site consacré aux écrits de Jean-Marie Vincent

La résistance et la reprise de la dialectique

Hegel passé, Hegel à venir

L’Harmattan, p. 55-70, 1995


Le texte reparaîtra dans l’ouvrage Un autre Marx. Après les marxismes (2001).



On le sait, la systématicité hégélienne voulait saisir dans son appareil conceptuel la dynamique de son époque. Le système tel qu’il était consigné dans les grandes oeuvres de la maturité, de la Phénoménologie de l’esprit à l’Encyclopédie en passant par les cours de Berlin, se voulait à la fois récapitulatif, cumulatif et prospectif. Il résumait dans l’histoire des systèmes philosophiques et dans l’explication de leur succession l’évolution et la progression de l’esprit humain. En même temps il annonçait une ère nouvelle, celle du Savoir absolu, caractérisée par l’accession à la vérité et à la liberté. Il y avait une certaine ivresse hégélienne dans l’affirmation d’une telle ambition mais aussi beaucoup de sérénité dans la mesure où Hegel était parfaitement conscient du caractère novateur de son travail et de sa capacité à dépasser certaines difficultés de l’idéalisme allemand. La systémacité hégélienne se voulait dépassement de la métaphysique et du dogmatisme philosophique. Elle tenait à se présenter comme ouverture à une nouvelle pratique de la philosophie, une pratique qui serait aussi intervention prudente, mais rigoureuse dans les domaines de la politique, de la religion, pour y faire progresser la vérité et la liberté.

Apparemment l’entreprise hégélienne, dans sa démesure, s’est révélée un échec. Peu de temps après la mort du philosophe, l’école hégélienne se scinde en courants rivaux qui prennent peu à peu leur distance avec les élaborations théoriques du maître. La gauche hégélienne (D. Strauss, A. Ruge, B. Bauer et alii) met en question les conceptions politiques et religieuses de Hegel comme par trop conservatrices. Elle se consacre en conséquence à la critique de la religion et cherche à développer une théorie de la démocratie radicale qui s’éloigne très vite des Principes de la philosophie du droit. La droite et le centre hégéliens, confrontés à beaucoup d’hostilité du côté des autorités universitaires et politiques, interprètent en l’édulcorant l’héritage qu’on leur a laissé. On voit également se multiplier les détracteurs et les réfutations des thèses hégéliennes dans les milieux intellectuels. La systémacité hégélienne se désagrège et beaucoup, en Allemagne et ailleurs, sont portés à croire qu’elle n’a plus qu’un intérêt rétrospectif.

Pourtant, il y a des éléments de victoire dans cette défaite : tout le champ de la philosophie est, en réalité, bouleversé par le passage de la systémacité hégélienne et par les discussions qui en résultent. Pour faire oeuvre de philosophe il faut dorénavant s’opposer à Hegel, le reprendre partiellement ou encore chercher à le dépasser en lui assignant une place dans de nouveaux développements philosophiques. On l’apostrophe, on le dénonce, on le repousse, mais cela n’empêche pas que des courants néo-hégéliens naissent un peu partout dans le monde occidental. Au sein de la mouvance qui se dit marxiste, les affrontements autour de l’héritage hégélien légué par un Marx à la fois fasciné et perplexe sont par ailleurs incessants. De Nietzsche à Kierkegaard en passant par Trendelenburg et F. A. Lange on n’en finit pas de faire les comptes avec Hegel. Comme le montre très bien François Chatelet, le philosophe souabe a donné une telle force à son discours philosophique sur la modernité qu’il devient impossible d’ignorer sa présence dans le champ théorique.

Ces considérations, que l’on peut faire à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, peuvent être répétées pour la période qui va de la révolution d’Octobre à nos jours. Il y a sans doute des attaques violentes et des critiques qui se veulent définitives, celles, par exemple, d’une rare grossièreté d’un Karl Popper (La société ouverte et ses ennemis) contre un prétendu totalitarisme hégélien, mais elles n’arrivent pas à recouvrir les écrits de tous ceux qui prennent très au sérieux les textes de Hegel. Il est, en particulier, frappant de constater que c’est le Hegel de la Science de la Logique (avec celui de la Phénoménologie de l’Esprit) qui attire le plus l’attention. A cela il y a de bonnes raisons : la dialectique hégélienne n’est pas une logique au sens ordinaire du terme (relevant d’une formalisation de type mathématique), elle n’est pas non plus une méthode pour un bon usage de la raison. Elle est, en réalité, beaucoup plus, à la fois exploration des processus de pensée, découverte des obstacles que la connaissance doit franchir pour savoir ce qu’elle fait, épuration progressive du langage pour parvenir au pur penser, élucidation des rapports entre le discours dialectique et le monde. La dialectique relève donc d’un véritable activisme cognitif qui cherche à secouer toutes les tiédeurs, toutes les paresses dans les processus de connaissance, en montrant, ce qui est capital, que le penser pur est autodéveloppement du contenu dans une processualité infinie.

Il y a, certes, un idéalisme hégélien, celui de l’idée absolue, mais cela ne suffit pas à disqualifier l’effort prodigieux de la Science de la logique pour dépasser la scission entre pensée et objets de connaissance ainsi que le statique des théories traditionnelles de la connaissance. Le discours spéculatif de Hegel n’est pas un discours a-critique. Il est tout au contraire un discours critique qui cherche à dissiper des illusions, à pourchasser des aveuglements, en procédant notamment à une critique systématique de la représentation. Fondée sur l’intuition sensible, la représentation ne met pas vraiment le sujet en relation avec l’objet. Elle institue entre eux une sorte de non-rapport d’indifférence et se contente de ce qui est immédiatement donné et se présente comme une concrétion extérieure qui ne concerne pas directement le penser. En d’autres termes, le penser n’est pas activité authentique, mais un ensemble d’opérations mentales dans la tête du sujet pour saisir et refléter le monde objectif. Comme le dit Hegel, la connaissance semble n’avoir aucune relation avec l’exister, elle repose sur une ontologie fixiste qui creuse un abîme entre le sujet et son monde. La représentation donne l’impression que le sujet s’approprie l’objet, en fait elle maintient à distance ce dernier, dans l’illusion de la proximité.

C’est pourquoi le discours spéculatif doit être un discours de rupture avec la représentation et avec le langage représentatif. Il doit être déploiement du caractère processuel de la connaissance et se manifester comme le travail d’un connaître qui est aussi vouloir, transformation des relations entre le sujet et l’objet, mais aussi transformation du sujet et de l’objet. La dialectique ne doit donc pas être confondue avec une logique formalisée d’un nouveau genre qui serait supérieure à la logique métaphysique ancienne grâce à une formalisation supérieure. La dialectique rompt avec le formalisme parce qu’elle modifie de façon processuelle forme et contenu des objets de connaissance. Elle est une façon autre de penser et une production d’un langage de la conceptualité qui va de l’abstrait (l’intuition sensible, la représentation) au concret (le concept). Elle ne dissipe pas des apparences pour retrouver un substratum qui serait un fondement solide de la connaissance. Elle permet au contraire de passer, grâce à des médiations, de relations pauvres à l’objectivité, à des relations plus riches (l’universel concret). Comme le dit Hegel, le fondement c’est le résultat, c’est-à-dire la conceptualité riche et concrète qui trouve son origine dans l’auto production du concept. A l’évidence, le concept ne peut plus être conçu comme une représentation mentale abstraite de l’objet, mais bien plutôt comme un ensemble dynamique de relations et de procès dialectiques, fort de multiples déterminations.

Dans ce cadre, la vérité ne peut plus être l’accord entre l’intellect et la chose (accord entre la représentation et l’objet), elle ne peut être que la vérité du processus conceptuel, la production de la liberté de l’esprit par l’autoproduction du concept. Il ne peut en effet y avoir de vérité sans liberté et vice versa, parce que la vérité doit être rapport adéquat au monde et parce que la liberté de l’esprit ne peut être réduite au libre arbitre, mais comporte une dimension de respect de la vérité. Cette réciprocité de vérité et liberté montre bien, en définitive, que la dialectique est éminemment pratique, c’est-à-dire doit dépasser la division kantienne entre raison pure et raison pratique pour trouver la voie de l’auto-accomplissement du sujet dans l’idée absolue. La dialectique, en ce sens, met fin à l’idée de la philosophie comme contemplation, comme réflexion sur l’activité. La philosophie selon Hegel est activité pure, arrachement aux politiques dictées par le sens commun (gemeiner Menschenverstand) et par l’entendement. Elle est, par suite, pratique pour la transformation des hommes et du monde. Avec un bel optimisme, il parle, dans la préface de 1812 à la Wissenschaft der Logik, de transformation générale, de fermentation des esprits. Hegel fait bien une philosophie de l’esprit, mais celle-ci n’exclut pas que l’esprit puisse avoir des liens avec la cité. La Philosophie du droit en ce sens n’est pas si éloignée de la dialectique exposée dans l’Encyclopédie et la Phénoménologie.

Dans la préface à la Philosophie du droit, Hegel dit très clairement que la science de l’Etat n’est autre chose qu’une tentative pour conceptualiser et représenter l’Etat dans sa rationalité (Philosophie des Rechts, 1972, p. 12), ce qui veut dire déployer l’Etat dans l’ensemble de ses moments comme conduisant à la réalité de la morale objective (Sittlichkeit) et à la liberté. L’Etat est donc un moment d’effectuation de la Raison qui ne peut se priver de l’éclairage de la philosophie et de sa quête de la vérité et de la liberté. Dans l’article 360 qui termine la Philosophie du droit, Hegel dit sa conviction que le présent est en train de se débarrasser de la barbarie et de l’arbitraire contraire du droit du passé (Philosophie des Rechts, p. 302). C’est pourquoi il ne faut pas opposer au retard que peut prendre l’effectuation du rationnel dans l’Etat le devoir être, c’est-à-dire un universel abstrait, mais bien l’élucidation des contradictions qui sont à l’oeuvre dans la société civile et dans les relations entre cette dernière et l’Etat. Pour arriver au règne de la loi et de la morale objective de la communauté politique il n’y a pas à faire appel au sentiment (Gemüt) ou à des conceptions pathétiques du peuple, mais à effectuer un patient travail de réformes, pour permettre notamment la transformation des intérêts de la société civile par la représentation politique et l’intervention de l’Etat. C’est, par suite, un contresens de faire de Hegel un apologète de l’Etat prussien sous sa forme réactionnaire. Dans des travaux d’une très grande érudition, Domenico Losurdo (notamment Hegel und das deutsche Erbe, 1989) montre très bien qu’il faut situer Hegel dans le prolongement des réformateurs comme Stein, Hardenberg, Scharnhorst et alii. On peut d’ailleurs ajouter que, selon Hegel, la philosophie n’a pas le droit de se désintéresser de ce qui se passe au niveau de l’Etat, si l’on prend au sérieux l’effectuation de la vérité et de la liberté (cf. à ce sujet Hans Friedrich Fulda, 1968).

Cela dit, il faut toutefois faire remarquer que le réformisme politique hégélien et le magistère de sa philosophie ont été rapidement mis en échec. Très peu de temps après la mort du philosophe, l’Etat prussien dévoile très vite son caractère réactionnaire et va s’illustrer en écrasant la révolution de 1848 en Allemagne. Hegel a vu ou cru discerner dans la réalité étatique de son temps (dans l’Etat napoléonien et dans l’Etat prussien) des tendances qui n’y étaient pas présentes. La rationalité pratiquée par la bureaucratie prussienne n’avait en fait pas grand-chose à voir avec la raison hégélienne. De ce point de vue, les reproches faits par le jeune Marx dans son commentaire de la Philosophie du droit de Hegel ne peuvent pas être pris à la légère. Sans doute, Marx est-il parfois injuste en expliquant qu’il y a préséance du logique sur le réel dans la réflexion hégélienne, mais il touche un point capital, lorsqu’il incrimine dans la philosophie hégélienne de l’Etat des passages non maîtrisés d’un matérialisme rassis (l’acceptation a-critique de situations de fait) à un spiritualisme [Voir Karl Marx, « Zur Kritik des hegelschen Staatsrechts » in Hegel Grund linien der Philosophie des Rechts, 1972, pp. 502-503.]vite satisfait en accordant des brevets de rationalité à ce qui reste marqué par la scission, le déchirement et la contradiction. La raison hégélien ne se voit à l’oeuvre, c’est-à-dire en marche vers la réconciliation, là où il y a des oppositions fondamentales. L’Etat et la représentation politique permettent sans doute la réalisation d’une communauté de citoyens qui concilie des intérêts divergents, contient beaucoup de conflits et peut donc se prévaloir d’une certaine rationalité. Mais cette rationalité n’a pas l’universalité que lui attribue Hegel, elle reste profondément liée aux particularismes de la société civile et à ce système de l’atomistique qu’il décrit si bien. La réalité de l’Etat se trouve transfigurée, ce qui fait de l’esprit objectif un dispositif de compromis avec une réalité problématique (de façon significative Hegel se prononce contre la démocratie politique).

Il est par conséquent indispensable de se demander ce qui peut être à l’origine de telles défaillances, et pour cela examiner de plus près les fondations de la dialectique. Comme on le sait Hegel se prononce avec véhémence contre la dualité du connaître et de son objet : la connaissance n’est pas séparable de la découverte et de la constitution de l’objectivité. Le sujet connaissant (qui ne doit pas être confondu avec le sujet empirique) n’est en effet pas une sorte de chambre d’enregistrement, mais bien une connaissance en acte et se constitue lui-même en produisant l’objectivité. Le réel n’est jamais donné comme tel, il doit être posé dans la processualité des formes conceptuelles et Hegel peut même soutenir que l’objectivité est un moment médian du développement du concept. En d’autres termes, la connaissance détruit l’immédiateté, la solidité apparente des « choses » pour produire des choses pensées plus riches et plus complexes, pour déployer des champs d’action plus structurés. Il n’y aurait, semble-t-il, rien à redire à ces opérations dialectiques de totalisation, si elles ne se donnaient pour la totalisation du réel, plus précisément pour l’unité du concept et du réel. Il n’y a pas d’être transréflexif qui échapperait à la juridiction de la processualité, soutient en fait Hegel. Or, si l’on peut admettre qu’il n’y a pas à déterminer a priori des frontières pour la connaissance, il faut faire remarquer qu’il y a donné dans l’intuition sensible du pré-réflexif, de l’être irréductible par les procès de connaissance, même s’il ne peut être saisi de façon immédiate et se présente surtout comme obstacle, comme absence de fondement. Tout ne peut être moment de passage vers une idée absolue qui s’approprierait tous ses présupposés pour se poser elle-même (cf. Manfred Frank, 1992).

Cette voracité dialectique n’est évidemment pas innocente. Elle exprime une relation à l’objectivité d’absorption et d’assimilation, hantée par l’idée d’une maîtrise du monde par le sujet logico-dialectique. L’esprit comme négativité, comme production de l’identité et de la différence, est censé, dans sa trajectoire, ramener le fini de l’entendement et de la représentation à l’infini de la raison. Le fini, fruit de la connaissance représentative (non spéculative), est ainsi néantisé comme mode de passage vers le concept et il n’est plus que l’autre ou la différence de l’infini, c’est-à-dire de l’infini postulé de l’esprit du genre humain. Cette réduction-mise en tutelle du fini, ce passage rapide par la détresse de la finitude, revient en fait à une dévalorisation du monde objectif et à une surévaluation de la subjectivité comme activité pure. On l’a dit, le sujet logico-dialectique n’est pas le sujet empirique, mais il n’est pas désincarné complètement. On ne risque guère de se tromper en avançant que c’est le sujet de l’individualisme possessif. Certes, le sujet logico-dialectique n’a pas une âme de propriétaire, mais sa relation à la vérité et à la liberté est une relation de possession à travers la dynamique de l’autoproduction. En épurant le langage de ses scories représentatives, en effectuant la conceptualisation, le sujet logico-dialectique s’approprie le réel en se faisant vérité et en se faisant liberté dans le penser pur comme agir pur.

Le revers de la médaille, c’est que cet agir pur, fondement de la vérité et de la liberté, ne thématise pas ses relations avec ses autres, le travail et les dispositifs de pouvoir ou opérateurs de domination, qui organisent l’agir dans la société. Il serait, bien entendu, faux d’affirmer que Hegel se désintéresse totalement de ces problèmes. Dans Les Principes de la Philosophie du droit, ils sont particulièrement présents (voir en particulier les passages sur la société civile ou bourgeoise). Le travail y est caractérisé par ses limites, par son abstraction et par la dépendance qu’il impose aux individus (voir les paragraphes 197, 198, 243, 244 et 245). Il est partie prenante, en outre, du système des besoins, comme domaine de la particularité, et ce n’est sans doute pas trop solliciter les textes que faire du travail une sorte de précondition de l’agir pur de l’esprit. Le travail comme être autre du pur penser ne voit pas sa différence avec ce dernier abolie, pour parler en termes hégéliens. Hegel présuppose ainsi que la vérité et la liberté de l’agir pur peuvent se construire sur la non-liberté du travail (ici, le travail salarié) en admettant implicitement qu’une partie importante de la société ne peut accéder à l’agir pur (il lui reste la religion comme philosophie de second rang). Des considérations du même ordre peuvent être faites à propos de l’organisation des pouvoirs dans la société. Hegel ne dissimule pas qu’il faut beaucoup de contrainte pour contenir les conflits de la société civile et que cela impose beaucoup de limites à l’agir et au champ d’action de beaucoup d’individus (particulièrement pour ceux qui ne sont pas propriétaires), mais, dans ce domaine aussi, il s’accommode de cette « mauvaise » réalité, sans voir que cela a des conséquences graves pour le penser pur comme pour l’agir pur.

En effet si le penser pur est un agir, il ne peut se disjoindre, se séparer des autres moments et formes de l’agir sous peine d’appauvrir, voire d’infirmer son effectuation et sa conceptualisation du réel. Dans le travail de la dialectique il ne devrait pas y avoir de laissés pour-compte et son tranchant critique ne devrait pas contourner des pans entiers d’un réel effectuable. La raison hégélienne, par ces pratiques de mise à l’écart, se mutile donc et devient elle-même mutilante en se soumettant à ce qui est essentiel pour les divisions de l’agir : la division sociale du travail et particulièrement une de ses modulations, la cristallisation de l’intellectualité dans des secteurs bien déterminés de la société. La raison, portée par des intellectuels spécialisés dans le penser, est largement détachée de ses présuppositions matérielles : elle peut se donner à bon compte pour une négativité illimitée ou infinie de l’esprit qui exerce sa puissance sur le monde. Le fantasme du démiurge, de la toute-puissance qui travaille la subjectivité de l’ère bourgeoise, s’infiltre ainsi subrepticement dans le penser. Et l’on voit bien les effets désastreux que cela peut avoir sur quelqu’un comme Hegel qui n’est pas au clair sur les problèmes de l’objectivité. L’infini de la raison n’est pas analysé comme négativité indéterminée qui devient finie lorsqu’elle se détermine, mais comme puissance infinie : le fini n’a évidemment plus qu’à bien se tenir.

Encore une fois il ne s’agit pas de faire de Hegel un adorateur de l’état de choses existant, mais de comprendre qu’il y a ambiguïté ou ambivalence des passages dialectiques. Le dépassement processuel de la séparation entre connaître et réalité est souvent obéré par une critique trop courte du donné immédiat et par un déploiement trop limité des contradictions du fini. La dialectique a tendance à tourner sur elle-même, à se faire autoréférentielle alors qu’elle se dit et se veut extraversion, plongée et immersion dans le réel. En fait, elle tend à se manifester comme autorelation de la raison (voir à ce sujet le livre de Michael Theunissen, Sein und Schein, 1978) et à devenir monologique. Cela est d’autant plus vrai que le sujet logico-dialectique, marqué comme on l’a vu par l’individualisme possessif, a lui-même du mal à prendre en compte la dimension de l’altérité et à faire place à sa différence, parce que l’agir est vu essentiellement sous l’angle téléologique et beaucoup moins comme un interagir multidimensionnel. L’esprit dialogue surtout avec lui-même, revient sans cesse à lui-même dans toutes les sursomptions qu’il met en oeuvre. La dialectique hégélienne se dévoile être, par là, une dialectique de la transfiguration et de la transposition. Alors qu’elle se veut déstabilisante, elle produit des effets de stabilisation en soumettant la processualité conceptuelle à l’idée absolue, c’est-à-dire à une subsomption idéelle qui absolutise l’esprit humain sous la forme qu’il prend dans l’ère bourgeoise et lui subordonne le penser en gommant ses impuretés. A ce niveau, l’autocritique du penser présent comme intention dans la conceptualisation hégélienne tend à s’évanouir complètement.

Faut-il alors de nouveau exorciser, après tant d’autres, la dialectique hégélienne ou alors tenter de la penser au-delà d’elle-même et contre elle-même ? Il faut d’abord noter qu’il n’y a pas à prendre l’oeuvre de Hegel comme un monolithe, malgré sa systématicité. L’ampleur même de son ambition, produire une dialectique objective et critique qui permette d’entrer de plain-pied dans l’époque contemporaine et de saisir sa modernité, l’a exposé effectivement à bien des risques et à tomber dans bien des pièges. Mais on serait tenté de dire que cela constitue aussi un aspect majeur de son oeuvre dans la mesure où les dérapages et les errances hégéliens qui ne relèvent pas de l’arbitraire peuvent fournir des indications précieuses pour une refonte ou une réforme de la dialectique. S’interroger sur la construction de l’objectivité chez Hegel, c’est se donner des moyens de mieux penser l’objectivité aujourd’hui dans un contexte où elle est particulièrement problématique. S’interroger sur la notion de critique chez Hegel, c’est tenter d’éclairer les conditions d’une prise de distance par rapport au donné et par rapport à l’unilatéralité des catégories produites spontanément dans l’agir. S’interroger sur les limites des conceptions hégéliennes de la vérité et de la liberté, c’est chercher à comprendre pourquoi la société occidentale contemporaine est mise en échec face à ces problèmes fondamentaux.

Adorno, certainement un des lecteurs les plus attentifs de Hegel, s’est efforcé de montrer que la dialectique ne pouvait être sauvée que si on en faisait une dialectique négative, c’est-à-dire une dialectique de la déstabilisation et de la désagrégation. Il s’agit en quelque sorte d’étendre la critique hégélienne de l’entendement aux identités et aux identifications produites par la conceptualisation. Comme le dit Adorno dans Minima Moralia, il faut penser en même temps dialectiquement et non dialectiquement, c’est-à-dire penser le moment de l’annulation des différences comme devant être suivi du moment de la déconstruction des fausses identifications. Adorno insiste beaucoup sur le fait que l’objectivité construite dans la dialectique hégélienne est une fausse objectivité construite à partir de relations d’ignorance et de domination à la nature (et par contrecoup à la nature humaine). L’objectivité est fausse parce que la subjectivité a des relations unilatérales, de méconnaissance avec le monde objectif et parce que la subjectivité est elle-même prisonnière d’activités unilatéralement orientées vers sa propre instrumentalisation au service de la valorisation (du travail et des produits du travail). Aussi bien le discours hégélien, malgré sa méfiance devant les cristallisations ontologiques, reste-t-il lui aussi pris dans les filets d’un objectivisme et d’un subjectivisme inconscients dans la mesure où il ne s’assure pas que le penser pur est bien libre par rapport à un agir captif. Comme le dit encore Adorno, il faut penser avec le concept contre le concept et surtout se garder de croire que la négation de la négation dans la conceptualisation peut être porteuse de quelque chose de positif. Le mouvement de totalisation par la pensée ne produit pas spontanément le vrai, mais plutôt le non-vrai (« Das Ganze ist das Unwahre ») et il n’est pas non plus manifestation de liberté, mais plutôt enfermement de l’esprit dans les exigences de maîtrise totale du sujet.

C’est pourquoi il faut, selon Adorno, s’engager dans une réflexion seconde, postconceptuelle (cf. Negative Dialektik, 1966, p. 199) qui brise la suprématie apparente de la pensée sur son autre parce qu’elle même est toujours autre. Il n’y a pas de fossé ontologique entre le penser comme abstraction suprême de l’activité et les activités des sujets réels, donc pas de fossé non plus entre esprit et travail. La réflexion seconde doit, en quelque sorte, reprendre tous les moments de sursomption (« Aufhebungen ») pour y découvrir leur fausse positivité, pour faire apparaître le non-identique sous l’identité forcée. Elle est détotalisation pour libérer l’objectivité en tant qu’elle est non identique aux projections du sujet et pour briser l’isolement de ce dernier dans le monde des fausses identifications. La dialectique de la vérité et de la liberté est par conséquent une dialectique de la libération, de la libération simultanée de l’objectivité et de la subjectivité. Dans le cadre de cette dialectique, l’objectivité (ou le non-identique) a la préséance, non pas en raison d’une quelconque priorité ontologique, mais parce que le sujet doit se défendre de tout absolutisme et reconnaître la part de non-moi qu’il y a dans son moi (les médiations). La dialectique négative ne renonce en aucun cas au projet hégélien de dialectique objective, mais elle cherche à le réaliser en mettant en question le trop-plein de l’esprit.

La dialectique négative, telle que la théorise Adorno, ne reconnaît évidemment aucun privilège au discours philosophique, que ce soit celui de la philosophia perennis ou celui de la science hégélienne, critique de l’héritage métaphysique. La dialectique négative se veut autocritique de la philosophie pour la pratiquer autrement et, pour cela, elle ne peut pas ne pas se poser la question du statut du penser pur hégélien et de son langage. Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas d’incriminer les obscurités du langage hégélien (encore moins de rejeter a priori le projet d’une dialectique critique de l’entendement), mais bien de vérifier sa pertinence et les modalités de son effectivité, de cerner ce qu’il peut dire et ne pas dire. Dans son livre Hegels Dialektik, 1980, Hans Georg Gadamer, esprit pourtant assez éloigné d’Adorno, fait observer que le langage épuré de Hegel, malgré sa souplesse et sa richesse, se ferme aux équivoques et au foisonnement du langage naturel (bien qu’étant lui-même issu du langage naturel). La production symbolique, l’invention qui s’expriment dans les changements incessants des parlers et des pratiques langagières peuvent parfois servir d’illustrations au discours hégélien, elles ne trouvent pratiquement jamais une place dans les questionnements décisifs de la philosophie. Tout se passe donc comme si les représentations issues du sensible et de l’entendement n’étaient pas travaillées et dérangées dans leur bon ordre par de l’imaginaire, par du sensible excédentaire, et arrivaient à circonscrire le réel (bien qu’avec de mauvaises méthodes).

On est ainsi placé devant un paradoxe. Hegel veut par le truchement de la processualité dialectique (effectuation de la vérité et de la liberté) ouvrir la voie à un élargissement des pratiques humaines, mais en même temps il prive la conceptualisation de matériaux essentiels qui mettent en question les différenciations et les identifications rigides à l’oeuvre dans la société et le langage. De ce point de vue, il est très significatif qu’il n’accorde aucune valeur de subversion des catégorisations de l’entendement à l’art, et attribue une place tout à fait secondaire à l’expressivité artistique dans les pratiques individuelles et sociales. A ses yeux, elle ne semble pas avoir la capacité de secouer la familiarité du monde de l’entendement et d’infliger des démentis à des systèmes de représentation. Cette dé-sensibilisation du penser (qui traduit une assez grande méfiance devant la mimesis) est particulièrement frappante dans le traitement du fini et de l’infini. Dans la logique (cf. Wissenschaft der Logik, tome I, 1986, pp. 141-165) la critique de l’immédiateté du fini est fondamentalement une critique de sa limitation et de son rapport au mauvais infini comme confrontation abstraite. Elle ne s’intéresse pas à la façon dont le fini est donné dans ses relations à l’objectivité et à la subjectivité, et comment la médiation de ce donné pourrait faire apparaître de la différence et du non-identique jusqu’alors enfouis dans le fini lui-même.

La transgression des déterminations de l’entendement dans le contexte devient ainsi éloignement par rapport à des présuppositions ignorées dans le penser. Le savoir absolu peut alors être conçu comme un savoir qui se sait lui-même et s’approprie ses propres présuppositions idéalement au terme du déploiement conceptuel. Hegel évite par là de se demander si le savoir n’est pas unité de savoir et de non-savoir, c’est-à-dire lutte toujours recommencée pour faire face au problème des présuppositions, pour le reformuler et échapper aux pièges des ontologies. Il y a toujours une part d’énigme qui subsiste, qu’on peut, certes, recouvrir par des ontologies positives, mais que l’on ne peut prendre en ligne de compte que par une ontologie négative (qui refuse un trop-plein d’être) et par une incessante remise en question des évidences. Hegel, il est vrai, est un penseur trop vigilant pour rechercher un socle ontologique sur lequel s’appuyer, mais en refusant qu’il y ait une part d’ombre irréductible dans la conceptualisation dialectique, il s’envole lui-même vers l’ontothéologie de l’idée absolue, cette identité du théorique et du pratique, du bon et du vrai dans laquelle les hommes peuvent se réconcilier. Aussi bien est-on en droit de se demander si les développements dialectiques hégéliens tiennent bien compte de toutes les pesanteurs et intrications des contextes qu’ils parcourent. Les médiations médiatisent-elles bien tout ce qui est à médiatiser dans les différentes sphères et formes de l’agir ? On a déjà vu que Hegel avait tendance à ne pas thématiser le travail et à ne pas démontrer jusqu’au bout les problèmes de pouvoir et de domination. Or, la conceptualisation qui va à l’idée absolue se veut explicitement une dialectique de suppression de la violence qui s’exerce sur le monde des objets et dans le monde social. On peut, par conséquent, se demander si les passages dialectiques dans les formes sociales, dans les formes de vie et dans les formes de penser arrivent bien à purifier idéalement la pensée de la violence désorganisatrice du sens, pour éclairer ensuite les pratiques.

La réponse ne peut être que négative. La dialectique hégélienne, si elle n’ignore pas la violence qui peut venir de la conscience de soi et de son affirmation, occulte largement l’omniprésence de la violence, notamment sa présence dans le langage et dans les pratiques quotidiennes (par exemple les rapports entre les sexes). Autrement dit, les sursomptions et les subsomptions dialectiques doivent être mises à la question sur la violence symbolique qu’elles véhiculent et qui fait taire des souffrances qui cherchent à s’exprimer. Il faut arriver à découvrir ce que les totalisations dialectiques refoulent et interdisent au penser, c’est-à-dire faire redescendre la dialectique dans l’impur du mal médiatisé, du non-sens et du désordre, pour y procéder à de nouveaux passages et à de nouvelles médiations, à de nouvelles totalisations qui sont aussi des déconstructions. Ce n’est pas l’esprit qui recherche sa satisfaction qui peut être le vecteur d’une dialectique critique mais bien l’esprit perpétuellement inquiet qui met en doute sa propre universalité et se pose la question de sa propre activité (comment philosopher, avec qui philosopher, pour qui philosopher, pourquoi philosopher ?).

Il n’y a pas de penser pur, mais des pensers impurs qui, pour se dialectiser, doivent s’épurer, non en raréfiant l’atmosphère autour d’eux, mais en faisant surgir de l’impensé et du non-dit. La dialectique comme marche vers le vrai et la liberté, pour reprendre la thématique hégélienne, ne peut être en effet qu’une dialectique de la libération. Il lui faut, en particulier, délivrer l’esprit de tout ce qui le rend complice des pensers d’oppression, des hantises de domination pour que les pratiques elles-mêmes se libèrent. Il s’agit d’une dialectique à laquelle on ne peut assigner de terme, mais qui ne tombe pas dans l’universel abstrait du devoir-être, dans la mesure où elle est à la recherche de négations déterminées des pratiques oppressives, des désordres qui minent les relations sociales. La dialectique de la libération est transgression des déterminations abstraites objectivées, pour tout dire fétichisées qui verrouillent les formes de vie et les formes sociales et empêchent de penser autrement que selon des canons routiniers. La dialectique, en ce sens, n’est pas simple conceptualisation processuelle des pratiques et de l’expérience, elle est surtout élargissement processuel de l’expérience en détruisant conceptuellement les fausses ontologies de l’instrumentalité et de la valorisation qui s’autovalorise pour faire apparaître au-delà de la fausse essence (Unwesen) d’autres possibilités de se rapporter au monde et à la société. L’effectuation dialectique n’a pas seulement à dépasser les catégories de l’entendement, elle doit aussi procéder à un double mouvement, critiquer et dé-construire des cristallisations « objectivistes » des formes sociales et les formes de pensée qui y correspondent, mettre en relation et totaliser ce qui est refoulé, relégué au second plan, le fragmentaire, le disjoint qui font apparaître en creux d’autres processus que les processus réifiés.

Conçue dans cet esprit, la dialectique de la libération ne peut être qu’une dialectique de l’autoréforme permanente qui met à mal toutes les mythologies ou les grands récits sur la société. La liberté comme la vérité ne se trouvent pas ailleurs que dans les pratiques de libération et dans les effectuations dialectiques qui les rendent possibles. Mais cette modestie dialectique est en même temps une très haute exigence, celle de n’épargner aucune réalité sociale, et certainement pas les relations sociales capitalistes. La pensée dialectique se doit en conséquence d’éclaircir son rapport avec l’oeuvre de Marx, si pénétrée de thèmes dialectiques. L’affaire est loin d’être simple, parce que les interprétations marxiennes de la dialectique hégélienne sont hésitantes et parsemées de malentendus. Le jeune Marx reprend très largement la critique de Feuerbach à la logique hégélienne comme fondamentalement marquée par l’inversion du sujet et du prédicat (c’est-à-dire du sujet réel et de la pensée) (Cf. Ludwig Feuerbach, Kleine Philosophische Schriften, 1842-1845.) Cette reprise l’empêche évidemment de saisir toute la portée de la conceptualisation dialectique dans les oeuvres qu’il consacre explicitement à la critique de la philosophie hégélienne. C’est seulement plus tardivement, lorsqu’il est engagé dans son entreprise de critique de l’économie politique, que Marx utilise massivement, mais aussi allusivement, la dialectique hégélienne (par exemple des Grundrisse au Capital). Marx est manifestement persuadé qu’il y a une sorte d’affinité élective entre la dialectique hégélienne et l’analyse du capitalisme, mais il n’en donne jamais les raisons. En même temps il donne lui-même des réponses contradictoires sur le statut de son propre discours de critique de l’économie politique. Marx, penseur dialectique qui produit une conceptualisation forte du monde réifié et fétichisé du Capital, permet de comprendre bien des raccourcis et des moments acritiques de la pensée de Hegel, mais la pensée dialectique doit aussi le dépasser, parce qu’il n’est pas allé au-delà d’une dialectique régionale du Capital et ne s’est pas engagé sur la voie d’une dialectique de la libération.

Bibliographie

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1972), « Grundlinien der Philosophie des Rechts », Herausgegeben und Eingeleitet von Helmut Reichelt, Frankfurt/Main Berlin Wien LXXIV, 826 pages.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1986), Wissenschaft der Logik, tome 1 : 456 pages, tome II : 574 pages, Frankfurt/Main.

Theodor W. Adorno (1966), Negative Dialektik, 410 pages, Frankfurt/Main.

Theodor W. Adorno (1951), Minima Moralia, 481 pages, Frankfurl/Main.

Ludwig Feuerbach (1950), Kleine philosophische Schriften (1842- 1845), 219 pages, Leipzig.

Manfred Frank (1992), Der unendliche Mangel an Sein. Schellings Hegelkritik und die Anfänge der Marxschen Dialektik, 395 pages, München.

Hans Friedrich Fulda (1988), Das Recht der Philosophie in Hegels Philosophie des Rechts, 60 pages, Frankfurt/Main.

Hans Georg Gadamer (1980), Hegels Dialektik. Sechs hermeneutische Sudien, 112 pages, Tubingen.

Domenico Losurdo (1989), Hegel und das deutsche Erbe, 531 pages, Köln.

Michael Theunissen (1978), « Sein und Schein », Die kritische Funktion der he gelschen Logik, Frankfurt/Main.


Source : exemplaire personnel d’Un autre Marx





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