapports de l’homme à l’autre homme et à la nature), mais il n’est pas nécessaire de tirer de tout cela des conclusions agnostiques.
Les catégories de la pensée font partie de la réalité et comme telles ne sont pas séparées de leur objet par un mur opaque — même lorsqu’elles sont réfractées par un biais idéologique, c’est-à-dire lorsqu’elles témoignent d’une pratique qui n’essaye pas de se critiquer elle-même et n’arrive pas à se transcender en pratique scientifique [42]. L’abstraction scientifique, il est vrai, n’est pas une catégorie générale possédant une validité en dehors de son cadre de référence, elle a un caractère historique (liaison à cet objet-là et pas à un autre), mais cela ne devrait pas étonner : la connaissance est essentiellement connaissance critique d’un présent organisé et le passé lui-même ne peut être connu que comme différence avec le présent. Les concepts obtenus grâce aux abstractions scientifiques ne peuvent donc être relatifs qu’à une société singulière, qu’à une formation économique et sociale donnée concrètement pour reprendre un terme de Lénine [43]. Le type idéal au contraire dans la mesure où il n’est pas relié consciemment et de façon critique à la pratique risque d’être un concept qui charrie subrepticement des contenus non assumés explicitement, c’est-à-dire une synthèse prématurée d’objets distincts et opposés, une rencontre dans la pénombre du sujet et de l’objet.
Le paradoxe le plus apparent que comporte cette conception subjectiviste des instruments de la sociologie est moins de conduire à des analyses elles-mêmes purement subjectives et arbitraires — Weber avait trop d’esprit critique pour ne pas soumettre à un contrôle assez rigoureux ses propres recherches — que de privilégier indûment un des aspects de la réalité sociale en faisant de celui-ci une variable indépendante, hypostasiée au détriment des rapports d’interdépendance et de conditionnement réciproque. En l’occurrence l’action ou plus exactement le sens déchiffré de l’action des individus apparaît comme le moment privilégié de toute explication sans que les motivations réelles de cette action, sans que le substrat de ces motivations, soient autrement qu’occasionnellement l’objet d’une étude scientifique [44].
La sociologie compréhensive devient ainsi une typologie des comportements, la société telle que la conçoit cette sociologie devient un assemblage de modèles de comportements intentionnels ou encore une combinaison relativement cohérente de types idéaux. Aussi, quoi qu’il en soit, Max Weber tire dans un sens idéaliste ses propres conceptions théoriques. La reconnaissance d’une multiplicité des facteurs d’explication n’étant pas en soi un garde-fou suffisant, puisque Weber a tendance à réduire tes « facteurs » et particulièrement le « facteur » économique à des comportements intentionnels. Le biographe américain de Weber, Reinhard Bendix, écrit à ce sujet, avec un accent, il est vrai, favorable [45] : « De cette manière Weber transforma la grande intuition de Marx en montrant que les intérêts matériels sont liés à la quête inextinguible de l’homme pour le sens et l’idéalisation... » Mais les conséquences de la conception wébérienne de la sociologie ne se limitent pas à la manifestation de tendances idéalistes contraires aux projets initiaux de Weber (les polémiques contre la philosophie de l’Histoire, contre l’irrationalisme, etc.), elles se traduisent également par un naturalisme du comportement, par une sorte de « matérialisme » d’un type particulier. En effet les données propres aux comportements sont transposées dans la théorie telles qu’elles apparaissent immédiatement, c’est-à-dire sans avoir été soumises à l’examen critique nécessaire pour dégager les faits scientifiques et sans avoir été distingués nettement des phénomènes psychologiques. Le téléologisme non critique des comportements intentionnels envahit par là toute la théorie et lui fait assumer des explications qui n’en sont pas. La réalité sociale n’est pas véritablement reproduite dans sa complexité et ses connexions, mais telle qu’elle se présente aux consciences dans les représentations et dans l’élaboration idéologique (qui n’exclut pas la finesse et la virtuosité). Avec quelque justification H. Gerth et C. Wright-Mills [46] notent dans leur introduction aux morceaux choisis de Weber que celui-ci semble opposer au matérialisme économique de Marx un « matérialisme » de l’action politique et de la violence. On peut certes opposer à cette affirmation la complexité des analyses wébériennes (sociologie des religions, œuvres historiques), il n’en reste pas moins que le reproche n’est pas infondé si l’on se réfère aux théorisations les plus abstraites [47].
Certains commentateurs [48], ont, malgré tout, voulu voir en Weber le fondateur d’une sociologie des choix, c’est-à-dire de la liberté humaine. Ils ont cru découvrir dans son œuvre un accent critique et démystificateur, propre à l’élaboration d’une théorie des sociétés industrielles. Il n’est pas niable sans doute que Weber n’avait rien d’un apologète, qu’il se sentait l’héritier de toute une tradition rationaliste et non conformiste. Mais il est indéniable également qu’il représentait un rationalisme qui se tournait contre lui-même [49] et finissait, paradoxalement, par placer la foi humaine ou la décision irrationnelle au-dessus de la raison. Une sociologie qui ne met pas vraiment en lumière les conditions de la liberté ne peut être véritablement une sociologie de liberté.


Source : exemplaire personnel de Fétichisme et société





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(1934-2004)




[1Gesammelte Aufsatze zur Soziàl und Wirtschaftsgeschichte, Tübingen, 1958.

[2Voir Eugène Fleischmann : « De Weber à Nietzsche » in Archives Européennes de Sociologie, n° 2, 1964, p. 198.

[3Voir Max Weber : Gesammelte Aufsatze zur Wissenschaftslehre 2e édition, Tübingen, 1951, p. 123. A l’avenir cité comme Wissenschaftslehre.

[4Raymond Aron : La philosophie critique de l’Histoire. Essai sur une théorie allemande de l’Histoire, Paris, 1950, p. 222.

[5Allusion au livre de Rickert : Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung.

[6Léo Strauss : Droit naturel et Histoire, Paris, 1954, p. 54.

[7Wissettschaftslehre, pp. 215-265.

[8Wissenschaftslehre, pp. 15-16.

[9Wissenschaftslehre, pp. 400-426.

[10Raymond Aron : La philosophie critique de l’Histoire, op. cit., p. 114..

[11Wissenschaftslehre, p. 6.

[12Ibid., p. 287.

[13Ibid., p. 276.

[14Ibid., p. 429.

[15Ibid., p. 429.

[16Voir « Über einige Kategorien der vestehenden Soziologie » in Wissenschaftslehre, op. cit., pp. 427-438.

[17Ibid., p. 439.

[18Seule la dogmatique juridique avec ses normes générales peut faire exception.

[19Ibid., p. 349.

[20Pour saisir cette opposition voir par exemple : Les règles de la méthode sociologique, 2e édition, Paris, 1950 : « La fluidité de l’eau, ses propriétés alimentaires et autres ne sont pas dans les deux gaz dont elle est composée, mais dans la substance complexe qu’ils forment par association. Appliquons ce principe à la sociologie. Si, comme on nous l’accorde cette synthèse sui generis qui constitue toute société dégage des phénomènes nouveaux différents de ceux qui se passent dans les consciences solitaires, il faut bien admettre que ces faits spécifiques résident dans la société même qui les produit et non dans ses parties, c’est-à-dire dans ses membres », pp. 16-17.

[21Wissenschaftslehre, p. 191.

[22Ibid., p. 544.

[23Sur le type idéal quelques remarques intéressantes dans G. Korf : « Der Idealtypus Max Webers und die historisch-gesellschaftliehen Gesetzmassigkeiten » in Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, n° 11, 1964, pp. 328-343.

[24Wissenschaftslehre, p. 207.

[25Sur ce point voir Dieter Henrich : Die Einheit der Wissenschaftslehre Max Webers Tübingen, 1952, p. 41 et Wissenschaftslehre, p. 214.

[26Voir Raymond Aron : La philosophie critique de l’Histoire, op. cit., p. 242.

[27Sur le relativisme de Weber voir également de Raymond Aron : Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, 1962, pp. 26-27.

[28Wissenschaftslehre, p. 260

[29Sur ce point voir les remarques intéressantes de G. Luckàcs dans : Histoire et conscience de classe, Paris, 1960, p. 198 et suivantes.

[30Sur le problème de la possibilité objective voir Ernst Bloch : « Uber Freiheit und objektive Gesetzlichkeit politish gefasst » in Deutsche Zeischrift fur Philosophie, n° 4, 1954, pp. 824-826.

[31Gilles-Gaston Granger : Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, 1960, p. 208.

[32Voir les intéressantes réflexions de Jürgen Habermas dans « Analytische Wissenschaftstheorie und Dialektik. Ein Nachtrag zur Kontro verse zwischen Popper und Adorno » in Zeugnisse ; Th. W. Adorno zum 60 Geburtstag, hrg. von Max Horkheimer Frankfurt/Main, 1963, pp. 473- 501.

[33Dans Die Wissensfortnen und die Gesellschaft, 2e édition, Bern, 1960, Max Scheler a très bien défini les conséquences du subjectivisme de Weber : « Mais s’il n’y a pas d’essence objective il n’y a pas plus d’étoile et de direction que de limites dans les choses pour l’orientation de la conceptualisation empirique, pour la séparation du rationnel de l’irrationnel, de l’intelligible du non intelligible, ce qu’il est pourtant possible et judicieux d’exiger du monde et de l’homme dans tout examen du monde. Naturellement il s’ensuit que la science au sens d’empirie sans limites de cas singuliers que l’esprit éclaire tantôt au moyen du type idéal, tantôt arbitrairement (sans recevoir de lumière des choses elles- mêmes) d’une part et la conduite de la vie par impulsions irrationnelles et aveugles d’autre part ne peuvent se rejoindre. La conséquence logique en est un balancement et une hésitation permanents de l’âme entre la prostration empirique devant la réalité historique accidentelle et l’utopie sans barrières qui à partir de son « espérance » apocalyptique très personnelle méprise cette réalité devant laquelle auparavant on s’était soumis passivement en tant que spécialiste », pp. 434-435.

[34Cf. Il marxismo e Hegel, introduction de Lucio Coletti à V. I. Lenin Quaderni filosofici, Milano, 1958, pp. IX-CLXVIII, CXXIV.

[35Voir en particulier la polémique contre Knies dans la Wissenschaftslehre, pp. 140-141.

[36Les théories de la totalité ont trouvé aussi un critique éloquent dans Karl R. Popper. Voir ses ouvrages : Misère de l’historicisme, Paris, 1955 et The open society and its enemies, paperback édition London, 1963, tomes I et II. K. R. Popper assimile malheureusement Marx à l’hégélianisme ; il est vrai qu’il peut s’appuyer sur l’ouvrage de Luckàcs : Histoire et conscience de classe, qui prend le contre-pied de Weber de façon trop systématique.

[37Sur ce point voir les remarques de Marx dans Grundrisse der Kritik der politischen Ökonotnie, Berlin, 1953, pp. 21-23.

[38Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, 1964, p. 233 ; sur cette problématique le chapitre sur la Religion soziologie de Wirtschaft und Gesellschaft n’apporte rien de sensiblement nouveau.

[39C’est en ce sens qu’il faut saisir le fameux antagonisme entre rapports de production et forces productives. Le développement des forces productives — c’est-à-dire des forces collectives déployées par les hommes dans des rapports de production donnés, forces allant des potentialités recélées par l’activité ouvrière jusqu’à la science et à la théorie scientifique de la société — poussé jusqu’à ses conséquences les plus logiques perturbe les superstructures idéologiques (l’idéologie dominante), ce qui par contrecoup entraîne des modifications de la pratique des différentes classes et crée la possibilité d’une transformation des rapports de production. Autant l’idéologie est impuissante à modifier véritablement l’existant autant la théorie scientifique — produit de la formation sociale capitaliste — ne se laisse pas circonscrire totalement par les rapports de production.

[40Pour montrer que Marx n’est pas un « économiste » il suffit de se rapporter à ce passage des Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, Berlin 1953. « En d’autres termes l’origine extra-économique de la propriété n’est pas autre chose que l’origine historique bourgeoise et des formes de production qui sont exprimées théoriquement ou idéalement par les catégories de l’économie politique. Que l’histoire pré-bourgeoise et que chaque phase de celle-ci aient aussi leur économie et un fondement économique à leur mouvement n’est rien d’autre que la tautologie disant que la vie des hommes repose depuis toujours sur la production, d’une manière ou d’une autre sur la production sociale, dont les rapports sont appelés rapports économiques », p. 388.

[41Dans un livre déjà ancien, mais qui reste fondamental, Max Webers Wissenschaftslehre. Das logische Problem der historischen Erkenntnis Die Grenzen der Soziologie des Wissens. Tübingen 1934, Alexander von d’analyse très différents, les concepts généraux et les concepts particuliers, les moyens de l’imputation causale et ceux de l’étude de l’individuel, la singularité et la non-répétabilité, les concepts qui cernent la causalité ou le conditionnement réciproque avec ceux qui expriment des relations d’ordre logique ou normatif propres à certaines créations intellectuelles. Alexander von Schelting a montré en quelque sorte que Weber se refusait à admettre la dynamique propre de la connaissance scientifique, non réductible — malgré ses limitations inévitables en fonction de « l’esprit » d’une époque — à une variété quelconque d’idéologie. On peut ajouter à son analyse que Weber, comme l’a indiqué Hans Freyer dans son ouvrage : Soziologie ah Wirklichkeitswissenschaft, Leipzig, 1930, nouvelle édition Stuttgart 1964, n’a pas saisi la possibilité d’étudier la société de son temps comme un système dynamique, relevant d’une causalité structurale (conditionnement réciproque, relations de variance ou d’invariance) et faisant disparaître les difficultés insurmontables de la régression causale individualisante. Le fait que les problématiques scientifiques trouvent leur origine dans les valeurs propres aux individus et aux groupes ne signifie pas forcément être lourdes de jugements de valeur implicites. On peut au contraire soutenir avec Siegfried Landshut : Kritik der Soziologie. Freiheit und Gleichheit als Ursprungsproblem der Soziologie, München, Leipzig, 1929, que des problématiques non scientifiques au départ mais qui dégagent un horizon bouché sont nécessaires au développement des sciences sociales (c’est la seule justification à ce que certains appellent le point de vue du prolétariat).

[42Sur la question de l’abstraction scientifique, voir : Galvano della Volpe : Logica corne scienze positiva, Messina, 1956 et Evald Vasilievic Ilienkov : La dialettica dell’astratto e del concreto nel Capitale di Marx, Milano, 1961, ainsi que K. R. Popper : The logic of scientific Discovery, London, 1965.

[43Il faut naturellement bien s’entendre sur l’historicité des catégories et des concepts. Elle n’a rien à voir avec une historicité qui s’appliquerait à cerner l’événementiel, l’éphémère, le purement individuel dans une poursuite à l’infini. Elle signifie que les concepts naissent comme reproduction intellectuelle d’une réalité donnée et qu’ils ne peuvent être étendus à d’autres réalités, passées par exemple, qu’à condition de contrôler étroitement la validité d’une telle transposition.

[44Sur la répugnance de la sociologie wébérienne à étudier les motivations comme produites par un contexte social donné, voir Stanislaw Warynski (Léo Kofler) : Die Wissenschaft von der Gesellschaft. Umrisse einer Methodenlehre der dialektischen Soziologie, Bern, 1944.

[45Reinhard Bendix : Max Weber, An intellectual Portrait, New York, 1962, p. 481.

[46H. Gerth et C. Wright-Mills : Front Max Weber, New York, 1958, p. 47.

[47La théorie volontariste de l’action de Talcott-Parsons pousse encore beaucoup plus loin ces tendances de Max Weber. Dans The structure of social action. A study in social theory with a spécial reference to a group of recent european writers, The free press Glencoe, Illinois, 1949, dans lequel se trouvent en germe toutes ses conceptions. Talcott Parsons s’appuie en effet sur Weber et sur une sublimation scientifique du point de départ de celui-ci, le comportement intentionnel, pour établir une théorie générale de l’action qui englobe aussi bien la sociologie que la psychologie, que l’étude des systèmes culturels. La tentative de Parsons, impressionnante par son systématisme et sa persévérance, réintroduit malheureusement par le biais de son apriorisme de l’ « Unit act », une sorte d’empirisme basé sur les « normes » de l’action, sur les valeurs culturelles perçues à un niveau très problématique (en particulier en dehors des conditions de leur production).

[48Voir Dieter Henrich, op. cit., Franco Ferrarotti : Max Weber e il destino délia ragione, Bari, 1965, et l’introduction de Pietro Rossi à : Max Weber, Economia e società, Milano, 1961, t. I.

[49Sur le destin du rationalisme occidental voir M. Horkheimer et Th. W. Adorno : Dialektik der Aufklàrung, Amsterdam, 1947.